DEUXIÈME PARTIE
DES MISÉRICORDIEUX
Mes amis,
des paroles moqueuses sont venues aux oreilles de votre ami : « Voyez
donc Zarathoustra ! Ne passe-t-il pas au milieu de nous comme si nous
étions des bêtes ? »
Mais
vaudrait mieux dire : « Celui qui cherche la connaissance passe au
milieu des hommes, comme on passe parmi les bêtes. »
Celui qui
cherche la connaissance appelle l’homme : la bête aux joues rouges.
Pourquoi lui
a-t-il donné ce nom ? N’est-ce pas parce l’homme a eu honte trop
souvent ?
Ô mes
amis ! Ainsi parle celui qui cherche la connaissance : Honte, honte,
honte — c’est là l’histoire de l’homme !
Et c’est pourquoi
l’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose
la pudeur de tout ce qui souffre.
En vérité,
je ne les aime pas, les miséricordieux qui cherchent la béatitude dans leur
pitié : ils sont trop dépourvus de pudeur.
S’il faut que
je sois miséricordieux, je ne veux au moins pas que l’on dise que je le
suis ; et quand je le suis que ce soit à distance seulement.
J’aime bien
aussi à voiler ma face et à m’enfuir avant d’être reconnu : faites de
même, mes amis !
Que ma
destinée m’amène toujours sur mon chemin de ceux qui, comme vous, ne souffrent
pas, et de ceux aussi avec qui je puisse partager espoirs, repas et
miel !
En vérité,
j’ai fait ceci et cela pour ceux qui souffrent : mais il m’a toujours
semblé faire mieux, quand j’apprenais à mieux me réjouir.
Depuis qu’il
y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre
péché originel.
Et lorsque
nous apprenons à mieux nous réjouir, c’est alors que nous désapprenons de faire
du mal aux autres et d’inventer des douleurs.
C’est
pourquoi je me lave les mains quand elles ont aidé celui qui souffre. C’est
pourquoi je m’essuie aussi l’âme.
Car j’ai
honte, à cause de sa honte, de ce que j’ai vu souffrir celui qui souffre ;
et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai blessé durement sa fierté.
De grandes
obligations ne rendent pas reconnaissant, mais vindicatif ; et si l’on
n’oublie pas le petit bienfait, il finit par devenir un ver rongeur.
« N’acceptez
qu’avec réserve ! Distinguez en prenant ! » —c’est ce que je
conseille à ceux qui n’ont rien à donner.
Mais moi je
suis de ceux qui donnent : j’aime à donner, en ami, aux amis. Pourtant que
les étrangers et les pauvres cueillent eux-mêmes le fruit de mon arbre :
cela est moins humiliant pour eux.
Mais on
devrait entièrement supprimer les mendiants ! En vérité, on se fâche de
leur donner et l’on se fâche de ne pas leur donner.
Il en est de
même des pécheurs et des mauvaises consciences ! Croyez-moi, mes amis, les
remords poussent à mordre.
Mais ce
qu’il y a de pire, ce sont les pensées mesquines. En vérité, il vaut mieux
faire mal que de penser petitement.
Vous dites,
il est vrai : « La joie des petites méchancetés nous épargne mainte
grande mauvaise action. » Mais en cela on ne devrait pas vouloir
économiser.
La mauvaise action
est comme un ulcère : elle démange et irrite et fait irruption, — elle
parle franchement.
« Voici,
je suis une maladie » — ainsi parle la mauvaise action ; ceci est sa
franchise.
Mais la
petite pensée est pareille au champignon ; elle se dérobe et se cache et
ne veut être nulle part — jusqu’à ce que tout le corps soit rongé et flétri par
les petits champignons.
Cependant,
je glisse cette parole à l’oreille de celui qui est possédé du démon :
« Il vaut mieux laisser grandir ton démon ! Pour toi aussi, il existe
un chemin de la grandeur ! » —
Hélas, mes
frères ! On connaît une chose de trop chez chacun ! Et il y en a qui
deviennent transparents pour nous, mais ce n’est pas encore une raison pour que
nous puissions les traverser.
Il est
difficile de vivre avec les hommes, puisqu’il est si difficile de garder le
silence.
Et ce n’est
pas envers celui qui nous est antipathique que nous sommes le plus injustes,
mais envers celui qui ne nous regarde en rien.
Cependant,
si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois en
quelque sorte un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras le
plus utile.
Et si un ami
te fait du mal, dis-lui : « Je te pardonne ce que tu m’as fait ;
mais que tu te le sois fait à toi, comment saurais-je pardonner
cela ! »
Ainsi parle
tout grand amour : il surmonte même le pardon et la pitié.
Il faut
contenir son cœur ; car si on le laisse aller, combien vite on perd la
tête !
Hélas !
où fit-on sur la terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu’est-ce
qui fit plus de mal sur la terre que la folie des miséricordieux ?
Malheur à
tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur
pitié !
Ainsi me dit
un jour le diable : « Dieu aussi a son enfer : c’est son amour
des hommes. »
Et dernièrement
je l’ai entendu dire ces mots : « Dieu est mort ; c’est sa pitié
des hommes qui a tué Dieu. » —
Gardez-vous
donc de la pitié : c’est elle qui finira par amasser sur l’homme un
lourd nuage ! En vérité, je connais les signes du temps !
Retenez aussi
cette parole : tout grand amour est au-dessus de sa pitié : car ce
qu’il aime, il veut aussi le — créer !
« Je
m’offre moi-même à mon amour, et mon prochain tout comme moi » —
ainsi parlent tous les créateurs.
Cependant,
tous les créateurs sont durs. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES VERTUEUX
C’est à
coups de tonnerre et de feux d’artifice célestes qu’il faut parler aux sens
flasques et endormis.
Mais la voix
de la beauté parle bas : elle ne s’insinue que dans les âmes les plus
éveillées.
Aujourd’hui
mon bouclier s’est mis à vibrer doucement et à rire, c’était le frisson et le
rire sacré de la beauté !
