TROISIEME PARTIE
AVANT LE
LEVER DU SOLEIL
Ô ciel au-dessus
de moi, ciel clair, ciel profond ! abîme de lumière ! En te
contemplant je frissonne de désir divin.
Me jeter à
ta hauteur — c’est là ma profondeur ! M’abriter sous ta pureté, —
c’est là mon innocence !
Le dieu est
voilé par sa beauté : c’est ainsi que tu caches tes étoiles. Tu ne parles
point : c’est ainsi que tu m’annonces ta sagesse.
Aujourd’hui
tu t’es levé pour moi, muet sur les mers écumantes ; ton amour et ta
pudeur se révèlent à mon âme écumante.
Tu es venu à
moi, beau et voilé de ta beauté, tu me parles sans paroles, te révélant par ta
sagesse :
Ô que
n’ai-je deviné toutes les pudeurs de ton âme ! tu es venu à moi, avant
le soleil, à moi qui suis le plus solitaire.
Nous sommes
amis depuis toujours : notre tristesse, notre épouvante et notre profondeur
nous sont communes ; le soleil même nous est commun.
Nous ne nous
parlons pas parce que nous savons trop de choses : — nous nous taisons et,
par des sourires, nous nous communiquons notre savoir.
N’est-tu pas
la lumière jaillie de mon foyer ? n’est-tu pas l’âme-sœur de mon
intelligence ?
Nous avons
tout appris ensemble ; ensemble nous avons appris à nous élever au-dessus
de nous, vers nous-mêmes et à avoir des sourires sans nuages : — — sans
nuages, souriant avec des yeux clairs, à travers des lointains immenses, quand,
au-dessous de nous bouillonnent, comme la pluie, la contrainte et le but et la
faute.
Et quand je
marchais seul, de quoi mon âme avait-elle faim dans les nuits et sur les
sentiers de l’erreur ? Et quand je gravissais les montagnes qui
cherchais-je sur les sommets, si ce n’est toi ?
Et tous mes
voyages et toutes mes ascensions : qu’était-ce sinon un besoin et un
expédient pour le malhabile ? — toute ma volonté n’a pas d’autre but que
celui de prendre son vol, de voler dans le ciel !
Et qu’est-ce
que je haïssais plus que les nuages qui passent et tout ce qui te ternit ?
Je haïssais même ma propre haine puisqu’elle te ternissait !
J’en veux
aux nuages qui passent, ces chats sauvages qui rampent : ils nous prennent
à tous deux ce que nous avons en commun, — l’immense et infinie affirmation des
choses.
Nous en
voulons à ces médiateurs et à ces mêleurs, les nuages qui passent : à ces
êtres mixtes et indécis, qui ne savent ni bénir ni maudire du fond du cœur.
Je préfère
me cacher dans le tonneau sans voir le ciel ou m’enfouir dans l’abîme, que de
te voir toi, ciel de lumière, terni par les nuages qui passent !
Et souvent
j’ai eu envie de les fixer avec des éclairs dorés, et, pareil au tonnerre, de
battre la timbale sur leur ventre de chaudron : — — timbalier en colère,
puisqu’ils me dérobent ton affirmation, ciel pur au-dessus de moi ! ciel
clair ! abîme de lumière ! — puisqu’ils te dérobent mon
affirmation !
Car je
préfère le bruit et le tonnerre et les outrages du mauvais temps, à ce repos de
chats, circonspect et hésitant ; et, parmi les hommes eux aussi, ce sont
ces êtres mixtes et indécis marchant à pas de loups, ces nuages qui passent,
doutant et hésitant que je hais le plus.
Et
« qui ne sait bénir doit apprendre à maudire ! » — ce
clair enseignement m’est tombé d’un ciel clair, cette étoile brille à mon ciel,
même dans les nuits noires.
Mais moi je
bénis et j’affirme toujours, pourvu que tu sois autour de moi, ciel clair,
abîme de lumière ! — c’est alors que je porte dans tous les abîmes ma
bienfaisante affirmation.
Je suis
devenu celui qui bénit et qui affirme : et j’ai longtemps lutté pour
cela ; je fus un lutteur, afin d’avoir un jour les mains libres pour
bénir.
Ceci
cependant est ma bénédiction : être au-dessus de chaque chose comme son
propre ciel, son toit arrondi, sa cloche d’azur et son éternelle
quiétude : et bienheureux celui qui bénit ainsi !
Car toutes
les choses sont baptisées à la source de l’éternité, par delà le bien et le
mal ; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives,
d’humides afflictions et des nuages passagers.
En vérité,
c’est une bénédiction et non une malédiction que d’enseigner : « Sur
toutes choses, se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à peu près,
le ciel pétulance. »
« Par
hasard » — c’est là la plus vieille noblesse du monde, je l’ai rendue à
toutes les choses, je les ai délivrées de la servitude du but.
Cette
liberté et cette sérénité célestes, je les ai placées comme des cloches d’azur
sur toutes les choses, lorsque j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles, et par
elles, aucune « volonté éternelle » — n’affirmait sa volonté.
J’ai mis en
place de cette volonté, cette pétulance et cette folie, lorsque j’ai
enseigné : « Il y a une chose qui sera toujours impossible — c’est
d’être raisonnable ! »
Un peu de raison cependant, un grain de
sagesse, dispersé d’étoile en étoile, — ce levain est mêlé à toutes
choses : c’est à cause de la folie que la sagesse est mêlée à toutes les
choses !
Un peu de
sagesse est possible ; mais j’ai trouvé dans toutes choses cette certitude
bienheureuse : elles préfèrent danser sur les pieds du hasard.
Ô ciel
au-dessus de moi, ciel pur et haut ! Ceci est maintenant pour moi ta
pureté qu’il n’existe pas d’éternelles araignées et de toile d’araignée de la
raison : —
— que tu
sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine
pour le jeu de dés et les joueurs divins ! —
Mais tu
rougis ? Ai-je dit des choses inexprimables ? Ai-je maudi en voulant
te bénir ?
Ou bien
est-ce la honte d’être deux qui te fait rougir ? — Me dis-tu de m’en aller
et de me taire puisque maintenant — le jour vient ?
Le monde est
profond — : et plus profond que le jour ne l’a jamais pensé. Il y a des
choses qu’il faut taire devant le jour. Mais le jour vient : séparons-nous
donc !
Ô ciel
au-dessus de moi, ciel pudique et ardent ! Ô bonheur avant le soleil
levant ! Le jour vient : séparons-nous donc ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra !
DE LA VERTU QUI RAPETISSE
2.
Je passe au
milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : les hommes ne me
pardonnent pas de ne pas être envieux de leurs vertus.
Ils aboient
après moi parce que je leur dis : à des petites gens il faut de petites
vertus — et parce que je n’arrive pas à comprendre que l’existence des petites
gens soit nécessaire !
Je ressemble
au coq dans une basse-cour étrangère que les poules mêmes poursuivent à coups
de bec ; mais je n’en veux pas à ces poules à cause de cela.
Je suis poli
envers elles comme envers tous les petits désagréments ; être épineux
envers les petits me semble une sagesse digne des hérissons.
Ils parlent
tous de moi quand ils sont assis le soir autour du foyer, — ils parlent de moi,
mais personne ne pense — à moi !
C’est là le
nouveau silence que j’ai appris à connaître : le bruit qu’ils font autour
de moi déploie un manteau sur mes pensées.
Ils potinent
entre eux : « Que nous veut ce sombre nuage ? Veillons à ce
qu’il ne nous amène pas une épidémie ! »
Et
dernièrement une femme tira contre elle son enfant qui voulait s’approcher de
moi : « Éloignez les enfants ! cria-t-elle ; de tels yeux
brûlent les âmes des enfants. »
Ils toussent
quand je parle : ils croient que la toux est une objection contre les
grands vents, — ils ne devinent rien du bruissement de mon bonheur !
« Nous
n’avons pas encore le temps pour Zarathoustra, » — voilà leur
objection ; mais qu’importe un temps qui « n’a pas le temps »
pour Zarathoustra ?
Lors même
qu’ils me glorifient : comment pourrais-je m’endormir sur leur
gloire ? Leur louange est pour moi une ceinture épineuse : elle me
démange encore quand je l’enlève.
Et cela
aussi je l’ai appris au milieu d’eux : celui qui loue fait semblant de
rendre ce qu’on lui a donné, mais en réalité veut qu’on lui donne
davantage !
Demandez à
mon pied si leur manière de louer et d’allécher lui plaît ! En vérité, il
ne veut ni danser, ni se tenir tranquille selon une telle mesure et un tel
tic-tac.
Ils essaient
de me faire l’éloge de leur petite vertu et de m’attirer vers elle ; ils
voudraient bien entraîner mon pied au tic-tac du petit bonheur.
Je passe au
milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits
et ils continuent à devenir toujours plus petits : — c’est leur
doctrine du bonheur et de la vertu qui en est la cause.
Car ils ont
aussi la modestie de leur vertu, — parce qu’ils veulent avoir leurs aises. Mais
seule une vertu modeste se comporte avec les aises.
Ils
apprennent aussi à marcher à leur manière et à marcher en avant : c’est ce
que j’appelle aller clopin-clopant. — C’est ainsi qu’ils sont un obstacle
pour tous ceux qui se hâtent.
Et il y en a
qui vont en avant, tandis qu'ils regardent en arrière, le cou tendu :
volontiers je me heurterai à de tels corps.
Les pieds et
les yeux ne doivent ni mentir ni se démentir. Mais il y a beaucoup de mensonges
parmi les petites gens.
Quelques-uns
d’entre eux « veulent », mais la plupart ne sont que
« voulus ». Quelques-uns d’entre eux sont sincères, mais la plupart
sont de mauvais comédiens.
Il y a parmi
eux des comédiens sans le savoir et des comédiens sans le vouloir, — ceux qui
sont sincères sont toujours rares, surtout les comédiens sincères.
Les qualités
de l’homme sont rares ici : c’est pourquoi les femmes se masculinisent.
Car celui qui est assez homme sera seul capable d’affranchir dans la
femme — la femme.
Et voici la
pire des hypocrisies que j’ai trouvée parmi eux : ceux qui ordonnent
feignent, eux aussi, les vertus de ceux qui obéissent.
« Je
sers, tu sers, nous servons, » — ainsi psalmodie l’hypocrisie des
dominants, — et malheur à ceux dont le premier maître n’est que le premier
serviteur !
Hélas !
la curiosité de mon regard s’est aussi égarée vers leur hypocrisie ; et
j’ai bien deviné leur bonheur de mouche et leur bourdonnement vers les vitres
ensoleillées.
Tant il y a
de bonté, tant il y a de faiblesse ! Tant il y a de justice et de
compassion, tant il y a de faiblesse !
Ils sont
ronds, loyaux et bienveillants les uns envers les autres, comme les grains de
sable sont ronds, loyaux et bienveillants envers les grains de sable.
