Ainsi parlait Zarathoustra - Livre 1
LE PROLOGUE DE ZARATHOUSTRA
2.
Zarathoustra
descendit seul des montagnes, et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il
arriva dans les bois, soudain se dressa devant lui un vieillard qui avait
quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans la forêt. Et ainsi
parla le vieillard et il dit à Zarathoustra :
« Il ne
m’est pas inconnu, ce voyageur ; voilà bien des années qu’il passa par
ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé.
Tu portais
alors ta cendre à la montagne ; veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans la
vallée ? Ne crains-tu pas le châtiment des incendiaires ?
Oui, je
reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et sur sa lèvre ne se creuse aucun
pli de dégoût. Ne s’avance-t-il pas comme un danseur ?
Zarathoustra
s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est
éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment ?
Tu vivais
dans la solitude comme dans la mer et la mer te portait. Malheur à toi, tu veux
donc atterrir ? Malheur à toi, tu veux de nouveau traîner toi-même ton
corps ? »
Zarathoustra
répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi
donc, dit le sage, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ?
N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant j’aime
Dieu : je n’aime point les hommes. L’homme est pour moi une chose trop
imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait. »
Zarathoustra
répondit : « Qu’ai-je parlé d’amour ! Je vais faire un présent
aux hommes. »
« Ne
leur donne rien, dit le saint. Enlève-leur plutôt quelque chose et aide-les à
le porter — rien ne leur sera meilleur : pourvu qu’à toi aussi cela fasse
du bien !
Et si tu
veux donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et attends qu’ils te la
demandent ! »
« Non,
répondit Zarathoustra, je ne fais pas l’aumône. Je ne suis pas assez pauvre
pour cela. »
Le saint se
prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « Tâche alors de leur
faire accepter tes trésors. Ils se méfient des solitaires et ne croient pas que
nous venions pour donner.
À leurs oreilles
les pas du solitaire retentissent trop étrangement à travers les rues. Défiants
comme si la nuit, couchés dans leurs lits, ils entendaient marcher un homme,
longtemps avant le lever du soleil, ils se demandent peut-être : Où se
glisse ce voleur ?
Ne va pas
auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des
bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours,
oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et
que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint
répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais
des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue
Dieu.
Avec des
chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est
mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque
Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit :
« Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin
que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent
l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits
garçons.
Mais quand
Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce
possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu
est mort ! »
3.
Lorsque
Zarathoustra arriva dans la ville voisine qui se trouvait le plus près des
bois, il y rencontra une grande foule rassemblée sur la place publique :
car on avait annoncé qu’un danseur de corde allait se faire voir. Et
Zarathoustra parla au peuple et lui dit :
Je vous
enseigne le Surhumain. L’homme
est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le
surmonter ?
Tous les
êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux, et vous voulez
être le reflux de ce grand flot et plutôt retourner à la bête que de surmonter
l’homme ?
Qu’est le
singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce
que doit être l’homme pour le surhumain : une dérision ou une honte
douloureuse.
Vous avez
tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver de
terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe
qu’un singe.
Mais le plus
sage d’entre vous n’est lui-même qu’une chose disparate, hybride fait d’une
plante et d’un fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou
plante ?
Voici, je
vous enseigne le Surhumain !
Le Surhumain
est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le Surhumain soit
le sens de la terre.
Je vous en
conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui
vous parlent d’espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils
le sachent ou non.
Ce sont des
contempteurs de la vie, des moribonds et des empoisonnés eux-mêmes, de ceux
dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en aillent donc !
Autrefois le
blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu est mort et avec
lui sont morts ses blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible maintenant,
c’est de blasphémer la terre et d’estimer les entrailles de l’impénétrable plus
que le sens de la terre !
Jadis l’âme
regardait le corps avec dédain, et rien alors n’était plus haut que ce
dédain : elle le voulait maigre, hideux, affamé ! C’est ainsi qu’elle
pensait lui échapper, à lui et à la terre !
Oh !
cette âme était elle-même encore maigre, hideuse et affamée : et pour elle
la cruauté était une volupté !
Mais, vous
aussi, mes frères, dites-moi : votre corps, qu’annonce-t-il de votre
âme ? Votre âme n’est-elle pas pauvreté, ordure et pitoyable contentement
de soi-même ?
En vérité,
l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se
salir, recevoir un fleuve impur.
Voici, je
vous enseigne le Surhumain : il est cet océan ; en lui peut s’abîmer
votre grand mépris.
Que peut-il
vous arriver de plus sublime ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où
votre bonheur même se tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
L’heure où
vous dites : « Qu’importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure
et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer
l’existence elle-même ! »
L’heure où
vous dites : « Qu’importe ma raison ? Est-elle avide de science,
comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et pitoyable
contentement de soi-même ! »
L’heure où
vous dites : « Qu’importe ma vertu ! Elle ne m’a pas encore fait
délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est
pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. »
L’heure où
vous dites : « Qu’importe ma justice ! Je ne vois pas que je
sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent ! »
L’heure où
vous dites : « Qu’importe ma pitié ! La pitié n’est-elle pas la
croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n’est pas
une crucifixion. »
Avez-vous
déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que ne vous
ai-je déjà entendus crier ainsi !
Ce ne sont
pas vos péchés — c’est votre contentement qui crie contre le ciel, c’est votre
avarice, même dans vos péchés, qui crie contre le ciel !
Où donc est
l’éclair qui vous léchera de sa langue ? Où est la folie qu’il faudrait
vous inoculer ?
Voici, je
vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette folie !
Quand
Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu’un de la foule s’écria : « Nous
avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-nous-le voir
maintenant ! » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur
de corde qui croyait que l’on avait parlé de lui se mit à l’ouvrage.
4.
Zarathoustra,
cependant, regardait le peuple et s’étonnait. Puis il dit :
L’homme est
une corde tendue entre la bête et le Surhumain, — une corde sur l’abîme.
Il est
dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de
regarder en arrière — frisson et arrêt dangereux.
Ce qu’il y a
de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on
peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.
J’aime ceux
qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au delà.
J’aime les
grands contempteurs, parce qu’ils sont les grands adorateurs, les flèches du
désir vers l’autre rive.
J’aime ceux
qui ne cherchent pas, derrière les étoiles, une raison pour périr ou pour
s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un
jour la terre appartienne au Surhumain.
J’aime celui
qui vit pour connaître et qui veut connaître afin qu’un jour vive le Surhumain.
Car c’est ainsi qu’il veut son propre déclin.
J’aime celui
qui travaille et invente, pour bâtir une demeure au Surhumain, pour préparer à
sa venue la terre, les bêtes et les plantes : car c’est ainsi qu’il veut
son propre déclin.
J’aime celui
qui aime sa vertu : car la vertu est une volonté de déclin, et une flèche
de désir.
J’aime celui
qui ne réserve pour lui-même aucune parcelle de son esprit, mais qui veut être
tout entier l’esprit de sa vertu : car c’est ainsi qu’en esprit il
traverse le pont.
J’aime celui
qui fait de sa vertu son penchant et sa destinée : car c’est ainsi qu’à
cause de sa vertu il voudra vivre encore et ne plus vivre.
J’aime celui
qui ne veut pas avoir trop de vertus. Il y a plus de vertus en une vertu qu’en
deux vertus, c’est un nœud où s’accroche la destinée.
J’aime celui
dont l’âme se dépense, celui qui ne veut pas qu’on lui dise merci et qui ne
restitue point : car il donne toujours et ne veut point se conserver.
J’aime celui
qui a honte de voir le dé tomber en sa faveur et qui demande alors :
suis-je donc un faux joueur ? — car il veut périr.
J’aime celui
qui jette des paroles d’or au-devant de ses œuvres et qui tient toujours plus
qu’il ne promet : car il veut son déclin.
J’aime celui
qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé, car il veut que
ceux d’aujourd’hui le fassent périr.
J’aime celui
qui châtie son Dieu, parce qu’il aime son Dieu : car il faut que la colère
de son Dieu le fasse périr.
J’aime celui
dont l’âme est profonde, même dans la blessure, celui qu’une petite aventure
peut faire périr : car ainsi, sans hésitation, il passera le pont.
J’aime celui
dont l’âme déborde au point qu’il s’oublie lui-même, et que toutes choses
soient en lui : ainsi toutes choses deviendront son déclin.
