mercredi 15 avril 2015

Spinoza - Court traité sur Dieu, l’homme et la béatitude



Court traité sur Dieu, l’homme et la béatitude


PREMIÈRE PARTIE : DE DIEU

DU BIEN ET DU MAL.

Pour dire brièvement ce qu’est en soi le bien et le mal, nous ferons remarquer qu’il y a certaines choses qui sont dans notre entendement sans exister de la même manière dans la nature, qui sont par conséquent le produit de notre pensée et ne nous servent qu’à concevoir les choses distinctement : par exemple, les relations, et ce que nous appelons des êtres de raison. On se demande donc si le bien et le mal doivent être comptés parmi les êtres de raison ou parmi les êtres réels. Mais, comme le bien et le mal ne sont autre chose qu’une relation, il est hors de doute qu’ils doivent être considérés comme des êtres de raison ; car rien n’est appelé bon, si ce n’est par rapport à quelque autre chose qui n’est pas aussi bon ou aussi utile ; ainsi, on ne dit d’un homme qu’il est méchant que par rapport à un autre qui est meilleur, ou d’une pomme qu’elle est mauvaise que par rapport à une autre pomme qui est bonne ou qui est meilleure. Or, il serait impossible de s’exprimer ainsi si le bon ou le meilleur n’était pas ce par rapport à quoi cette chose a été nommée mauvaise. De sorte que, lorsque nous désignons quelque chose par le nom de bon, nous n’entendons par là que ce qui est d’accord avec l’idée générale que nous nous faisons de cette sorte de chose ; et cependant, comme nous l’avons déjà dit, chaque chose ne peut être conforme qu’à son idée particulière, dont l’essence doit être une essence parfaite, et non avec l’idée universelle de son espèce, puisque de telles idées ne peuvent en aucune façon exister.
Pour confirmer ce que nous venons de dire, quoique la chose soit assez claire par elle-même, nous ajouterons les arguments suivant :
Tout ce qui est dans la nature peut se ranger sous deux classes : des choses ou des actions.
Or le bien et le mal ne sont ni des choses, ni des actions. Donc le bien et le mal ne sont pas dans la nature.
Si le bien et le mal étaient des choses ou des actions, ils devraient avoir leur définition ; mais le bien et le mal, par exemple la bonté de Pierre et la méchanceté de Judas, n’ont pas de définition en dehors de l’essence de Pierre et de Judas, car celle-là seule existe dans la nature ; ils ne peuvent donc être définis en dehors de leur essence.
D’où il suit que le bien et le mal ne sont pas des choses ou des actions existant dans la nature.


SECONDE PARTIE : DE L’HOMME

DE L’AMOUR.

De ces trois espèces d’objets, lesquels doivent être recherchés, lesquels rejetés ?
Pour ce qui est des choses corruptibles, quoiqu’il soit nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque bien et que nous nous unissions à lui pour exister, il est certain néanmoins que par l’amour et le commerce de ces choses, nous ne sommes en aucune façon fortifiés, puisqu’elles sont elles-mêmes fragiles, et qu’un boiteux ne peut pas en supporter un autre. Non-seulement elles ne nous sont pas utiles, mais elles nous nuisent : en effet, on sait que l’amour est une union avec un objet que l’entendement nous présente comme bon et imposant ; et nous entendons par union ce qui fait de l’amour et de l’objet aimé une seule et même chose et un seul tout. Celui-là donc est certainement à plaindre qui s’unit avec des choses périssables, car ces choses étant en dehors de sa puissance, et sujettes à beaucoup d’accidents, il est impossible que, lorsqu’elles sont atteintes, lui-même demeure libre. En conséquence, si ceux-là sont misérables qui aiment les choses périssables, même lorsqu’elles ont encore une sorte d’essence, que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ? C’est assez pour montrer que la raison nous apprend à nous séparer de ces biens périssables, car, par ce que nous venons de dire, on voit le vice et le poison cachés dans l’amour de ces choses, ce que nous verrons avec encore plus de clarté, en remarquant combien grand et magnifique est le bien que leur jouissance nous fait perdre.

DE LA HAINE.

Cela posé, voyons les effets de l’une et de l’autre.
De la haine procède la tristesse, et d’une grande haine la colère, laquelle non-seulement, comme la haine, cherche à éviter ce qu’elle hait, mais encore à le détruire, s’il est possible ; et enfin de cette grande haine procède l’envie.
De l’aversion naît une certaine tristesse, parce que nous nous efforçons de nous priver d’une chose qui, étant réelle, a quelque essence et par conséquent quelque perfection. Par là, il est facile de comprendre que si nous usons bien de notre raison, nous ne pouvons avoir de haine ni d’aversion contre aucune chose, parce qu’en agissant ainsi nous nous priverions nous-mêmes de la perfection qui est dans cette chose. La raison nous enseigne aussi que nous ne pouvons avoir de haine contre personne : en effet, pour tout ce qui est dans la nature, si nous voulons en tirer quelque chose, nous devons nous efforcer de le changer en mieux, soit pour notre âme, soit pour la chose elle-même.

DE LA VOLONTÉ.

Il faut demander d’abord à ceux qui admettent l’existence d’une volonté, ce que c’est que cette volonté et en quoi elle se distingue du désir. Nous appelons désir cette inclination de l’âme qui la porte vers ce qu’elle reconnaît comme un bien. Avant donc que notre désir se porte extérieurement vers quelque objet, il a fallu d’abord porter un jugement, à savoir que telle chose est bonne. C’est cette affirmation prise d’une manière générale comme puissance d’affirmer ou de nier qui s’appelle la volonté.
La volonté, prise pour l’affirmation ou pour le jugement, se distingue de la vraie foi et de l’opinion. Elle se distingue de la vrai foi en ce qu’elle peut s’étendre à ce qui n’est pas vraiment bon et en ce que la conviction qui s’y trouve n’est pas de nature à voir clairement qu’il est impossible qu’il en soit autrement, ce qui au contraire a lieu et ne doit avoir lieu que dans la vraie foi d’où ne peuvent naître que de bons désirs, D’un autre côté la volonté se distingue de l’opinion, en ce que, dans certains cas, elle peut être assurée et infaillible, tandis que l’opinion ne consiste que dans la conjecture et dans l’a peu près si bien qu’on pourrait l’appeler foi vraie, en tant qu’elle est capable de certitude et opinion en tant qu’elle est sujette à l’erreur. (MS.)

DE LA RAISON.

Cherchons maintenant d’où peut venir que, voyant qu’une chose est bonne ou mauvaise, tantôt nous trouvons en nous la puissance de faire le bien et d’éviter le mal, tantôt nous ne la trouvons pas. C’est ce que nous pouvons facilement comprendre, en remarquant les causes que nous avons données de l’opinion, qui est elle-même, nous l’avons vu, la cause de toutes les passions. Nous avons dit qu’elle naissait soit par ouï-dire, soit par expérience. Or, comme il arrive que ce que nous éprouvons en nous a une plus grande puissance sur nous que ce qui nous arrive du dehors, il s’ensuit que la raison peut bien être cause de la destruction de ces opinions que nous tenons du seul ouï-dire, parce que la raison n’est pas comme celles-ci venue du dehors ; mais il n’en est pas de même de celles que nous devons à notre expérience.

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