Embrasser
modestement un petit bonheur, — c’est ce qu’ils appellent
« résignation » ! et du même coup ils louchent déjà modestement
vers un nouveau petit bonheur.
Dans leur
simplicité, ils n’ont au fond qu’un désir : que personne ne leur fasse
mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun et ils lui font du bien.
Mais c’est
là de la lâcheté : bien que cela s’appelle « vertu ». —
Et quand il
arrive à ces petites gens de parler avec rudesse : je n’entends
dans leur voix que leur enrouement, — car chaque coup de vent les enroue !
Ils sont
rusés, leurs vertus ont des doigts agiles. Mais il leur manque les
poings : leurs doigts ne savent pas se cacher derrière leur poing.
La vertu,
c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : c’est ainsi qu’ils ont
fait du loup un chien et de l’homme même le meilleur animal domestique de
l’homme.
« Nous
avons placé notre chaise au milieu — c’est ce que me dit leur hilarité —
et à la même distance des gladiateurs mourants et des truies joyeuses. »
Mais c’est
là — de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES TROIS MAUX
1.
En rêve,
dans mon dernier rêve du matin, je me trouvais aujourd’hui sur un promontoire,
— au delà du monde, je tenais une balance dans la main et je pesais le
monde.
Ô pourquoi
l’aurore est-elle venue trop tôt pour moi ? son ardeur m’a réveillé, la
jalousie ! Elle est toujours jalouse de l’ardeur de mes rêves du matin.
Mesurable
pour celui qui a le temps, pesable pour un bon peseur, attingible pour les
ailes vigoureuses, devinable pour de divins amateurs de problèmes : ainsi
mon rêve a trouvé le monde : —
Mon rêve, un
hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon,
impatient comme le faucon : quelle patience et quel loisir il a eu
aujourd’hui pour pouvoir peser le monde !
Ma sagesse
lui aurait-elle parlé en secret, ma sagesse du jour, riante et éveillée, qui se
moque de tous les « mondes infinis » ? Car elle dit :
« Où il y a de la force, le nombre finit par devenir maître, car
c’est lui qui a le plus de force. »
Avec quelle
certitude mon rêve a regardé ce monde fini ! Ce n’était de sa part ni
curiosité, ni indiscrétion, ni crainte, ni prière : —
— comme si
une grosse pomme s’offrait à ma main, une pomme d’or, mûre, à pelure fraîche et
veloutée — ainsi s’offrit à moi le monde : —
— comme si
un arbre me faisait signe, un arbre à larges branches, ferme dans sa volonté,
courbé et tordu en appui et en reposoir pour le voyageur fatigué : ainsi
le monde était placé sur mon promontoire : —
— comme si
des mains gracieuses portaient un coffret à ma rencontre, — un coffret ouvert
pour le ravissement des yeux pudiques et vénérateurs : ainsi le monde se
porte à ma rencontre : —
— pas assez
énigme pour chasser l’amour des hommes, pas assez intelligible pour endormir la
sagesse des hommes : — une chose humainement bonne, tel me fut aujourd’hui
le monde que l’on calomnie tant !
Combien je
suis reconnaissant à mon rêve du matin d’avoir ainsi pesé le monde à la
première heure ! Il est venu à moi comme une chose humainement bonne, ce
rêve et ce consolateur de cœur !
Et, afin que
je fasse comme lui, maintenant que c’est le jour, et pour que ce qu’il y a de
meilleur me serve d’exemple : je veux mettre maintenant dans la balance
les trois plus grands maux et peser humainement bien. —
Celui qui
enseigna à bénir enseigna aussi à maudire : quelles sont les trois choses
les plus maudites sur terre ? Ce sont elles que je veux mettre sur la
balance.
La volupté,
le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les
plus calomniées jusqu’à présent, — ce sont ces trois choses que je veux peser
humainement bien.
Eh
bine ! Voici mon promontoire et voilà la mer : elle roule vers
moi, moutonneuse, caressante, cette vieille et fidèle chienne, ce monstre à
cent têtes que j’aime.
Eh
bien ! C’est ici que je veux tenir la balance sur la mer houleuse, et je
choisis aussi un témoin qui regarde, — c’est toi, arbre solitaire, toi dont la
couronne est vaste et le parfum puissant, arbre que j’aime ! —
Sur quel
pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle est la force qui contraint
ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui force
la chose la plus haute — à grandir encore davantage ? —
Maintenant
la balance se tient immobile et en équilibre : j’y ai jeté trois lourdes
questions, l’autre plateau porte trois lourdes réponses.
2.
Volupté —
c’est pour tous les pénitents en cilice qui méprisent le corps, l’aiguillon et
la mortification, c’est le « monde » maudit chez tous les hallucinés
de l’arrière-monde : car elle nargue et éconduit tous les hérétiques.
Volupté —
c’est pour la canaille le feu lent où l’on brûle la canaille ; pour tout
le bois vermoulu et les torchons nauséabonds le grand fourneau ardent.
Volupté —
c’est pour les cœurs libres quelque chose d’innocent et de libre, le bonheur du
jardin de la terre, la débordante reconnaissance de l’avenir pour le présent.
Volupté — ce
n’est un poison doucereux que pour les flétris, mais pour ceux qui ont la
volonté du lion, c’est le plus grand cordial, le vin des vins, que l’on ménage
religieusement.
Volupté —
c’est la plus grande félicité symbolique pour le bonheur et l’espoir supérieur.
Car il y a bien des choses qui ont droit à l’union et plus qu’à l’union, —
— bien des
choses qui se sont plus étrangères à elles-mêmes que ne l’est l’homme à la
femme : et qui donc a jamais entièrement compris à quel point l’homme et
la femme se sont étrangers ?
Volupté —
cependant je veux mettre des clôtures autour de mes pensées et aussi autour de
mes paroles : pour que les cochons et les exaltées n’envahissent pas mes
jardins ! —
Désir de
dominer — c’est le fouet cuisant pour les plus durs de tous les cœurs endurcis,
l’épouvantable martyre qui réserve même au plus cruel la sombre flamme des
bûchers vivants.
Désir de
dominer — c’est le frein méchant mis aux peuples les plus vains, c’est lui qui
raille toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés.
Désir de
dominer — c’est le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est
caduc et creux, c’est le briseur irrité de tous les sépulcres blanchis qui
gronde et punit, le point d’interrogation jaillissant à côté de réponses
prématurées.
Désir de
dominer — dont le regard fait ramper et se courber l’homme, qui l’asservit et
l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon : jusqu’à ce qu’enfin le
grand mépris clame en lui.
Désir de
dominer — c’est le terrible maître qui enseigne le grand mépris, qui prêche en
face des villes et des empires : « Ôte-toi ! » — jusqu’à ce
qu’enfin ils s’écrient eux-mêmes : « Que je m’ôte moi ! »
Désir de
dominer — qui monte aussi vers les purs et les solitaires pour les attirer, qui
monte vers les hauteurs de la satisfaction de soi, ardent comme un amour qui
trace sur le ciel d’attirantes joies empourprées.
Désir de
dominer — mais qui voudrait appeler cela un désir, quand c’est vers en
bas que la hauteur aspire à la puissance ! En vérité, il n’y a rien de
fiévreux et de maladif dans de pareils désirs, dans de pareilles
descentes !
Que la
hauteur solitaire ne s’esseule pas éternellement et ne se contente pas de
soi ; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs
vers les terrains bas : —
Ô qui donc
trouverait le vrai nom pour baptiser et honorer un pareil désir !
« Vertu qui donne » — c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette
chose inexprimable.
Et c’est
alors qu’il arriva aussi — et, en vérité, ce fut pour la première fois ! —
que sa parole fit la louange de l’égoïsme, le bon et sain égoïsme qui
jaillit de l’âme puissante : —
— de l’âme
puissante, unie au corps élevé, au corps beau, victorieux et réconfortant,
autour de qui toute chose devient miroir : — le corps souple qui persuade,
le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La
joie égoïste de tels corps, de telles âmes s’appelle elle-même :
« vertu ».
Avec ce
qu’elle dit du bon et du mauvais, cette joie égoïste se protège elle-même,
comme si elle s’entourait d’un bois sacré ; avec les noms de son bonheur,
elle bannit loin d’elle tout ce qui est méprisable.
Elle bannit
loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais — c’est ce
qui est lâche ! Méprisable lui semble celui qui peine, soupire et se
plaint toujours et qui ramasse même les plus petits avantages.
Elle méprise
aussi toute sagesse lamentable : car, en vérité, il y a aussi la sagesse
qui fleurit dans l’obscurité ; une sagesse d’ombre nocturne qui soupire
toujours : « Tout est vain ! »
Elle ne
tient pas en estime la craintive méfiance et ceux qui veulent des serments au
lieu de regards et de mains tendues : et non plus la sagesse trop
méfiante, — car c’est ainsi que font les âmes lâches.
L’obséquieux
lui paraît plus bas encore, le chien qui se met tout de suite sur le dos,
l’humble ; et il y a aussi de la sagesse qui est humble, rampante, pieuse
et obséquieuse.
Mais elle
hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les
crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte
tout et se contente de tout ; car ce sont là coutumes de valets.
Que
quelqu’un soit servile devant les dieux et les coups de pieds divins ou devant
des hommes et de stupides opinions d’hommes : à toute servilité il
crache au visage, ce bienheureux égoïsme !
Mauvais :
— c’est ainsi qu’elle appelle tout ce qui est abaissé, cassé, chiche et
servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits, et ces créatures
fausses et fléchissantes qui embrassent avec de larges lèvres peureuses.
Et sagesse
fausse : — c’est ainsi qu’elle appelle tous les bons mots des valets, des
vieillards et des épuisés ; et surtout l’absurde folie pédante des
prêtres !
Les faux
sages, cependant, tous les prêtres, ceux qui sont fatigués du monde et ceux
dont l’âme est pareille à celle des femmes et des valets, — ô comme leurs
intrigues se sont toujours élevées contre l’égoïsme !
Et ceci
précisément devait être la vertu et s’appeler vertu, qu’on s’élève contre
l’égoïsme ! Et « désintéressés » — c’est ainsi que souhaitaient
d’être, avec de bonnes raisons, tous ces poltrons et toutes ces araignées
fatiguées de vivre !
Mais c’est
pour eux tous que vient maintenant le jour, le changement, l’épée du jugement, le
grand midi : c’est là que bien des choses seront manifestes !
Et celui qui
glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit ce qu’il
sait, le devin « Voici, il vient, il s’approche, le grand midi !
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE L’ESPRIT DE LOURDEUR
1.
Ma bouche —
est la bouche du peuple : je parle trop grossièrement et trop cordialement
pour les élégants. Mais ma parole semble plus étrange encore aux écrivassiers
et aux plumitifs.
Ma main —
est une main de fou : malheur à toutes les tables et à toutes les
murailles, et à tout ce qui peut donner place à des ornements et à des
gribouillages de fou !