C’est de
vous, ô vertueux, que ma beauté riait aujourd’hui ! Et ainsi m’arrivait sa
voix : « Ils veulent encore être — payés ! »
Vous voulez
encore être payés, ô vertueux ! Vous voulez être récompensés de votre
vertu, avoir le ciel en place de la terre, et l’éternité en place de votre
aujourd’hui ?
Et
maintenant vous m’en voulez de ce que j’ enseigne qu’il n’y a ni rétributeur ni
comptable ? Et, en vérité, je n’enseigne même pas que la vertu soit sa
propre récompense.
Hélas !
c’est là mon chagrin : astucieusement on a introduit au fond des choses la
récompense et le châtiment — et même encore au fond de vos âmes, ô
vertueux !
Mais,
pareille au boutoir de sanglier, ma parole doit déchirer le fond de vos
âmes ; je veux être pour vous un soc de charrue.
Que tous les
secrets de votre âme paraissent à la lumière ; et quand vous serez étendus
au soleil, dépouillés et brisés, votre mensonge aussi sera séparé de votre
vérité.
Car ceci est
votre vérité : vous êtes trop propres pour la souillure de ces
mots : vengeance, punition, récompense, représailles.
Vous aimez
votre vertu, comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on
qu’une mère voulût être payée de son amour ?
Votre vertu,
c’est votre « moi » qui vous est le plus cher. Vous avez en vous le
désir de l’anneau : c’est pour revenir sur lui-même que tout anneau
s’annelle et se tord.
Et toute
œuvre de votre vertu est semblable à une étoile qui s’éteint : sa lumière
est encore en route, parcourant sa voie stellaire, — et quand ne sera-t-elle
plus en route ?
Ainsi la
lumière de votre vertu est encore en route, même quand l’œuvre est accomplie.
Que l’œuvre soit donc oubliée et morte : son rayon de lumière persiste
toujours.
Que votre
vertu soit identique à votre « moi » et non pas quelque chose
d’étranger, un épiderme et un manteau : voilà la vérité sur le fond de
votre âme, ô vertueux ! —
Mais il y en
a certains aussi pour qui la vertu s’appelle un spasme sous le coup de
fouet : et vous avez trop écouté les cris de ceux-là !
Et il en est
d’autres qui appellent vertu la paresse de leur vice ; et quand une fois
leur haine et leur jalousie s’étirent les membres, leur « justice »
se réveille et se frotte les yeux pleins de sommeil.
Et il en est
d’autres qui sont attirés vers en bas : leurs démons les attirent. Mais
plus ils enfoncent, plus ils ont l’œil brillant et plus leur désir convoite
leur Dieu.
Hélas !
le cri de ceux-là parvint aussi à votre oreille, ô vertueux, le cri de ceux qui
disent : « Tout ce que je ne suis pas, est pour moi Dieu et
vertu ! »
Et il en est
d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant comme des chariots qui
portent des pierres vers la vallée : ils parlent beaucoup de dignité et de
vertu, — c’est leur frein qu’ils appellent vertu.
Et il en est
d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font
leur tic-tac et veulent que l’on appelle tic-tac — vertu.
En vérité,
ceux-ci m’amusent : partout où je rencontrerai de ces pendules, je leur en
remontrerai avec mon ironie ; et il faudra bien qu’elles se mettent à
dodiner.
Et d’autres
sont fiers d’une parcelle de justice, et à cause de cette parcelle, ils
blasphèment toutes choses : de sorte que le monde se noie dans leur injustice.
Hélas,
quelle nausée, quand le mot vertu leur coule de la bouche ! Et quand ils
disent : « Je suis juste », cela sonne toujours comme :
« Je suis vengé ! »
Ils veulent
crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que
pour abaisser les autres.
Et il en est
d’autres encore qui croupissent dans leur marécage et qui, tapis parmi les
roseaux, se mettent à dire : « Vertu — c’est se tenir tranquille dans
le marécage. »
Nous ne
mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et en toutes
choses nous sommes de l’avis que l’on nous donne. »
Et il en est
d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une
sorte de geste.
Leurs genoux
sont toujours prosternés et leurs mains se joignent à la louange de la vertu,
mais leur cœur ne sait rien de cela.
Et il en est
d’autres de nouveau qui croient qu’il est vertueux de dire : « La
vertu est nécessaire » ; mais au fond ils ne croient qu’une seule
chose, c’est que la police est nécessaire.
Et
quelques-uns, qui ne savent voir ce qu’il y a d’élevé dans l’homme, parlent de
vertu quand ils voient de trop près la bassesse de l’homme : ainsi ils
appellent « vertu » leur mauvais œil.
Les uns
veulent être édifiés et redressés et appellent cela de la vertu et les autres
veulent être renversés — et cela aussi ils l’appellent de la vertu.
Et ainsi
presque tous croient avoir quelque part à la vertu ; et tous veulent pour
le moins s’y connaître en « bien » et en « mal ».
Mais
Zarathoustra n’est pas venu pour dire à tous ces menteurs et à ces
insensés : « Que savez-vous de la vertu ? Que pourriez-vous
savoir de la vertu ? » —
Il est venu,
mes amis, pour que vous vous fatiguiez des vieilles paroles que vous avez
apprises des menteurs et des insensés :
pour que
vous vous fatiguiez des mots « récompense »,
« représailles », « punition », « vengeance dans la
justice » —
pour que
vous vous fatiguiez de dire « une action est bonne, parce qu’elle est
désintéressée ».
Hélas, mes
amis ! Que votre « moi » soit dans l’action, ce que la
mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu !
Vraiment, je
vous ai bien arraché cent paroles et les plus chers hochets de votre
vertu ; et maintenant vous me boudez comme boudent des enfants.
Ils jouaient
près de la mer, — et la vague est venue, emportant leurs jouets dans les
profondeurs. Les voilà qui se mettent à pleurer.
Mais la même
vague doit leur apporter de nouveaux jouets et répandre devant eux de nouveaux
coquillages bariolés.
