Démocratie dans quel état ?
Chez
Badiou, la critique radicale de la démocratie repose sur son identification
pure et simple au capitalisme et à l’équivalence marchande selon
laquelle tout se vaut et s’équivaut : «Si la démocratie est représentation,
elle l’est d’abord du système général qui
en porte les formes. Autrement dit, la démocratie électorale
n’est représentative qu’autant qu’elle est d’abord représentation consensuelle
du capitalisme, renommé aujourd’hui
"économie de marché" . Telle est sa corruption de principe, et ce
n’est pas pour rien qu’à une telle démocratie, Marx pensait ne pouvoir opposer
qu’une dictature transitoire qu'il appelait dictature du prolétariat. Le mot
était fort, mais il éclairait les chicanes de la dialectique entre
représentation et corruption. » Pour Marx, pourtant, la dictature n’est
nullement antinomique à la democratie, et la «dictature démocratique» n’a rien
chez Lénine d’un oxymore.
L’enchaînement
des séquences historiques releve chez Badiou du constat, comme si le
développement et le dénouement de chaque séquence, soutenue par la fidélité à
un événement inaugural, étaient indifférents aux orientations et aux décisions
des acteurs: «L’ennemi de la démocratie n’a été le despotisme du parti unique
(le mal nommé totalitarisme) qu’autant que ce despotisme accomplissait la fin
d’une première séquence de l’Idée communiste. La seule vraie question est
d’ouvrir une deuxième séquence de cette Idée qui la fera prévaloir sur le jeu
des intérêts par d’autres moyens que le terrorisme bureaucratique. Une nouvelle
définition et une nouvelle pratique, en somme de ce qui fut nommé “dictature”
du prolétariat». Faute de réflexion critique, historique et sociale sur les
séquences passées, cette nouveauté indéterminée tourne à vide. Elle nous
renvoie simplement à une expérimentation à venir. Reste pourtant que « rien ne
peut se faire sans discipline», mais que «le modèle militaire de celle-ci doit
être surmonté ». Dans le même article, Badiou invoque une troisième étape du
communisme, «centrée sur la fin des séparations socialistes, la répudiation des
égoïsmes revendicatifs, la critique du motif de l’identité et la proposition
d’une discipline non militaire ». Sur quoi pourrait reposer cette discipline
non militaire ? Mystère. À défaut d’un accord démocratiquement consenti en vue
d’un projet commun, ce ne pourrait être que sur l’autorité d’une foi religieuse
ou d’un savoir philosophique, et de leur parole de vérité.
À la
différence de Marx, Badiou ne prend pas position au cœur de la contradiction
effective du thème démocratique pour le faire exploser de l’intérieur. Il
l’écarte purement et simplement: «Ce point est essentiel : dès le début,
l’hypothèse communiste ne coïncide nullement avec l’hypothèse démocratique qui
conduira au parlementarisme contemporain. Elle subsume une autre histoire,
d’autres événements. Ce qui, éclairé par l’hypothèse communiste, semble
important et créateur est d’une autre nature que ce que sélectionne
l’historiographie démocratique bourgeoise. C’est bien pourquoi Marx [...]
s’écarte de tout politicisme démocratique en soutenant, à l’école de la Commune
de Paris, que l’État bourgeois, fut-il aussi démocratique que l’on veut, doit
être détruit. » Oui, mais après la destruction? La table rase, la page blanche,
le commencement absolu dans la pureté événementielle ? Comme si la révolution
ne tressait pas ensemble l’événement et l’histoire, l’acte et le processus, le continu
et le discontinu. Comme si on ne recommençait pas toujours par le milieu.
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Plus
qu’à une interférence,on assiste dans les grandes démocraties à une fusion du
pouvoir des groupes et du pouvoir d’État: sous-traitance massive
au secteur privé de fonctions étatiques, des écoles aux prisons en passant par
l’armée; banquiers d'affaires et
PDG devenant ministres ou directeurs de cabinets ; États propriétaires dormants
de parts énormes de capital financier ; et par-dessus tout, un pouvoir d’État
attelé sans vergogne au projet d’accumulation du capital grâce à sa politique fiscale, environnementale, énergétique,
sociale et monétaire, sans compter le flot d’aides directes et de soutien à
tous les secteurs du capital. Le demos est
incapable de voir ce qu’il y a derrière la plupart de ces développements, et
encore moins de les contester, de les contrer en proposant d'autres buts. Sans
armes pour dire non aux besoins du capital, il assiste passivement à l'abandon
des siens propres.
Deuxièmement,
même les élections «libres», icône la plus importante de la démocratie, sont
devenues un cirque fait de marketing et de management, depuis le spectaculaire de la
collecte de fonds jusqu’à la mobilisation ciblée des électeurs. Les citoyens
étant soumis à des campagnes de marketing sophistiquées qui placent le vote à
égalité avec d’autres choix de consommation, tous les éléments de la vie
politique sont progressivement ramenés à des succès médiatiques et publicitaires.