Mon pied —
est un sabot de cheval ; avec lui je trotte et je galope par monts et par
vaux, de ci, de là, et le plaisir me met le diable au corps pendant ma course
rapide.
Mon estomac
— est peut-être l’estomac d’un aigle. Car il préfère à toute autre la chair de
l’agneau. Mais certainement, c’est un estomac d’oiseau.
Nourri de
choses innocentes et frugales, prêt à voler et impatient de m’envoler — c’est
ainsi que je me plais à être ; comment ne serais-je pas un peu comme un
oiseau !
Et c’est
surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, que je suis comme
un oiseau : ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né ! Où donc
mon inimitié ne s’est-elle pas déjà envolée et égarée ?
C’est
là-dessus que je pourrais entonner un chant — — et je veux
l’entonner : quoique je sois seul dans une maison vide et qu’il faille que
je chante à mes propres oreilles.
Il y a bien
aussi d’autres chanteurs qui n’ont le gosier souple, la main éloquente, l’œil
expressif et le cœur éveillé que quand la maison est pleine : — je ne
ressemble pas à ceux-là. —
2.
Celui qui
apprendra à voler aux hommes de l’avenir aura déplacé toutes les bornes ;
pour lui les bornes mêmes s’envoleront dans l’air, il baptisera de nouveau la
terre — il l’appellera « la légère ».
L’autruche
court plus vite que le coursier le plus rapide, mais elle aussi fourre encore
lourdement sa tête dans la lourde terre : ainsi l’homme qui ne sait pas
encore voler.
La terre et
la vie lui semblent lourdes, et c’est ce que veut l’esprit de
lourdeur ! Celui cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit
s’aimer soi-même : — c’est ainsi que j’enseigne, moi.
Non pas
s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux :car chez ceux-là
l’amour-propre sent même mauvais.
Il faut
apprendre à s’aimer soi-même, d’un amour sain et bien portant : afin
d’apprendre à se supporter soi-même et de ne point vagabonder — c’est ainsi que
j’enseigne.
Un tel
vagabondage s’est donné le nom « d’amour du prochain » : c’est
par ce mot d’amour qu’on a le mieux menti et dissimulé, et ceux qui étaient à
charge plus que tous les autres.
Et, en
vérité, apprendre à s’aimer, ce n’est point là un commandement pour
aujourd’hui et pour demain. C’est au contraire de tous les arts le plus subtil,
le plus rusé, le dernier et le plus patient.
Car, pour
son possesseur, toute possession est bien cachée ; et de tous les trésors
celui qui vous est propre est découvert le plus tard, — voilà l’ouvrage de
l’esprit de lourdeur.
À peine
sommes-nous au berceau, qu’on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes
valeurs : « bien » et « mal » — c’est ainsi que
s’appelle ce patrimoine. C’est à cause de ces valeurs qu’on nous pardonne de
vivre.
Et c’est
pour leur défendre à temps de s’aimer eux-mêmes, qu’on laisse venir à soi les
petits enfants : voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.
Et nous —
nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de fortes épaules et
par-dessus d’arides montagnes ! Et si nous nous plaignons de la chaleur on
nous dit : « Oui, la vie est lourde à porter ! »
Mais ce
n’est que l’homme lui-même qui est lourd à porter ! Car il traîne avec
lui, sur ses épaules, trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il
s’agenouille et se laisse bien charger.
Surtout
l’homme vigoureux et patient, plein de vénération : il charge sur ses
épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes, — alors la
vie lui semble un désert !
Et, en
vérité ! bien des choses qui vous sont propres sont aussi lourdes à
porter ! Et l’intérieur de l’homme ressemble beaucoup à l’huître, il est
rebutant, flasque et difficile à saisir, —
— en sorte
qu’une noble écorce avec de nobles ornements se voit obligée d’intercéder pour
le reste. Mais cet art aussi doit être appris : posséder de
l’écorce, une belle apparence et un sage aveuglement !
Chez l’homme
on est encore trompé sur plusieurs autres choses, puisqu’il y a bien des
écorces qui sont pauvres et tristes, et qui sont trop de l’écorce. Il y a
beaucoup de force et de bontés cachées qui ne sont jamais devinées ; les
mets les plus délicats ne trouvent pas d’amateurs.
Les femmes
savent cela, les plus délicates : un peu plus grasses, un peu plus maigres
— ah ! comme il y a beaucoup de destinée dans si peu de chose !
L’homme est
difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent
l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.
Mais
celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon
mal. Par ces paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent :
« Bien pour tous, mal pour tous. »
En vérité,
je n’aime pas non plus ceux pour qui toutes choses sont bonnes et qui appellent
ce monde le meilleur des mondes. Je les appelle des satisfaits.
Le
contentement qui goûte de tout : ce n’est pas là le meilleur goût !
J’honore la langue du gourmet, le palais délicat et difficile qui a appris à
dire : « Moi » et « Oui » et « Non ».
Mais tout
mâcher et tout digérer — c’est faire comme les cochons ! Dire toujours I-A,
c’est ce qu’apprennent seuls l’âne et ceux qui sont de son espèce ! —
C’est le
jaune profond et le rouge intense que mon goût désire, — il mêle du sang
à toutes les couleurs. Mais celui qui crépit sa maison de blanc révèle par là
qu’il a une âme crépie de blanc.
Les uns
amoureux des momies, les autres des fantômes ; et nous également ennemis
de la chair et du sang — comme ils sont tous en contradiction avec mon
goût ! Car j’aime le sang.
Et je ne
veux pas demeurer où chacun crache : ceci est maintenant mon goût,
— je préférerais de beaucoup vivre parmi les voleurs et les parjures. Personne
n’a d’or dans la bouche.
Mais les
lécheurs de crachats me répugnent plus encore ; et la bête la plus
répugnante que j’aie trouvée parmi les hommes, je l’ai appelée parasite :
elle ne voulait pas aimer et elle voulait vivre de l’amour.
J’appelle
malheureux tous ceux qui n’ont à choisir qu’entre deux choses : devenir
des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes ; auprès d’eux je ne
voudrais pas dresser ma tente.
J’appelle
encore malheureux ceux qui sont obligés d’attendre toujours, — ils ne
sont pas à mon goût, tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et tous ces
autres gardeurs de pays et de boutiques.
En vérité,
mois aussi, j’ai appris à attendre, à attendre longtemps, mais à m’attendre, moi.
Et j’ai surtout appris à me tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à
grimper et à danser.
Car ceci est
ma doctrine : qui veut apprendre à voler un jour doit d’abord apprendre à
se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on
n’apprend pas à voler du premier coup !
Avec des
échelles de corde j’ai appris à escalader plus d’une fenêtre, avec des jambes
agiles j’ai grimpé sur de hauts mâts : être assis sur de hauts mâts de la
connaissance, quelle félicité ! —
— flamber
sur de hauts mâts comme de petites flammes : une petite lumière seulement,
mais pourtant une grande consolation pour les vaisseaux échoués et les
naufragés ! —
Je suis
arrivé à ma vérité par bien des chemins et de bien des manières : je ne
suis pas monté par une seule échelle à la hauteur d’où mon œil regarde dans le
lointain.
Et c’est
toujours à contre-cœur que j’ai demandé mon chemin, — cela me fut toujours
contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins
eux-mêmes.
Essayer et
interroger, ce fut là toute ma façon de marcher : — et, en vérité, il faut
aussi apprendre à répondre à de pareilles questions ! Car ceci est
— de mon goût :
— ce n’est
ni un bon, ni un mauvais goût, mais c’est mon goût, dont je n’ai ni à
être honteux ni à me cacher.
« Cela
— est maintenant mon chemin, — où est le vôtre ? »
Voilà ce que je répondais à ceux qui me demandaient « le chemin ».
Car le chemin — le chemin n’existe pas.
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES VIEILLES ET DES NOUVELLES TABLES
1.
Je suis
assis là et j’attends, entouré de vieilles tables brisées et aussi de nouvelles
tables à demi écrites. Quand viendra mon heure ?
— l’heure de
ma descente, de mon déclin : car je veux retourner encore une fois auprès
des hommes.
C’est ce que
j’attends maintenant : car il faut d’abord que me viennent les signes
annonçant que mon heure est venue, — le lion rieur avec l’essaim de
colombes.
En attendant
je parle comme quelqu’un qui a le temps, je me parle à moi-même. Personne ne me
raconte de choses nouvelles : je me raconte donc à moi-même. —
2.
Lorsque je
suis venu auprès des hommes, je les ai trouvés assis sur une vieille
présomption. Ils croyaient tous savoir, depuis longtemps, ce qui est bien et
mal pour l’homme.
Toute
discussion sur la vertu leur semblait une chose vieille et fatiguée, et celui
qui voulait bien dormir parlait encore du « bien » et du
« mal » avant d’aller se coucher.
J’ai secoué
la torpeur de ce sommeil lorsque j’ai enseigné : Personne ne sait
encore ce qui est bien et mal : — si ce n’est le créateur !
Mais c’est
le créateur qui crée le but des hommes et qui donne sons sens et son avenir à
la terre : c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes
choses.
Et je leur
ai ordonné de renverser leurs vieilles chaires, et, partout où se trouvait
cette vieille présomption, je leur ai ordonné de rire de leurs grands maîtres
de la vertu, de leurs saints, de leurs poètes et de leurs sauveurs du monde.
Je leur ai
ordonné de rire de leurs sages austères et je les mettais en garde contre les
noirs épouvantails plantés sur l’arbre de la vie.
Je me suis
assis au bord de leur grande allée de cercueils, avec les charognes et même
avec les vautours — et j’ai ri de tout leur passé et de la splendeur effritée
de ce passé qui tombe en ruines.
En vérité,
pareil aux pénitenciers et aux fous, j’ai anathématisé ce qu’ils ont de grand
et de petit, — la petitesse de ce qu’ils ont de meilleur, la petitesse de ce
qu’ils ont de pire, voilà ce dont je riais.
Mon sage
désir jaillissait de moi avec des cris et des rires ; comme une sagesse
sauvage vraiment il est né sur les montagnes ! — mon grand désir aux ailes
bruissantes.
Et souvent
il m’a emporté bien loin, au delà des monts, vers les hauteurs, au milieu du
rire : alors il m’arrivait de voler en frémissant comme une flèche, à
travers des extases ivres de soleil :
— au delà,
dans les lointains avenirs que nul rêve n’a vus, dans les midis plus chauds que
jamais imagier n’en rêva : là-bas où les dieux dansants ont honte de tous
les vêtements : —
— afin que
je parle en paraboles, que je balbutie et que je boite comme les poètes ;
et, en vérité, j’ai honte d’être obligé d’être encore poète ! —
Où tout
devenir me semblait danses et malices divines, où le monde déchaîné et effréné
se réfugiait vers lui-même : —
— comme une
éternelle fuite de soi et une éternelle recherche de soi chez des dieux
nombreux, comme un bienheureuse contradiction de soi, une répétition et un
retour vers soi-même des dieux nombreux : —
Où tout
temps me semblait une bienheureuse moquerie des instants, où la nécessité était
la liberté même qui se jouait avec bonheur de l’aiguillon de la liberté :
—
Où j’ai
retrouvé aussi mon vieux démon et mon ennemi né, l’esprit de lourdeur et tout
ce qu’il a créé : la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le
but, la volonté, le bien et le mal : —
Car ne
faut-il pas qu’il y ait des choses sur lesquelles on puisse danser et
passer ? Ne faut-il pas qu’il y ait — à cause de ceux qui sont légers et
les plus légers — des taupes et de lourds nains ?