Ainsi ils
seront consolés ; et comme eux, vous aussi, mes amis, vous aurez vos
consolations — et de nouveaux coquillages bariolés ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE LA CANAILLE
La vie est
une source de joie, mais partout où la canaille vient boire, toutes les
fontaines sont empoisonnées.
J’aime tout
ce qui est propre ; puis je ne puis voir les gueules grimaçantes et la
soif des gens impurs.
Ils ont jeté
leur regard au fond du puits, maintenant leur sourire odieux se reflète au fond
du puits et me regarde.
Ils ont
empoisonné par leur concupiscence l’eau sainte ; et, en appelant joie
leurs rêves malpropres, ils ont empoisonné même le langage.
La flamme
s’indigne lorsqu’ils mettent au feu leur cœur humide ; l’esprit lui-même
bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.
Le fruit
devient douceâtre et blet dans leurs mains ; leur regard évente et
dessèche l’arbre fruitier.
Et plus d’un
de ceux qui se détournèrent de la vie ne s’est détourné que de la
canaille : il ne voulait point partager avec la canaille l’eau, la flamme
et le fruit.
Et plus d’un
s’en fut au désert et y souffrit la soif parmi les bêtes sauvages, pour ne
point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.
Et plus
d’un, qui arrivait en exterminateur et en coup de grêle pour les champs de blé,
voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui
boucher le gosier.
Et ce n’est
point là le morceau qui me fut le plus dur à avaler : la conviction que la
vie elle-même a besoin d’inimitié, de trépas et de croix de martyrs : —
Mais j’ai
demandé un jour, et j’étouffai presque de ma question : Comment ? la
vie aurait-elle besoin de la canaille ?
Les
fontaines empoisonnées, les feux puants, les rêves souillés et les vers dans le
pain sont-ils nécessaires ?
Ce n’est pas
ma haine, mais mon dégoût qui dévorait ma vie ! Hélas ! souvent je me
suis fatigué de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était
spirituelle, elle aussi !
Et j’ai
tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui
dominer : trafiquer et marchander la puissance — avec la canaille !
J’ai demeuré
parmi les peuples, étranger de langue et les oreilles closes, afin que le
langage de leur trafic et leur marchandage pour la puissance me restassent
étrangers.
Et, en me
bouchant le nez, j’ai traversé, plein de découragement, le passé et
l’avenir ; en vérité, le passé et l’avenir sentent la populace
écrivassière !
Semblable à
un estropié devenu sourd, aveugle et muet : tel j’ai vécu longtemps pour
ne pas vivre avec la canaille du pouvoir, de la plume et de la joie.
Péniblement
et avec prudence mon esprit a monté des degrés ; les aumônes de la joie
furent sa consolation ; la vie de l’aveugle s’écoulait, appuyée sur un
bâton.
Que m’est-il
donc arrivé ? Comment me suis-je délivré du dégoût ? Qui a rajeuni
mes yeux ? Comment me suis-je envolé vers les hauteurs où il n’y a plus de
canaille assise à la fontaine ?
Mon dégoût
lui-même m’a-t-il créé des ailes et les forces qui pressentaient les
sources ? En vérité, j’ai dû voler au plus haut pour retrouver la fontaine
de la joie !
Oh ! je
l’ai trouvée, mes frères ! Ici, au plus haut jaillit pour moi la fontaine
de la joie ! Et il y a une vie où l’on s’abreuve sans la canaille !
Tu jaillis
presque avec trop de violence, source de joie ! Et souvent tu renverses de
nouveau la coupe en voulant la remplir !
Il faut que
j’apprenne à t’approcher plus modestement : avec trop de violence mon cœur
afflue à ta rencontre : —
Mon cœur où
se consume mon été, cet été court, chaud, mélancolique et bienheureux :
combien mon cœur estival désire ta fraîcheur, source de joie !
Passée,
l’hésitante affliction de mon printemps ! Passée, la méchanceté de mes
flocons de neige en juin ! Je devins estival tout entier, tout entier
après-midi d’été !
Un été dans
les plus grandes hauteurs, avec de froides sources et une bienheureuse
tranquillité : venez, ô mes amis, que ce calme grandisse en
félicité !
Car ceci est
notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et
trop escarpée pour tous les impurs et la soif des impurs.
Jetez donc
vos purs regards dans la source de ma joie, amis ! Comment s’en
troublerait-elle ? Elle vous sourira avec sa pureté.
Nous
bâtirons notre nid sur l’arbre de l’avenir ; des aigles nous apporteront
la nourriture, dans leurs becs, à nous autres solitaires !
En vérité,
ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager ! Car
les impurs s’imagineraient dévorer du feu et se brûler la gueule !
En vérité,
ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur
semblerait glacial à leur corps et à leur esprit !
Et nous
voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts, voisins des aigles,
voisins du soleil : ainsi vivent les vents forts.
Et,
semblable au vent, je soufflerai un jour parmi eux, à leur esprit je couperai
la respiration, avec mon esprit : ainsi le veut mon avenir.
En vérité,
Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds ; et il donne ce
conseil à ses ennemis et à tout ce qui crache et vomit :
« Gardez-vous de cracher contre le vent ! »
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES SAGES ILLUSTRES
Vous avez
servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres !
— vous n’avez pas servi la vérité ! Et c’est précisément pourquoi
l’on vous a honorés.
Et c’est
pourquoi aussi on a supporté votre incrédulité, puisqu’elle était un bon mot et
un détour vers le peuple. C’est ainsi que le maître laisse faire ses esclaves
et il s’amuse de leur pétulance.
Mais celui
qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit
libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui hante les forêts.
Le chasser
de sa cachette — c’est ce que le peuple appela toujours le « sens de la
justice » : toujours il excite encore contre l’esprit libre ses
chiens les plus féroces.
« Car
la vérité est là : puisque le peuple est là ! Malheur ! malheur
à celui qui cherche ! » — C’est ce que l’on a répété de tout temps.
Vous vouliez
donner raison à votre peuple dans sa vénération : c’est ce que vous avez
appelé « volonté de vérité », ô sages célèbres !