Ce ne sont pas seulement les candidats qui sont présentés dans un emballage
conçu par des experts en relations publiques, plus habitués à promouvoir les
marques et à organiser les campagnes médiatiques des grands groupes qu’à manier
les principes démocratiques; ce sont aussi grammes politiques qui sont vendus comme biens de
consommation et non comme biens publics. Il
n’y a guère à s'étonner de ce que les PDG voient leur nombre croître au
gouvernement, parallèlement au gonflement des départements universitaires de sciences
politiques qui recrutent les enseignants dans
les écoles de commerce et d’économie.
Troisièmement, le néolibéralisme comme rationalité politique a lancé un assaut frontal contre
les fondements de la démocratie libérale, détournant ses principes -
constitutionnalité, égalité devant la loi, libertés politiques et civiles, autonomie politique,
universalisme -vers les critères du marché, les ratios coûts/bénéfîces,
l’efficacité, la rentabilité. C’est par cette rationalité néoliberale que les
droits, l’accès à l’information, la clarté et la responsabilité du
gouvernement, le respect des procédures sont facilement tournés ou mis de côté. Et surtout, c’est ainsi que l’État
cesse d’être l’incarnation de la souveraineté du peuple pour devenir un système
où se traitent des affaires. La rationalité néoliberale façonne chaque être
humain, chaque institution, y compris l’État constitutionnel, sur le modèle
de l'entreprise, et remplace les principes
démocratiques par ceux de la conduite des affaires dans toute la vie politique
et sociale. Après avoir mis en miettes la substance politique de la démocratie,
le néolibéralisme a accaparé le terme pour servir à ses buts, avec pour
conséquence que la « démocratie de marché », jadis expression de dérision pour
parler du pouvoir du capital dérégulé, est devenue la manière ordinaire de
décrire une forme qui n’a plus rien à voir avec le pouvoir du peuple.
Mais le capital et la rationalité
néolibérale ne sont pas les seuls agents responsables du désossement des
institutions, principes et pratiques de la démocratie libérale.
Et si les êtres humains refusent la responsabilité de la liberté,
s'ils n’ont ni l’éducation les encouragements nécessaires au projet de liberté
politique, que peuvent signifier les systèmes politique qui tiennent pour
acquis ce désir et cette orientation? Quelle extrême vulnérabilité à la
manipulation par les puissants, à la domination des forces sociales et
économiques une telle condition n’entraîne-t-elle pas? Platon craignait que des
esprits mal formés en charge de leur propre existence politique n’entraînent la
décadence et une licence sans frein, mais aujourd’hui
le danger est
plus évident et plus inquiétant: le fascisme venant du peuple (authored by
the people), Quand
des non-démocrates sont logés dans les coquilles des démocraties, transis de
peur et d angoisse devant un horizon mondialisé de plus en plus bouché,
ignorant l’action des pouvoirs qui les ballottent et organisent leurs désirs,
comment peut-on attendre d’eux qu'ils votent et luttent pour leur liberté et
leur égalité, sans parler de celle des autres?
Nous
avons donc d’un côté des peuples qui n’aspirent pas à la liberté démocratique,
et de l’autre des démocraties dont nous ne voulons pas - des peuples « libres »
qui amènent au pouvoir des théocraties, des empires, des systèmes haineux de
nettoyage ethnique, des communautés fermées, des sociétés stratifiées selon
l’ethnicité et le statut d’immigré, des constellations post-nationales d’un
néolibéralisme agressif, ou des technocraties promettant de guérir les maux
sociaux en contournant les processus et institutions démocratiques. Les deux
possibilités ont chacune leur forme - c’est le problème des peuples qui mettent
en avant leurs satisfactions à
court terme
plutôt que la conservation de la planète les faux semblants sécuritaires plutôt
que la paix.
Jean
Améry l’a montré très précisément en se référant à Franz Fanon: «S’il suffisait
de profiter de la liberté pour être heureux, il me faudrait être satisfait de l’avoir
reçue des mains des soldats anglais, américains et russes qui se sont battus
pour l’obtenir. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre - pas plus que Frantz Fanon
s’il avait reçu l’indépendance algérienne en cadeau, à supposer qu’on ait voulu
faire un tel cadeau, ce qui est bien sûr impossible. La liberté et la dignité
doivent être acquises par la violence pour être liberté et dignité. Encore une
fois, pourquoi ? Je n’ai pas peur d’introduire ici le sujet tabou de la
vengeance que Fanon évite. La violence vengeresse, au contraire de la violence
oppressive, crée une égalité négative, une égalité de la souffrance. La
violence répressive est la négation de l’égalité et ainsi de l’homme. La
violence révolutionnaire est hautement humaine. »
La même démonstration a été faite
par nul autre que Hegel. Quand il souligne que la société - l’ordre social
existant - est le lieu ultime où le sujet trouve son contenu substantiel et sa
reconnaissance, autrement dit que la liberté subjective ne peut se réaliser que
dans la rationalité de l’ordre éthique universel, le corollaire implicite est
que ceux qui ne trouvent pas cette reconnaissance ont le droit de se révolter.
