Le Crépuscule des
idoles
Ou Comment on philosophe avec un marteau
Ou Comment on philosophe avec un marteau
AVANT-PROPOS
Conserver sa
sérénité au milieu d’une cause sombre et justifiable au-delà de toute mesure,
ce n’est certes pas un petit tour d’adresse : et pourtant qu’y aurait-il
de plus nécessaire que la sérénité ? Nulle chose ne réussit à moins que la
pétulance n’y ait sa part. Un excédent de force ne fait que prouver la force. —
Une Transmutation de toutes les valeurs, ce point d’interrogation si
noir, si énorme, qu’il jette des ombres sur celui qui le pose, — une telle
destinée dans une tâche nous force à chaque instant de courir au soleil, de
secouer un sérieux qui s’est mis à trop nous peser. Tout moyen y est bon, tout
« événement » est le bienvenu. Avant tout la guerre. La guerre
fut toujours la grande prudence de tous les esprits qui se sont trop
concentrés, de tous les esprits devenus trop profonds ; il y a de la force
de guérir même dans la blessure. Depuis longtemps une sentence dont je cache
l’origine à la curiosité savante a été ma devise
Increscunt animi, virescit
volnere virtus.
Un autre
moyen de guérison que je préfère encore le cas échéant, consisterait à surprendre
les idoles... Il y a plus d’idoles que de réalités dans le monde :
c’est là mon « mauvais œil » pour ce monde, c’est là aussi ma
« mauvaise oreille »... Poser ici des questions avec le marteau
et entendre peut-être comme réponse ce fameux son creux qui parle d’entrailles
gonflées — quel ravissement pour quelqu’un qui, derrière les oreilles, possède
d’autres oreilles encore, — pour moi, vieux psychologue et attrapeur de rats
qui arrive à faire parler ce qui justement voudrait rester muet...
Cet écrit
lui aussi — le titre le révèle — est avant tout un délassement, une tache de
lumière, un bond à côté dans l’oisiveté d’un psychologue. Peut-être est-ce
aussi une guerre nouvelle ? Et peut-être y surprend-on les secrets de
nouvelles idoles ?... Ce petit écrit est une grande déclaration de
guerre ; et pour ce qui en est de surprendre les secrets des idoles,
cette fois-ci ce ne sont pas des dieux à la mode, mais des idoles éternelles
que l’on touche ici du marteau comme on ferait d’un diapason, — il n’y a, en
dernière analyse, pas d’idoles plus anciennes, plus convaincues, plus
boursouflées... Il n’y en a pas non plus de plus creuses. Cela n’empêche pas
que ce soient celles en qui l’on croit le plus ; aussi, même dans
les cas les plus nobles, ne les appelle-t-on nullement des idoles...
Turin, le 30
septembre 1888,
le jour où
fut achevé le premier livre de
La Transmutation de toutes les valeurs.
La Transmutation de toutes les valeurs.
Frédéric Nietzsche
1.
La paresse
est mère de toute psychologie. Comment ? la psychologie serait-elle un...
vice ?
2.
Le plus
courageux d’entre nous n’a que rarement le courage d’affirmer ce qu’il sait
véritablement...
4.
« Toute
vérité est simple. » — N’est-ce pas là un double mensonge ? —
8.
À l’école de guerre de la vie. — Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort.
9.
Aide-toi,
toi-même : alors tout le monde t’aidera. Principe de l’amour du prochain.
10.
Ne commettez
point de lâcheté à l’égard de vos actions ! Ne les laissez pas en plan
après coup ! — Le remords de conscience est indécent.
15.
Les hommes
posthumes — moi, par exemple — sont moins bien compris que ceux qui sont
conformes à leur époque, mais on les entend mieux. Pour m’exprimer plus
exactement encore : on ne nous comprend jamais — et c’est de là que
vient notre autorité...
19.
Comment ?
vous avez choisi la vertu et l’élévation du cœur et en même temps vous jetez un
regard jaloux sur les avantages des indiscrets ? — Mais avec la vertu on
renonce aux « avantages »... (à écrire sur la porte d’un antisémite).
31.
Le ver que l’on piétine se
recroqueville. C’est la sagesse même. Il réduit ainsi les chances de se voir
piétiné à nouveau. Dans le langage des moralistes : humilité…
32.
Il y a une
haine contre le mensonge et la dissimulation qui vient d’une sensibilité du
point d’honneur ; il y a une haine semblable par lâcheté, puisque le
mensonge est interdit par la loi divine. Être trop lâche pour mentir...
33.
Combien peu
de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. — Sans musique
la vie serait une erreur. L’Allemand se figure Dieu lui-même en train de
chanter des chants.
34.
On ne peut
penser et écrire qu’assis (G. Flaubert). Je te tiens là, nihiliste ! Rester assis, c’est là
précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui vous
viennent en marchant ont de la valeur.
36.
Faisons-nous
tort à la vertu, nous autres immoralistes ? — Tout aussi peu que
les anarchistes aux princes. Ce n’est que depuis qu’on leur tire de nouveau
dessus qu’ils sont solidement assis sur leurs trônes. Morale : il faut
tirer sur la morale.
41.
Veux-tu
accompagner ? ou précéder ? ou bien encore aller de ton
côté ?... Il faut savoir ce que l’on veut et si l’on veut. — Quatrième
cas de conscience.
3.
Socrate
appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la
populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. Mais la laideur,
objection en soi, est presque une réfutation chez les Grecs. En fin de compte,
Socrate était-il un Grec ? La laideur est assez souvent l’expression d’une
évolution croisée, entravée par le croisement. Autrement elle apparaît
comme le signe d’une évolution descendante. Les anthropologistes qui s’occupent
de criminologie nous disent que le criminel type est laid : monstrum in
fronte, monstrum in animo. Mais le criminel est un décadent. Socrate
était-il un criminel type ? — Du moins cela ne serait pas contredit par ce
fameux jugement physionomique qui choquait tous les amis de Socrate. En passant
par Athènes, un étranger qui se connaissait en physionomie dit, en pleine
figure, à Socrate qu’il était un monstre, qu’il cachait en lui tous les mauvais
vices et désirs. Et Socrate répondit simplement : « Vous me
connaissez, monsieur ! » —
5.
Avec
Socrate, le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se
passe-t-il exactement ? Avant tout c’est un goût distingué qui est
vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant
Socrate, on écartait dans la bonne société les manières dialectiques : on
les tenait pour de mauvaises manières, elles étaient compromettantes. On en
détournait la jeunesse. Aussi se méfiait-on de tous ceux qui présentent leurs
raisons de telle manière. Les choses honnêtes comme les honnêtes gens ne
servent pas ainsi leurs principes avec les mains. Il est d’ailleurs indécent de
se servir de ses cinq doigts. Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru ne
vaut pas grand-chose. Partout où l’autorité est encore de bon ton, partout où
l’on ne « raisonne » pas, mais où l’on commande, le dialecticien est
une sorte de polichinelle : on se rit de lui, on ne le prend pas au
sérieux. — Socrate fut le polichinelle qui se fit prendre au sérieux :
qu’arriva-t-il là au juste ? —
7.
— L’ironie
de Socrate était-elle une expression de révolte ? de ressentiment
populaire ? savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité, dans le coup de
couteau du syllogisme ? se venge-t-il des grands qu’il fascine ? —
Comme dialecticien on a en main un instrument sans pitié ; on peut avec
lui faire le tyran ; on compromet en remportant la victoire. Le
dialecticien laisse à son antagoniste le soin de faire la preuve qu’il n’est
pas un idiot : il rend furieux et en même temps il prive de tout secours.
Le dialecticien dégrade l’intelligence de son antagoniste. Quoi ?
la dialectique n’est-elle qu’une forme de la vengeance chez Socrate ?
LA
« RAISON » DANS LA PHILOSOPHIE
2.
Je mets à
part avec un profond respect le nom d’Héraclite. Si le peuple des autres
philosophes rejetait le témoignage des sens parce que les sens sont multiples
et variables, il en rejetait le témoignage parce qu’ils présentent les choses
comme si elles avaient de la durée et de l’unité. Héraclite, lui aussi, fit
tort aux sens. Ceux-ci ne mentent ni à la façon qu’imaginent les Éléates ni
comme il se le figurait, lui, — en général ils ne mentent pas. C’est ce que
nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le
mensonge de l’unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée...
Si nous faussons le témoignage des sens, c’est la « raison » qui en
est la cause. Les sens ne mentent pas en tant qu’ils montrent le devenir, la
disparition, le changement... Mais dans son affirmation que l’être est une
fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le « monde des
apparences » est le seul réel : le « monde-vérité » est
seulement ajouté par le mensonge...
5.
—
Établissons par contre de quelle façon différente nous (— je dis nous
par politesse...) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence.