J’aime celui
qui est libre de cœur et d’esprit : ainsi sa tête ne sert que d’entrailles
à son cœur, mais son cœur l’entraîne au déclin.
J’aime tous
ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage
suspendu sur les hommes : elles annoncent l’éclair qui vient, et
disparaissent en visionnaires.
Voici, je
suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nue :
mais cette foudre s’appelle le Surhumain.
5.
Quand
Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut,
puis il dit à son cœur : « Les voilà qui se mettent à rire ; ils
ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.
Faut-il
d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les
yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de
carême ? Ou n’ont-ils foi que dans les bègues ?
Ils ont
quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont
fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des
chevriers.
C’est
pourquoi ils n’aiment pas, quand on parle d’eux, entendre le mot de
« mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.
Je vais donc
leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : je veux dire le dernier
homme. »
Et ainsi
Zarathoustra se mit à parler au peuple :
Il est temps
que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le
germe de sa plus haute espérance.
Maintenant
son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et
aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur !
Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la
flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le
dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde
une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur !
Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde.
Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait
plus se mépriser lui-même.
Voici !
Je vous montre le dernier homme.
« Amour ?
Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi
demande le dernier homme et il cligne de l’œil.
La terre
sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui
rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le
dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous
avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent
de l’œil.
Ils ont
abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de
chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a
besoin de chaleur.
Tomber
malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance
prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les
hommes !
Un peu de
poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de
poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille
encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la
distraction ne débilite point.
On ne
devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui
voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux
choses trop pénibles.
Point de
berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont
égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des
fous.
« Autrefois
tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils
clignent de l’œil.
On est
prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut
railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on
ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son
petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on
respecte la santé.
« Nous
avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent
de l’œil. —
Ici finit le
premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « le
prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la
joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, —
s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te
tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple jubilait et
claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son
cœur :
« Ils
ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces
oreilles.
Trop
longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les
ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
Placide est
mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un
cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
Et les voilà
qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent
encore. Il y a de la glace dans leur rire. »
6.
Mais alors
il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les
regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s’était mis à
l’ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde
tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme
il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s’ouvrit encore une fois et
un gars bariolé qui avait l’air d’un bouffon sauta dehors et suivit d’un pas
rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant
paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon
talon ! Que fais-tu là entre ces tours ? C’est dans la tour que tu
devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que
toi ! » — Et à chaque mot il s’approchait davantage ; mais quand
il ne fut plus qu’à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible
qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : — il
poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route.
Mais celui-ci, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la
corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s’élança dans l’abîme,
comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule
ressemblaient à la mer, quand la tempête s’élève. Tous s’enfuyaient en désordre
et surtout à l’endroit où le corps allait s’abattre.
Zarathoustra
cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps,
déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d’un certain temps la conscience
revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui :
« Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable
me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu
l’en empêcher ? »
« Sur
mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n’existe
pas : il n’y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore
que ton corps : ne crains donc plus rien ! »
L’homme leva
les yeux avec défiance. « Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds
rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu’une bête qu’on a fait danser
avec des coups et de maigres nourritures. »
« Non
pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de
méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c’est pourquoi je vais t’enterrer
de mes mains. »
Quand
Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la
main, comme s’il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.
LES TROIS METAMORPHOSES
Je vais vous
dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau,
comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint
fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine
le respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.
Qu’y a-t-il
de pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste ; et il s'agenouille
comme le chameau et veut un bon chargement.
Qu’y a-t-il
de plus pesant ! ainsi interroge l’esprit robuste, dites-le, ô héros, afin
que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse.
N’est-ce pas
cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa
folie pour tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien
est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa
victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien
est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et
souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ?
Ou bien
est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié
avec des sourds qui n’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien
est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité et ne
point repousser les grenouilles visqueuses et les purulents crapauds ?
Ou bien
est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme
lorsqu’il veut nous effrayer ?
L’esprit
robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui
sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.
Mais au fond
du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici
l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son
propre désert.
Il cherche
ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est
l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le
grand dragon.
Quel est le
grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ?
« Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion
dit : « Je veux. »
« Tu
dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux
mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu
dois ! »
Des valeurs
de mille années brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de
tous les dragons : « Tout ce qui est valeur — brille sur moi. »
Tout ce qui est
valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées.
En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle
le dragon.
Mes frères,
pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui
s’abstient et qui est respectueuse ne suffit-elle pas ?
Créer des
valeurs nouvelles — le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre
libre pour la création nouvelle — c’est ce que peut la puissance du lion.
Se faire
libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères,
est la tâche où il est besoin du lion.
Conquérir le
droit de créer des valeurs nouvelles — c’est la plus terrible conquête pour un
esprit patient et respectueux. En vérité, c’est là un acte féroce, pour lui, et
le fait d’une bête de proie.
Il aimait
jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant
il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus
sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la
liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.
Mais,
dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait
faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?
L’enfant est
innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même,
un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le
jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation :
l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde
veut gagner son propre monde.
Je vous ai
nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau,
comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. —
Ainsi
parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on
appelle : la Vache multicolore.
DES CHAIRES DE LA VERTU
On vantait à
Zarathoustra un sage que l’on disait savant à parler du sommeil et de la vertu,
et, à cause de cela, comblé d’honneurs et de récompenses, entouré de tous les
jeunes gens qui se pressaient autour de sa chaire magistrale. C’est chez lui
que se rendit Zarathoustra et, avec tous les jeunes gens, il s’assit devant sa
chaire. Et le sage parla ainsi :
Ayez en
honneur le sommeil et respectez-le ! C’est la chose première. Et évitez
tous ceux qui dorment mal et qui sont éveillés la nuit !
Le voleur
lui-même a honte en présence du sommeil. Son pas se glisse toujours silencieux
dans la nuit. Mais le veilleur de nuit est impudent et impudemment il porte sa
corne.
Ce n’est pas
une petite chose que de savoir dormir : il faut savoir veiller tout le
jour pour pouvoir bien dormir.
Dix fois
dans la journée il faut que tu te surmontes toi-même : c’est la preuve
d’une bonne fatigue et c’est le pavot de l’âme.
Dix fois il
faut te réconcilier avec toi-même ; car s’il est amer de se surmonter,
celui qui n’est pas réconcilié dort mal.
Il te faut
trouver dix vérités durant le jour ; autrement tu chercheras des vérités
durant la nuit et ton âme restera affamée.
Dix fois
dans la journée il te faut rire et être joyeux : autrement tu seras
dérangé la nuit par ton estomac, ce père de l’affliction.
Peu de gens
savent cela, mais il faut avoir toutes les vertus pour bien dormir. Porterai-je
un faux témoignage ? Commettrai-je un adultère ?
Convoiterai-je
la servante de mon prochain ? Tout cela s’accorderait mal avec un bon
sommeil.
Et si l’on
possède même toutes les vertus, il faut s’entendre à une chose : envoyer
dormir à temps les vertus elles-mêmes.
Il ne faut
pas qu’elles se disputent entre elles, les gentilles petites femmes ! et
encore à cause de toi, malheureux !
Paix avec
Dieu et le prochain, ainsi le veut le bon sommeil. Et paix encore avec le
diable du voisin. Autrement il te hantera de nuit.
Honneur et
obéissance à l’autorité, et même à l’autorité boiteuse ! Ainsi le veut le
bon sommeil. Est-ce ma faute, si le pouvoir aime à marcher sur des jambes
boiteuses ?
Celui qui
mène paître ses brebis sur la verte prairie sera toujours pour moi le meilleur
berger : ainsi le veut le bon sommeil.
Je ne veux
ni beaucoup d’honneurs, ni de grands trésors : cela fait trop de bile.
Mais on dort mal sans un bon renom et un petit trésor.
J’aime mieux
recevoir une petite société qu’une société méchante : pourtant il faut
qu’elle arrive et qu’elle parte au bon moment : ainsi le veut le bon
sommeil.
Je prends
grand plaisir aussi aux pauvres d’esprit : ils accélèrent le sommeil. Ils
sont bienheureux, surtout quand on leur donne toujours raison.
Ainsi
s’écoule le jour pour les vertueux. Quand vient la nuit je me garde bien
d’appeler le sommeil ! Il ne veut pas être appelé, lui qui est le maître
des vertus !