Si une classe de gens est systématiquement privée de droits, voire de dignité,
elle se trouve ipso
facto déliée
de ses devoirs envers l’ordre social, parce que cet ordre n est plus sa
substance éthique ou, pour citer Robin Wood: «Quand un ordre social échoue à
mettre en œuvre ses propres principes éthiques, cela revient à
l’autodestruction de ces mêmes principes.. La «populace» est une classe de gens
à qui la reconnaissance par la substance éthique est
déniée de manière systématique et seulement contingente, de sorte que pour
leur part ils de doivent rien non plus à la société et sont dispensés à son égard
de tous devoirs. Comme on le sait, c’est le point
de départ de l’analyse marxiste : le fprolétariat» désigne
un tel élément «irrationnel» de la totalité sociale
«rationnelle», son incalculable «part des sans-part », l’élément
systématiquement généré
par elle et auquel sont en même temps
refusés les droits fondamentaux qui
définissent cette totalité.
Qu
est-ce alors que la violence divine? Sa place peut être définie formellement de
manière très précise. Badiou a écrit sur l’excès constitutif
de la représentation sur le représenté : au niveau de la Loi, le pouvoir d Etat
ne fait que représenter les intérêts de ses sujets ; il les sert, il est
responsable à leur égard et se trouve lui-même soumis à leur contrôle. Mais au
niveau souterrain du surmoi, le message public de responsabilité se double du
message obscène de l'exercice inconditionnel du pouvoir : les lois ne me lient
pas vraiment, je peux vous faire ce que je veux, vous traiter comme coupables si
je le décide, vous détruire d’un mot... Cet excès obscène est un élément
constitutif nécessaire à la notion de souveraineté. L’asymétrie est ici
structurelle, en d’autres termes la loi ne peut maintenir son autorité que si
les sujets y entendent l’écho de l'auto-assertion obscène inconditionnelle. Et
la «violence divine» du peuple est corrélative à cet excès de pouvoir. Elle est
sa contrepartie, tout entière dirigée contre lui pour le miner.
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Même si Chavez respecte encore la règle
électorale démocratique, ce n’est pas là que se trouve le sens de son
engagement fondamental et la source de sa légitimité, mais dans les relations
privilégiées qu’il entretient avec les dépossédés des favelas. C’est cela, la
«dictature du prolétariat» sous forme démocratique.
On
pourrait faire un récit assez convaincant de l’hypocrisie de la gauche
occidentale qui ignore largement la phénoménale «renaissance libérale» en cours
dans la société civile iranienne. Étant donné que les références
intellectuelles occidentales de cette «renaissance» sont des figures comme
Habermas, Arendt et Rorty, voire Giddens, et non la bande habituelle de
«radicaux» anti-impérialistes, la gauche ne bronche pas quand des figures
dominantes de ce mouvement perdent leur travail, sont arrêtées et ainsi de
suite. Défendant les thèmes «ennuyeux» de la division des pouvoirs, de la
légitimité démocratique, de la défense légale des droits humains, etc., ces personnes sont
considérées avec suspicion car elles n’apparaissent pas comme suffisamment
anti-impérialistes et antiaméricaines. Il convient malgré tout de soulever la
question plus fondamentale de savoir si la démocratie
libérale
occidentale est la bonne solution pour se débarrasser des régimes religieux
fondamentalistes bu si ces régimes ne sont pas au contraire un symptôme
de la
démocratie libérale elle-même. Que faire dans
des cas comme
celui de l’Algérie ou des Territoires palestiniens, où des élections
démocratiques «libres» portent des «fondamentalistes» au
pouvoir?
Quand
Rosa Luxembourg écrit
que « la dictature consiste dans la
manière d’utiliser la démocratie et non dans son abolition», elle
ne veut pas dire que la démocratie est un cadre vide qui peut être utilisé par
différents agents politiques (après tout, c’est par des élections plus ou moins
libres que Hitler a accédé au
pouvoir), mais qu'il existe un «biais de classe» inscrit
dans ce cadre
institutionnel vide. C’est pourquoi, quand la gauche radicale parvient
au pouvoir par des
élections, son
signe de reconnaissance est le fait qu’elle
commence par changer les règles - non seulement les mécanismes électoraux et
étatiques, mais la logique tout entière de l’espace politique, en s’appuyant
directement sur les mouvements de mobilisation, en imposant
de nouvelles formes
d’auto-organisation locale, etc., pour
garantir l'hégémonie
de sa base. Ce faisant, elle
est guidée par
la juste intuition
des «biais de classe » de
la forme
démocratique.
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