3.
C’est là
aussi que j’ai ramassé sur ma route le mot de « Surhumain » et cette
doctrine : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté,
— l’homme
est un pont et non un but : se disant bienheureux de son midi et de son
soir, une voie vers de nouvelles aurores :
— la parole
de Zarathoustra sur le grand Midi et tout ce que j’ai suspendu au-dessus des
hommes, semblable à un second couchant de pourpre.
En vérité,
je leur fis voir aussi de nouvelles étoiles et de nouvelles nuits ; et sur
les nuages, le jour et la nuit, j’ai étendu le rire, comme une tente
multicolore.
Je leur ai
enseigné toutes mes pensées et toutes mes aspirations : à
réunir et à joindre tout ce qui chez l’homme n’est que fragment et énigme et
lugubre hasard, —
— en poète,
en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, je leur ai appris à être
créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.
Sauver le
passé dans l’homme et transformer tout « ce qui était » jusqu’à ce
que la volonté dise : « Mais c’est ainsi que je voulais que ce
fût ! C’est ainsi que je le voudrai — »
— C’est ceci
que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à
appeler salut. —
Maintenant
j’attends mon salut, — afin de retourner une dernière fois auprès d’eux.
Car encore une
fois je veux retourner auprès des hommes : c’est parmi eux que je
veux disparaître et, en mourant, je veux leur offrir le plus riche de mes
dons !
C’est du
soleil que j’ai appris cela, quand il se couche, du soleil trop riche : il
répand alors dans la mer l’or de sa richesse inépuisable, —
— en sorte
que même les plus pauvres pêcheurs rament alors avec des rames dorées !
Car c’est cela que j’ai vu jadis et, tandis que je regardais, mes larmes coulaient
sans cesse. —
Pareil au
soleil, Zarathoustra, lui aussi, veut disparaître : maintenant il est
assis là à attendre, entouré de vieilles tables brisées et de nouvelles tables,
— à demi-écrites.
4.
Regardez,
voici une nouvelle table : mais où sont mes frères qui la porteront avec
moi dans la vallée et dans les cœurs de chair ? —
Ainsi
l’exige mon grand amour pour les plus éloignés : ne ménage point ton
prochain ! L’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
On peut
arriver à se surmonter par des chemins et des moyens nombreux : c’est à toi
à y parvenir ! Mais le bouffon seul pense : « On peut aussi sauter
par-dessus l’homme. »
Surmonte-toi
toi-même, même dans ton prochain : il ne faut pas te laisser donner un
droit que tu es capable de conquérir !
Ce que tu
fais, personne ne peut te le faire à son tour. Voici, il n’y a pas de
récompense.
Celui qui ne
peut pas se commander à soi-même doit obéir. Et il y en a qui savent se
commander, mais il s’en faut encore de beaucoup qu’ils sachent aussi s’obéir !
5.
Telle est la
manière des âmes nobles : elles ne veulent rien avoir pour rien, et
moins que toute autre chose, la vie.
Celui qui
fait partie de la populace veut vivre pour rien ; mais nous autres, à qui
la vie s’est donnée, — nous réfléchissons toujours à ce que nous
pourrions donner de mieux en échange !
Et en
vérité, c’est une noble parole, celle qui dit : « Ce que la vie nous
a promis nous voulons le tenir — à la vie ! »
On ne doit
pas vouloir jouir, lorsque l’on ne donne pas à jouir. Et l’on ne doit pas vouloir
jouir !
Car la
jouissance et l’innocence sont les deux choses les plus pudiques : aucune
des deux ne veut être cherchée. Il faut les posséder — mais il vaut
mieux encore chercher la faute et la douleur ! —
6.
Ô mes
frères, le précurseur est toujours sacrifié. Or nous sommes des précurseurs.
Nous
saignons tous au secret autel des sacrifices, nous brûlons et nous rôtissons
tous en l’honneur des vieilles idoles.
Ce qu’il y a
de mieux en nous est encore jeune : c’est ce qui irrite les vieux gosiers.
Notre chair est tendre, notre peau n’est qu’une peau d’agneau : — comment
ne tenterions-nous pas de vieux prêtres idolâtres !
Il habite
encore en nous-mêmes, le vieux prêtre idolâtre qui se prépare à faire un
festin de ce qu’il y a de mieux en nous. Hélas ! mes frères, comment des
précurseurs ne seraient-ils pas sacrifiés !
Mais ainsi
le veut notre qualité ; et j’aime ceux qui ne veulent point se conserver.
Ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur : car ils vont de l’autre
côté.
7.
Être véridique :
peu de gens le savent ! Et celui qui le sait ne veut pas
l’être ! Moins que tous les autres, les bons.
Ô ces
bons ! — Les hommes bons ne disent jamais la vérité ; être bon
d’une telle façon est une maladie pour l’esprit.
Ils cèdent,
ces bons, ils se rendent, leur cœur répète et leur raison obéit : mais
celui qui obéit ne s’entend pas lui-même !
Tout ce qui
pour les bons est mal doit se réunir pour faire naître une vérité :
ô mes frères, êtes-vous assez méchants pour cette vérité ?
L’audace
téméraire, la longue méfiance, le cruel non, le dégoût, l’incision dans la vie,
— comme il est rare que tout cela soit réuni ! C’est de telles
semences cependant que — naît la vérité.
À côté
de la mauvaise conscience, naquit jusqu’à présent toute science ! Brisez,
brisez-moi les vieilles tables, vous qui cherchez la connaissance !
8.
Quand il y a
des planches jetées sur l’eau, quand des passerelles et des balustrades passent
sur le fleuve : en vérité, alors on n’ajoutera foi à personne lorsqu’il
dira que « tout coule ».
Au
contraire, les imbéciles eux-mêmes le contredisent. « Comment !
s’écrient-ils, tout coule ? Les planches et les balustrades sont pourtant
au-dessus du fleuve ! »
« Au-dessus
du fleuve tout est solide, toutes les valeurs des choses, les ponts, les
notions, tout ce qui est « bien » et « mal » : tout
cela est solide ! » —
Et quand
vient l’hiver, qui est le dompteur des fleuves, les plus malicieux apprennent à
se méfier ; et, en vérité, ce ne sont pas seulement les imbéciles qui
disent alors : « Tout ne serait-il pas — immobile ? »
« Au
fond tout est immobile », — c’est là un véritable enseignement d’hiver,
une bonne chose pour les temps stériles, une bonne consolation pour le sommeil
hivernal et les sédentaires.
« Au
fond tout est immobile » — : mais le vent du dégel élève sa
protestation contre cette parole !
Le vent du
dégel, un taureau qui ne laboure point, — un taureau furieux et destructeur qui
brise la glace avec des cornes en colère ! La glace cependant — brise
les passerelles !
Ô mes
frères ! tout ne coule-t-il pas maintenant ? Toutes les
balustrades et toutes les passerelles ne sont-elles pas tombées à l’eau ?
Qui se tiendrait encore au « bien » et au
« mal » ?
« Malheur
à nous ! gloire à nous ! le vent du dégel souffle ! » —
Prêchez ainsi, mes frères, à travers toutes les rues.
9.
Il y a une
vieille folie qui s’appelle bien et mal. La roue de cette folie a tourné
jusqu’à présent autour des devins et des astrologues.
Jadis on croyait
aux devins et aux astrologues ; et c’est pourquoi l’on croyait que
tout était fatalité : « Tu dois, car il le faut ! »
Puis on se
méfia de tous les devins et de tous les astrologues et c’est pourquoi
l’on crut que tout était liberté : « Tu peux, car tu
veux ! »
Ô mes
frères ! sur les étoiles et sur l’avenir on n’a fait jusqu’à présent que
des suppositions sans jamais savoir : et c’est pourquoi sur le bien
et le mal on n’a fait que des suppositions sans jamais savoir !
10.
« Tu ne
déroberas point ! Tu ne tueras point ! » Ces paroles étaient
appelées saintes jadis : devant elles on courbait les genoux et l’on
baissait la tête, et l’on ôtait ses souliers.
Mais je vous
demande : où y eut-il jamais de meilleurs brigands et meilleurs assassins
dans le monde, que les brigands et les assassins provoqués par ces saintes paroles ?
N’y a-t-il
pas dans la vie elle-même — le vol et l’assassinat ? Et, en sanctifiant
ces paroles, n’a-t-on pas assassiné la vérité elle-même ?
Ou bien
était-ce prêcher la mort que de sanctifier tout ce qui contredisait et
déconseillait la vie ? — Ô mes frères, brisez, brisez-moi les vieilles
tables.
11.
Ceci est ma
pitié à l’égard de tout le passé que je le vois abandonné, — abandonné à la
grâce, à l’esprit et à la folie de toutes les générations de l’avenir, qui
transformeront tout ce qui fut en un pont pour elles-mêmes !
Un grand
despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grâce
et par sa disgrâce : jusqu’à ce que le passé devienne pour lui un pont, un
signal, un héros et un cri de coq.
Mais ceci
est l’autre danger et mon autre pitié : — les pensées de celui qui fait
partie de la populace ne remontent que jusqu’à son grand-père, — mais avec le
grand-père finit le temps.
Ainsi tout
le passé est abandonné : car il pourrait arriver un jour que la populace
devînt maître et qu’elle noyât dans des eaux basses l’époque tout entière.
C’est
pourquoi, mes frères, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout
ce qui est populace et despote, une noblesse qui écrirait de nouveau le mot
« noble » sur des tables nouvelles.
Car il faut
beaucoup de nobles pour qu’il y ait de la noblesse ! Ou bien,
comme j’ai dit jadis en parabole : « Ceci précisément est de la
divinité, qu’il y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu ! »
12.
Ô mes
frères ! je vous investis d’une nouvelle noblesse que je vous
révèle : vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, — des
semeurs de l’avenir, —
— en vérité,
non d’une noblesse que vous puissiez acheter comme des épiciers avec de l’or
d’épicier : car ce qui a son prix a peu de valeur.
Ce n’est pas
votre origine qui sera dorénavant votre honneur, mais c’est votre but qui vous
fera honneur ! Votre volonté et votre pas en avant qui veut vous dépasser
vous-mêmes, — que ceci soit votre nouvel honneur !
En vérité,
votre honneur n’est pas d’avoir servi un prince — qu’importent encore les
princes ! — ou bien d’être devenu le rempart de ce qui est, afin que ce
qui est soit plus solide !