Mais je
pense à ce que j’ai fait et pensé dans la journée. En ruminant mes pensées je
m’interroge avec la patience d’une vache, et je me demande : quelles
furent donc tes dix victoires sur toi-même ?
Et quels
furent les dix réconciliations, et les dix vérités, et les dix éclats de rire
dont ton cœur s’est régalé ?
En
considérant cela, bercé de quarante pensées, soudain le sommeil s’empare de
moi, le sommeil que je n’ai point appelé, le maître des vertus.
Le sommeil
me frappe sur les yeux, et mes yeux s’alourdissent. Le sommeil me touche la
bouche, et ma bouche reste ouverte.
En vérité,
il se glisse chez moi d’un pied léger, le voleur que je préfère, il me vole mes
pensées : j’en reste là debout, tout bête comme ce pupitre.
Mais je ne
suis pas debout longtemps que déjà je m’étends. —
Lorsque
Zarathoustra entendit ainsi parler le sage, il se mit à rire dans son
cœur : car une lumière s’était levée en lui. Et il parla ainsi à son cœur
et il lui dit :
Ce sage me
semble fou avec ses quarante pensées : mais je crois qu’il entend bien le
sommeil.
Bienheureux
déjà celui qui habite auprès de ce sage ! Un tel sommeil est contagieux,
même à travers un mur épais.
Un charme se
dégage même de sa chaire magistrale. Et ce n’est pas en vain que les jeunes
gens étaient assis au pied du prédicateur de la vertu.
Sa sagesse
dit : veiller pour dormir. Et, en vérité, si la vie n’avait pas de sens et
s’il fallait que je choisisse un non-sens, ce non-sens-là me semblerait le plus
digne de mon choix.
Maintenant
je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsque l’on cherchait des
maîtres de la vertu. C’est un bon sommeil que l’on cherchait et des vertus
couronnées de pavots !
Pour tous
ces sages de la chaire, ces sages tant vantés, la sagesse était le sommeil sans
rêve : ils ne connaissaient pas de meilleur sens de la vie.
De nos jours
encore il y en a bien quelques autres qui ressemblent à ce prédicateur de la
vertu, et ils ne sont pas toujours aussi honnêtes que lui : mais leur
temps est passé. Ils ne seront pas debout longtemps que déjà ils seront
étendus.
Bienheureux
les assoupis : car ils s’endormiront bientôt. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES HALLUCINÉS DE L’ARRIÈRE-MONDE
Un jour
Zarathoustra jeta son illusion par delà les hommes, pareil à tous les
hallucinés de l’arrière-monde. L’œuvre d’un dieu souffrant et tourmenté, tel
lui parut alors le monde.
Le monde me
parut être le rêve et l’invention d’un dieu ; semblable à des vapeurs
coloriées devant les yeux d’un divin mécontent.
Bien et mal,
et joie et peine, et moi et toi, — c’étaient là pour moi des vapeurs coloriées
devant les yeux d’un créateur. Le créateur voulait détourner les yeux de
lui-même, — alors, il créa le monde.
C’est pour
celui qui souffre une joie enivrante de détourner les yeux de sa souffrance et
de s’oublier. Joie enivrante et oubli de soi, ainsi me parut un jour le monde.
Ce monde
éternellement imparfait, image, et image imparfaite, d’une éternelle
contradiction — une joie enivrante pour son créateur imparfait : tel me
parut un jour le monde.
Ainsi moi
aussi, je jetai mon illusion par delà les hommes, pareil à tous les hallucinés
de l’arrière-monde. Par delà les hommes, en vérité ?
Hélas, mes
frères, ce dieu que j’ai créé était œuvre faite de main humaine et folie
humaine, comme sont tous les dieux.
Il n’était
qu’homme, pauvre fragment d’un homme et d’un « moi » : il sortit
de mes propres cendres et de mon propre brasier, ce fantôme, et vraiment, il ne
me vint pas de l’au-delà !
Qu’arriva-t-il
alors, mes frères ? Je me suis surmonté, moi qui souffrais, j’ai porté ma
propre cendre sur la montagne, j’ai inventé pour moi une flamme plus claire. Et
voici ! Le fantôme s’est éloigné de moi !
Maintenant,
croire à de pareils fantômes ce serait là pour moi une souffrance et une
humiliation. C’est ainsi que je parle aux hallucinés de l’arrière-monde.
Souffrances
et impuissances — voilà ce qui créa les arrière-mondes, et cette courte folie
du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus.
La fatigue
qui d’un seul bond veut aller jusqu’à l’extrême, d’un bond mortel, cette
fatigue pauvre et ignorante qui ne veut même plus vouloir : c’est elle qui
créa tous les dieux et tous les arrière-mondes.
Croyez-m’en,
mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra du corps, — il tâtonna des
doigts de l’esprit égaré, il tâtonna le long des derniers murs.
Croyez-m’en,
mes frères ! Ce fut le corps qui désespéra de la terre, — il entendit
parler le ventre de l’Être.
Alors il
voulut passer la tête à travers les derniers murs, et non seulement la tête, —
il voulut passer dans « l’autre monde ».
Mais
« l’autre monde » est bien caché devant les hommes, ce monde efféminé
et inhumain qui est un néant céleste ; et le ventre de l’Être ne parle pas
à l’homme, si ce n’est comme homme.
En vérité,
il est difficile de démontrer l’Être et il est difficile de le faire parler.
Dites-moi, mes frères, les choses les plus singulières ne vous semblent-elles
pas les mieux démontrées ?
Oui, ce moi,
— la contradiction et la confusion de ce moi — affirme le plus
loyalement son Être, — ce moi qui crée, qui veut et qui donne la mesure
et la valeur des choses.
Et ce moi,
l’Être le plus loyal — parle du corps et veut encore le corps, même quand il
rêve et s’exalte en voletant de ses ailes brisées.
Il apprend à
parler toujours plus loyalement, ce moi : et plus il apprend, plus
il trouve de mots pour exalter le corps et la terre.
Mon moi
m’a enseigné une nouvelle fierté, je l’enseigne aux hommes : ne plus
cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, une
tête terrestre qui crée le sens de la terre !
J’enseigne
aux hommes une volonté nouvelle : suivre volontairement le chemin
qu’aveuglément les hommes ont suivi, approuver ce chemin et ne plus se glisser
à l’écart comme les malades et les décrépits !
Ce furent
des malades et des décrépits qui méprisèrent le corps et la terre, qui
inventèrent les choses célestes et les gouttes du sang rédempteur : et ces
poisons doux et lugubres, c’est encore au corps et à la terre qu’ils les ont
empruntés !
Ils
voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient trop
lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : Hélas ! que n’y a-t-il
des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre Être, et
dans un autre bonheur ! » — Alors ils inventèrent leurs artifices et
leurs petites boissons sanglantes !
Ils se
crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats. Mais à qui
devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ? À leur corps et à
cette terre.
Zarathoustra
est indulgent pour les malades. En vérité, il ne s’irrite ni de leurs façons de
se consoler, ni de leur ingratitude. Qu’ils guérissent et se surmontent et
qu’ils se créent un corps supérieur !
Zarathoustra
ne s’irrite pas non plus contre le convalescent qui regarde avec tendresse son
illusion perdue et erre à minuit autour de la tombe de son Dieu : mais
dans les larmes que verse le convalescent, Zarathoustra ne voit que maladie et
corps malade.
Il y eut
toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui languissent vers
Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils
haïssent la plus jeune des vertus qui s’appelle : loyauté.
Ils
regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : il est vrai
qu’alors la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison apparaissait
à l’image de Dieu et le doute était péché.
Je connais
trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux
et que le doute soit un péché. Je sais trop bien à quoi ils croient eux-mêmes
le plus.
Ce n’est
vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang rédempteur : mais
eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils
considèrent comme la chose en soi.
Mais le
corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de
leur peau. C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils
prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.
Écoutez
plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix plus loyale et
plus pure.
Le corps
sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps complet, carré de
la tête à la base : il parle du sens de la terre. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES CONTEMPTEURS DU CORPS
C’est aux
contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de
méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps — et
ainsi devenir muets.
« Je
suis corps et âme » — ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on
pas comme les enfants ?
Mais celui
qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre
chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.
Le corps est
un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et
une paix, un troupeau et un berger.
Instrument
de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon
frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.