Autrefois on considérait le changement, la variation, le devenir en général,
comme des preuves de l’apparence, comme un signe qu’il devait y avoir quelque
chose qui nous égare. Aujourd’hui, au contraire, nous voyons exactement aussi
loin que le préjugé de la raison nous force à fixer l’unité, l’identité, la
durée, la substance, la cause, la réalité, l’être, qu’il nous enchevêtre en
quelque sorte dans l’erreur, qu’il nécessite l’erreur ; malgré que,
par suite d’une vérification sévère, nous soyons certains que l’erreur se
trouve là. Il n’en est pas autrement que du mouvement des astres : là nos
yeux sont l’avocat continuel de l’erreur, tandis qu’ici c’est notre langage
qui plaide sans cesse pour elle. Le langage appartient, par son origine, à
l’époque des formes les plus rudimentaires de la psychologie : nous
entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions
premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors
nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à
la volonté en tant que cause en général : nous croyons au
« moi », au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et
nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses — par là
nous créons la conception de « chose »… Partout l’être est
imaginé comme cause, substitué à la cause ; de la conception du
« moi » suit seulement, comme dérivation, la notion de l’
« être »… Au commencement il y avait cette grande erreur néfaste qui
considère la volonté comme quelque chose qui agit, — qui voulait que la
volonté soit une faculté… Aujourd’hui nous savons que ce n’est là qu’un
vain mot… Beaucoup plus tard, dans un monde mille fois plus éclairé, la sûreté,
la certitude subjective dans le maniement des catégories de la raison,
vint (avec surprise) à la conscience des philosophes : ils conclurent que
ces catégories ne pouvaient pas venir empiriquement, — tout l’empirisme est en
contradiction avec elles. D’où viennent-elles donc ? — Et dans
l’Inde comme en Grèce on a commis la même erreur : « Il faut que nous
ayons demeuré autrefois dans un monde supérieur (au lieu de dire dans un monde bien
inférieur, ce qui eût été la vérité !), il faut que nous ayons été
divins, car nous avons la raison ! »… En effet, rien n’a eu
jusqu’à présent une force de persuasion plus naïve que l’erreur de l’être,
comme elle a par exemple été formulée par les Éléates : car elle a pour
elle chaque parole, chaque phrase que nous prononçons ! — Les adversaires
des Éléates, eux aussi, succombèrent à la séduction de leur conception de
l’être : Démocrite, entre autres, lorsqu’il inventa son atome… La
« raison » dans le langage : ah ! quelle vieille femme
trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu,
puisque nous croyons encore à la grammaire…
6.
On me sera
reconnaissant de condenser en quatre thèses, une idée si importante et si
nouvelle : je facilite ainsi la compréhension, je provoque ainsi la
contradiction.
Première proposition. Les raisons qui firent appeler
« ce » monde un monde d’apparence, prouvent au contraire sa réalité,
— une autre réalité est absolument indémontrable.
Deuxième
proposition. Les signes
distinctifs que l’on a donnés de la véritable « essence des choses »
sont les signes caractéristiques du non-être, du néant ; de cette
contradiction, on a édifié le « monde-vérité » en vrai monde :
et c’est en effet le monde des apparences, en tant qu’illusion d’optique
morale.
Troisième
proposition. Parler
d’un « autre » monde que celui-ci n’a aucun sens, en admettant que
nous n’ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de
mise en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengeons de
la vie avec la fantasmagorie d’une vie « autre », d’une vie
« meilleure ».
Quatrième
proposition. Séparer le
monde en un monde « réel » et un monde des « apparences »,
soit à la façon du christianisme, soit à la façon de Kant (un chrétien perfide,
en fin de compte), ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un
symptôme de la vie déclinante… Le fait que l’artiste estime plus haut
l’apparence que la réalité n’est pas une objection contre cette proposition.
Car ici « l’apparence » signifie la réalité répétée, encore une
fois, mais sous forme de sélection, de redoublement, de correction…
L’artiste tragique n’est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est
problématique et terrible, il est dionysien…
COMMENT LE
« MONDE-VÉRITÉ »
DEVINT ENFIN UNE FABLE
Histoire d’une erreur.
DEVINT ENFIN UNE FABLE
Histoire d’une erreur.
1.
Le
« monde-vérité », accessible au sage, au religieux, au vertueux, — il
vit en lui, il est lui-même ce monde.
(La forme la plus ancienne de
l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la
proposition : « Moi Platon, je suis la vérité. »)
2.
Le
« monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage,
au religieux, au vertueux (« pour le pécheur qui fait pénitence »).
(Progrès de l’idée : elle
devient plus fine, plus insidieuse, plus insaisissable, — elle devient femme,
elle devient chrétienne…)
3.
Le
« monde-vérité », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas
promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif.
(L’ancien soleil au fond, mais
obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue pâle, nordique,
kœnigsbergienne.)
4.
Le
« monde-vérité » — inaccessible ? En tous les cas pas encore
atteint. Donc inconnu. C’est pourquoi il ne console ni ne sauve plus, il
n’oblige plus à rien : comment une chose inconnue pourrait-elle nous
obliger à quelque chose ?…
(Aube grise. Premier bâillement de
la raison. Chant du coq du positivisme.)
5.
Le
« monde-vérité » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige
même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent,
une idée réfutée : supprimons-la !
(Journée
claire ; premier déjeuner ; retour du bon sens et de la
gaieté ; Platon rougit de honte et tous les esprits libres font un vacarme
du diable.)
5.
Le
« monde-vérité », nous l’avons aboli : quel monde nous est
resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec
le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !
Midi ; moment de l’ombre la
plus courte ; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de
l’humanité ; INCIPIT ZARATHOUSTRA.
LA MORALE EN
TANT QUE MANIFESTATION
CONTRE NATURE
CONTRE NATURE
4.
Je mets un
principe en formule. Tout naturalisme dans la morale, c’est-à-dire toute saine
morale, est dominée par l’instinct de vie, — un commandement de la vie
quelconque est rempli par un canon déterminé d’ « ordres » et de
« défenses », une entrave ou une inimitié quelconque, sur le domaine
vital, est ainsi mise de côté. La morale antinaturelle, c’est-à-dire
toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se
dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux —, elle
est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de
ces instincts. Lorsqu’elle dit : « Dieu regarde les cœurs »,
elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et
considère Dieu comme l’ennemi de la vie… Le saint qui plaît à Dieu,
c’est le castrat idéal… La vie prend fin là où commence le « Royaume de
Dieu »…
5.
En admettant
que l’on ait compris ce qu’il y a de sacrilège dans un pareil soulèvement
contre la vie, tel qu’il est devenu presque sacro-saint dans la morale
chrétienne, on aura, par cela même et heureusement, compris autre chose
encore : ce qu’il y a d’inutile, de factice, d’absurde, de mensonger
dans un pareil soulèvement. Une condamnation de la vie de la part du vivant
n’est finalement que le symptôme d’une espèce de vie déterminée : sans
qu’on se demande en aucune façon si c’est à tort ou à raison. Il faudrait
prendre position en dehors de la vie et la connaître d’autre part tout
aussi bien que quelqu’un qui l’a traversée, que plusieurs et même tous ceux qui
y ont passé, pour ne pouvoir que toucher au problème de la valeur de la
vie : ce sont là des raisons suffisantes pour comprendre que ce problème
est en dehors de notre portée. Si nous parlons de la valeur, nous parlons sous
l’inspiration, sous l’optique de la vie : la vie elle-même nous force à
déterminer des valeurs, la vie elle-même évolue par notre entremise lorsque
nous déterminons des valeurs… Il s’ensuit que toute morale contre nature
qui considère Dieu comme l’idée contraire, comme la condamnation de la vie,
n’est en réalité qu’une évaluation de vie, — de quelle vie ? de quelle
espèce de vie ? Mais j’ai déjà donné ma réponse : de la vie
descendante, affaiblie, fatiguée, condamnée. La morale, telle qu’on l’a
entendue jusqu’à maintenant — telle qu’elle a été formulée en dernier lieu par
Schopenhauer, comme « négation de la volonté de vivre » — cette
morale est l’instinct de décadence même, qui se transforme en
impératif : elle dit : « va à ta perte ! » —
elle est le jugement de ceux qui sont déjà jugés…
6.
Considérons
enfin quelle naïveté il y a à dire : « L’homme devrait être fait de
telle manière ! » La réalité nous montre une merveilleuse richesse de
types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des formes : et
n’importe quel pitoyable moraliste des carrefours viendrait nous dire :
« Non ! l’homme devrait être fait autrement » ?… Il
sait même comment il devrait être, ce pauvre diable de cagot, il fait
son propre portrait sur les murs et il dit : « Ecce Homo ! »…
Même lorsque le moraliste ne s’adresse qu’à l’individu pour lui dire :
« C’est ainsi que tu dois être ! » il ne cesse pas de se rendre
ridicule. L’individu, quelle que soit la façon de le considérer, fait partie de
la fatalité, il est une loi de plus, une nécessité de plus pour tout ce qui est
à venir. Lui dire : « Change ta nature ! » ce serait
souhaiter la transformation de tout, même une transformation en arrière… Et
vraiment, il y a eu des moralistes conséquents qui voulaient que les hommes fussent
autres, c’est-à-dire vertueux, ils voulaient les hommes à leur image, à l’image
des cagots ; c’est pour cela qu’ils ont nié le monde. Point de
petite folie ! Point de façon modeste d’immodestie… La morale, pour peu
qu’elle condamne est, par soi-même, et non pas par égard pour la
vie, une erreur spécifique qu’il ne faut pas prendre en pitié, une idiosyncrasie
de dégénérés qui a fait immensément de mal !… Nous autres
immoralistes, au contraire, nous avons largement ouvert notre cœur à toute
espèce de compréhension, d’intelligibilité et d’approbation. Nous ne
nions pas facilement, nous mettons notre honneur à être affirmateurs.