Non que
votre race soit devenue courtisane à la cour et que vous ayez appris à être
multicolores comme le flamant, debout pendant de longues heures sur les bords
plats de l’étang.
Car savoir
se tenir debout est un mérite chez les courtisans ; et tous les courtisans
croient que la permission d’être assis sera une des félicités dont ils
jouiront après la mort ! —
Ce n’est pas
non plus qu’un esprit qu’ils appellent saint ait conduit vos ancêtres en des
terres promises, que je ne loue pas ; car dans le pays où a poussé
le pire de tous les arbres, la croix, — il n’y a rien à louer !
— Et, en
vérité, quel que soit le pays où ce « Saint-Esprit » ait conduit ses
chevaliers, le cortège de ses chevaliers était toujours — précédé de
chèvres, d’oies, de fous et de toqués ! —
Ô mes
frères ! ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au
dehors ! Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de
tous les pays de vos ancêtres !
Vous devez
aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle
noblesse, — le pays inexploré dans les mers lointaines, c’est lui que j’ordonne
à vos voiles de chercher et de chercher encore !
Vous devez racheter
auprès de vos enfants d’être les enfants de vos pères : c’est ainsi
que vous délivrerez tout le passé ! Je place au-dessus de vous cette table
nouvelle !
13.
« Pourquoi
vivre ? tout est vain ! Vivre — c’est battre de la paille ;
vivre — c’est se brûler et ne pas arriver à se chauffer. » —
Ces
bavardages vieillis passent encore pour de la « sagesse » ; ils
sont vieux, ils sentent le renfermé, c’est pourquoi on les honore
davantage. La pourriture, elle aussi, rend noble. —
Des enfants
peuvent ainsi parler : ils craignent le feu puisque le feu les a
brûlés ! Il y a beaucoup d’enfantillage dans les vieux livres de la
sagesse.
Et celui qui
bat toujours la paille comment aurait-il le droit de se moquer lorsqu’on bat le
blé ? On devrait bâillonner de tels fous !
Ceux-là se
mettent à table et n’apportent rien, pas même une bonne faim : — et
maintenant ils blasphèment : « Tout est vain ! »
Mais bien
manger et bien boire, ô mes frêres, cela n’est en vérité pas un art vain !
Brisez, brisez-moi les tables des éternellement mécontents !
14.
« Pour
les purs, tout est pur » — ainsi parle le peuple. Mais moi je vous
dis : pour les porcs, tout est porc !
C’est
pourquoi les exaltés et les humbles, qui inclinent leur cœur, prêchent
ainsi : « Le monde lui-même est un monstre fangeux. »
Car tous
ceux-là ont l’esprit malpropre ; surtout ceux qui n’ont ni trêve ni repos
qu’ils n’aient vu le monde par derrière, — ces hallucinés de
l’arrière-monde !
C’est à eux
que je le dis en plein visage, quoique cela choque la bienséance : en ceci
le monde ressemble à l’homme, il a un derrière, — ceci est vrai !
Il y a dans
le monde beaucoup de fange : ceci est vrai ! mais ce n’est pas
à cause de cela que le monde est un monstre fangeux !
La sagesse
veut qu’il y ait dans le monde beaucoup de choses qui sentent mauvais : le
dégoût lui-même crée des ailes et des forces qui pressentent des sources !
Les
meilleurs ont quelque chose qui dégoûte ; et le meilleur même est quelque
chose qui doit être surmonté ! —
Ô mes frères !
il est sage qu’il y ait beaucoup de fange dans le monde ! —
15.
J’ai entendu
de pieux hallucinés de l’arrière-monde dire à leur conscience des paroles comme
celle-ci et, en vérité, sans malice ni raillerie, — quoiqu’il n’y ait rien de
plus faux sur la terre, ni rien de pire.
« Laissez
donc le monde être le monde ! Ne remuez même pas le petit doigt contre
lui ! »
« Laissez
les gens se faire étrangler par ceux qui voudront, laissez-les se faire
égorger, frapper, maltraiter et écorcher : ne remuez même pas le petit
doigt pour vous y opposer. Cela leur apprendre à renoncer au monde. »
« Et ta
propre raison tu devrais la ravaler et l’égorger ; car cette raison est de
ce monde ; — ainsi tu apprendrais toi-même à renoncer au monde. » —
Brisez,
brisez-moi, ô mes frères, ces vieilles tables des dévots ! Brisez dans vos
bouches les paroles des calomniateurs du monde !
16.
« Qui
apprend beaucoup, désapprend tous les désirs violents » — c’est ce qu’on
se murmure aujourd’hui dans toutes les rues obscures.
« La
sagesse fatigue, rien ne vaut la peine ; tu ne dois pas
convoiter ! » — j’ai trouvé suspendue cette nouvelle table, même sur
les places publiques.
Brisez, ô
mes frères, brisez même cette nouvelle table ! Les gens fatigués du
monde l’ont suspendue, les prêtres de la mort et les estaffiers : car
voici, c’est aussi un appel à la servilité ! —
Ils ont mal
appris et ils n’ont pas appris les meilleures choses, tout trop tôt et tout
trop vite : ils ont mal mangé, c’est ainsi qu’ils se sont gâté
l’estomac, —
— car leur
esprit est un estomac gâté : c’est lui qui conseille la mort !
Car, en vérité, mes frères, l’esprit est un estomac !
La vie est
une source de joie : mais pour celui qui laisse parler son estomac gâté,
le père de la tristesse, toutes les sources sont empoisonnées.
Connaître :
c’est une joie pour celui qui a la volonté du lion. Mais celui qui est
fatigué est sous l’empire d’une volonté étrangère, toutes les vagues jouent
avec lui.
Et c’est
ainsi que font tous les hommes faibles : ils se perdent sur leurs chemins.
Et leur lassitude finit par demander : « Pourquoi avons-nous jamais
suivi ce chemin ? Tout est égal ! »
C’est à eux
qu’il est agréable d’entendre prêcher : « Rien ne vaut la
peine ! Vous ne devez pas vouloir ! » Ceci cependant est un
appel à la servilité.
Ô mes
frères ! Zarathoustra arrive comme un coup de vent frais pour tous ceux
qui sont fatigués de leur chemin ; bien des nez éternueront à cause de
lui !
Mon haleine
libre souffle aussi à travers les murs dans les prisons et dans les esprits prisonniers !
La volonté
délivre : car la volonté est créatrice ; c’est là ce que j’enseigne.
Et ce n’est que pour créer qu’il vous faut apprendre !
Et c’est
aussi de moi seulement qu’il vous faut apprendre à apprendre, à bien
apprendre ! — Que celui qui a des oreilles entende.
17.
La barque
est prête, — elle vogue vers là-bas, peut-être vers le grand néant. — Mais qui
veut s’embarquer vers ce « peut-être » ?
Personne de
vous ne veut s’embarquer sur la barque de mort ! Pourquoi voulez-vous
alors être fatigués du monde !
Fatigués du
monde ! Avant d’être ravis à la terre. Je vous ai toujours trouvés
désireux de la terre, amoureux de votre propre fatigue de la terre !
Ce n’est pas
en vain que vous avez la lèvre pendante : un petit souhait terrestre lui
pèse encore ! Et ne flotte-t-il dans votre regard pas un petit nuage de
joie terrestre que vous n’avez pas encore oubliée ?
Il y a sur
terre beaucoup de bonnes inventions, les unes utiles, les autres
agréables : c’est pourquoi il faut aimer la terre.
Et quelques
inventions sont si bonnes qu’elles sont comme le sein de la femme, à la fois
utiles et agréables.
Mais vous
autres qui êtes fatigués du monde et paresseux ! Il faut vous caresser de
verges ! à coups de verges il faut vous rendre les jambes alertes.
Car si vous
n’êtes pas des malades et des créatures usées, dont la terre est fatiguée, vous
êtes de rusés paresseux ou bien des jouisseurs, des chats gourmands et
sournois. Et si vous ne voulez pas recommencer à courir joyeusement,
vous devez — disparaître !
Il ne faut
pas vouloir être le médecin des incurables : ainsi enseigne
Zarathoustra : disparaissez donc !
Mais il faut
plus de courage pour faire une fin, qu’un vers nouveau : c’est ce
que savent tous les médecins et tous les poètes. —
18.
Ô mes
frères, il y a des tables créées par la fatigue et des tables créées par la
paresse, la paresse pourrie : quoiqu’elles parlent de la même façon, elles
veulent être écoutées de façons différentes. —
Voyez cet
homme langoureux ! Il n’est plus éloigné de son but que d’un empan, mais,
à cause de sa fatigue, il s’est couché, boudeur, dans le sable : ce
brave !
Il bâille de
fatigue, fatigué de son chemin, de la terre, de son but et de lui-même :
il ne veut pas faire un pas de plus, — ce brave !
Maintenant
le soleil darde ses rayons sur lui, et les chiens voudraient lécher sa
sueur : mais il est couché là dans son entêtement et préfère se
consumer : —
— se
consumer à un empan de son but ! En vérité, il faudra vous le tiriez par
les cheveux vers son ciel, — ce héros !
En vérité,
il vaut mieux que vous le laissiez là où il s’est couché, pour que le sommeil
lui vienne, le sommeil consolateur, avec un bruissement de pluie
rafraîchissante :
Laissez-le
coucher jusqu’à ce qu’il se réveille de lui-même, — jusqu’à ce qu’il réfute de
lui-même toute fatigue et tout ce qui en lui enseigne la fatigue !
Mais chassez
loin de lui, mes frères, les chiens, les paresseux sournois, et toute cette
vermine grouillante : —
— toute la
vermine grouillante des gens « cultivés » qui se nourrit de la sueur
des héros ! —
19.
Je trace des
cercles autour de moi et de saintes frontières ; il y en a toujours moins
qui montent avec moi sur des montagnes toujours plus hautes : j’élève une
chaîne de montagnes toujours plus saintes. —
Mais où que
vous vouliez monter avec moi, mes frères : veillez à ce qu’il n’y ait pas
de parasites qui montent avec vous !
Un
parasite : c’est un ver rampant et insinuant, qui veut s’engraisser de
tous vos recoins malades et blessés.
Et ceci
est son art de deviner où les âmes qui montent sont fatiguées : c’est dans
votre affliction et dans votre mécontentement, dans votre fragile pudeur, qu’il
construit son nid répugnant.
Là où le
fort est faible, là où le noble est trop indulgent, — c’est là qu’il construit
son nid répugnant : le parasite habite où le grand a de petits recoins
malades.
Quelle est
la plus haute espèce chez l’être et quelle est l’espèce la plus basse ? Le
parasite est la plus basse espèce, mais celui qui est de la plus haute espèce
nourrit le plus de parasites.