Tu dis
« moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand,
c’est — ce à quoi tu ne veux pas croire — ton corps et son grand système de
raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.
Ce que les
sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les
sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute
chose : tellement ils sont vains.
Les sens et
l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore
le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il
écoute avec les oreilles de l’esprit.
Toujours le soi
écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et
domine aussi le moi.
Derrière tes
sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage
inconnu — il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus
de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait
pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?
Ton soi
rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds et ces
vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi
et le souffleur de ses idées. »
Le soi
dit au moi : « Éprouve des douleurs ! » Et le moi
souffre et réfléchit à ne plus souffrir — et c’est à cette fin qu’il doit
penser.
Le soi
dit au moi : « Éprouve des joies ! » Alors le moi
se réjouit et songe à se réjouir souvent encore — et c’est à cette fin qu’il doit
penser.
Je veux dire
un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur
estime. Qu’est-ce qui créa l’estime et le mépris et la valeur et la
volonté ?
Le soi
créateur créa, pour lui-même, l’estime et le mépris, la joie et la peine. Le
corps créateur créa pour lui-même l’esprit comme une main de sa volonté.
Même dans
votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres
contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut
mourir et se détourner de la vie.
Il n’est
plus capable de faire ce qu’il préférerait : — créer au-dessus de
lui-même. Voilà son désir préféré, voilà toute son ardeur.
Mais il est
trop tard pour cela : — ainsi votre soi veut disparaître, ô
contempteurs du corps.
Votre soi
veut disparaître, c’est pourquoi vous êtes devenus contempteurs du corps !
Car vous ne pouvez plus créer au-dessus de vous.
C’est
pourquoi vous en voulez à la vie et à la terre. Une envie inconsciente est dans
le regard louche de votre mépris.
Je ne marche
pas sur votre chemin, contempteurs du corps ! Vous n’êtes point pour moi
des ponts vers le Surhumain ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
LIRE ET ÉCRIRE
De tout ce
qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec
du sang et tu apprendras que le sang est esprit.
Il n’est pas
facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui
lisent.
Celui qui
connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de
lecteurs — et l’esprit même sentira mauvais.
Que chacun
ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement
l’écriture, mais encore la pensée.
Jadis
l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace.
Celui qui
écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur.
Sur les montagnes
le plus court chemin va d’un sommet à l’autre : mas pour suivre ce chemin
il faut que tu aies de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et
ceux à qui l’on parle des hommes grands et robustes.
L’air léger
et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté : tout
cela s’accorde bien.
Je veux
avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse
les fantômes se crée ses propres lutins, — le courage veut rire.
Je ne suis
plus en communion d’âme avec vous. Cette nuée que je vois au-dessous de moi,
cette noirceur et cette lourdeur dont je ris — c’est votre nuée d’orage.
Vous
regardez en haut quand vous aspirez à l’élévation. Et moi je regarde en bas
puisque je suis élevé.
Qui de vous
peut en même temps rire et être élevé ?
Celui qui
plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène
et de la vie.
Courageux,
insoucieux, moqueur, violent — ainsi nous veut la sagesse : elle est femme
et ne peut aimer qu’un guerrier.
Vous me dites :
« La vie est dure à porter. » Mais pourquoi auriez-vous le matin
votre fierté et le soir votre soumission ?
La vie est
dure à porter : mais n’ayez donc pas l’air si tendre ! Nous sommes
tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux.
Qu’avons-nous
de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu’une goutte de rosée
l’oppresse.
Il est vrai
que nous aimons la vie, mais ce n’est pas parce que nous sommes habitués à la
vie, mais à l’amour.
Il y a
toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison
dans la folie.
Et pour moi
aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de
savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux
connaître le bonheur.
C’est
lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et
mouvantes — que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter.
Je ne
pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser.
Et lorsque
je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel :
c’était l’esprit de lourdeur, — c’est par lui que tombent toutes choses.
Ce n’est pas
par la colère, mais par le rire que l’on tue. En avant, tuons l’esprit de
lourdeur !
J’ai appris
à marcher : depuis lors, je me laisse courir. J’ai appris à voler, depuis
lors je ne veux pas être poussé pour changer de place.
Maintenant
je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi,
maintenant un dieu danse en moi.
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE L’ARBRE SUR LA MONTAGNE
Zarathoustra
s’était aperçu qu’un jeune homme l’évitait. Et comme il allait un soir seul par
la montagne qui domine la ville appelée « la Vache
multicolore » : voilà qu’il trouva dans sa promenade ce jeune homme,
appuyé contre un arbre et jetant sur la vallée un regard fatigué. Zarathoustra
mit son bras autour de l’arbre contre lequel le jeune homme était assis et il
parla ainsi :
« Si je
voulais secouer cet arbre avec mes mains, je ne le pourrais pas.
Mais le vent
que nous ne voyons pas l’agite et le courbe comme il veut. De même nous sommes
courbés et agités par des mains invisibles.
Alors le
jeune homme se leva stupéfait et il dit : « J’entends Zarathoustra et
justement je pensais à lui. » Zarathoustra répondit :
« Pourquoi
t’effrayes-tu ? — Il en est de l’homme comme de l’arbre.
Plus il veut
s’élever vers les hauteurs et la clarté, plus profondément aussi ses racines
s’enfoncent dans la terre, dans les ténèbres et l’abîme, — dans le mal. »
« Oui,
dans le mal ! s’écria le jeune homme. Comment est-il possible que tu aies
découvert mon âme ? »
Zarathoustra
se prit à sourire et dit : « Il y a des âmes qu’on ne découvrira
jamais, à moins que l’on ne commence par les inventer. »
« Oui,
dans le mal ! s’écria derechef le jeune homme.
Tu disais la
vérité, Zarathoustra. Je n’ai plus confiance en moi-même, depuis que je veux
monter dans les hauteurs, et personne n’a plus confiance en moi, — d’où cela
peut-il donc venir ?
Je me
transforme trop vite : mon présent réfute mon passé. Je saute souvent des
marches quand je monte, — c’est ce que les marches ne me pardonnent pas.
Quand je
suis en haut je me trouve toujours seul. Personne ne me parle, le froid de la
solitude me fait trembler. Qu’est-ce que je veux donc dans les hauteurs ?
Mon mépris
et mon désir grandissent ensemble ; plus je m’élève, plus je méprise celui
qui s’élève. Que veut-il donc dans les hauteurs ?
Comme j’ai
honte de ma montée et de mes faux pas ! Comme je ris de mon souffle
haletant ! Comme je hais celui qui prend son vol ! Comme je suis
fatigué lorsque je suis dans les hauteurs ! »
Alors le
jeune homme se tut. Et Zarathoustra regarda l’arbre près duquel ils étaient
debout et il parla ainsi :
« Cet
arbre s’élève seul sur la montagne ; il a grandi bien au-dessus des hommes
et des bêtes.
Et s’il
voulait parler, personne ne pourrait le comprendre : tant il a grandi.
Dès lors il
attend et il ne cesse d’attendre, — quoi donc ? Il habite trop près du
siège des nuages : il attend peut-être le premier coup de
foudre ? »
Quand
Zarathoustra eut dit cela, le jeune homme s’écria avec des gestes véhéments :
« Oui, Zarathoustra, tu dis la vérité. J’ai désiré ma chute en voulant
atteindre les hauteurs, et tu es le coup de foudre que j’attendais !
Regarde-moi, que suis-je encore depuis que tu nous es apparu ? C’est la jalousie
qui m’a tué ! » — Ainsi parlait le jeune homme et il pleurait
amèrement. Zarathoustra, cependant, mit son bras autour de sa taille et
l’emmena avec lui.
Et
lorsqu’ils eurent marché côte à côte pendant quelques minutes, Zarathoustra
commença à parler ainsi :
J’en ai le
cœur déchiré. Mieux que ne le disent tes paroles, ton regard me dit tout le
danger que tu cours.
Tu n’es pas
libre encore, tu cherches encore la liberté. Tes recherches t’ont rendu
noctambule et trop lucide.
Tu veux
monter librement vers les hauteurs et ton âme a soif d’étoiles. Mais tes
mauvais instincts, eux aussi, ont soif de la liberté.
Tes chiens
sauvages veulent être libres ; ils aboient de joie dans leur cave, quand
ton esprit tend à ouvrir toutes les prisons.