Et votre
cœur s’est toujours dit : « Je suis venu du peuple : c’est de là
aussi que m’est venue la voix de Dieu. »
Endurants et
rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé pour le peuple.
Et maint
puissant qui voulait accorder l’allure de son char au goût du peuple attela
devant ses chevaux — un petit âne, un sage illustre !
Et
maintenant, ô sages illustres, je voudrais que vous jetiez enfin tout à fait
loin de vous la peau du lion !
La peau
bigarrée de la bête fauve, et les touffes de poil de l’explorateur, du
chercheur et du conquérant.
Hélas !
pour apprendre à croire à votre « véracité », il me faudrait vous
voir briser d’abord votre volonté vénératrice.
Véridique —
c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a
brisé son cœur vénérateur.
Dans le
sable jaune brûlé par le soleil, il lui arrive de regarder avec envie vers les
îles aux sources abondantes où, sous les sombres feuillages, la vie se repose.
Mais sa soif
ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des
oasis il y a aussi des idoles.
Affamée,
violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion.
Libre du
bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et
épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique.
C’est dans
le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du
désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien
nourris, — les bêtes de trait.
Car ils
tirent toujours comme des ânes — le chariot du peuple !
Je ne leur
en veux pas, non point : mais ils restent des serviteurs et des êtres
attelés, même si leur attelage reluit d’or.
Et souvent
ils ont été de bons serviteurs, dignes de louanges. Car ainsi parle la
vertu : « S’il faut que tu sois serviteur, cherche celui à qui tes
services seront le plus utiles !
L’esprit et
la vertu de ton maître doivent grandir parce que tu es à son service :
c’est ainsi que tu grandiras toi-même avec son esprit et sa vertu ! »
Et vraiment,
sages illustres, serviteurs du peuple ! Vous avez vous-mêmes grandi avec
l’esprit et la vertu du peuple — et le peuple a grandi par vous ! Je dis
cela à votre honneur !
Mais vous
restez peuple, même dans vos vertus, peuple aux yeux faibles, — peuple qui ne
sait point ce que c’est l’esprit !
L’esprit,
c’est la vie qui incise elle-même la vie : c’est par sa propre souffrance
que la vie augmente son propre savoir, — le saviez-vous déjà ?
Et ceci est
le bonheur de l’esprit : être oint par les larmes, être sacré victime de
l’holocauste, — le saviez-vous déjà ?
Et la cécité
de l’aveugle, ses hésitations et ses tâtonnements rendront témoignage de la
puissance du soleil qu’il a regardé, — le saviez-vous déjà ?
Il faut que
ceux qui cherchent la connaissance apprennent à construire avec des
montagnes ! c’est peu de chose quand l’esprit déplace des montagnes, — le
saviez-vous déjà ?
Vous ne
voyez que les étincelles de l’esprit : mais vous ignorez quelle enclume
est l’esprit et vous ne connaissez pas la cruauté de son marteau !
En vérité,
vous ne connaissez pas la fierté de l’esprit ! mais vous supporteriez
encore moins la modestie de l’esprit, si la modestie de l’esprit voulait
parler !
Et jamais
encore vous n’avez pu jeter votre esprit dans des gouffres de neige : vous
n’êtes pas assez chauds pour cela ! Vous ignorez donc aussi les
ravissements de sa fraîcheur.
Mais en
toutes choses vous m’avez l’air de prendre trop de familiarité avec
l’esprit ; et souvent vous avez fait de la sagesse un hospice et un refuge
pour de mauvais poètes.
Vous n’êtes
point des aigles : c’est pourquoi vous n’avez pas appris le bonheur dans
l’épouvante de l’esprit. Celui qui n’est pas un oiseau ne doit pas planer sur
les abîmes.
Vous me
semblez tièdes : mais un courant d’air froid passe dans toute connaissance
profonde. Glaciales sont les fontaines intérieures de l’esprit et délicieuses
pour les mains chaudes de ceux qui agissent.
Vous voilà
devant moi, honorables et rigides, l’échine droite, ô sages illustres ! —
Vous n’êtes pas poussés par un vent fort et une volonté vigilante.
N’avez-vous
jamais vu une voile passer sur la mer tremblante, arrondie et gonflée par
l’impétuosité du vent ?
Pareille à
la voile que fait trembler l’impétuosité de l’esprit, ma sagesse passe sur la
mer — ma sagesse sauvage !
Mais,
serviteurs du peuple, sages illustres, — comment pourriez-vous venir
avec moi ? —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
LE CHANT DE LA NUIT
Il fait
nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et
mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait
nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme,
elle aussi, est un chant d’amoureux.
Il y a en
moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever la voix. Il y a
en moi un désir d’amour qui parle lui-même le langage de l’amour.
Je suis
lumière : ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude
d’être enveloppé de lumière.
Hélas !
que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme j’étancherais ma soif aux
mamelles de la lumière !
Et
vous-mêmes, je vous bénirais, petits astres scintillants, vers luisants du
ciel ! et je me réjouirais de la lumière que vous me donneriez.
Mais je vis
de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi.
Je ne
connais pas la joie de ceux qui prennent ; et souvent j’ai rêvé que voler
était une volupté plus grande encore que prendre.
Ma pauvreté,
c’est que ma main ne se repose jamais de donner ; ma jalousie, c’est de
voir des yeux pleins d’attente et des nuits illuminées de désir.
Ô misère de
tous ceux qui donnent ! Ô obscurcissement de mon soleil ! Ô désir de
désirer ! Ô faim dévorante dans la satiété !
Ils prennent
ce que je leur donne : mais suis-je encore en contact avec leurs
âmes ? Il y a un abîme entre donner et prendre ; et le plus petit
abîme est le plus difficile à combler.
Une faim
naît de ma beauté : je voudrais faire du mal à ceux que j’éclaire ;
je voudrais dépouiller ceux que je comble de mes présents : — c’est ainsi
que j’ai soif de méchanceté.
Retirant la
main, lorsque déjà la main se tend ; hésitant comme la cascade qui dans sa
chute hésite encore : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.