Car l’âme
qui a la plus longue échelle et qui peut descendre le plus bas : comment
ne porterait-elle pas sur elle le plus de parasites ? —
— l’âme la
plus vaste qui peut courir, au milieu d’elle-même s’égarer et errer le plus
loin, celle qui est la plus nécessaire, qui se précipite par plaisir dans le
hasard : —
— l’âme qui
est, qui plonge dans le devenir ; l’âme qui possède, qui veut
entrer dans le vouloir et dans le désir : —
— l’âme qui
se fuit elle-même et qui se rejoint elle-même dans le plus large cercle ;
l’âme la plus sage que la folie invite le plus doucement : —
— l’âme qui
s’aime le plus elle-même, en qui toutes choses ont leur montée et leur
descente, leur flux et leur reflux : — ô comment la plus haute âme
n’aurait-elle pas les pires parasites ?
20.
Ô mes
frères, suis-je donc cruel ? Mais je vous dis : ce qui tombe il faut
encore le pousser !
Tout ce qui
est d’aujourd’hui — tombe et se décompose ; qui donc voudrait le
retenir ? Mais moi — moi je veux encore le pousser !
Connaissez-vous
la volupté qui précipite les roches dans les profondeurs à pic ! — Ces
hommes d’aujourd’hui : regardez donc comme il roulent dans mes
profondeurs !
Je suis un
prélude pour de meilleurs joueurs, ô mes frères ! un exemple ! Faites
selon mon exemple !
Et s’il y a
quelqu’un à qui vous n’appreniez pas à voler, apprenez-lui du moins — à tomber
plus vite ! —
21.
J’aime les
braves : mais il ne suffit pas d’être bon sabreur, — il faut aussi savoir qui
l’on frappe !
Et souvent
il y a plus de bravoure à s’abstenir et à passer : afin de
se réserver pour un ennemi plus digne !
Vous ne
devez avoir que des ennemis dignes de haine, mais point d’ennemis dignes de
mépris : il faut que vous soyez fiers de votre ennemi : c’est ce que
j’ai enseigné une fois déjà.
Il faut vous
réserver pour un ennemi plus digne, ô mes amis : c’est pourquoi il y en a
beaucoup devant lesquels il faut passer, —
— surtout
devant la canaille nombreuse qui vous fait du tapage à l’oreille en vous
parlant du peuple et des nations.
Gardez vos
yeux de leur « pour » et de leur « contre » ! Il y a
là beaucoup de justice et d’injustice : celui qui est spectateur se fâche.
Être
spectateur et frapper dans la masse — c’est l’œuvre d’un instant : c’est
pourquoi allez-vous-en dans les forêts et laissez reposer votre épée !
Suivez vos
chemins ! Et laissez les peuples et les nations suivre les leurs ! —
des chemins obscurs, en vérité, où nul espoir ne scintille plus !
Que
l’épicier règne, là où tout ce qui brille — n’est plus qu’or d’épicier !
Ce n’est plus le temps des rois : ce qui aujourd’hui s’appelle peuple ne
mérite pas de roi.
Regardez
donc comme ces nations imitent maintenant elles-mêmes les épiciers : elles
ramassent les plus petits avantages dans toutes les balayures !
Elles
s’épient, elles s’imitent, — c’est ce qu’elles appellent « bon
voisinage ». Ô bienheureux temps, temps lointain où un peuple se
disait : C’est sur d’autres peuples que je veux être — maître ! »
Car, ô mes
frères, ce qu’il y a de meilleur doit régner, ce qu’il y a de meilleur veut
aussi régner ! Et où il y a une autre doctrine, ce qu’il a de meilleur — fait
défaut.
22.
Si ceux-ci
— avaient le pain gratuit, malheur à eux ! Après quoi crieraient-ils ?
De quoi s’entretiendraient-ils si ce n’était de leur entretien ? et il
faut qu’ils aient la vie dure !
Ce sont des
bêtes de proie : dans leur « travail » — il y a aussi du
rapt ; dans leur gain — il y a aussi de la ruse ! C’est pourquoi il
faut qu’ils aient la vie dure !
Il faut donc
qu’ils deviennent de meilleures bêtes de proie, plus fines et plus rusées, des
bêtes plus semblables à l’homme : car l’homme est la meilleure bête
de proie.
L’homme a
déjà pris leurs vertus à toutes les bêtes, c’est pourquoi, de tous les animaux,
l’homme a eu la vie la plus dure.
Seuls les
oiseaux sont encore au-dessus de lui. Et si l’homme apprenait aussi à voler,
malheur à lui ! à quelle hauteur — sa rapacité volerait-elle !
23.
C’est ainsi
que je veux l’homme et la femme : l’un apte à la guerre, l’autre apte à
engendrer, mais tous deux aptes à danser avec la tête et les jambes.
Et que
chaque jour où l’on n’a pas dansé une fois au moins soit perdu pour nous !
Et que toute vérité qui n’amène pas au moins une hilarité nous semble
fausse !
24.
Veillez à la
façon dont vous concluez vos mariages, veillez à ce que ce ne soit pas une
mauvaise conclusion ! Vous avez conclu trop tôt : il s’en suit
donc — une rupture !
Et il vaut
mieux encore rompre le mariage que de se courber et de mentir ! — Voilà ce
qu’une femme m’a dit : « Il est vrai que j’ai brisé les liens du
mariage, mais les liens du mariage m’avaient d’abord brisée — moi ! »
J’ai
toujours trouvé que ceux qui étaient mal assortis étaient altérés de la pire
vengeance : ils se vengent sur tout le monde de ce qu’ils ne peuvent plus
marcher séparément.
C’est
pourquoi je veux que ceux qui sont de bonne foi disent : « Nous nous
aimons : veillons à nous garder en affection ! Ou bien notre
promesse serait-elle une méprise ! »
—
« Donnez-nous un délai, une petite union pour que nous voyions si nous
sommes capables d’une longue union ! C’est une grande chose que d’être
toujours à deux ! »
C’est ainsi
que je conseille à tous ceux qui sont de bonne foi ; et que serait donc
mon amour du Surhumain et de tout ce qui doit venir si je conseillais et si je
parlais autrement !
Il ne faut
pas seulement vous multiplier, mais vous élever — ô mes frères, que vous
soyez aidés en cela par le jardin du mariage.
25.
Celui qui a
acquis l’expérience des anciennes origines finira par chercher les sources de
l’avenir et des origines nouvelles. —
Ô mes
frères, il ne se passera plus beaucoup de temps jusqu’à ce que jaillissent de
nouveaux peuples, jusqu’à ce que de nouvelles sources mugissent dans leurs
profondeurs.
Car le
tremblement de terre — c’est lui qui enfouit bien des fontaines et qui crée
beaucoup de soif : il élève aussi à la lumière les forces intérieures et
les mystères.
Le
tremblement de terre révèle des sources nouvelles. Dans le cataclysme de
peuples anciens, des sources nouvelles font irruption.
Et celui qui
s’écrie : « Regardez donc, voici une fontaine pour beaucoup
d’altérés, un cœur pour beaucoup de langoureux, une volonté pour
beaucoup d’instruments » : — c’est autour de lui que s’assemble un peuple,
c’est-à-dire beaucoup d’hommes qui essayent.
Qui sait
commander et qui doit obéir — c’est ce que l’on essaie là. Hélas !
avec combien de recherches, de divinations, de conseils, d’expériences et de
tentatives nouvelles !
La société
humaine est une tentative, voilà ce que j’enseigne, — une longue
recherche ; mais elle cherche celui qui commande !
— une
tentative, ô mes frères ! et non un « contrat » !
Brisez, brisez-moi de telles paroles qui sont des paroles de cœurs lâches et
des demi-mesures !
26.
Ô mes
frères ! où est le plus grand danger de tout avenir humain ? N’est-ce
pas chez les bons et les justes ! —
— chez ceux
qui parlent et qui sentent dans leur cœur : « Nous savons déjà ce qui
est bon et juste, nous le possédons aussi ; malheur à ceux qui veulent
encore chercher sur ce domaine ! »
Et quel que
soit le mal que puissent faire les méchants : le mal que font les bons est
le plus nuisible des maux !
Et quel que
soit le mal que puissent faire les calomniateurs du monde ; le mal que
font les bons est le plus nuisible des maux !
Ô mes
frères, un jour quelqu’un a regardé dans le cœur des bons et des justes et il a
dit : « Ce sont les pharisiens. » Mais on ne le comprit point.
Les bons et
les justes eux-mêmes ne devaient pas le comprendre : leur esprit est
prisonnier de leur bonne conscience. La bêtise des bons est une sagesse
insondable.
Mais ceci est
la vérité : il faut que les bons soient des pharisiens, — ils n’ont
pas de choix !
Il faut que les bons crucifient celui qui
s’invente sa propre vertu ! Ceci est la vérité !
Un autre
cependant qui découvrit leur pays, — le pays, le cœur et le terrain des bons et
des justes : ce fut celui qui demanda : « Qui haïssent-ils le
plus ? »
C’est le créateur
qu’ils haïssent le plus : celui qui brise des tables et de vieilles
valeurs, le briseur, — c’est lui qu’ils appellent criminel.
Car les bons
ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la
fin : — ils crucifient celui qui écrit des valeurs nouvelles sur des
tables nouvelles, ils sacrifient l’avenir pour eux-mêmes, ils crucifient
tout l’avenir des hommes !
Les bons —
furent toujours le commencement de la fin. —
27.
Ô mes
frères, avez-vous aussi compris cette parole ? et ce que j’ai dit un jour
du « dernier homme » ? — —
Chez qui y
a-t-il les plus grands dangers pour l’avenir des hommes ? N’est-ce pas
chez les bons et les justes ?
Brisez,
brisez-moi les bons et les justes ! — Ô mes frères, avez-vous aussi compris cette
parole ?
28.
Vous fuyez
devant moi ? Vous êtes effrayés ? Vous tremblez devant cette
parole ?
Ô mes
frères, ce n’est que lorsque vous ai dit de briser les bons et les tables des bons,
que j’ai embarqué l’homme sur la pleine mer.
Et c’est
maintenant seulement que lui vient la grande terreur, le grand regard
circulaire, la grande maladie, le grand dégoût, le grand mal de mer.
Les bons
vous ont montré des côtes trompeuses et de fausses sécurités ; vous étiez
nés dans les mensonges des bons et vous vous y êtes abrités. Les bons ont
faussé et dénaturé toutes choses jusqu’à la racine.
Mais celui
qui découvrit le pays « homme », découvrit en même temps le pays
« l’avenir des hommes ». Maintenant vous devez être pour moi des
matelots braves et patients !
Marchez
droit, à temps, ô mes frères, apprenez à marcher droit ! La mer est
houleuse : il y en a beaucoup qui ont besoin de vous pour se redresser.
La mer est
houleuse : tout est dans la mer. Eh bien ! allez, vieux cœurs de
matelots !
Qu’importe
la patrie ! Nous voulons faire voile vers là-bas, vers le pays
de nos enfants ! au large. Là-bas, plus fougueux que la mer,
bouillonne notre grand désir.
29.