Pour moi, tu
es encore un prisonnier qui aspire à la liberté : hélas ! l’âme de
pareils prisonniers devient prudente, mais elle devient aussi rusée et
mauvaise.
Pour celui
qui a délivré son esprit il reste encore à se purifier. Il demeure en lui
beaucoup de contrainte et de bourbe : il faut que son œil se purifie.
Oui, je
connais le danger que tu cours. Mais par mon amour et mon espoir, je t’en
conjure : ne jette pas loin de toi ton amour et ton espoir !
Tu te sens
encore noble, et les autres aussi te tiennent pour noble, ceux qui t’en veulent
et qui te regardent d’un mauvais œil. Sache qu’ils ont tous quelqu’un de noble
dans leur chemin.
Les bons,
eux aussi, ont tous quelqu’un de noble dans leur chemin : et quand même
ils l’appelleraient bon, ce ne serait que pour le mettre de côté.
L’homme
noble veut créer quelque chose de neuf et une nouvelle vertu. L’homme bon
désire les choses vieilles et que les choses vieilles soient conservées.
Mais le
danger de l’homme noble n’est pas qu’il devienne bon, mais insolent, railleur
et destructeur.
Hélas !
j’ai connu des hommes nobles qui perdirent leur plus haut espoir. Et dès lors
ils calomnièrent tous les hauts espoirs.
Dès lors ils
vécurent, effrontés, en de courts désirs, et à peine se sont-ils tracé un but
d’un jour à l’autre.
« L’esprit
aussi est une volupté » — ainsi disaient-ils. Alors leur esprit s’est
brisé les ailes : maintenant il ne fait plus que ramper et il souille tout
ce qu’il dévore.
Jadis ils
songeaient à devenir des héros : maintenant ils ne sont plus que des
jouisseurs. L’image du héros leur cause de l’affliction et de l’effroi.
Mais par mon
amour et par mon espoir, je t’en conjure : ne jette pas loin de toi le
héros qui est dans ton âme ! Sanctifie ton plus haut espoir ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES PRÉDICATEURS DE LA MORT
Il y a des
prédicateurs de la mort et le monde est plein de ceux à qui il faut prêcher de
se détourner de la vie.
La terre est
pleine de superflus, la vie est gâtée par ceux qui sont de trop. Qu’on les
attire hors de cette vie, par l’appât de la « vie éternelle » !
« Jaunes » :
c’est ainsi que l’on désigne les prédicateurs de la mort, ou bien
« noirs ». Mais je veux vous les montrer sous d’autres couleurs
encore.
Ce sont les
plus terribles, ceux qui portent en eux la bête sauvage et qui n’ont pas de
choix, si ce n’est entre les convoitises et les mortifications. Et leurs
convoitises sont encore des mortifications.
Ils ne sont
pas encore devenus des hommes, ces êtres terribles : qu’ils prêchent donc
l’aversion de la vie et qu’ils s’en aillent !
Voici les
phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à
mourir, et ils aspirent aux doctrines de la fatigue et du renoncement.
Ils
aimeraient à être morts et nous devons sanctifier leur volonté !
Gardons-nous de ressusciter ces morts et d’endommager ces cercueils vivants.
S’ils
rencontrent un malade ou bien un vieillard, ou bien encore un cadavre, ils
disent de suite « la vie est réfutée » !
Mais eux
seuls sont réfutés, ainsi que leur regard qui ne voit qu’un seul aspect de
l’existence.
Enveloppés
d’épaisse mélancolie, et avides des petits hasards qui apportent la mort :
ainsi ils attendent en serrant les dents.
Ou bien
encore, ils tendent la main vers des sucreries et se moquent de leurs propres
enfantillages : ils sont accrochés à la vie comme à un brin de paille et
ils se moquent de tenir à un brin de paille.
Leur sagesse
dit : « Est fou qui demeure en vie, mais nous sommes tellement
fous ! Et ceci est la plus grande folie de la vie ! » —
« La
vie n’est que souffrance » — prétendent-ils, et ils ne mentent pas :
faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser
la vie qui n’est que souffrance !
Et voici
l’enseignement de votre vertu : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu
dois t’esquiver toi-même ! »
« La
luxure est un péché, — disent les uns, en prêchant la mort — mettons-nous à
l’écart et n’engendrons pas d’enfants ! »
« L’enfantement
est pénible, disent les autres, — pourquoi enfanter encore ? On n’enfante
que des malheureux ! » Et eux aussi sont des prédicateurs de la mort.
« Il
nous faut de la pitié — disent les troisièmes. Prenez ce que j’ai ! Prenez
ce que je suis ! Je serai d’autant moins lié par la vie ! »
Si leur
pitié allait jusqu’au fond de leur être, ils tâcheraient de dégoûter de la vie
leurs prochains. Être méchants — ce serait là leur véritable bonté.
Mais ils
veulent se débarrasser de la vie : que leur importe si avec leurs chaînes
et leurs présents ils en attachent d’autres plus étroitement encore ! —
Et vous
aussi, vous dont la vie est inquiétude et travail sauvage : n’êtes-vous
pas fatigués de la vie ? N’êtes-vous pas mûrs pour la prédication de la
mort ?
Vous tous,
vous qui aimez le travail sauvage et tout ce qui est rapide, nouveau, étrange,
— vous vous supportez mal vous-mêmes, votre activité est une fuite et c’est la
volonté de s’oublier soi-même.
Si vous
aviez plus de foi en la vie, vous vous abandonneriez moins au moment. Mais vous
n’avez pas assez de valeur intérieure pour l’attente — et vous n’en avez pas
même assez pour la paresse !
Partout
résonne la voix de ceux qui prêchent la mort : et le monde est plein de
ceux à qui il faut prêcher la mort.
Ou bien
« la vie éternelle » : ce qui pour moi est la même chose, —
pourvu qu’ils s’en aillent rapidement !
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE LA NOUVELLE IDOLE
Il y a
quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n’est pas chez nous,
mes frères : chez nous il y a des États.
État ?
Qu’est-ce, cela ? Allons ! Ouvrez les oreilles, je vais vous parler
de la mort des peuples.
L’État,
c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et
voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le
Peuple. »
C’est un
mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui
suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ils
servaient la vie.
Ce sont des
destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela
un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits.
Partout où
il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le déteste comme le
mauvais œil et une dérogation aux coutumes et aux lois.
Je vous
donne ce signe : chaque peuple a son langage du bien et du mal : son
voisin ne le comprend pas. Il s’est inventé ce langage pour ses coutumes et ses
lois.
Mais l’État
ment dans toutes ses langues du bien et du mal ; et, dans tout ce qu’il
dit, il ment — et tout ce qu’il a, il l’a volé.
Tout en lui
est faux ; il mord avec des dents volées, le hargneux. Feintes sont même
ses entrailles.
Une
confusion des langues du bien et du mal — je vous donne ce signe, comme le
signe de l’État. En vérité, c’est la volonté de la mort qu’indique ce signe, il
appelle les prédicateurs de la mort !
Beaucoup
trop d’hommes viennent au monde : l’État a été inventé pour ceux qui sont
superflus !
Voyez donc
comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace, comme il les
mâche et les remâche.
« Il
n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt
ordonnateur de Dieu » — ainsi hurle le monstre. Et ce ne sont pas
seulement ceux qui ont de longues oreilles et la vue basse qui tombent à
genoux !
Hélas, en
vous aussi, ô grandes âmes, il murmure ses sombres mensonges. Hélas, il devine
les cœurs riches qui aiment à se répandre !
Certes, il
vous devine, vous aussi, vainqueurs du Dieu ancien ! Le combat vous a fatigués
et maintenant votre fatigue se met au service de la nouvelle idole !
Elle
voudrait placer autour d’elle des héros et des hommes honorables, la nouvelle
idole ! Il aime à se chauffer au soleil de la bonne conscience, — le froid
monstre !
Elle veut
tout vous donner, si vous l’adorez, la nouvelle idole :
ainsi elle s’achète l’éclat de votre vertu et le fier regard de vos yeux.
Vous devez
lui servir d’appât pour les superflus ! Oui, c’est l’invention d’un tour
infernal, d’un coursier de la mort, cliquetant dans la parure des honneurs
divins !
Oui, c’est
l’invention d’une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la
vie, une servitude selon le cœur de tous les prédicateurs de la mort !
L’État est
partout où tous absorbent des poisons, les bons et les mauvais : l’État,
où tous se perdent eux-mêmes, les bons et les mauvais : l’État, où le lent
suicide de tous s’appelle — « la vie ».