Mon opulence
médite de telles vengeances : de telles malices naissent de ma solitude.
Mon bonheur
de donner est mort à force de donner, ma vertu s’est fatiguée d’elle-même et de
son abondance !
Celui qui
donne toujours court le danger de perdre la pudeur ; celui qui toujours
distribue, à force de distribuer, finit par avoir des callosités à la main et
au cœur.
Mes yeux ne
fondent plus en larmes sur la honte des suppliants ; ma main est devenue
trop dure pour sentir le tremblement des mains pleines.
Que sont
devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? Ô solitude de
tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent !
Bien des
soleils gravitent dans l’espace désert : leur lumière parle à tout ce qui
est ténèbres, — c’est pour moi seul qu’ils se taisent.
Hélas !
telle est l’inimitié de la lumière pour ce qui est lumineux !
Impitoyablement, elle poursuit sa course.
Injustes au
fond du cœur contre tout ce qui est lumineux, froids envers les soleils — ainsi
tous les soleils poursuivent leur course.
Pareils à
l’ouragan, les soleils volent le long de leur voie ; c’est là leur route.
Ils suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur.
Oh !
c’est vous seuls, êtres obscurs et nocturnes qui créez la chaleur par la
lumière ! Oh ! c’est vous seuls qui buvez un lait réconfortant aux
mamelles de la lumière !
Hélas !
la glace m’environne, ma main se brûle à des contacts glacés ! Hélas la
soif est en moi, une soif altérée de votre soif !
Il fait
nuit : hélas ! pourquoi me faut-il être lumière ! et soif de
ténèbres ! et solitude !
Il fait
nuit : voici que mon désir jaillit comme une source, — mon désir veut
élever la voix.
Il fait
nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et
mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait
nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme,
elle aussi, est un chant d’amoureux. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE LA VICTOIRE SUR SOI-MÊME
Vous appelez
« volonté de vérité » ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous
les plus sages parmi les sages.
Volonté
d’imaginer l’être : c’est ainsi que j’appelle votre volonté !
Vous voulez rendre
imaginable tout ce qui est : car vous doutez avec une juste méfiance que
ce soit déjà imaginable.
Mais tout ce
qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli
et soumis à l’esprit, comme le miroir et l’image de l’esprit.
C’est là
toute votre volonté, ô sages parmi les sages, c’est là votre volonté de puissance ;
et aussi quand vous parlez du bien et du mal et des évaluations de valeurs.
Vous voulez
créer un monde devant lequel vous puissiez vous agenouiller, c’est là votre
dernier espoir et votre dernière ivresse.
Les simples,
cependant, ceux que l’on appelle le peuple, — sont semblables au fleuve sur
lequel un canot vogue sans cesse en avant : et dans le canot sont assises,
solennelles et masquées, les évaluations des valeurs.
Vous avez
lancé votre volonté et vos valeurs sur le fleuve du devenir ; une vieille
volonté de puissance me révèle ce que le peuple croit bon et mauvais.
C’est vous,
ô sages parmi les sages, qui avez placé de tels hôtes dans ce canot ; vous
les avez ornés de parures et de noms somptueux, — vous et votre volonté
dominante !
Maintenant
le fleuve porte en avant votre canot : il faut qu’il le porte. Peu
importe que la vague brisée écume et résiste à sa quille avec colère.
Ce n’est pas
le fleuve qui est votre danger et la fin de votre bien et de votre mal, ô sages
parmi les sages : mais c’est cette volonté même, la volonté de puissance,
— la volonté vitale, inépuisable et créatrice.
Mais, afin
que vous compreniez ma parole du bien et du mal, je vous dirai ma parole de la
vie et de la coutume de tout ce qui est vivant.
J’ai suivi
ce qui est vivant, je l’ai poursuivi sur les grands et sur les petits chemins,
afin de connaître ses coutumes.
Lorsque la
vie se taisait, je recueillais son regard sur un miroir à cent facettes, pour
faire parler son œil. Et son œil m’a parlé.
Mais partout
où j’ai trouvé ce qui est vivant, j’ai entendu les paroles d’obéissance. Tout
ce qui est vivant est une chose obéissante.
Et voici la
seconde chose : on commande à celui qui ne sait pas s’obéir à lui-même.
C’est là la coutume de ce qui est vivant.
Voici ce que
j’entendis en troisième lieu : Commander est plus difficile qu’obéir. Car
celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et parfois
cette charge l’écrase : —
Dans tout
commandement j’ai vu un danger et un risque. Et toujours, quand ce qui est vivant
commande, ce qui est vivant risque sa vie.
Et quand ce
qui est vivant se commande à soi-même, il faut que ce qui est vivant expie son
autorité et soit juge, vengeur, et victime de ses propres lois.
D’où cela
vient-il donc ? me suis-je demandé. Qu’est-ce qui décide ce qui est vivant
à obéir, à commander et à être obéissant, même en commandant ?
Écoutez donc
mes paroles, ô sages parmi les sages ! Examinez sérieusement si je suis
entré au cœur de la vie, jusqu’aux racines de son cœur !
Partout où
j’ai trouvé quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de
puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit j’ai trouvé la
volonté d’être maître.
Que le plus
fort domine le plus faible, c’est ce que veut sa volonté qui veut être
maîtresse de ce qui est plus faible encore. C’est là la seule joie dont il ne
veuille pas être privé.
Et comme le
plus petit s’abandonne au plus grand, car le plus grand veut jouir du plus
petit et le dominer, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie
pour la puissance.
C’est là
l’abandon du plus grand : qu’il y ait témérité et danger et que le plus
grand joue sa vie.
Et où il y a
sacrifice et service rendu et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être
maître. C’est sur des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la
forteresse et jusque dans le cœur du plus puissant — c’est là qu’il vole la
puissance.
Et la vie
elle-même m’a confié ce secret : « Voici, m’a-t-elle dit, je suis
ce qui doit toujours se surmonter soi-même.
« À
vrai dire, vous appelez cela volonté de créer ou instinct du but, du plus
sublime, du plus lointain, du plus multiple : mais tout cela n’est qu’une
seule chose et un seul secret.