Nos yeux se sont ouverts toujours davantage pour cette économie qui a besoin,
et qui sait se servir de tout ce que la sainte déraison, la raison maladive
du prêtre rejette, pour cette économie dans la loi vitale qui tire son avantage
même des plus répugnants spécimens de cagots, de prêtres et de pères la Vertu,
— quels avantages ? — Mais nous-mêmes, nous autres immoralistes,
nous sommes ici une réponse vivante…
LES QUATRE
GRANDES ERREURS
1.
Erreur de la confusion entre la cause et l’effet. — Il n’y a pas d’erreur plus
dangereuse que de confondre l’effet avec la cause : j’appelle cela
la véritable perversion de la raison. Néanmoins cette erreur fait partie des
plus anciennes et des plus récentes habitudes de l’humanité : elle est
même sanctifiée parmi nous, elle porte le nom de « religion » et de
« morale ». Toute proposition que formule la religion et la
morale renferme cette erreur ; les prêtres et les législateurs moraux sont
les promoteurs de cette perversion de raison. Je cite un exemple. Tout le monde
connaît le livre du célèbre Cornaro où l’auteur recommande sa diète étroite,
comme recette d’une vie longue et heureuse — autant que vertueuse. Bien peu de
livres ont été autant lus, et, maintenant encore, en Angleterre, on en imprime
chaque année plusieurs milliers d’exemplaires. Je suis persuadé qu’aucun livre
(la Bible exceptée, bien entendu) n’a jamais fait autant de mal, n’a jamais raccourci
autant d’existences que ce singulier factum qui part d’ailleurs d’une bonne
intention. La raison en est une confusion entre l’effet et la cause. Ce brave
Italien voyait dans sa diète la cause de sa longévité : tandis que
la condition première pour vivre longtemps, l’extraordinaire lenteur dans
l’assimilation et la désassimilation, la faible consommation des matières
nutritives, étaient en réalité la cause de sa diète. Il n’était pas libre de
manger beaucoup ou peu, sa frugalité ne dépendait pas de son
« libre arbitre » : il tombait malade dès qu’il mangeait
davantage. Non seulement celui qui n’est pas une carpe fait bien de manger
suffisamment, mais il en a absolument besoin. Un savant de nos jours,
avec sa rapide consommation de force nerveuse, au régime de Cornaro, se
ruinerait complètement. Credo experto.
2.
La formule
générale qui sert de base à toute religion et à toute morale s’exprime
ainsi : « Fais telle ou telle chose, ne fais point telle ou telle
autre chose — alors tu seras heureux ! Dans l’autre cas… » Toute
morale, toute religion n’est que cet impératif — je l’appelle le grand
péché héréditaire de la raison, l’immortelle déraison. Dans ma bouche
cette formule se transforme en son contraire — premier exemple de ma
« transmutation de toutes les valeurs » : un homme bien
constitué, un « homme heureux » fera forcément certaines
actions et craindra instinctivement d’en commettre d’autres, il reporte le
sentiment de l’ordre qu’il représente physiologiquement dans ses rapports avec
les hommes et les choses. Pour m’exprimer en formule : sa vertu est la conséquence
de son bonheur… Une longue vie, une postérité nombreuse, ce n’est pas là
la récompense de la vertu ; la vertu elle-même, c’est au contraire ce
ralentissement dans l’assimilation et la désassimilation qui, entre autres
conséquences, a aussi celles de la longévité et de la postérité nombreuse, en
un mot ce qu’on appelle le « Cornarisme ». — L’Eglise et la
Morale disent : « Le vice et le luxe font périr une race ou un
peuple. » Par contre ma raison rétablie affirme :
« Lorsqu’un peuple périt, dégénère physiologiquement, les vices et le luxe
(c’est-à-dire le besoin d’excitants toujours plus forts et toujours plus
fréquents, tels que les connaissent toutes les natures épuisées) en sont la
conséquence. Ce jeune homme pâlit et se fane avant le temps. Ses amis disent :
telle ou telle maladie en est la cause. Je réponds : le fait d’être tombé
malade, de ne pas avoir pu résister à la maladie est déjà la conséquence d’une
vie appauvrie, d’un épuisement héréditaire. Les lecteurs de journaux
disent : un parti se ruine avec telle ou telle faute. Ma politique
supérieure répond : un parti qui fait telle ou telle faute est à bout — il
ne possède plus sa sûreté d’instinct. Toute faute, d’une façon ou d’une autre,
est la conséquence d’une dégénérescence de l’instinct, d’une désagrégation de
la volonté : par là on définit presque ce qui est mauvais. Tout ce
qui est bon sort de l’instinct — et c’est, par conséquent, léger,
nécessaire, libre. La peine est une objection, le dieu se différencie du héros
par son type (dans mon langage : les pieds légers sont le premier attribut
de la divinité).
3.
Erreur d’une causalité fausse. — On a cru savoir de tous temps ce que c’est qu’une
cause : mais d’où prenions-nous notre savoir, ou plutôt la foi en notre
savoir ? Du domaine de ces célèbres « faits intérieurs », dont
aucun, jusqu’à présent, ne s’est trouvé effectif. Nous croyions être nous-mêmes
en cause dans l’acte de volonté, là du moins nous pensions prendre la causalité
sur le fait. De même on ne doutait pas qu’il faille chercher tous les
antécédents d’une action dans la conscience, et qu’en les y cherchant on les
retrouverait — comme « motifs » : car autrement on n’eût été ni
libre, ni responsable de cette action. Et enfin qui donc aurait mis en doute le
fait qu’une pensée est occasionnée, que c’est « moi » qui suis la
cause de la pensée ?… De ces « trois faits intérieurs » par quoi
la causalité semblait se garantir, le premier et le plus convaincant, c’est la volonté
considérée comme cause ; la conception d’une conscience
(« esprit ») comme cause, et plus tard encore celle du moi (du
« sujet ») comme cause ne sont venues qu’après coup, lorsque, par la
volonté, la causalité était déjà posée comme donnée, comme empirisme…
Depuis lors nous nous sommes ravisés. Nous ne croyons plus un mot de tout cela
aujourd’hui. Le « monde intérieur » est plein de mirages et de
lumières trompeuses : la volonté est un de ces mirages. La volonté ne met
plus en mouvement, donc elle n’explique plus non plus, — elle ne fait
qu’accompagner les événements, elle peut aussi faire défaut. Ce que l’on
appelle un « motif » : autre erreur. Ce n’est qu’un phénomène
superficiel de la conscience, un à-côté de l’action qui cache les antécédents
de l’action bien plutôt qu’il ne les représente. Et si nous voulions parler du
moi ! Le moi est devenu une légende, une fiction, un jeu de mots :
cela a tout à fait cessé de penser, de sentir et de vouloir !… Qu’est-ce
qui s’ensuit ? Il n’y a pas du tout de causes intellectuelles ! Tout
le prétendu empirisme inventé pour cela s’en est allé au diable ! Voilà
ce qui s’ensuit. — Et nous avions fait un aimable abus de cet « empirisme »,
en partant de là nous avions créé le monde, comme monde des causes,
comme monde de la volonté, comme monde des esprits. C’est là que la plus
ancienne psychologie, celle qui a duré le plus longtemps, a été à l’œuvre, elle
n’a absolument pas fait autre chose : tout événement lui était action,
toute action conséquence d’une volonté ; le monde devint pour elle une
multiplicité de principes agissants, un principe agissant (un
« sujet ») se substituant à tout événement. L’homme a projeté en
dehors de lui ses trois « faits intérieurs », ce en quoi il croyait
fermement, la volonté, l’esprit, le moi, — il déduisit d’abord la notion de
l’être de la notion du moi, il a supposé les « choses » comme
existantes à son image, selon sa notion du moi en tant que cause. Quoi
d’étonnant si plus tard il n’a fait que retrouver toujours, dans les choses, ce
qu’il avait mis en elles ? — La chose elle-même, pour le répéter
encore, la notion de la chose, n’est qu’un réflexe de la croyance au moi en
tant que cause… Et même votre atome, messieurs les mécanistes et physiciens,
combien de psychologie rudimentaire y demeure encore ! — Pour ne point
parler du tout de la « chose en soi », de l’horrendum pudendum
des métaphysiciens ! L’erreur de l’esprit comme cause confondu avec la
réalité ! Considéré comme mesure de la réalité ! Et dénommé Dieu !
—
4.