Voyez donc
ces superflus ! Ils volent les œuvres des inventeurs et les trésors des
sages : ils appellent leur vol civilisation — et tout leur devient maladie
et revers !
Voyez donc
ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils rendent leur bile et
appellent cela des journaux. Ils se dévorent et ne peuvent pas même se digérer.
Voyez donc
ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus
pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance,
beaucoup d’argent, — ces impuissants !
Voyez-les
grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les un sur les autres et se
poussent ainsi dans la boue et dans l’abîme.
Ils veulent
tous s’approcher du trône : c’est leur folie, — comme si le bonheur était
sur le trône ! Souvent la boue est sur le trône — et souvent aussi le
trône est dans la boue.
Ils
m’apparaissent tous comme des fous, des singes grimpeurs et impétueux. Leur
idole sent mauvais, ce froid monstre : ils sentent tous mauvais, ces
idolâtres.
Mes frères,
voulez-vous donc étouffer dans l’exhalaison de leurs gueules et de leurs
appétits ! Cassez plutôt les vitres et sautez dehors !
Évitez donc la
mauvaise odeur ! Éloignez-vous de l’idolâtrie des superflus.
Évitez donc
la mauvaise odeur ! Éloignez-vous de la fumée de ces sacrifices
humains !
Maintenant
encore les grandes âmes trouveront devant eux l’existence libre. Il reste bien
des endroits pour ceux qui sont solitaires ou à deux, des endroits où souffle
l’odeur des mers silencieuses.
Une vie
libre reste ouverte aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est
d’autant moins possédé : bénie soit la petite pauvreté.
Là où finit
l’État, là seulement commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence
le chant de la nécessité, la mélodie unique, la nulle autre pareille.
Là où finit
l’État, — regardez donc, mes frères ! Ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et
le pont du Surhumain ?
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES MOUCHES DE LA PLACE PUBLIQUE
Fuis, mon
ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes
et meurtri par les aiguillons des petits.
Avec
dignité, la forêt et le rocher savent se taire en ta compagnie. Ressemble de nouveau
à l’arbre que tu aimes, à l’arbre aux larges branches : il écoute
silencieux, suspendu sur la mer.
Où cesse la
solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique,
commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches
venimeuses.
Dans le
monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu’un qui les
représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.
Le peuple
comprend mal ce qui est grand, c’est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour
tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses.
Le monde
tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : — il tourne
invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire :
ainsi « va le monde ».
Le comédien
a de l’esprit, mais peu de conscience de l’esprit. Il croit toujours à ce qui
lui fait obtenir ses meilleurs effets, — à ce qui pousse les gens à croire en lui-même !
Demain il
aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a
l’esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.
Renverser, —
c’est ce qu’il appelle démontrer. Rendre fou, — c’est ce qu’il appelle
convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments.
Il appelle
mensonge et néant une vérité qui ne glisse que dans les fines oreilles. En
vérité, il ne croit qu’en les dieux qui font beaucoup de bruit dans le
monde !
La place
publique est pleine de bouffons tapageurs — et le peuple se vante de ses grands
hommes ! Ils sont pour lui les maîtres du moment.
Mais le
moment les presse : c’est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de
toi un oui ou un non. Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un
pour et un contre !
Ne sois pas
jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore
la vérité n’a été se pendre au bras des intransigeants.
À cause de
ces agités retourne dans ta sécurité : ce n’est que sur la place publique
qu’on est assailli par des « oui ? » ou des
« non ? »
Ce qui se
passe dans les fontaines profondes s’y passe avec lenteur : il faut
qu’elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur
profondeur.
Tout ce qui
est grand se passe loin de la place publique et de la gloire : loin de la
place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de
valeurs nouvelles.
Fuis, mon
ami, fuis dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches
venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort !
Fuis dans ta
solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant
leur vengeance invisible ! Ils ne veulent que se venger de toi.
N’élève plus
le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n’est pas ta destinée
d’être un chasse-mouches.
Innombrables
sont ces petits et ces pitoyables ; et maint édifice altier fut détruit
par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.
Tu n’es pas
une pierre, mais déjà des gouttes nombreuses t’ont crevassé. Des gouttes
nombreuses te fêleront et te briseront encore.
Je te vois
fatigué par les mouches venimeuses, je te vois déchiré et sanglant en maint
endroit ; et la fierté dédaigne même de se mettre en colère.
Elles
voudraient ton sang en toute innocence, leurs âmes anémiques réclament du sang
— et elles piquent en toute innocence.
Mais toi qui
es profond, tu souffres trop profondément, même des petites blessures ; et
avant que tu ne sois guéri, leur ver venimeux aura passé sur ta main.
Tu me
sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que tu ne sois
destiné à porter toute leur venimeuse injustice !
Ils
bourdonnent autour de toi, même avec leurs louanges : importunités, voilà
leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.
Ils te
flattent comme on flatte un dieu ou un diable ; ils pleurnichent devant
toi, comme un dieu ou un diable. Qu’importe ! Ce sont des flatteurs et des
pleurards, rien de plus.
Aussi
font-ils souvent les aimables avec toi. Mais c’est ainsi qu’en agit toujours la
ruse des lâches. Oui, les lâches sont rusés !
Ils pensent
beaucoup à toi avec leur âme étroite — tu leur es toujours suspect ! Tout
ce qui fait beaucoup réfléchir devient suspect.
Ils te
punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du cœur que tes
fautes.
Puisque tu
es bienveillant et juste, tu dis : « Ils sont innocents de leur
petite existence. » Mais leur âme étroite pense : « Toute grande
existence est coupable. »
Même quand
tu es bienveillant à leur égard, ils se sentent méprisés par toi ; et ils
te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.
Ta fierté
sans paroles leur est toujours contraire ; ils jubilent quand il t’arrive
d’être assez modeste pour être vaniteux.
Tout ce que
nous percevons chez un homme, nous ne faisons que l’enflammer. Garde-toi donc
des petits !
Devant toi
ils se sentent petits et leur bassesse s’échauffe contre toi en une vengeance
invisible.
Ne t’es-tu
pas aperçu qu’ils se taisaient, dès que tu t’approchais d’eux, et que leur
force les abandonnait, ainsi que la fumée abandonne un feu qui s’éteint ?
Oui, mon
ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains : car ils ne sont pas
dignes de toi. C’est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.
Tes
prochains seront toujours des mouches venimeuses ; ce qui est grand en toi
— ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des
mouches.
Fuis, mon
ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n’est
pas ta destinée d’être un chasse-mouches. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE LA CHASTETÉ
J’aime la
forêt. Il est difficile de vivre dans les villes : ceux qui sont en rut y
sont trop nombreux.
Ne vaut-il
pas mieux tomber entre les mains d’un meurtrier que dans les rêves d’une femme
ardente ?
Et regardez
donc ces hommes : leur œil en témoigne — ils ne connaissent rien de
meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.
Ils ont de
la boue au fond de l’âme, et malheur à eux si leur boue a de l’esprit !
Si du moins
vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l’innocence.
Est-ce que
je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des
sens.
Est-ce que
je vous conseille la chasteté ? Chez quelques-uns la chasteté est une
vertu, mais chez beaucoup d’autres elle est presque un vice.
Ceux-ci sont
continents peut-être : mais la chienne Sensualité se reflète, avec
jalousie, dans tout ce qu’ils font.
Même dans
les hauteurs de leur vertu et jusque dans leur esprit rigide, cet animal les
suit avec sa discorde.
Et avec quel
air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d’esprit, quand on lui
refuse un morceau de chair.
Vous aimez
les tragédies et tout ce qui brise le cœur ? Mais moi je suis méfiant
envers votre chienne.
Vous avez
des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui
souffrent. Votre lubricité ne s’est-elle pas travestie pour s’appeler
pitié ?
Et je vous
donne aussi cette parabole : Ils n’étaient pas en petit nombre, ceux qui
voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.
Si la
chasteté pèse à quelqu’un, il faut l’en détourner, pour qu’elle ne devienne pas
le chemin de l’enfer — c’est-à-dire la fange et la fournaise de l’âme.
Parlé-je de
choses malpropres ? Ce n’est pas ce qu’il y a de pire à mes yeux.
Ce n’est pas
quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche
la connaissance n’aime pas à descendre dans ses eaux.