« Je
préfère disparaître que de renoncer à cette chose unique, et, en vérité, où il
y a déclin et chute des feuilles, c’est là que se sacrifie la vie — pour la
puissance !
« Qu’il
faille que je sois lutte, devenir, but et entrave du but : hélas !
celui qui devine ma volonté, celui-là devine aussi les chemins tortueux
qu’il lui faut suivre !
« Quelle
que soit la chose que je crée et la façon dont j’aime cette chose, il faut que
bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour : ainsi le
veut ma volonté.
« Et
toi aussi, toi qui cherches la connaissance, tu n’es que le sentier et la piste
de ma volonté : en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les
traces de ta volonté du vrai !
« Il
n’a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la « volonté
de vie », cette volonté — n’existe pas.
« Car :
ce qui n’est pas ne peut pas vouloir ; mais comment ce qui est dans la vie
pourrait-il encore désirer la vie !
« Ce
n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : pourtant ce
n’est pas la volonté de vie, mais — ce que j’enseigne — la volonté de
puissance.
« Il y
a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ;
mais c’est dans les appréciations elles-mêmes que parle — la volonté de
puissance ! »
Voilà
l’enseignement que la vie me donna un jour : et c’est par cet
enseignement, ô sages parmi les sages, que je résous l’énigme de votre cœur.
En vérité,
je vous le dis : le bien et le mal qui seraient impérissables — n’existent
pas ! Il faut que le bien et le mal se surmontent toujours de nouveau par
eux-mêmes.
Avec vos
valeurs et vos paroles du bien et du mal, vous exercez la force, vous, les
appréciateurs de valeur : ceci est votre amour caché, l’éclat, l’émotion
et le débordement de votre âme.
Mais une
puissance plus forte grandit dans vos valeurs, une nouvelle victoire sur
soi-même qui brise les œufs et les coquilles d’œufs.
Et celui qui
doit être créateur dans le bien et dans le mal : en vérité, celui-là
commencera par détruire et par briser les valeurs.
Ainsi la
plus grande malignité fait partie de la plus grande bénignité : mais cette
bénignité est la bénignité du créateur. —
Parlons-en, ô sages parmi les sages, quoi
qu’il nous en coûte ; car il est plus dur de se taire ; toutes les
vérités que l’on a passées sous silence deviennent venimeuses.
Et que soit
brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités ! Il y a encore bien des
maisons à construire ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE L’IMMACULÉE CONNAISSANCE
Lorsque hier
la lune s’est levée, il me semblait qu’elle voulût mettre au monde un soleil,
tant elle s’était couchée à l’horizon lourde et pleine.
Mais elle
mentait avec sa grossesse ; et plutôt encore je croirais à l’homme dans la
lune qu’à la femme.
Il est vrai
qu’il est très peu homme lui aussi, ce timide noctambule. En vérité, il passe
sur les toits avec une mauvaise conscience.
Car il est
plein de convoitise et de jalousie, ce moine dans la lune ; il convoite la
terre et toutes les joies de ceux qui aiment.
Non, je ne
l’aime pas, ce chat de gouttières ; ils me dégoûtent, tous ceux qui épient
les fenêtres entr’ouvertes.
Pieux et
silencieux, il passe sur des tapis d’étoiles : — mais je déteste tous les
hommes qui marchent sans bruit, et qui ne font pas même sonner leurs éperons.
Les pas d’un
homme loyal parlent ; mais le chat marche à pas furtifs. Voyez, la lune
s’avance, déloyale comme un chat. —
Je vous donne
cette parabole, à vous autres hypocrites sensibles, vous qui cherchez la
« connaissance pure » ! C’est vous que j’appelle —
lascifs !
Vous aimez
aussi la terre et tout ce qui est terrestre : je vous ai bien
devinés ! — mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise
conscience, — vous ressemblez à la lune.
On a
persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n’a pas
persuadé vos entrailles : pourtant elles sont ce qu’il y a de plus
fort en vous !
Et
maintenant votre esprit a honte d’obéir à vos entrailles et il suit des chemins
dérobés et trompeurs pour échapper à sa propre honte.
« Ce
serait pour moi la chose la plus haute — ainsi se parle à lui-même votre esprit
mensonger — de regarder la vie sans convoitise et non comme les chiens avec la
langue pendante.
« Être
heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans
envie égoïste — froid et gris sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune.
« Ce
serait pour moi la bonne part — ainsi s’éconduit lui-même celui qui a été
éconduit — d’aimer la terre comme l’aime la lune et de ne toucher sa beauté que
des yeux.
« Et
voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses :
ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, ainsi qu’un
miroir aux cent regards. » —
Ô hypocrites
sensibles et lascifs ! Il vous manque l’innocence dans le désir : et
c’est pourquoi vous calomniez le désir !
En vérité,
vous n’aimez pas la terre comme des créateurs, des générateurs, joyeux de
créer !
Où y a-t-il
de l’innocence ? Là où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut
créer au-dessus de lui-même, celui-là possède à mes yeux la volonté la plus
pure.
Où y a-t-il
de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma
volonté ; où je veux aimer et disparaître, afin qu’une image ne reste pas
image seulement.
Aimer et
disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est
aussi être prêt à la mort. C’est ainsi que je vous parle, poltrons !
Mais votre
regard louche et efféminé veut être « contemplatif » ! Et ce que
l’on peut approcher avec des yeux pusillanimes doit être appelé
« beau » ! Ô vous qui souillez les noms les plus nobles !
Mais ceci
doit être votre malédiction, hommes immaculés qui cherchez la connaissance
pure, que vous n’arriviez jamais à engendrer : quoique vous soyez couchés
à l’horizon lourds et pleins.
En vérité,
vous remplissez votre bouche de nobles paroles : et vous voudriez nous
faire croire que votre cœur déborde, menteurs ?
Mais mes
paroles sont des paroles grossières, méprisées et informes, et j’aime à
recueillir ce qui, dans vos festins, tombe sous la table.