Erreur des causes imaginaires. — Pour prendre le rêve comme point de départ :
à une sensation déterminée, par exemple celle que produit la lointaine
détonation d’un canon, on substitue après coup une cause (souvent tout un petit
roman dont naturellement la personne qui rêve est le héros). La sensation se
prolonge pendant ce temps, comme dans une résonance, elle attend en quelque
sorte jusqu’à ce que l’instinct de causalité lui permette de se placer au
premier plan — non plus dorénavant comme un hasard, mais comme la
« raison » d’un fait. Le coup de canon se présente d’une façon causale
dans un apparent renversement du temps. Ce qui ne vient qu’après, la
motivation, semble arriver d’abord, souvent avec cent détails qui passent comme
dans un éclair, le coup suit… Qu’est-il arrivé ? Les
représentations qui produisent un certain état de fait ont été mal
interprétées comme les causes de cet état de fait. — En réalité nous faisons de
même lorsque nous sommes éveillés. La plupart de nos sentiments généraux —
toute espèce d’entrave, d’oppression, de tension, d’explosion dans le jeu des
organes, en particulier l’état du nerf sympathique — provoquent notre instinct
de causalité : nous voulons avoir une raison pour nous trouver en tel
ou tel état, — pour nous porter bien ou mal. Il ne nous suffit jamais de
constater simplement le fait que nous nous portons de telle ou telle
façon : nous n’acceptons ce fait, — nous n’en prenons conscience —
que lorsque nous lui avons donné une sorte de motivation. — La mémoire qui,
dans des cas pareils, entre en fonction sans que nous en ayons conscience,
amène des états antérieurs de même ordre et les interprétations causales qui
s’y rattachent, — et nullement leur causalité véritable. Il est vrai que
d’autre part la mémoire entraîne aussi la croyance que les représentations, que
les phénomènes de conscience accompagnateurs ont été les causes. Ainsi se forme
l’habitude d’une certaine interprétation des causes qui, en réalité, en
entrave et en exclut même la recherche.
5.
Explication psychologique de ce fait. — Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de
connu allège, tranquillise et satisfait l’esprit, et procure en outre un
sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger, l’inquiétude, le souci —
le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier
principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication.
Comme il ne s’agit au fond que de se débarrasser de représentations
angoissantes, on n’y regarde pas de si près pour trouver des moyens d’y
arriver : la première représentation par quoi l’inconnu se déclare connu
fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». Preuve du plaisir
(« de la force ») comme critérium de la vérité. — L’instinct de cause
dépend donc du sentiment de la peur qui le produit. Le « pourquoi »,
autant qu’il est possible, ne demande pas l’indication d’une cause pour l’amour
d’elle-même, mais plutôt une espèce de cause — une cause qui calme,
délivre et allège. La première conséquence de ce besoin c’est que l’on fixe
comme cause quelque chose de déjà connu, de vécu, quelque chose qui est
inscrit dans la mémoire. Le nouveau, l’imprévu, l’étrange est exclu des causes
possibles. On ne cherche donc pas seulement à trouver une explication à la
cause, mais on choisit et on préfère une espèce particulière
d’explications, celle qui éloigne le plus rapidement et le plus souvent le
sentiment de l’étrange, du nouveau, de l’imprévu, — les explications les plus ordinaires.
— Qu’est-ce qui s’en suit ? Une évaluation des causes domine toujours
davantage, se concentre en système et finit par prédominer de façon à
exclure simplement d’autres causes et d’autres explications. — Le
banquier pense immédiatement à « l’affaire », le chrétien au
« péché », la fille à son amour.
6.
Tout le domaine de la morale et de la religion doit être rattaché à cette
idée des causes imaginaires. — « Explication » des sentiments généraux désagréables.
— Ces sentiments dépendent des êtres qui sont nos ennemis (les mauvais
esprits : c’est le cas le plus célèbre — les hystériques qu’on prend pour
des sorcières.) Ils dépendent d’actions qu’il ne faut point approuver (le
sentiment du péché, de l’état de péché est substitué à un malaise physiologique
— on trouve toujours des raisons pour être mécontent de soi). Ils dépendent de
l’idée de punition, de rachat pour quelque chose que nous n’aurions pas dû
faire, que nous n’aurions pas dû être (idée généralisée par Schopenhauer, sous
une forme impudente, dans une proposition où la morale apparaît telle qu’elle
est, comme véritable empoisonneuse et calomniatrice de la vie :
« Toute grande douleur, qu’elle soit physique ou morale, énonce ce que
nous méritons : car elle ne pourrait pas s’emparer de nous si nous ne la
méritions pas. » Monde comme volonté et comme représentation, II, 666).
Ils dépendent enfin d’actions irréfléchies qui ont des conséquences fâcheuses
(— les passions, les sens considérés comme causes, comme coupables ; les
calamités physiologiques tournées en punitions « méritées » à l’aide
d’autres calamités). — « Explication » des sentiments généraux agréables.
— Ils dépendent de la confiance en Dieu. Ils dépendent du sentiment des bonnes
actions (ce que l’on appelle la « conscience tranquille », un état
physiologique qui ressemble, quelquefois à s’y méprendre, à une bonne
digestion). Ils dépendent de l’heureuse issue de certaines entreprises (—
fausse conclusion naïve, car l’heureuse issue d’une entreprise ne procure
nullement des sentiments généraux agréables à un hypocondriaque ou à un
Pascal). Ils dépendent de la foi, de l’espérance et de la charité — les vertus
chrétiennes. — En réalité toutes ces prétendues explications sont les
conséquences d’états de plaisir ou de déplaisir, transcrits en quelque sorte
dans un langage erroné : on est en état d’espérer puisque le sentiment
physiologique dominant est de nouveau fort et abondant ; on a confiance en
Dieu, puisque le sentiment de la plénitude et de la force vous procure
du repos. — La morale et la religion appartiennent entièrement à la physiologie
de l’erreur : dans chaque cas particulier on confond la cause et
l’effet, ou bien la vérité avec l’effet de ce que l’on considère comme
vérité, ou bien encore une condition de la conscience avec la causalité de
cette condition. —
7.
Erreur du libre arbitre. — Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec
l’idée du « libre arbitre » : nous savons trop bien ce que c’est
— le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre
l’humanité « responsable », à la façon des théologiens, ce qui veut dire :
pour rendre l’humanité dépendantes des théologiens… Je ne fais que
donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. —
Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir
et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence
lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions,
à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été
principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de
trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la
volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des
communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine
— ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu… Les hommes ont été
considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, — pour
pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être
regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience
(— par quoi le faux-monnayage in psychologicis, par principe, était fait
principe de la psychologie même…). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le
courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de
toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de
culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire,
la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux
d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée
du « monde moral », à infester l’innocence du devenir, avec le
« péché » et la « peine ». Le christianisme est une
métaphysique du bourreau…
8.
Qu’est-ce
qui peut seul être notre doctrine ? — Que personne ne donne à
l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres,
ni lui-même (— le non-sens de l’« idée », réfuté en dernier
lieu, a été enseigné, sous le nom de « liberté intelligible par Kant et
peut-être déjà par Platon). Personne n’est responsable du fait que
l’homme existe, qu’il est conformé de telle ou telle façon, qu’il se trouve
dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n’est pas à
séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est
pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un
but ; avec lui on ne fait pas d’essai pour atteindre un « idéal
d’humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal
de moralité », — il est absurde de vouloir faire dévier son être
vers un but quelconque. Nous avons inventé l’idée de
« but » : dans la réalité le « but » manque… On est
nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est
dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner
notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le
tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout ! — Personne ne peut
plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être
ramenées à une cause première, le monde n’est plus une unité, ni comme monde
sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande
délivrance, — par là l’innocence du devenir est rétablie… L’idée de
« Dieu » fut jusqu’à présent la plus grande objection contre
l’existence… Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par
là seulement nous sauvons le monde. —
CEUX QUI
VEULENT RENDRE L’HUMANITÉ
« MEILLEURE »
« MEILLEURE »
1.
On sait ce
que j’exige du philosophe : de se placer par-delà le bien et le mal, — de
placer au-dessous de lui l’illusion du jugement moral. Cette exigence
est le résultat d’un examen que j’ai formulé pour la première fois : je
suis arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas du tout de faits moraux. Le
jugement moral a cela en commun avec le jugement religieux de croire à des
réalités qui n’en sont pas. La morale n’est qu’une interprétation de certains
phénomènes, mais une fausse interprétation. Le jugement moral appartient, tout
comme le jugement religieux, à un degré de l’ignorance, où la notion de la
réalité, la distinction entre le réel et l’imaginaire n’existent même pas
encore : en sorte que, sur un pareil degré, la « vérité » ne
fait que désigner des choses que nous appelons aujourd’hui
« imagination ». Voilà pourquoi le jugement moral ne doit jamais être
pris à la lettre : comme tel il ne serait toujours que contresens. Mais
comme sémiotique il reste inappréciable : il révèle, du moins pour
celui qui sait, les réalités les plus précieuses sur les cultures et les génies
intérieurs qui ne savaient pas assez pour se « comprendre »
eux-mêmes. La morale n’est que le langage des signes, une
symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il s’agit pour
pouvoir en tirer profit.
2.