« Pourquoi
si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne
sommes-nous pas proches parents ? — »
Pourquoi si
mous ? Ô mes frères, je vous le demande : n’êtes-vous donc pas — mes
frères ?
Pourquoi si
mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourqoui y a-t-il tant de
reniement, tant d’abnégation dans votre cœur ? si peu de destinée dans
votre regard ?
Et si vous
ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous
un jour vaincre avec moi ?
Et si votre
dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment
pourriez-vous un jour créer avec moi ?
Car les
créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre
main en des siècles, comme en de la cire molle, —
— béatitude
d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que
de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.
Ô mes
frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle : DEVENEZ DURS !
30.
Ô toi ma
volonté ! Trêve de toute misère, toi ma nécessité ! Garde moi
de toutes les petites victoires !
Hasard de
mon âme que j’appelle destinée ! Toi qui es en moi et au-dessus de
moi ! Garde-moi et réserve-moi pour une grande destinée !
Et ta
dernière grandeur, ma volonté, conserve-la pour la fin, — pour que tu sois
implacable dans ta victoire ! Hélas ! qui ne succombe pas à sa
victoire !
Hélas !
quel œil ne s’est pas obscurci dans cette ivresse de crépuscule ?
Hélas ! quel pied n’a pas trébuché et n’a pas désappris la marche dans la
victoire ! —
— Pour qu’un
jour je sois prêt et mûr lors du grand Midi : prêt et mûr comme l’airain
chauffé à blanc, comme le nuage gros d’éclairs et le pis gonflé de lait :
—
— prêt à
moi-même et à ma volonté la plus cachée : un arc qui brûle de connaître sa
flèche, une flèche qui brûle de connaître son étoile : —
— une étoile
prête et mûre dans son midi, ardente et transpercée, bienheureuse de la flèche
céleste qui la détruit : —
— soleil
elle-même et implacable volonté de soleil, prête à détruire dans la
victoire !
Ô
volonté ! trêve de toute misère, toi ma nécessité !
Réserve-moi pour une grande victoire ! — —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
LE CONVALESCENT
1.
Un matin,
peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s’élança de sa
couche comme un fou, se mit à crier d’une voix formidable, gesticulant comme
s’il y avait sur sa couche un Autre que lui et qui ne voulait pas se
lever ; et la voix de Zarathoustra retentissait de si terrible manière que
ses animaux effrayés s’approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de
toutes les fissures qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les
animaux s’enfuirent, — volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu’ils
avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles :
Debout,
pensée vertigineuse, surgis du plus profond de mon être ! Je suis ton
chant du coq et ton aube matinale, dragon endormi ; lève-toi ! Ma
voix finira bien par te réveiller !
Arrache les
tampons de tes oreilles : écoute ! Car je veux que tu parles !
Lève-toi ! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes
apprennent à entendre !
Frotte tes
yeux, afin d’en chasser le sommeil, toute myopie et tout aveuglement.
Ecoute-moi aussi avec tes yeux : ma voix est un remède, même pour ceux qui
sont nés aveugles.
Et quand une
fois tu seras éveillé, tu le resteras à jamais. Ce n’est pas mon
habitude de tirer de leur sommeil d’antiques aïeules, pour leur dire — de se
rendormir !
Tu bouges,
tu t’étires et tu râles ? Debout ! debout ! ce n’est point râler
— mais parler qu’il te faut ! Zarathoustra t’appelle, Zarathoustra
l’impie !
Moi
Zarathoustra, l’affirmateur de la vie, l’affirmateur de la douleur,
l’affirmateur du cercle éternel — c’est toi que j’appelle, toi la plus profonde
de mes pensées !
Ô
joie ! Tu viens, — je t’entends ! Mon abîme parle. J’ai
retourné vers la lumière ma dernière profondeur !
Ô
joie ! Viens ici ! Donne-moi la main — — Ah ! Laisse !
Ah ! Ah ! — — dégoût ! dégoût ! dégoût ! — — — Malheur
à moi !
2.
Mais à peine
Zarathoustra avait-il dit ces mots qu’il s’effondra à terre tel un mort, et il
resta longtemps comme mort. Lorsqu’il revint à lui, il était pâle et tremblant,
et il resta couché et longtemps il ne voulut ni manger ni boire. Il reste en
cet état pendant sept jours ; ses animaux cependant ne le quittèrent ni le
jour ni la nuit, si ce n’est que l’aigle prenait parfois son vol pour chercher
de la nourriture. Et il déposait sur la couche de Zarathoustra tout ce qu’il
ramenait dans ses serres : en sorte que Zarathoustra finit par être couché
sur un lit de baies jaunes et rouges, de grappes, de pommes d’api, d’herbes
odorantes et de pommes de pins. Mais à ses pieds, deux brebis que l’aigle avait
dérobées à grand’peine à leurs bergers étaient étendues.
Enfin, après sept jours, Zarathoustra se redressa sur sa couche, prit une pomme d’api dans la main, se mit à la flairer et trouva son odeur agréable. Alors les animaux crurent que l’heure était venue de lui parler.
« Ô
Zarathoustra, dirent-ils, voici sept jours que tu gis ainsi les yeux
appesantis : ne veux-tu pas enfin te remettre sur tes jambes ?
Sors de ta
caverne : le monde t’attend comme un jardin. Le vent se joue des lourds
parfums qui veulent venir à toi ; et tous les ruisseaux voudraient courir
à toi.
Toutes les
choses soupirent après toi, alors que toi tu est resté seul pendant sept jours,
— sors de ta caverne ! Toutes les choses veulent être tes médecins !
Une nouvelle
certitude est-elle venue vers toi, lourde et chargée de ferment ? Tu t’es
couché là comme une pâte qui lève, ton âme se gonflait et débordait de tous ses
bords. — »
— Ô mes animaux,
répondit Zarathoustra, continuez à babiller ainsi et laissez-moi écouter !
Votre babillage me réconforte : où l’on babille, le monde me semble étendu
devant moi comme un jardin.
Quelle
douceur n’y a-t-il pas dans les mots et les sons ! les mots et les sons ne
sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires jetés entre des êtres à
jamais séparés ?
À chaque âme
appartient un autre monde, pour chaque âme toute autre âme est un
arrière-monde.
C’est entre
les choses les plus semblables que mentent les plus beaux mirages ; car
les abîmes les plus étroits sont plus les difficiles à franchir.
Pour moi —
comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi ? Il n’y pas de
non-moi ! Mais tous les sons nous font oublier cela ; comme il est
doux que nous puissions l’oublier !
Les noms et
les sons n’ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l’homme s’en
réconforte ? N’est-ce pas une douce folie que le langage : en parlant
l’homme danse sur toutes les choses.
Comme toute
parole est douce, comme tous les mensonges des sons paraissent doux ! Les
sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés. » —
— « Ô
Zarathoustra, dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, ce
sont les choses elles-mêmes qui dansent : tout vient et se tend la main,
et rit, et s’enfuit — et revient.
Tout va,
tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout
refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement.
Tout se
brise, tout s’assemble à nouveau ; éternellement se bâtit le même édifice
de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l’anneau de
l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même.
À chaque
moment commence l’existence ; autour de chaque ici se déploie la
sphère là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l’éternité est
tortueux. » —
— « Ô
espiègles que vous êtes, ô serinettes ! répondit Zarathoustra en souriant
de nouveau, comme vous savez bien ce qui devait s’accomplir en sept
jours : —
— et comme
ce monstre s’est glissé au fond de ma gorge pour m’étouffer ! Mais d’un
coup de dent je lui ai coupé la tête et je l’ai crachée loin de moi.
Et vous, —
vous en avez déjà fait une rengaine ! Mais maintenant je suis couché là,
fatigué d’avoir mordu et d’avoir craché, malade encore de ma propre délivrance.
Et vous avez
été spectateurs de tout cela ? Ô mes animaux, êtes-vous donc cruels, vous
aussi ? Avez-vous voulu contempler ma grande douleur comme font les
hommes ? Car l’homme est le plus cruel de tous les animaux.
C’est en
assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que,
jusqu’à présent, il s’est senti plus à l’aise sur la terre ; et lorsqu’il
s’inventa l’enfer, ce fut, en vérité, son paradis sur la terre.
Quand le
grand homme crie : — aussitôt le petit accourt à ses côtés ; et
l’envie lui fait pendre la langue hors de la bouche. Mais il appelle cela sa
« compassion ».
Voyez le
petit homme, le poète surtout — avec combien d’ardeur ses paroles
accusent-elles la vie ! Ecoutez-le, mais n’oubliez pas d’entendre le
plaisir qu’il y a dans toute accusation !
Ces
accusateurs de la vie : la vie, d’une œillade, en a raison. « Tu
m’aimes ? dit-elle, l’effrontée ; attends un peu, je n’ai pas encore
le temps pour toi. »
L’homme est
envers lui-même l’animal le plus cruel ; et, chez tous ceux qui s’appellent
pécheurs », « porteurs de croix » et « pénitents »,
n’oubliez pas d’entendre la volupté qui se mêle à leurs plaintes et à leurs
accusations !
Et moi-même
— est-ce que je veux être par là l’accusateur de l’homme ? Hélas !
mes animaux, le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien de
l’homme, c’est la seule chose que j’ai apprise jusqu’à présent, —
— le plus
grand mal est la meilleure part de la force de l’homme, la pierre la
plus dure pour le créateur suprême ; il faut que l’homme devienne meilleur
et plus méchant : —
Je n’ai pas
été attaché à cette croix, qui est de savoir que l’homme est méchant,
mais j’ai crié comme personne encore n’a crié :
« Hélas !
pourquoi sa pire méchanceté est-elle si petite ! Hélas ! pourquoi sa
meilleure bonté est-elle si petite ! »
Le grand
dégoût de l’homme — c’est ce dégoût qui m’a étouffé et qui m’était entré
dans le gosier ; et aussi ce qu’avait prédit le devin : « Tout
est égal, rien ne vaut la peine, le savoir étouffe ! »
Un long
crépuscule se traînait en boitant devant moi, une tristesse fatiguée et ivre
jusqu’à la mort, qui disait d’une voix coupée de bâillements :
« Il
reviendra éternellement, l’homme dont tu est fatigué, l’homme petit » —
ainsi bâillait ma tristesse, traînant la jambe sans pouvoir s’endormir.
La terre
humaine se transformait pour moi en caverne, son sein se creusait, tout ce qui
était vivant devenait pour moi pourriture, ossements humains et passé en
ruines.
Mes soupirs
se penchaient sur toutes les tombes humaines et ne pouvaient plus les
quitter ; mes soupirs et mes questions coassaient, étouffaient, rongeaient
et se plaignaient jour et nuit :
—
« Hélas ! l’homme reviendra éternellement ! L’homme petit
reviendra éternellement ! » —
Je les ai
vus nus jadis, le plus grand et le plus petit des hommes : trop semblables
l’un à l’autre, — trop humains, même le plus grand !