Elles me
suffisent toujours — pour dire la vérité aux hypocrites ! Oui, mes arêtes,
mes coquilles et mes feuilles de houx doivent — vous chatouiller le nez,
hypocrites !
Il y a
toujours de l’air vicié autour de vous et autour de vos festins : car vos
pensées lascives, vos mensonges et vos dissimulations sont dans l’air !
Ayez donc
tout d’abord le courage d’avoir foi en vous-mêmes — en vous-mêmes et en vos
entrailles ! Celui qui n’a pas foi en lui-même ment toujours.
Vous avez
mis devant vous le masque d’un dieu, hommes « purs » : votre
affreuse larve rampante s’est cachée sous le masque d’un dieu.
En vérité,
vous en faites accroire, « contemplatifs » ! Zarathoustra, lui
aussi, a été dupe de vos peaux divines ; il n’a pas deviné quels serpents
remplissaient cette peau.
Dans vos
jeux, je croyais voir jouer l’âme d’un dieu, hommes qui cherchez la
connaissance pure ! Je ne connaissais pas de meilleur art que vos
artifices !
La distance
qui me séparait de vous me cachait des immondices de serpent et de mauvaises
odeurs : et je ne savais pas que la ruse d’un lézard rôdât par ici,
lascive.
Mais je me
suis approché de vous : alors le jour m’est venu — et maintenant il
vient pour vous, — les amours de la lune sont leur déclin !
Regardez-la
donc ! Elle est là-haut, surprise et pâle — devant l’aurore !
Car déjà
l’aurore monte, ardente, — son amour pour la terre approche ! Tout
amour de soleil est innocence et désir de créateur.
Regardez
donc comme l’aurore passe impatiente sur la mer ! Ne sentez-vous pas la
soif et la chaude haleine de son amour ?
Elle veut
aspirer la mer, et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève
avec ses mille mamelles.
Car la mer veut
être baisée et aspirée par le soleil ; elle veut devenir air et
hauteur et sentier de lumière, et lumière elle-même !
En vérité,
pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.
Et ceci est
pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter — à
ma hauteur ! —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES POÈTES
« Depuis
que je connais mieux le corps, — disait Zarathoustra à l’un de ses disciples —
l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout
ce qui est « impérissable » — n’est aussi que symbole. »
« Je
t’ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple ; et alors tu as
ajouté : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi donc
disais-tu que les poètes mentent trop ? »
« Pourquoi ?
dit Zarathoustra. Tu demandes pourquoi ? Je ne suis pas de ceux qu’on a le
droit de questionner sur leur pourquoi.
Ce que j’ai
vécu est-il donc d’hier ? Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de
mes opinions.
Ne
faudrait-il pas que je fusse un tonneau de mémoire pour pouvoir garder avec moi
mes raisons ?
J’ai déjà
trop de peine à garder mes opinions ; il y a bien des oiseaux qui
s’envolent.
Et il
m’arrive aussi d’avoir dans mon colombier une bête qui n’est pas de mon
colombier et qui m’est étrangère ; elle tremble lorsque j’y mets la main.
Pourtant que
te disait un jour Zarathoustra ? Que les poètes mentent trop. — Mais
Zarathoustra lui aussi est un poète.
Crois-tu
donc qu’en cela il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ? »
Le disciple
répondit : « Je crois en Zarathoustra. » Mais Zarathoustra
secoua la tête et se mit à sourire.
La foi ne me
sauve point, dit-il, la foi en moi-même moins que toute autre.
Mais, en
admettant que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop : il
aurait raison, — nous mentons trop.
Nous savons
aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal : donc il faut que
nous mentions.
Et qui donc,
parmi nous autres poètes, n’aurait pas falsifié son vin ? Bien des
mixtures empoisonnées ont été faites dans nos caves, l’indescriptible a été
réalisé.
Et puisque
nous savons peu de choses, nous aimons du fond du cœur les pauvres d’esprit,
surtout quand ce sont des jeunes femmes !
Et nous
désirons même les choses que les vieilles femmes se racontent le soir. C’est ce
que nous appelons en nous-même l’éternel féminin.
Et, en nous
figurant qu’il existe un chemin secret qui mène au savoir et qui se dérobe
à ceux qui apprennent quelque chose, nous croyons au peuple et à sa
« sagesse ».
Mais les
poètes croient tous que celui qui est étendu sur l’herbe, ou sur un versant
solitaire, en dressant l’oreille, apprend quelque chose de ce qui se passe
entre le ciel et la terre.
Et s’il leur
vient des émotions tendres, les poètes croient toujours que la nature elle-même
est amoureuse d’eux :
Et qu’elle
se glisse à leur oreille pour y murmurer des choses secrètes et des paroles
caressantes. Ils s’en vantent et s’en glorifient devant tous les mortels !
Hélas !
il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à
avoir rêvées !
Et surtout
au-dessus du ciel : car tous les dieux sont des symboles et des artifices
de poète.
En vérité,
nous sommes toujours attirés vers les régions supérieures — c’est-à-dire vers
le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos ballons multicolores et
nous les appelons Dieux et Surhumains.
Car ils sont
assez légers pour ce genre de sièges ! — tous ces Dieux et ces Surhumains.
Hélas !
comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force
être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes !
Quand
Zarathoustra eut dit cela, son disciple fut irrité contre lui, mais il se tut.
Et Zarathoustra se tut aussi ; et ses yeux s’étaient tournés à l’intérieur
comme s’il regardait dans le lointain. Enfin il se mit à soupirer et à prendre
haleine.
Je suis d’aujourd’hui
et de jadis, dit-il alors ; mais il y a quelque chose en moi qui est de
demain, et d’après-demain, et de l’avenir.
Je suis
fatigué des poètes, des anciens et des nouveaux. Pour moi ils sont tous
superficiels et tous des mers desséchées.
Ils n’ont
pas assez pensé en profondeur : c’est pourquoi leur sentiment n’est pas
descendu jusque dans les tréfonds.
Un peu de
volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans
leurs méditations.