En vérité,
il y en a qui sont chastes jusqu’au fond du cœur : ils sont plus doux de
cœur, ils aiment mieux rire et ils rient plus que vous.
Ils rient
aussi de la chasteté et demandent : « Qu’est-ce que la
chasteté !
La chasteté
n’est-elle pas une vanité ? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne
sommes pas venus à elle.
Nous avons
offert à cet étranger l’hospitalité de notre cœur, maintenant il habite chez
nous, — qu’il y reste autant qu’il voudra ! »
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE L’AMI
« Un
seul est toujours de trop autour de moi, » — ainsi pense le solitaire.
« Toujours une fois un — cela finit par faire deux ! »
Je et Moi sont toujours en
conversation trop assidue : comment supporterait-on cela s’il n’y avait
pas un ami ?
Pour le
solitaire, l’ami est toujours le troisième : le troisième est le liège qui
empêche le colloque des deux autres de s’abîmer dans les profondeurs.
Hélas !
il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C’est pourquoi ils
aspirent à un ami et à la hauteur d’un ami.
Notre foi en
les autres découvre l’objet de notre foi en nous-mêmes. Notre désir d’un ami
révèle notre pensée.
L’amour ne
sert souvent qu’à passer sur l’envie. Souvent l’on attaque et l’on se fait des
ennemis pour cacher que l’on est soi-même attaquable.
« Sois
au moins mon ennemi ! » — ainsi parle le respect véritable, celui qui
n’ose pas solliciter l’amitié.
Si l’on veut
avoir un ami il faut aussi vouloir faire la guerre pour lui : et pour la
guerre, il faut pouvoir être ennemi.
Il faut
honorer l’ennemi dans l’ami. Peux-tu t’approcher de ton ami, sans passer à son
bord ?
En son ami
on doit voir son meilleur ennemi. C’est quand tu luttes contre lui que tu dois
être le plus près de son cœur.
Tu ne veux
pas dissimuler devant ton ami ? Tu veux faire honneur à ton ami en te
donnant tel que tu es ? Mais c’est pourquoi il t’envoie au diable !
Qui ne sait
se dissimuler révolte : voilà pourquoi il faut craindre la nudité !
Certes, si vous étiez des dieux vous pourriez avoir honte de vos
vêtements !
Tu ne
saurais assez bien t’habiller pour ton ami : car tu dois lui être une
flèche et un désir du Surhumain.
As-tu déjà
vu dormir ton ami, — pour que tu apprennes à connaître son aspect ? Quel
est donc le visage de ton ami ? C’est ton propre visage dans un miroir
grossier et imparfait.
As-tu déjà
vu dormir ton ami ? Ne t’es-tu pas effrayé de l’air qu’il avait ?
Oh ! mon ami, l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
L’ami doit
être passé maître dans la divination et dans le silence : tu ne dois pas
vouloir tout voir. Ton rêve doit te révéler ce que fait ton ami quand il est
éveillé.
Il faut que
ta pitiié soit une divination : afin que tu saches d’abord si ton ami veut
de la pitié. Peut- être aime-t-il en toi le visage fier et le regard de
l’éternité.
Il faut que
la compassion avec l’ami se cache sous une rude enveloppe, et que tu y laisses
une dent. Ainsi ta compassion sera pleine de finesses et de douceurs.
Es-tu pour
ton ami air pur et solitude, pain et médicament ? Il y en a qui ne peuvent
pas se libérer de leur propre chaîne, et pourtant, pour leurs amis, ils sont
des sauveurs.
Si tu es un
esclave tu ne peux pas être un ami. Si tu es un tyran tu ne peux pas avoir
d’amis.
Pendant trop
longtemps un esclave et un tyran étaient cachés dans la femme. C’est pourquoi
la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour.
Dans l’amour
de la femme il y a de l’injustice et de l’aveuglement à l’égard de tout ce
qu’elle n’aime pas. Et même dans l’amour conscient de la femme il y a toujours,
à côté de la lumière, la surprise, l’éclair et la nuit.
La femme
n’est pas encore capable d’amitié. Des chattes, voilà ce que sont toujours les
femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, quand cela va bien, des vaches.
La femme
n’est pas encore capable d’amitié. Mais, dites-moi, vous autres hommes, lequel
d’entre vous est donc capable d’amitié ?
Malédiction
sur votre pauvreté et votre avarice de l’âme, ô hommes ! Ce que vous
donnez à vos amis, je veux le donner même à mes ennemis, sans en devenir plus
pauvre.
Il y a de la
camaraderie : qu’il y ait de l’amitié !
Ainsi
parlait Zarathoustra.
MILLE ET UN BUTS
Zarathoustra
a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : c’est ainsi qu’il a
découvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra n’a pas
découvert de plus grande puissance sur la terre, que le bien et le mal.
Aucun peuple
ne pourrait vivre sans évaluer les valeurs ; mais s’il veut se conserver,
il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin.
Beaucoup de
choses qu’un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple étaient honteuses et
méprisables : voilà ce que j’ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient
appelées mauvaises et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des
honneurs.
Jamais un
voisin n’a compris l’autre voisin : son âme s’est toujours étonnée de la folie
et de la méchancetée de son voisin.
Une table
des biens est suspendue au-dessus de chaque peuple. Or, c’est la table de ce
qu’il a surmonté, c’est la voix de sa volonté de puissance.
Est
honorable ce qui lui semble difficile ; ce qui est indispensable et
difficile, s’appelle bien. Et ce qui délivre de la plus profonde détresse,
cette chose rare et difficile, — est sanctifiée par lui.
Ce qui le
fait régner, vaincre et briller, ce qui excite l’horreur et l’envie de son
voisin : c’est ce qui occupe pour lui la plus haute et la première place,
c’est ce qui est la mesure et le sens de toutes choses.
En vérité,
mon frère, lorsque tu auras pris conscience des besoins et des terres d’un
peuple, lorsque tu connaîtras son ciel et son voisin : tu devineras aussi
la loi qui régit ses victoires sur lui-même, et tu sauras pourquoi c’est sur
tel degré qu’il monte à ses espérances.
« Il
faut que tu sois toujours le premier et que tu dépasses les autres : ton
âme jalouse ne doit aimer personne, si ce n’est l’ami » — ceci fit tremble
l’âme d’un Grec et lui fit gravir le sentier de la grandeur.
« Dire
la vérité et savoir bien manier l’arc et les flèches » — ceci semblait
cher, et difficile en même temps, au peuple d’où vient mon nom — ce nom qui est
en même temps cher et difficile.
« Honorer
père et mère, leur être soumis jusqu’aux racines de l’âme » : cette
table des victoires sur soi-même, un autre peuple la suspendit au-dessus de lui
et il devint puissant et éternel.
« Être
fidèle et, à cause de la fidélité, donner son sang et son honneur, même pour
des choses mauvaises et dangereuses » : par cet enseignement un autre
peuple s’est surmonté, et, en se surmontant ainsi, il devint gros et lourd de
grandes espérances.
En vérité,
les hommes se donnèrent eux-mêmes leur bien et leur mal. En vérité, ils ne les
prirent point, ils ne les trouvèrent point, ils ne les écoutèrent point comme
une voix descendue du ciel.
C’est
l’homme qui mit des valeurs dans les choses, afin de se conserver, — c’est lui
qui créa le sens des choses, un sens humain ! C’est pourquoi il s’appelle
« homme », c’est-à-dire, celui qui évalue.
Évaluer
c’est créer : écoutez donc, vous qui êtes créateurs ! C’est leur
évaluation qui fait des trésors et des joyaux de toutes choses évaluées.
C’est par
l’évaluation que se fixe la valeur : sans l’évaluation, la noix de
l’existence serait creuse. Écoutez donc vous qui êtes créateurs !
Les valeurs
changent lorsque le créateur se transforme. Celui qui doit créer détruit
toujours.
Les
créateurs furent d’abord des peuples et plus tard seulement des individus. En
vérité, l’individu lui-même est la plus jeune des créations.
Des peuples
jadis suspendirent au-dessus d’eux une table du bien. L’amour qui veut dominer
et l’amour qui veut obéir se créèrent ensemble de telles tables.
Le plaisir
du troupeau est plus ancien que le plaisir de l’individu. Et tant que la bonne
conscience s’appelle troupeau, la mauvaise conscience seule dit : Moi.