Voici, tout
à fait provisoirement, un premier exemple. De tout temps on a voulu
« améliorer » les hommes : c’est cela, avant tout, qui s’est
appelé morale. Mais sous ce même mot « morale » se cachent les
tendances les plus différentes. La domestication de la bête humaine,
tout aussi bien que l’élevage d’une espèce d’hommes déterminée, est une
« amélioration » : ces termes zoologiques expriment seuls des
réalités, — mais ce sont là des réalités dont l’ « améliorateur »
type, le prêtre ne sait rien en effet, — dont il ne veut rien savoir...
Appeler « amélioration » la domestication d’un animal, c’est là, pour
notre oreille, presque une plaisanterie. Qui sait ce qui arrive dans les
ménageries, mais je doute bien que la bête y soit « améliorée ». On
l’affaiblit, on la rend moins dangereuse, par le sentiment dépressif de la
crainte, par la douleur et les blessures on en fait la bête malade. — Il
n’en est pas autrement de l’homme apprivoisé que le prêtre a rendu
« meilleur ». Dans les premiers temps du Moyen-âge, où l’Église était
avant tout une ménagerie, on faisait partout la chasse aux beaux exemplaires de
la « bête blonde », — on « améliorait » par exemple les
nobles Germains. Mais quel était après cela l’aspect d’un de ces Germains rendu
« meilleur » et attiré dans un couvent ? Il avait l’air d’une
caricature de l’homme, d’un avorton : on en avait fait un
« pécheur », il était en cage, on l’avait enfermé au milieu des idées
les plus épouvantables… Couché là, malade, misérable, il s’en voulait
maintenant à lui-même ; il était plein de haine contre les instincts de
vie, plein de méfiance envers tout ce qui était encore fort et heureux. En un
mot, il était « chrétien »… Pour parler physiologiquement : dans
la lutte avec la bête, rendre malade est peut-être le seul moyen
d’affaiblir. C’est ce que l’Église a compris : elle a perverti
l’homme, elle l’a affaibli, — mais elle a revendiqué l’avantage de l’avoir
rendu « meilleur ».
CE QUE LES ALLEMANDS SONT EN TRAIN
DE PERDRE
6.
— Je
présente, pour ne pas sortir de mon habitude d’affirmer et de ne
m’occuper des objections et des critiques que d’une façon indirecte et
involontaire, je présente dès l’abord les trois tâches pour lesquelles il nous
faut avoir des éducateurs. Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à
penser, il faut apprendre à parler et à écrire ; dans
ces trois choses le but est une culture noble. — Apprendre à voir — habituer
l’œil au repos, à la patience, l’habituer à laisser venir les choses ;
remettre le jugement, apprendre à circonvenir et à envelopper le cas
particulier. C’est là la première préparation pour éduquer l’esprit. Ne pas
réagir immédiatement à une séduction, mais savoir utiliser les instincts qui
entravent et qui isolent. Apprendre à voir, tel que je l’entends, c’est,
en quelque sorte, ce que le langage courant et non philosophique appelle la
volonté forte : l’essentiel, c’est précisément de ne pas
« vouloir », de pouvoir suspendre la décision. Tout acte
anti-spirituel et toute vulgarité reposent sur l’incapacité de résister à une
séduction : — on est contraint de réagir, on suit toutes les
impulsions. Dans beaucoup de cas une telle obligation est déjà la suite d’un
état maladif, d’un état de dépression, un symptôme d’épuisement, — puisque tout
ce que la brutalité non philosophique appelle « vice » n’est que
cette incapacité physiologique de ne point réagir. Une application de
cet enseignement de la vue : lorsque l’on est de ceux qui apprennent,
on devient d’une façon générale plus lent, plus méfiant, plus résistant. On
laissera venir à soi toutes espèces de choses étrangères et nouvelles avec
d’abord une tranquillité hostile, — on en retirera la main. Avoir toutes les
portes ouvertes, se mettre à plat ventre devant tous les petits faits, être
toujours prêt à s’introduire, à se précipiter dans ce qui est étranger,
en un mot cette célèbre « objectivité » moderne, c’est cela qui est
de mauvais goût, cela manque de noblesse par excellence. —
FLÂNERIES
INACTUELLES
5.
G. Éliot. — Ils
se sont débarrassés du Dieu chrétien et ils croient maintenant, avec plus de
raison encore, devoir retenir la morale chrétienne. C’est là une déduction
anglaise, nous ne voulons pas en blâmer les femelles morales à la Éliot. En
Angleterre, pour la moindre petite émancipation de la théologie, il faut se
remettre en honneur, jusqu’à inspirer l’épouvante, comme fanatique de la
morale. C’est là-bas une façon de faire pénitence. — Pour nous autres, il en
est autrement. Si l’on renonce à la foi chrétienne, on s’enlève du même coup le
droit à la morale chrétienne. Celle-ci ne peut en aucune façon se
légitimer par elle-même ; il faut remettre ce point sans cesse en lumière,
malgré ces Anglais, aux esprits superficiels. Le christianisme est un système,
un ensemble d’idées et d’opinions sur les choses. Si l’on en arrache un concept
essentiel, la croyance en Dieu, on brise en même temps le tout : on ne
garde plus rien de nécessaire entre les doigts. Le christianisme admet que
l’homme ne sache point, ne puisse point savoir ce qui est bon, ce qui
est mauvais pour lui : il croit en Dieu qui seul le sait. La morale
chrétienne est un commandement ; son origine est transcendante ; elle
est au-delà de toute critique, de tout droit à la critique ; elle ne
renferme que la vérité, en admettant que Dieu soit la vérité, — elle existe et
elle tombe avec la foi en Dieu. — Si les Anglais croient en effet savoir par
eux-mêmes, « intuitivement », ce qui est bien et mal, s’ils se
figurent, par conséquent, ne pas avoir besoin du christianisme comme garantie
de la morale, cela n’est en soi-même que la conséquence de la souveraineté de
l’évolution chrétienne et une expression de la force et de la profondeur
de cette souveraineté : en sorte que l’origine de la morale anglaise a été
oubliée, en sorte que l’extrême dépendance de son droit à exister n’est plus
ressentie. Pour l’Anglais, la Morale n’est pas encore un problème…
8.
Pour la psychologie de l’artiste. — Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une
action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique
préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que
l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art
est impossible. Toutes les espèces d’ivresses, fussent- elles conditionnées le
plus diversement possible, ont puissance d’art : avant tout l’ivresse de
l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus
primitive. De même l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les
grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de l’acte de
bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de
la cruauté ; l’ivresse de la destruction ; l’ivresse sous certaines
influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous
l’influence des narcotiques ; enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse
d’une volonté accumulée et dilatée. — L’essentiel dans l’ivresse c’est le
sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment
on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, —
on appelle ce processus : idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un
préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en
une déduction, et une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il
y a de décisif c’est, au contraire, une formidable érosion des traits
principaux, en sorte que les autres traits disparaissent.
10.
Que signifie
les oppositions d’idées entre apollinien et dionysien, que j’ai
introduites dans l’esthétique, toutes deux considérées comme des catégories de
l’ivresse ? — L’ivresse apollinienne produit avant tout l’irritation de
l’œil qui donne à l’œil la faculté de vision. Le peintre, le sculpteur, le
poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par
contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il
décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force
d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce
de mimique et d’art d’imitation. La facilité de la métamorphose reste
l’essentiel, l’incapacité de ne pas réagir (— de même que chez certains
hystériques qui, obéissant à tous les gestes, entrent dans tous les rôles).
L’homme dionysien est incapable de ne point comprendre une suggestion
quelconque, il ne laisse échapper aucune marque d’émotion, il a au plus haut
degré l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut
degré l’art de communiquer avec les autres. Il sait revêtir toutes les
enveloppes, toutes les émotions : il se transforme sans cesse. — La
musique, comme nous la comprenons aujourd’hui, n’est également qu’une
irritation et une décharge complète des émotions, mais n’en reste pas moins
seulement le débris d’un monde d’expressions émotives bien plus ample, un
résidu de l’histrionisme dionysien. Pour rendre possible la musique, en tant
qu’art spécial, on a immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens
musculaire (du moins jusqu’à une certaine mesure : car à un point de vue
relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon à ce que
l’homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout ce qu’il sent.
Toutefois, c’est là le véritable état normal dionysien, en tous les cas
l’état primitif ; la musique est la spécification de cet état,
spécification lentement atteinte, au détriment des facultés voisines.
11.
L’acteur, le
mime, le danseur, le musicien, le poète lyrique sont foncièrement parents dans
leurs instincts et forment un tout dont les parties se sont spécialisées et
séparées peu à peu — même jusqu’à la contradiction. Le poète lyrique resta le
plus longtemps uni au musicien, l’acteur au danseur. — L’architecte ne
représente ni un état apollinien ni un état dionysien : chez lui c’est le
grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la
grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont
toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la
suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la
lourdeur, la volonté de puissance doivent être rendues visibles :
l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt
convaincante et même caressante, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus
haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est
de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration ;
qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas
de témoin autour d’elle ; qui, sans en avoir conscience, vit des
objections qu’on fait contre elle ; qui repose sur soi-même, fatalement,
une loi parmi les lois : c’est là ce qui parle de soi en grand
style. —
13.
