mercredi 15 avril 2015

Giorgio Agamben & Alain Badiou & Daniel Bensaïd & Wendy Brown & Jean-Luc Nancy & Jacques Rancière & Kristin Ross & Slavoj Zizek, Démocratie, dans quel état ?



Démocratie dans quel état ?

Chez Badiou, la critique radicale de la démocratie repose sur son identification pure et simple au  capitalisme et à l’équivalence marchande selon laquelle tout se vaut et s’équivaut : «Si la démocratie est représentation, elle l’est d’abord du système général qui  en porte les formes. Autrement dit, la démocratie  électorale n’est représentative qu’autant qu’elle est d’abord représentation consensuelle du capitalisme,  renommé aujourd’hui "économie de marché" . Telle est sa corruption de principe, et ce n’est pas pour rien qu’à une telle démocratie, Marx pensait ne pouvoir opposer qu’une dictature transitoire qu'il appelait dictature du prolétariat. Le mot était fort, mais il éclairait les chicanes de la dialectique entre représentation et corruption. » Pour Marx, pourtant, la dictature n’est nullement antinomique à la democratie, et la «dictature démocratique» n’a rien chez Lénine d’un oxymore.
L’enchaînement des séquences historiques releve chez Badiou du constat, comme si le développement et le dénouement de chaque séquence, soutenue par la fidélité à un événement inaugural, étaient indifférents aux orientations et aux décisions des acteurs: «L’ennemi de la démocratie n’a été le despotisme du parti unique (le mal nommé totalitarisme) qu’autant que ce despotisme accomplissait la fin d’une première séquence de l’Idée communiste. La seule vraie question est d’ouvrir une deuxième séquence de cette Idée qui la fera prévaloir sur le jeu des intérêts par d’autres moyens que le terrorisme bureaucratique. Une nouvelle définition et une nouvelle pratique, en somme de ce qui fut nommé “dictature” du prolétariat». Faute de réflexion critique, historique et sociale sur les séquences passées, cette nouveauté indéterminée tourne à vide. Elle nous renvoie simplement à une expérimentation à venir. Reste pourtant que « rien ne peut se faire sans discipline», mais que «le modèle militaire de celle-ci doit être surmonté ». Dans le même article, Badiou invoque une troisième étape du communisme, «centrée sur la fin des séparations socialistes, la répudiation des égoïsmes revendicatifs, la critique du motif de l’identité et la proposition d’une discipline non militaire ». Sur quoi pourrait reposer cette discipline non militaire ? Mystère. À défaut d’un accord démocratiquement consenti en vue d’un projet commun, ce ne pourrait être que sur l’autorité d’une foi religieuse ou d’un savoir philosophique, et de leur parole de vérité.
À la différence de Marx, Badiou ne prend pas position au cœur de la contradiction effective du thème démocratique pour le faire exploser de l’intérieur. Il l’écarte purement et simplement: «Ce point est essentiel : dès le début, l’hypothèse communiste ne coïncide nullement avec l’hypothèse démocratique qui conduira au parlementarisme contemporain. Elle subsume une autre histoire, d’autres événements. Ce qui, éclairé par l’hypothèse communiste, semble important et créateur est d’une autre nature que ce que sélectionne l’historiographie démocratique bourgeoise. C’est bien pourquoi Marx [...] s’écarte de tout politicisme démocratique en soutenant, à l’école de la Commune de Paris, que l’État bourgeois, fut-il aussi démocratique que l’on veut, doit être détruit. » Oui, mais après la destruction? La table rase, la page blanche, le commencement absolu dans la pureté événementielle ? Comme si la révolution ne tressait pas ensemble l’événement et l’histoire, l’acte et le processus, le continu et le discontinu. Comme si on ne recommençait pas toujours par le milieu.