Trop petit
le plus grand ! — Ce fut là ma lassitude de l’homme ! Et l’éternel
retour, même du plus petit ! — Ce fut là ma lassitude de toute
existence !
Hélas !
dégoût ! dégoût ! dégoût ! » — Ainsi parlait Zarathoustra,
soupirant et frissonnant, car il se souvenait de sa maladie. Mais alors ses
animaux ne le laissèrent pas continuer.
« Cesse
de parler, convalescent ! — ainsi lui répondirent ses animaux, mais sors
d’ici, va où t’attend le monde, semblable à un jardin.
Va auprès
des rosiers, des abeilles et des essaims de colombes ! va surtout auprès
des oiseaux chanteurs : afin d’apprendre leur chant !
Car le chant
convient aux convalescents ; celui qui se porte bien parle plutôt. Et si
celui qui se porte bien veut des chants, c’en seront d’autres cependant que
ceux du convalescent. »
— « Ô
espiègles que vous êtes, ô serinettes, taisez-vous donc ! — répondit
Zarathoustra en riant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation
je me suis inventée pour moi-même en sept jours !
Qu’il me
faille chanter de nouveau, c’est là la consolation que j’ai inventée
pour moi, c’est là la guérison. Voulez-vous donc aussi faire de cela une
rengaine ? »
—
« Cesse de parler, lui répondirent derechef ses animaux ; toi qui es
convalescent, apprête-toi plutôt une lyre, une lyre nouvelle !
Car vois
donc, Zarathoustra ! Pour tes chants nouveaux, il faut une lyre nouvelle.
Chante, ô
Zarathoustra et que tes chants retentissent comme une tempête, guéris ton âme
avec des chants nouveaux : afin que tu puisses porter ta grande destinée
qui ne fut encore la destinée de personne !
Car tes
animaux savent bien qui tu es, Zarathoustra, et ce que tu dois devenir :
voici, tu es le prophète de l’éternel retour des choses, — ceci est
maintenant ta destinée !
Qu’il faille
que tu enseignes le premier cette doctrine, — comment cette grande destinée ne
serait-elle pas aussi ton plus grand danger et ta pire maladie !
Vois, nous
savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent
éternellement et que nous revenons nous-mêmes avec elles, que nous avons déjà
été là une infinité de fois et que toutes choses ont été avec nous.
Tu enseignes
qu’il y a une grande année du devenir, un monstre de grande année : il faut
que, semblable à un sablier, elle se retourne sans cesse à nouveau, pour
s’écouler et se vider à nouveau : —
— en sorte
que toutes ces années se ressemblent entre elles, en grand et aussi en petit, —
en sorte que nous sommes nous-mêmes semblables à nous-mêmes, dans cette grande
année, en grand et aussi en petit.
Et si tu
voulais mourir à présent, ô Zarathoustra : voici, nous savons aussi
comment tu te parlerais à toi-même : — mais tes animaux te supplient de ne
pas mourir encore !
Tu parlerais
sans trembler et tu pousserais plutôt un soupir d’allégresse : car un
grand poids et une grande angoisse seraient enlevés de toi, de toi qui es le
plus patient ! —
« Maintenant
je meurs et je disparais, dirais-tu, et dans un instant je ne serai plus rien.
Les âmes sont aussi mortelles que les corps.
Mais un jour
reviendra le réseau des causes où je suis enserré, — il me recréera ! Je
fais moi-même partie des causes de l’éternel retour des choses.
Je
reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent — non
pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable :
— je
reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand
et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes
choses, —
— afin de
proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin
d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhumain.
J’ai dit ma
parole, ma parole me brise : ainsi le veut ma destinée éternelle, — je
disparais en annonciateur !
L’heure est
venue maintenant, l’heure où celui qui disparaît se bénit lui-même. Ainsi — finit
le déclin de Zarathoustra. » —
Lorsque les
animaux eurent prononcé ces paroles, ils se turent et attendirent que
Zarathoustra leur dît quelque chose : mais Zarathoustra n’entendait pas
qu’ils se taisaient. Il était étendu tranquille, les yeux fermés, comme s’il
dormait, quoiqu’il ne fût pas endormi : car il s’entretenait avec son âme.
Le serpent cependant et l’aigle, lorsqu’ils le trouvèrent ainsi silencieux,
respectèrent le grand silence qui l’entourait et se retirèrent avec précaution.
L’AUTRE CHANT DE LA DANSE
1.
« Je
viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans
tes yeux nocturnes, — cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur.
— j’ai vu
une barque d’or scintiller sur des eaux nocturnes, un berceau doré qui
enfonçait, tirait de l’eau et faisait signe !
Tu jetais un
regard vers mon pied fou de danse, un regard berceur, fondant, riant et
interrogateur :
Deux fois
seulement, de tes petites mains, tu remuas ta crécelle — et déjà mon pied se
dandinait, ivre de danse. —
Mes talons
se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne
porte-t-il pas son oreille — dans ses orteils !
C’est vers
toi que j’ai sauté : alors tu t’es reculée devant mon élan ; et c’est
vers moi que sifflaient les languettes de tes cheveux fuyants et volants !
D’un bond je
me suis reculé de toi et de tes serpents : tu te dressais déjà à demi
détournée, les yeux pleins de désirs.
Avec des
regards louches — tu m’enseignes des voies détournées ; sur des voies
détournées mon pied apprend — des ruses !
Je te crains
quand tu es près de moi, je t’aime quand tu es loin de moi ; ta fuite
m’attire, tes recherches m’arrêtent : — je souffre, mais, pour toi, que ne
souffrirais-je pas volontiers !
Toi, dont la
froideur allume, dont la haine séduit, dont la fuite attache, dont les
moqueries — émeuvent :
— qui ne te
haïrait pas, grande lieuse, enveloppeuse, séduisante, chercheuse qui
trouve ! Qui ne t’aimerait pas, innocente, impatiente, hâtive pécheresse
aux yeux d’enfant !
Où
m’entraînes-tu maintenant, enfant modèle, enfant mutin ? Et te voilà qui
me fuis de nouveau, doux étourdi, jeune ingrat !
Je te suis
en dansant, même sur une piste incertaine. Où es-tu ? Donne-moi la
main ! Ou bien un doigt seulement !
Il y a là
des cavernes et des fourrés : nous allons nous égarer ! —
Halte ! Arrête-toi ! Ne vois-tu pas voltiger des hiboux et des
chauves-souris ?
Toi, hibou
que tu es ! Chauve-souris ! Tu veux me narguer ? Où
sommes-nous ? C’est des chiens que tu as appris à hurler et à glapir.
Aimablement
tu claquais devant moi de tes petites dents blanches, tes yeux méchants
pétillent vers moi à travers ta petite crinière bouclée !
Quelle danse
par monts et par vaux ! je suis le chasseur : — veux-tu être mon
chien ou mon chamois ?
À côté de
moi maintenant ! Et plus vite que cela, méchante sauteuse !
Maintenant en haut ! Et de l’autre côté ! — Malheur à moi ! En
sautant je suis tombé moi-même !
Ah !
regarde comme je suis étendu ! regarde, pétulante, comme j’implore ta
grâce ! J’aimerais bien à suivre avec toi — des sentiers plus
agréables !
— les
sentiers de l’amour, à travers de silencieux buissons multicolores ! Ou
bien là-bas, ceux qui longent le lac : des poissons dorés y nagent et y
dansent !
Tu es
fatiguée maintenant ? Il y a là-bas des brebis et des couchers de
soleil : n’est-il pas beau de dormir quand les bergers jouent de la
flûte ?
Tu es si
fatiguée ? Je vais t’y porter, laisse seulement flotter tes bras !
As-tu peut-être soif ? — j’aurais bien quelque chose, mais ta bouche n’en
veut pas !
Ô ce maudit
serpent, cette sorcière glissante, brusque et agile ! Où t’es-tu
fourrée ? Mais sur mon visage je sens deux marques de ta main, deux taches
rouges !
Je suis
vraiment fatigué d’être toujours ton berger moutonnier ! Sorcière !
j’ai chanté pour toi jusqu’à présent, maintenant pour moi tu dois —
crier !
Tu dois
danser et crier au rythme de mon fouet ! Je n’ai pourtant pas oublié le
fouet ? — Non ! » —
2.
Voilà ce que
me répondit alors la vie, en se bouchant ses délicates oreilles :
« Ô
Zarathoustra ! Ne claque donc pas si épouvantablement de ton fouet !
Tu le sais bien : le bruit assassine les pensées, — et voilà que me
viennent de si tendres pensées.
Nous sommes
tous les deux de vrais propres à rien, de vrais fainéants. C’est par delà le
bien et mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie — nous les
avons trouvées tout seuls à nous deux ! C’est pourquoi il faut que nous
nous aimions l’un l’autre !
Et si même
nous ne nous aimons pas du fond du cœur, — faut-il donc s’en vouloir, quand on
ne s’aime pas du fond du cœur ?
Et que je
t’aime, que je t’aime souvent de trop, tu sais cela : et la raison en est
que je suis jaloux de ta sagesse. Ah ! cette vieille folle sagesse !
Si ta
sagesse se sauvait une fois de toi, hélas ! vite mon amour, lui aussi, se
sauverait de toi. » —
Alors la vie
regarda pensive derrière elle et autour d’elle et elle dit à voix basse :
« Ô Zarathoustra, tu ne m’es pas assez fidèle !
Il s’en faut
de beaucoup que tu ne m’aimes autant que tu le dis ; je sais que tu songes
à me quitter bientôt.
Il y a un
vieux bourdon, lourd, très lourd : il sonne la nuit là-haut, jusque dans
ta caverne : —
— Quand tu
entends cette cloche sonner les heures à minuit, tu songes à me quitter entre
une heure et minuit : —
— tu y
songes, ô Zarathoustra, je sais que tu veux bientôt m’abandonner ! »
—
« Oui,
répondis-je en hésitant, mais tu le sais aussi — » Et je lui dis quelque
chose à l’oreille, en plein dans ses touffes de cheveux embrouillées, dans ses
touffes jaunes et folles.
« Tu sais
cela, ô Zarathoustra ? Personne ne sait cela — — »
Et nous nous
sommes regardés, nous avons jeté nos regards sur la verte prairie, où passait
la fraîcheur du soir, et nous avons pleuré ensemble. — Mais alors la vie
m’était plus chère que ne m’a jamais été toute ma sagesse. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
3.
Un !
Ô homme
prends garde !
Deux !
Que dit
minuit profond ?
Trois !
« J’ai
dormi, j’ai dormi —,
Quatre !
« D’un
rêve profond je me suis éveillé : —
Cinq !
« Le
monde est profond,
Six !
« Et
plus profond que ne pensait le jour.
Sept !
« Profonde
est sa douleur —,
Huit !
« La
joie — plus profonde que l’affliction.
Neuf !
« La
douleur dit : Passe et finis !
Dix !
« Mais
toute joie veut l’éternité —
Onze !
« —
veut la profonde éternité ! »
Douze !
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