Emerson. — Il est
beaucoup plus éclairé, plus vagabond, plus multiple, plus raffiné que Carlyle,
et, avant tout, il est plus heureux… Il est de ceux qui ne se nourrissent
instinctivement que d’ambroisie, et qui laissent de côté ce qu’il y a
d’indigeste dans les choses. Opposé à Carlyle, c’est un homme de goût. — Carlyle,
qui l’aimait beaucoup, disait de lui, malgré cela : « Il ne nous
donne pas assez à mettre sous la dent. » Ce qui peut avoir été dit avec
raison, mais pas au détriment d’Emerson. Emerson possède cette bonne et
spirituelle sérénité qui décourage tout sérieux ; il ne sait absolument
pas combien il est déjà vieux et combien il sera encore jeune, — il pouvait
dire de lui avec le mot de Lope de Vega : « Yo me sucedo a mi
mismo. » Son esprit trouve toujours des raisons d’être heureux et même
reconnaissant ; et quelquefois il frôle la sereine transcendance de ce
digne homme qui revenait d’un rendez-vous amoureux tanquam re bene gesta.
« Ut desint vires, dit-il avec reconnaissance, tamen est
laudanda voluptas. » —
14.
Anti-Darwin. — Pour ce
qui en est de la fameuse « Lutte pour la Vie », elle me semble
provisoirement plutôt affirmée que démontrée. Elle se présente, mais comme
exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine,
tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même, — où il
y a lutte, c’est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus
avec la nature. — En admettant cependant que cette lutte existe — et elle se
présente en effet, — elle se termine malheureusement d’une façon contraire à
celle que désirerait l’école de Darwin, à celle que l’on oserait
peut-être désirer avec elle : je veux dire au détriment des forts, des
privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point
dans la perfection : les faibles finissent toujours par se rendre maîtres
des forts — c’est parce qu’ils ont le grand nombre, ils sont aussi plus rusés…
Darwin a oublié l’esprit (— cela est bien anglais !), les faibles
ont plus d’esprit… Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de
l’esprit, — (on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin). Celui qui a de
la force se défait de l’esprit (— « Laisse-le aller ! pense-t-on
aujourd’hui en Allemagne — il faut que l’Empire nous reste [2] »…). Ainsi qu’on le voit,
j’entends par esprit, la circonspection, la patience, la ruse, la
dissimulation, le grand empire sur soi-même et tout ce qui est mimicry
(une grande partie de ce que l’on appelle vertu appartient à cette dernière).
17.
C’est aux
âmes les plus spirituelles, en admettant qu’elles soient les plus courageuses,
qu’il est donné de vivre les tragédies les plus douloureuses : mais c’est
bien pour cela qu’elles tiennent la vie en honneur, parce qu’elle leur oppose
son plus grand antagonisme.
18.
Pour la
« conscience intellectuelle ». — Rien ne me semble aujourd’hui plus
rare que la véritable hypocrisie. J’ai de grands soupçons que cette plante ne
supporte pas l’air doux de notre civilisation. L’hypocrisie fait partie de
l’âge des fortes croyances, où, même en étant forcé de faire parade
d’une autre foi que la sienne, on n’abandonnait pas sa foi. Aujourd’hui on
l’abandonne, ou bien, ce qui est plus fréquent encore, on fait acquisition
d’une seconde croyance, — dans tous les cas on reste honnête. Il est
incontestable que de nos jours il est possible d’avoir un plus grand nombre de
convictions que l’on n’en avait autrefois : possible, c’est-à-dire permis,
ce qui signifie inoffensif. C’est ce qui produit la tolérance envers
soi-même. — La tolérance envers soi-même permet plusieurs convictions :
ces convictions vivent en bonne intelligence, elles se gardent bien, comme tout
le monde aujourd’hui, de se compromettre. Avec quoi se compromet-on
aujourd’hui ? Avec de l’esprit de conséquence. Lorsque l’on suit une ligne
droite. Lorsque l’on ne prête pas à double sens, je veux dire à quintuple sens.
Lorsque l’on est véridique… Je crains bien que, pour certains vices, l’homme
moderne soit simplement trop commode : ce qui fait que ces vices
s’éteignent littéralement. Tout le mal qui dépend de la volonté forte — et
peut-être n’y a-t-il pas de mal sans force de volonté, — dégénère en vertu dans
notre atmosphère molle… Les quelques rares hypocrites que j’ai appris à
connaître imitaient l’hypocrisie : c’étaient, comme l’est aujourd’hui un
homme sur dix, des comédiens. —
20.
Rien n’est
beau, il n’y a que l’homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute
esthétique, c’est sa première vérité. Ajoutons-y dès l’abord la
deuxième : rien n’est laid si ce n’est l’homme qui dégénère, — avec
cela l’empire des jugements esthétiques est circonscrit. — Au point de vue
physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme. Cela le fait
songer à la décomposition, au danger, à l’impuissance. Il y perd décidément de
la force. On peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur. En général,
lorsque l’homme éprouve un état d’affaissement, il flaire l’approche de quelque
chose de « laid ». Son sentiment de puissance, sa volonté de
puissance, son courage, sa fierté — tout ceci s’abaisse avec le laid et monte
avec le beau… Dans les deux cas nous tirons une conclusion : les
prémisses en sont amassées en abondance dans l’instinct. Nous entendons le laid
comme un signe et un symptôme de la dégénérescence : ce qui rappelle de
près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement
« laid ». Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de
fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant
tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, serait-ce même dans sa
dernière atténuation, sous forme de symbole — tout cela provoque la même
réaction, le jugement « laid ». Ici une haine jaillit : qui
l’homme hait-il ici ? Mais il n’y a à cela aucun doute : l’abaissement
de son type. Il hait du fond de son plus profond instinct de
l’espèce ; dans cette haine il y a un frémissement, de la prudence, de la
profondeur, de la clairvoyance —, c’est la haine la plus profonde qu’il y ait.
C’est à cause d’elle que l’art est profond…
21.
Schopenhauer. —
Schopenhauer, le dernier Allemand qui entre en ligne de compte (— qui est un
événement européen, comme Gœthe, comme Hegel, comme Henri Heine, et non pas
seulement un événement local, « national »), Schopenhauer est pour le
psychologue un cas de premier ordre : je veux dire en tant que tentative
méchamment géniale de faire entrer en campagne, en faveur d’une dépréciation
complète et nihiliste de la vie, les instances contraires : la grande
affirmation de soi, de la « volonté de la vie », les formes
exubérantes de la vie. Il a interprété, l’un après l’autre, l’art,
l’héroïsme, le génie, la beauté, la grande compassion, la connaissance, la
volonté du vrai, la tragédie comme conséquence de la « négation » ou
du besoin de négation de la « volonté » — le plus grand cas de
faux-monnayage psychologique qu’il y ait dans l’histoire, abstraction faite du
christianisme. Si l’on regarde de plus près, il n’est en cela que l’héritier de
l’interprétation chrétienne : avec cette différence qu’il sut approuver
aussi, dans un sens chrétien, c’est-à-dire nihiliste, ce que le christianisme
avait rejeté, les grands faits de la civilisation humaine (— il les
approuva comme chemins de la « rédemption », comme formes premières
de la « rédemption », comme stimulants du besoin de
« rédemption »…).
22.
Je prends un cas isolé. Schopenhauer
parle de la beauté avec une ardeur mélancolique. — Pourquoi en agit-il
ainsi ? Parce qu’il voit en elle un pont sur lequel on peut aller
plus loin, ou bien sur lequel on prend soif d’aller plus loin… Elle est pour
lui la délivrance de la « volonté » pour quelques moments — elle
attire vers une délivrance éternelle… Il la vante surtout comme rédemptrice du
« foyer de la volonté », de la sexualité, — dans la beauté il voit la
négation du génie de la reproduction… Saint bizarre ! Quelqu’un te
contredit, je le crains bien, et c’est la nature. Pourquoi y a-t-il de la
beauté dans les sons, les couleurs, les parfums, les mouvements rythmiques de
la nature ? Qu’est-ce qui pousse la beauté au dehors ?
Heureusement qu’il est aussi contredit par un philosophe, et non des moindres.
Le divin Platon (— ainsi l’appelle Schopenhauer lui-même) soutient de son
autorité une autre thèse : que toute beauté pousse à la reproduction, que
c’est là précisément l’effet qui lui est propre, depuis la plus basse
sensualité jusqu’à la plus haute spiritualité…
23.