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Plus qu’à une interférence,on assiste dans les grandes démocraties à une fusion du pouvoir des groupes et du pouvoir d’État: sous-traitance massive au secteur privé de fonctions étatiques, des écoles aux prisons en passant par l’armée; banquiers  d'affaires et PDG devenant ministres ou directeurs de cabinets ; États propriétaires dormants de parts énormes de capital financier ; et par-dessus tout, un pouvoir d’État attelé sans vergogne au projet d’accumulation du capital grâce à sa politique fiscale, environnementale, énergétique, sociale et monétaire, sans compter le flot d’aides directes et de soutien à tous les secteurs du capital. Le demos est incapable de voir ce qu’il y a derrière la plupart de ces développements, et encore moins de les contester, de les contrer en proposant d'autres buts. Sans armes pour dire non aux besoins du capital, il assiste passivement à l'abandon des siens propres.
Deuxièmement, même les élections «libres», icône la plus importante de la démocratie, sont devenues un cirque fait de marketing et de management, depuis le spectaculaire de la collecte de fonds jusqu’à la mobilisation ciblée des électeurs. Les citoyens étant soumis à des campagnes de marketing sophistiquées qui placent le vote à égalité avec d’autres choix de consommation, tous les éléments de la vie politique sont progressivement ramenés à des succès médiatiques et publicitaires. Ce ne sont pas seulement les candidats qui sont présentés dans un emballage conçu par des experts en relations publiques, plus habitués à promouvoir les marques et à organiser les campagnes médiatiques des grands groupes qu’à manier les principes démocratiques; ce sont aussi grammes politiques qui sont vendus comme biens de consommation et non comme biens publics. Il n’y a guère à s'étonner de ce que les PDG voient leur nombre croître au gouvernement, parallèlement au gonflement des départements universitaires de sciences politiques qui recrutent les enseignants dans les écoles de commerce et d’économie.
Troisièmement, le néolibéralisme comme rationalité  politique a lancé un assaut frontal contre les fondements de la démocratie libérale, détournant ses principes - constitutionnalité, égalité devant la loi, libertés politiques et civiles, autonomie politique, universalisme -vers les critères du marché, les ratios coûts/bénéfîces, l’efficacité, la rentabilité. C’est par cette rationalité néoliberale que les droits, l’accès à l’information, la clarté et la responsabilité du gouvernement, le respect des procédures sont facilement tournés ou mis de côté. Et surtout, c’est ainsi que l’État cesse d’être l’incarnation de la souveraineté du peuple pour devenir un système où se traitent des affaires. La rationalité néoliberale façonne chaque être humain, chaque institution, y compris l’État constitutionnel, sur le modèle de  l'entreprise, et remplace les principes démocratiques par ceux de la conduite des affaires dans toute la vie politique et sociale. Après avoir mis en miettes la substance politique de la démocratie, le néolibéralisme a accaparé le terme pour servir à ses buts, avec pour conséquence que la « démocratie de marché », jadis expression de dérision pour parler du pouvoir du capital dérégulé, est devenue la manière ordinaire de décrire une forme qui n’a plus rien à voir avec le pouvoir du peuple.
Mais le capital et la rationalité néolibérale ne sont pas les seuls agents responsables du désossement des institutions, principes et pratiques de la démocratie libérale.


Et si les êtres humains refusent la responsabilité de la liberté, s'ils n’ont ni l’éducation les encouragements nécessaires au projet de liberté politique, que peuvent signifier les systèmes politique qui tiennent pour acquis ce désir et cette orientation? Quelle extrême vulnérabilité à la manipulation par les puissants, à la domination des forces sociales et économiques une telle condition n’entraîne-t-elle pas? Platon craignait que des esprits mal formés en charge de leur propre existence politique n’entraînent la décadence et une licence sans frein, mais aujourd’hui le danger est plus évident et plus inquiétant: le fascisme venant du peuple (authored by the people), Quand des non-démocrates sont logés dans les coquilles des démocraties, transis de peur et d angoisse devant un horizon mondialisé de plus en plus bouché, ignorant l’action des pouvoirs qui les ballottent et organisent leurs désirs, comment peut-on attendre d’eux qu'ils votent et luttent pour leur liberté et leur égalité, sans parler de celle des autres?
Nous avons donc d’un côté des peuples qui n’aspirent pas à la liberté démocratique, et de l’autre des démocraties dont nous ne voulons pas - des peuples « libres » qui amènent au pouvoir des théocraties, des empires, des systèmes haineux de nettoyage ethnique, des communautés fermées, des sociétés stratifiées selon l’ethnicité et le statut d’immigré, des constellations post-nationales d’un néolibéralisme agressif, ou des technocraties promettant de guérir les maux sociaux en contournant les processus et institutions démocratiques. Les deux possibilités ont chacune leur forme - c’est le problème des peuples qui mettent en avant leurs satisfactions à court terme plutôt que la conservation de la planète les faux semblants sécuritaires plutôt que la paix.


Jean Améry l’a montré très précisément en se référant à Franz Fanon: «S’il suffisait de profiter de la liberté pour être heureux, il me faudrait être satisfait de l’avoir reçue des mains des soldats anglais, américains et russes qui se sont battus pour l’obtenir. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre - pas plus que Frantz Fanon s’il avait reçu l’indépendance algérienne en cadeau, à supposer qu’on ait voulu faire un tel cadeau, ce qui est bien sûr impossible. La liberté et la dignité doivent être acquises par la violence pour être liberté et dignité. Encore une fois, pourquoi ? Je n’ai pas peur d’introduire ici le sujet tabou de la vengeance que Fanon évite. La violence vengeresse, au contraire de la violence oppressive, crée une égalité négative, une égalité de la souffrance. La violence répressive est la négation de l’égalité et ainsi de l’homme. La violence révolutionnaire est hautement humaine. »