En vérité,
le moi rusé, le moi sans amour qui cherche son avantage dans
l’avantage du plus grand nombre : ce n’est pas là l’origine du troupeau,
mais son déclin.
Ce furent
toujours des fervents et des créateurs qui créèrent le bien et le mal. Le feu
de l’amour et le feu de la colère l’allument au nom de toutes les vertus.
Zarathoustra
vit beaucoup de pays et beaucoup de peuples. Il n’a pas trouvé de plus grande
puissance sur la terre que l’œuvre des fervents : « bien » et
« mal », voilà le nom de cette puissance.
En vérité,
la puissance de ces louanges et de ces blâmes est pareille à un monstre. Dites-moi,
mes frères, qui me terrassera ce monstre ? Dites, qui jettera une chaîne
sur les mille nuques de cette bête ?
Il y a eu
jusqu’à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la
chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L’humanité n’a pas encore de
but.
Mais,
dites-moi donc, mes frères, si l’humanité manque de but, ne fait-elle pas
défaut — elle-même ?
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE L’AMOUR DU PROCHAIN
Vous vous
empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais
je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de
vous-mêmes.
Vous entrez
chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une
vertu : mais je pénètre votre « désintéressement ».
Le toi
est plus vieux que le moi ; le toi est sanctifié, mais point
encore le moi : ainsi l’homme s’empresse auprès de son prochain.
Est-ce que
je vous conseille l’amour du prochain ? Plutôt encore je vous
conseillerais la fuite du prochain et l’amour du lointain !
Plus haut
que l’amour du prochain se trouve l’amour du lointain et de ce qui est à venir.
Plus haut encore que l’amour de l’homme, je place l’amour des choses et des
fantômes.
Ce fantôme
qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi ; pourquoi
ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu t’enfuis
chez ton prochain.
Vous ne
savez pas vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez :
c’est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer
de son erreur.
Je voudrais
que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent
insupportables. Il vous faudrait alors vous créer par vous-mêmes un ami au cœur
débordant.
Vous invitez
un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et quand vous
l’avez induit à bien penser de vous, c’est vous qui pensez bien de vous.
Celui-là
seul ne ment pas qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle
contre son inconscience. Et c’est ainsi que vous parlez de vous-mêmes dans vos
relations et vous trompez le voisin sur vous-mêmes.
Ainsi parle
le fou : « Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout
quand on n’en a pas. »
L’un va chez
le prochain parce qu’il se cherche, l’autre parce qu’il voudrait s’oublier. Votre
mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.
Ce sont les
plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes
que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième.
Je n’aime
pas non plus vos fêtes : j’y ai trouvé trop de comédiens, et même les
spectateurs se comportaient comme des comédiens.
Je ne vous
enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit la fête de la terre
et un pressentiment du Surhumain.
Je vous
enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être tel une éponge,
quand on veut être aimé par des cœurs débordants.
Je vous
enseigne l’ami qui porte en lui un monde achevé, l’écorce du bien, — l’ami
créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.
Et de même
que pour lui le monde s’est déroulé, il s’enroule de nouveau, tel le devenir du
bien par le mal, du but par le hasard.
Que l’avenir
et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton
aujourd’hui : c’est dans ton ami que tu dois aimer le Surhumain comme ta
raison d’être.
Mes frères,
je ne vous conseille pas l’amour du prochain, je vous conseille l’amour du plus
lointain.
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES VOIES DU CRÉATEUR
Veux-tu, mon
frère, aller dans l’isolement ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à
toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi.
« Celui
qui cherche se perd facilement lui-même. Tout isolement est une
faute » : ainsi parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du
troupeau.
En toi aussi
la voix du troupeau résonnera encore. Et lorsque tu diras : « Ma
conscience n’est plus la même que le vôtre, » ce sera plainte et douleur.
Voici, cette
conscience commune enfanta aussi cette douleur elle-même : et la dernière
lueur de cette conscience enflamme encore ton affliction.
Mais tu veux
suivre la voix de ton affliction qui est la voie qui mène à toi-même.
Montre-moi donc que tu en as le droit et la force ! Es-tu une force
nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement ? Une roue qui
roule sur elle-même ? Peux-tu forcer des étoiles à tourner autour de
toi ?
Hélas !
il y a tant de convoitises qui veulent aller vers les hauteurs ! Il y a
tant de convulsions des ambitieux. Montre-moi que tu n’es ni parmi ceux qui
convoitent, ni parmi les ambitieux !
Hélas !
il y a tant de grandes pensées qui n’agissent pas plus qu’une vessie gonflée.
Elles enflent et rendent plus vide encore.
Tu
t’appelles libre ? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas
que tu t’es échappé d’un joug.
Es-tu
quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? Il y en a qui
perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion.
Libre de
quoi ? Qu’importe cela à Zarathoustra ! Mais ton œil clair doit
m’annoncer : libre pour quoi ?
Peux-tu te
fixer à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi
comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre
loi ?
Il est
terrible de demeurer seul avec le juge et le vengeur de sa propre loi. C’est
ainsi qu’une étoile est projetée dans le vide et dans le souffle glacé de la
solitude.
Aujourd’hui encore
tu souffres du nombre, toi l’unique : aujourd’hui encore tu as tout ton
courage et toutes tes espérances.
Pourtant ta
solitude te fatiguera un jour, ta fierté se courbera et ton courage grincera
des dents. Tu crieras un jour : « Je suis seul ! »
Un jour tu
ne verras plus ta hauteur, et ta bassesse sera trop près de toi. Ton sublime
même te fera peur comme un fantôme. Tu crieras un jour : « Tout est
faux ! »
Il y a des
sentiments qui veulent tuer le solitaire ; s’ils n’y parviennent point, il
leur faudra périr eux-mêmes ! Mais es-tu capable d’être assassin ?
Mon frère,
connais-tu déjà le mot « mépris » ? Et la souffrance de ta
justice qui te force à être juste envers ceux qui te méprisent ?
Tu obliges
beaucoup de gens à changer d’avis sur toi ; voilà pourquoi ils t’en
voudront toujours. Tu t’es approché d’eux et tu as passé : c’est ce qu’ils
ne te pardonneront jamais.
Tu les
dépasses : mais plus tu t’élèves, plus tu parais petit aux yeux des
envieux. Mais celui qui plane dans les airs est celui que l’on déteste le plus.
« Comment
sauriez-vous être justes envers moi ! — c’est ainsi qu’il te faut parler —
je choisis pour moi votre injustice, comme la part qui m’est due. »
Injustice et
ordures, voilà ce qu’ils jettent après le solitaire : pourtant, mon frère,
si tu veux être une étoile, il faut que tu les éclaires malgré tout !
Et garde-toi
des bons et des justes ! Ils aiment à crucifier ceux qui s’inventent leur
propre vertu, — ils haïssent le solitaire.
Garde-toi
aussi de la sainte simplicité ! Tout ce qui n’est pas simple lui est
impie ; elle aime aussi à jouer avec le feu — des bûchers.
Et garde-toi
des accès de ton amour ! Trop vite le solitaire tend la main à celui qu’il
rencontre.
Il y a des
hommes à qui tu ne dois pas donner la main, mais seulement la patte : et
je veux que ta patte ait aussi des griffes.
Mais le plus
dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même ; c’est
toi-même que tu guettes dans les cavernes et les forêts.
Solitaire,
tu suis le chemin qui mène à toi-même ! Et ton chemin passe devant
toi-même et devant tes sept démons ?
Tu seras
hérétique envers toi-même, sorcier et devin, fou et incrédule, impie et
méchant.
Il faut que
tu veuilles te brûler dans ta propre flamme : comment voudrais-tu te
renouveler sans t’être d’abord réduit en cendres !
Solitaire,
tu suis le chemin du créateur : tu veux te créer un dieu de tes sept
démons !
Solitaire,
tu suis le chemin de l’amant : tu t’aimes toi-même, c’est pourquoi tu te
méprises, comme seuls méprisent les amants.
L’amant veut
créer puisqu’il méprise ! Comment saurait-il parler de l’amour, celui qui
ne devait pas mépriser précisément ce qu’il aimait !
Va dans ta
solitude, mon frère, avec ton amour et ta création ; et sur le tard la
justice te suivra en traînant la jambe.
Va dans ta
solitude avec mes larmes, ô mon frère. J’aime celui qui veut créer plus haut
que lui-même et qui périt ainsi. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
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