Platon va
plus loin. Il dit, avec une innocence pour laquelle il faut être grec, et non
« chrétien », qu’il n’y aurait pas du tout de philosophie
platonicienne s’il n’y avait pas d’aussi beaux jeunes gens à Athènes : ce
n’est que leur vue qui transporte l’âme des philosophes dans un délire érotique
et ne leur laisse point de repos qu’ils n’aient répandu la semence de toutes
choses élevées sur un monde si beau. Voilà encore un saint bizarre ! — On
n’en croit pas ses oreilles, en admettant même que l’on en croie Platon. On
devine au moins qu’à Athènes on philosophait autrement, avant tout cela se
passait en public. Rien n’est moins grec que de faire, comme un solitaire, du
tissage de toiles d’araignées avec des idées, amor intellectualis dei à
la façon de Spinoza. Il faudrait plutôt définir la philosophie, telle que la
pratiquait Platon, comme une sorte de lice érotique, contenant et
approfondissant la vieille gymnastique agonale et toutes les conditions qui
précédaient… Qu’est-il résulté, en dernier lieu, de cet érotisme philosophique
de Platon ? Une nouvelle forme d’art de l’Agon grec, la
dialectique. — Je rappelle encore contre Schopenhauer et à l’honneur de
Platon que toute la haute culture littéraire de la France classique
s’est développée sur les intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle
la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », — on ne les
cherchera jamais en vain…
24.
L’art pour l’art. — La lutte
contre le but en l’art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices
dans l’art, contre la subordination de l’art sous la morale. L’art pour
l’art veut dire : « Que le diable emporte la morale ! »
— Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du
préjugé. Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les
hommes, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin,
sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art — un serpent
qui se mord la queue. « Être plutôt sans but, que d’avoir un but
moral ! » ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande au
contraire : que fait toute espèce d’art ? ne loue-t-elle point ?
ne glorifie-t-elle point ? n’isole-t-elle point ? Avec tout cela
l’art fortifie ou affaiblit certaines évaluations… N’est-ce là
qu’un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l’instinct de l’artiste
ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de
l’artiste n’est-elle pas la condition première de l’art ? L’instinct le
plus profond de l’artiste va-t-il à l’art, ou bien n’est-ce pas plutôt au sens
de l’art, à la vie, à un désir de vie ? — L’art est le grand stimulant à
la vie : comment pourrait-on l’appeler sans fin, sans but, comment
pourrait-on l’appeler l’art pour l’art ? — Il reste une
question : l’art ne fait-il pas paraître beaucoup de choses qu’il emprunte
à la vie, laides, dures, douteuses ? — Et en effet il y a eu des
philosophes qui lui prêtèrent ce sens : « s’affranchir de la
volonté », voilà l’intention que Schopenhauer prêtait à l’art,
« disposer à la résignation », voilà pour lui la grande utilité de la
tragédie qu’il vénérait. — Mais ceci — je l’ai déjà donné à entendre — c’est
l’optique d’un pessimiste, c’est le « mauvais œil » — : il faut
en appeler aux artistes eux-mêmes. L’artiste tragique, que nous
communique-t-il de lui-même ? N’affirme-t-il pas précisément l’absence
de crainte devant ce qui est terrible et incertain ? — Cet état lui-même
est un désir supérieur ; celui qui le connaît l’honore des plus grands
hommages. Il le communique, il faut qu’il le communique, en admettant qu’il
soit artiste, génie de la confidence. La bravoure et la liberté du sentiment,
devant un ennemi puissant, devant un sublime revers, devant un problème qui
éveille l’épouvante — c’est cet état victorieux que l’artiste tragique
choisit, qu’il glorifie. Devant le tragique, la cour martiale de notre âme
célèbre ses saturnales ; celui qui est habitué à la souffrance, celui qui
cherche la souffrance, l’homme héroïque, célèbre son existence dans la
tragédie, — c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la
coupe de cette cruauté, la plus douce. —
26.
Nous ne nous
estimons plus assez lorsque nous nous communiquons. Ce qui nous arrive
véritablement n’est pas du tout éloquent. Si les événements le voulaient, ils
ne sauraient pas se communiquer eux-mêmes. C’est qu’ils manquent de paroles
pour cela. Nous sommes déjà au-dessus des choses que nous pouvons exprimer par
des paroles. Dans tous les discours, il y a un grain de mépris. Le langage,
semble-t-il, n’a été inventé que pour les choses médiocres, moyennes,
communicables. Avec le langage celui qui parle se vulgarise déjà. —
Extrait d’une morale pour sourds-muets et autres philosophes.
34.
Chrétien et anarchiste. — Lorsque l’anarchiste, comme porte-parole des couches sociales en décadence,
réclame, dans une belle indignation, le « droit », la
« justice », les « droits égaux », il se trouve sous la
pression de sa propre inculture qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il
souffre, — en quoi il est pauvre en vie… Il y a en lui un instinct de
causalité qui le pousse à raisonner : il faut que ce soit la faute à
quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise… Cette « belle indignation »
lui fait déjà du bien par elle-même, c’est un vrai plaisir pour un pauvre
diable de pouvoir injurier — il y trouve une petite ivresse de puissance. Déjà
la plainte, rien que le fait de se plaindre peut donner à la vie un attrait qui
la fait supporter : dans toute plainte il y a une dose raffinée de vengeance,
on reproche son malaise, dans certains cas même sa bassesse, comme une
injustice, comme un privilège inique, à ceux qui se trouvent dans
d’autres conditions. « Puisque je suis une canaille tu devrais en
être une aussi » : c’est avec cette logique qu’on fait les
révolutions. Les doléances ne valent jamais rien : elles proviennent
toujours de la faiblesse. Que l’on attribue son malaise aux autres ou à soi-même
— aux autres le socialiste, à soi-même le chrétien — il n’y a là proprement
aucune différence. Dans les deux cas quelqu’un doit être coupable et c’est là
ce qu’il y a d’indigne, celui qui souffre prescrit contre sa souffrance le miel
de la vengeance. Les objets de ce besoin de vengeance naissent, comme des
besoins de plaisir, par des causes occasionnelles : celui qui
souffre trouve partout des raisons pour rafraîchir sa haine mesquine, — s’il
est chrétien, je le répète, il les trouve en lui-même… Le chrétien et
l’anarchiste — tous deux sont des décadents. — Quand le chrétien
condamne, diffame et noircit le monde, il le fait par le même instinct
qui pousse l’ouvrier socialiste à condamner à diffamer et à noircir la Société :
Le « Jugement dernier » reste la plus douce consolation de la
vengeance, — c’est la révolution telle que l’attend le travailleur socialiste,
mais conçue dans des temps quelque peu plus éloignés… L’ « au-delà »
lui-même — à quoi servirait cet au-delà, si ce n’est à salir l’
« en-deçà » de cette terre ?…
35.
Critique de la morale de décadence. — Une morale « altruiste », une morale où
s’étiole l’amour de soi — est, de toute façon, un mauvais signe. Cela
est vrai des individus, cela est vrai, avant tout, des peuples. Le meilleur
fait défaut quand l’égoïsme commence à faire défaut. Choisir instinctivement ce
qui est nuisible, se laisser séduire par des motifs
« désintéressés », voilà presque la formule de la décadence.
« Ne pas chercher son intérêt » — c’est là simplement la feuille de
vigne morale pour une réalité toute différente, je veux dire
physiologique : « Je ne sais plus trouver mon intérêt… »
Désagrégation des instincts ! — C’en est fini de l’homme quand il devient
altruiste. — Au lieu de dire naïvement : « Je ne vaux plus
rien », le mensonge moral dit, dans la bouche du décadent : « Il
n’y a rien qui vaille, — la vie ne vaut rien… » Un tel jugement
finit par devenir un grand danger, il a une action contagieuse, — sur tout le
sol morbide de la Société abonde une végétation tropicale d’idées, tantôt sous
forme de religion (christianisme), tantôt sous forme de philosophie
(schopenhauérisme). Il arrive qu’une telle végétation d’arbres venimeux, nés de
la pourriture, empoisonne la vie par ses émanations, durant des siècles.
36.
Morale pour médecins. — Le
malade est un parasite de la société. Arrivé à un certain état il est
inconvenant de vivre plus longtemps. L’obstination à végéter lâchement, esclave
des médecins et des pratiques médicales, après que l’on a perdu le sens de la
vie, le droit à la vie, devrait entraîner, de la part de la Société, un
mépris profond. Les médecins, de leur côté, seraient chargés d’être les
intermédiaires de ce mépris, — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais
apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose de dégoût…
Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le
plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on écarte
et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente — par exemple en faveur du
droit de vivre… Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre
fièrement. La mort choisie librement, la mort en temps voulu, avec lucidité et
d’un cœur joyeux, accomplie au milieu d’enfants et de témoins, alors qu’un
adieu réel est encore possible, alors que celui qui nous quitte existe
encore et qu’il est véritablement capable d’évaluer ce qu’il a voulu, ce qu’il
a atteint, de récapituler sa vie. — Tout cela en opposition avec la
pitoyable comédie que joue le christianisme à l’heure de la mort. Jamais on ne
pardonnera au christianisme d’avoir abusé de la faiblesse du mourant pour faire
violence à sa conscience, d’avoir pris l’attitude du mourant comme prétexte à
un jugement sur l’homme et son passé ! — Il s’agit ici, en dépit de toutes
les lâchetés du préjugé, de rétablir l’appréciation exacte, c’est-à-dire
physiologique, de ce que l’on appelle la mort naturelle : cette
mort qui, en définitive, n’est point naturelle, mais réellement un suicide. On
ne périt jamais par un autre que par soi-même. Cependant, la mort dans les
conditions les plus méprisables, est une mort qui n’est pas libre, qui ne vient
pas en temps voulu, une mort de lâche. Par amour de la vie on
devrait désirer une mort toute différente, une mort libre et consciente, sans
hasard et sans surprise… Enfin voici un conseil pour messieurs les pessimistes
et autres décadents. Nous n’avons pas entre les mains un moyen qui
puisse nous empêcher de naître : mais nous pouvons réparer cette faute —
car parfois c’est une faute. Le fait de se supprimer est un acte estimable
entre tous : on en acquiert presque le droit de vivre… La Société, que
dis-je, la vie même, en tire plus d’avantage que de n’importe quelle
« vie » passée dans le renoncement, avec les pâles couleurs et
d’autres vertus —, on a débarrassé les autres de son aspect, on a délivré la
vie d’une objection. Le pessimisme pur, le pessimisme vert
ne se démontre que par la réfutation que messieurs les pessimistes font
d’eux-mêmes : il faut faire un pas plus avant dans sa logique, et non pas
seulement nier la vie avec « la volonté et la représentation », comme
fit Schopenhauer —, il faut avant tout renier Schopenhauer… Le
pessimisme, pour le dire en passant, si contagieux qu’il soit, n’augmente
cependant pas l’état maladif d’une époque, d’une race dans son ensemble :
il en est l’expression. On y succombe comme on succombe au choléra : il
faut avoir déjà des prédispositions morbides : le pessimisme en lui-même
ne crée pas un décadent de plus. Je rappelle cette constatation de la
statistique que les années où le choléra sévit ne se distinguent pas des
autres, quant au chiffre complet de la mortalité.