La même démonstration a été faite par nul autre que Hegel. Quand il souligne que la société - l’ordre social existant - est le lieu ultime où le sujet trouve son contenu substantiel et sa reconnaissance, autrement dit que la liberté subjective ne peut se réaliser que dans la rationalité de l’ordre éthique universel, le corollaire implicite est que ceux qui ne trouvent pas cette reconnaissance ont le droit de se révolter. Si une classe de gens est systématiquement privée de droits, voire de dignité, elle se trouve ipso facto déliée de ses devoirs envers l’ordre social, parce que cet ordre n est plus sa substance éthique ou, pour citer Robin Wood: «Quand un ordre social échoue à mettre en œuvre ses propres principes éthiques, cela revient à l’autodestruction de ces mêmes principes.. La «populace» est une classe de gens à qui la reconnaissance par la substance éthique est déniée de manière systématique et seulement contingente, de sorte que pour leur part ils de doivent rien non plus à la société et sont dispensés à son égard de tous devoirs. Comme on le sait, c’est le point de départ de l’analyse marxiste : le fprolétariat» désigne un tel élément «irrationnel» de la totalité sociale «rationnelle», son incalculable «part des sans-part », l’élément systématiquement généré par elle et auquel sont en même temps refusés les droits fondamentaux qui définissent cette totalité.
Qu est-ce alors que la violence divine? Sa place peut être définie formellement de manière très précise. Badiou a écrit sur l’excès constitutif de la représentation sur le représenté : au niveau de la Loi, le pouvoir d Etat ne fait que représenter les intérêts de ses sujets ; il les sert, il est responsable à leur égard et se trouve lui-même soumis à leur contrôle. Mais au niveau souterrain du surmoi, le message public de responsabilité se double du message obscène de l'exercice inconditionnel du pouvoir : les lois ne me lient pas vraiment, je peux vous faire ce que je veux, vous traiter comme coupables si je le décide, vous détruire d’un mot... Cet excès obscène est un élément constitutif nécessaire à la notion de souveraineté. L’asymétrie est ici structurelle, en d’autres termes la loi ne peut maintenir son autorité que si les sujets y entendent l’écho de l'auto-assertion obscène inconditionnelle. Et la «violence divine» du peuple est corrélative à cet excès de pouvoir. Elle est sa contrepartie, tout entière dirigée contre lui pour le miner.

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Même si Chavez respecte encore la règle électorale démocratique, ce n’est pas là que se trouve le sens de son engagement fondamental et la source de sa légitimité, mais dans les relations privilégiées qu’il entretient avec les dépossédés des favelas. C’est cela, la «dictature du prolétariat» sous forme démocratique.
On pourrait faire un récit assez convaincant de l’hypocrisie de la gauche occidentale qui ignore largement la phénoménale «renaissance libérale» en cours dans la société civile iranienne. Étant donné que les références intellectuelles occidentales de cette «renaissance» sont des figures comme Habermas, Arendt et Rorty, voire Giddens, et non la bande habituelle de «radicaux» anti-impérialistes, la gauche ne bronche pas quand des figures dominantes de ce mouvement perdent leur travail, sont arrêtées et ainsi de suite. Défendant les thèmes «ennuyeux» de la division des pouvoirs, de la légitimité démocratique, de la défense légale des droits humains, etc., ces personnes sont considérées avec suspicion car elles n’apparaissent pas comme suffisamment anti-impérialistes et antiaméricaines. Il convient malgré tout de soulever la question plus fondamentale de savoir si la démocratie libérale occidentale est la bonne solution pour se débarrasser des régimes religieux fondamentalistes bu si ces régimes ne sont pas au contraire un symptôme de la démocratie libérale elle-même. Que faire dans des cas comme celui de l’Algérie ou des Territoires palestiniens, où des élections démocratiques «libres» portent des «fondamentalistes» au pouvoir?
Quand Rosa Luxembourg écrit que « la dictature consiste dans la manière d’utiliser la démocratie et non dans son abolition», elle ne veut pas dire que la démocratie est un cadre vide qui peut être utilisé par différents agents politiques (après tout, c’est par des élections plus ou moins libres que Hitler a accédé au
pouvoir),  mais qu'il existe un «biais de classe» inscrit dans ce cadre institutionnel vide. C’est pourquoi, quand la gauche radicale parvient au pouvoir par des élections, son signe de reconnaissance est le fait qu’elle commence par changer les règles - non seulement les mécanismes électoraux et étatiques, mais la logique tout entière de l’espace politique, en s’appuyant directement sur les mouvements de mobilisation, en imposant de nouvelles formes d’auto-organisation locale, etc., pour garantir l'hégémonie de sa base. Ce faisant, elle est guidée par la juste intuition des «biais de classe » de la forme démocratique.

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