38.
Mon idée de la liberté. — La valeur d’une chose réside parfois non dans ce qu’on gagne en
l’obtenant, mais dans ce qu’on paye pour l’acquérir, — dans ce qu’elle coûte.
Je cite un exemple. Les institutions libérales cessent d’être libérales
aussitôt qu’elles sont acquises : il n’y a, dans la suite, rien de plus
foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien
à quoi elles aboutissent : elles minent sourdement la volonté de
Puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en
morale, elles rendent petit, lâche et avide de plaisirs, — le triomphe des
bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. Libéralisme : autrement dit abêtissement
par troupeaux… Les mêmes institutions, tant qu’il faut combattre pour
elles, ont de tout autres conséquences ; elles favorisent alors, d’une
façon puissante, le développement de la liberté. En y regardant de plus près on
voit que c’est la guerre qui produit ces effets, la guerre pour les instincts
libéraux, qui, en tant que guerre, laisse subsister les instincts anti-libéraux.
Et la guerre élève à la liberté. Car, qu’est-ce que la liberté ? C’est
avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous
séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à
la vie même. C’est être prêt à sacrifier les hommes à sa cause, sans faire
exception de soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts
joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par
exemple sur ceux du « bonheur ». L’homme devenu libre, combien
plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être
méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les
Anglais et d’autres démocrates. L’homme libre est guerrier. — À quoi se
mesure la liberté chez les individus comme chez les peuples ? À la
résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour arriver en
haut. Le type le plus élevé de l’homme libre doit être cherché là, où
constamment la plus forte résistance doit être vaincue : à cinq pas de la
tyrannie, au seuil même du danger de la servitude. Cela est vrai
physiologiquement si l’on entend par « tyrannie » des instincts
terribles et impitoyables qui provoquent contre eux le maximum d’autorité et de
discipline — le plus beau type en est Jules César ; — cela est vrai aussi
politiquement, il n’y a qu’à parcourir l’histoire. Les peuples qui ont eu
quelque valeur, qui ont gagné quelque valeur, ne l’ont jamais gagnée
avec des institutions libérales : le grand péril fit d’eux quelque
chose qui mérite le respect, ce péril qui seul nous apprend à connaître nos
ressources, nos vertus, nos moyens de défense, notre esprit, — qui nous
contraint à être fort… Premier principe : il faut avoir besoin
d’être fort : autrement on ne le devient jamais. — Ces grandes écoles,
véritables serres chaudes pour les hommes forts, pour la plus forte espèce
d’hommes qu’il y ait jamais eue, les sociétés aristocratiques à la façon de
Rome et de Venise, comprirent la liberté exactement dans le sens où j’entends
ce mot : comme quelque chose qu’à la fois on a et on n’a pas, que
l’on veut, que l’on conquiert…
39.
Critique de la modernité. — Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus tout le monde est
d’accord. Pourtant la faute n’en est pas à elles, mais à nous. Tous les
instincts d’où sont sorties les institutions s’étant égarés, celles-ci à leur
tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tous temps le
démocratisme a été la forme de décomposition de la force organisatrice :
dans Humain, trop humain, I, 318, j’ai déjà caractérisé, comme une forme
de décadence de la force organisatrice, la démocratie moderne ainsi que ses
palliatifs, tel « l’Empire allemand ». Pour qu’il y ait des
institutions, il faut qu’il y ait une sorte de volonté, d’instinct,
d’impératif, antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition,
d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité
enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in
infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium
Romanum : ou comme la Russie, la seule puissance qui ait
aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore
promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des
petits États européens, de la nervosité européenne que la fondation de l’Empire
allemand a fait entrer dans sa période critique… Tout l’occident n’a plus ces
instincts d’où naissent les institutions, d’où naît l’avenir : rien
n’est peut-être en opposition plus absolue à son « esprit moderne ».
On vit pour aujourd’hui, on vit très vite, — on vit sans aucune
responsabilité : c’est précisément ce que l’on appelle
« liberté ». Tout ce qui fait que les institutions sont des
institutions est méprisé, haï, écarté : on se croit de nouveau en danger
d’esclavage dès que le mot « autorité » se fait seulement entendre.
La décadence dans l’instinct d’évaluation de nos politiciens, de nos
partis politiques va jusqu’à préférer instinctivement ce qui décompose,
ce qui hâte la fin… Témoin le mariage moderne. Apparemment toute raison
s’en est retirée : pourtant cela n’est pas une objection contre le
mariage, mais contre la modernité. La raison du mariage — elle résidait dans la
responsabilité juridique exclusive de l’homme : de cette façon le mariage
avait un élément prépondérant, tandis qu’aujourd’hui il boite sur deux jambes.
La raison du mariage — elle résidait dans le principe de son
indissolution : cela lui donnait un accent qui, en face du hasard des
sentiments et des passions, des impulsions du moment, savait se faire
écouter. Elle résidait de même dans la responsabilité des familles quant au
choix des époux. Avec cette indulgence croissante pour le mariage d’amour
on a éliminé les bases mêmes du mariage, tout ce qui en faisait une
institution. Jamais, au grand jamais, on ne fonde une institution sur une
idiosyncrasie ; je le répète, on ne fonde pas le mariage sur
« l’amour », — on le fonde sur l’instinct de l’espèce, sur l’instinct
de propriété (la femme et les enfants étant des propriétés), sur l’instinct
de la domination qui sans cesse s’organise dans la famille en petite
souveraineté, qui a besoin des enfants et des héritiers pour maintenir,
physiologiquement aussi, en mesure acquise de puissance, d’influence, de
richesse, pour préparer de longues tâches, une solidarité d’instinct entre les
siècles. Le mariage, en tant qu’institution, comprend déjà l’affirmation de la
forme d’organisation la plus grande et la plus durable : si la société prise
comme un tout ne peut porter caution d’elle-même jusque dans les
générations les plus éloignées, le mariage est complètement dépourvu de sens. —
Le mariage moderne a perdu sa signification — par conséquent on le
supprime. —
49.
Gœthe. —
Événement, non pas allemand, mais européen : tentative grandiose de
vaincre le dix-huitième siècle par un retour à l’état de nature, par un effort
pour s’élever au naturel de la Renaissance, par une sorte de contrainte exercée
sur lui-même par notre siècle. — Gœthe en portait en lui les instincts les plus
forts : la sentimentalité, l’idolâtrie de la nature, l’antihistorisme,
l’idéalisme, l’irréel et le côté révolutionnaire (— ce côté révolutionnaire
n’est qu’une des formes de l’irréel). Il eut recours à l’histoire, aux sciences
naturelles, à l’antique, ainsi qu’à Spinoza, et avant tout à l’activité
pratique ; il s’entoura d’horizons bien définis ; loin de se détacher
de la vie, il s’y plongea ; il ne fut pas pusillanime et, autant que
possible, il accepta toutes les responsabilités. Ce qu’il voulait, c’était la
totalité ; il combattit la séparation de la raison et de la
sensualité, du sentiment et de la volonté (— prêchée dans la plus repoussante
des scolastiques par Kant, l’antipode de Gœthe) ; il se disciplina pour
atteindre à l’être intégral ; il se fit lui-même… Gœthe, au milieu
d’une époque aux sentiments irréels, était un réaliste convaincu ; il
reconnaissait tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui — il n’y eut
dans sa vie de plus grand événement que cette ens realissimum nommée
Napoléon. Gœthe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les
choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de
sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans
toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme
tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer
avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui
il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle
vice ou vertu… Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers,
dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de
condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se
résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais une telle foi est la plus
haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos.
—
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