Leurs
arpèges m’apparaissent comme des glissements et des fuites de fantômes ;
que connaissaient-ils jusqu’à présent de l’ardeur qu’il y a dans les
sons ! —
Ils ne sont
pas non plus assez propres pour moi : ils troublent tous leurs eaux pour
les faire paraître profondes.
Ils aiment à
se faire passer pour conciliateurs, mais ils restent toujours pour moi des gens
de moyens-termes et de demi-mesures, troubleurs et mal-propres ! —
Hélas !
j’ai jeté mon filet dans leurs mers pour attraper de bons poissons, mais
toujours j’ai retiré la tête d’un dieu ancien.
C’est ainsi
que la mer a donné une pierre à l’affamé. Et ils semblent eux-mêmes venir de la
mer.
Il est
certain qu’on y trouve des perles : c’est ce qui fait qu’ils ressemblent
d’autant plus à de durs crustacés. Chez eux j’ai souvent trouvé au lieu d’âme
de l’écume salée.
Ils ont pris
à la mer sa vanité ; la mer n’est-elle pas le paon le plus vain entre tous
les paons ?
Même devant
le buffle le plus laid, elle étale sa roue ; elle déploie sans se lasser
la soie et l’argent de son éventail de dentelles.
Le buffle
regarde avec colère, son âme est tout près du sable, plus près encore du
fourré, mais le plus près du marécage.
Que lui
importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole
que je dédie aux poètes.
En vérité
leur esprit lui-même est le paon le plus vain entre tous les paons et une mer
de vanité !
L’esprit du
poète veut des spectateurs : ne fût-ce que des buffles ! —
Pourtant je
me suis fatigué de cet esprit : et je vois venir un temps où il sera
fatigué de lui-même.
J’ai déjà vu
les poètes se transformer et diriger leur regard contre eux-mêmes.
J’ai vu
venir des expiateurs de l’esprit : c’est parmi les poètes qu’ils sont nés.
—
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DES GRANDS ÉVÉNEMENTS
Il y a une
île dans la mer — non loin des Îles Bienheureuses de Zarathoustra — où se
dresse un volcan perpétuellement empanaché de fumée. Le peuple, et surtout les
vieilles femmes parmi le peuple, disent de cette île qu’elle est placée comme
un rocher devant la porte de l’enfer : mais la voie étroite qui descend à
cette porte traverse elle-même le volcan.
À cette
époque donc, tandis que Zarathoustra séjournait dans les Îles Bienheureuses, il
arriva qu’un vaisseau jeta son ancre dans l’île où se trouve la montagne
fumante ; et son équipage descendit à terre pour tirer des lapins.
Pourtant à l’heure de midi, tandis que le capitaine et ses gens se trouvaient
de nouveau réunis, ils virent soudain un homme traverser l’air en s’approchant
d’eux et une voix prononça distinctement ces paroles : « Il est
temps, il est grand temps ! » Lorsque la vision fut le plus près
d’eux — elle passait très vite pareille à une ombre dans la direction du volcan
— ils reconnurent avec un grand effarement que c’était Zarathoustra ; car
ils l’avaient tous déjà vu, excepté le capitaine lui-même, ils l’aimaient,
comme le peuple aime, mêlant à parties égales l’amour et la crainte.
« Voyez
donc ! dit le vieux pilote, voilà Zarathoustra qui va en
enfer ! » —
Et à
l’époque où ces matelots atterrissaient à l’île de flammes, le bruit courut que
Zarathoustra avait disparu ; et lorsque l’on s’informa auprès de ses amis,
ils racontèrent qu’il avait pris le large pendant la nuit, à bord d’un
vaisseau, sans dire où il voulait aller.
Ainsi se
répandit une certaine inquiétude ; mais après trois jours cette inquiétude
s’augmenta de l’histoire des marins — et tout le peuple se mit à raconter que
le diable avait emporté Zarathoustra. Il est vrai que ses disciples ne firent
que rire de ces bruits et l’un d’eux dit même : « Je crois plutôt
encore que c’est Zarathoustra qui a emporté le diable. » Mais, au fond de
l’âme, ils étaient tous pleins d’inquiétude et de langueur : leur joie fut
donc grande lorsque, cinq jours après, Zarathoustra parut au milieu d’eux.
Et ceci est
le récit de la conversation de Zarathoustra avec le chien de feu :
La terre,
dit-il, a une peau ; et cette peau a des maladies. Une de ces maladies
s’appelle par exemple : « homme ».
Et une autre
de ces maladies s’appelle « chien de feu » : c’est à propos de
ce chien que les hommes se sont dit et se sont laissé dire bien des mensonges.
C’est pour
approfondir ce secret que j’ai passé la mer : et j’ai vu la vérité nue, en
vérité ! pieds nus jusqu’au cou.
Je sais
maintenant ce qui en est du chien de feu ; et aussi de tous les démons de
révolte et d’immondice, dont les vieilles femmes ne sont pas seules à avoir
peur.
Sors de ta
profondeur, chien de feu ! me suis-je écrié, et avoue combien ta
profondeur est profonde ! D’où tires-tu ce que tu craches sur nous ?
Tu bois
abondamment à la mer : c’est ce que révèle le sel de ta faconde ! En
vérité, pour un chien des profondeurs, tu prends trop ta nourriture de la
surface !
Je te tiens
tout au plus pour le ventriloque de la terre, et toujours, lorsque j’ai entendu
parler les démons de révolte et d’immondice, je les ai trouvés semblables à
toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude.
Vous vous
entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les plus
grands vantards et vous connaissez l’art de faire entrer la fange en
ébullition.
Partout où
vous êtes, il faut qu’il y ait de la fange auprès de vous, et des choses
spongieuses, oppressées et étroites. Ce sont elles qui veulent être mises en
liberté.
« Liberté ! »
c’est votre cri préféré : mais j’ai perdu la foi aux « grands
événements », dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour
d’eux.
Crois-moi,
démon aux éruptions tapageuses et infernales ! les plus grands événements
— ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus
silencieuses.
Ce n’est pas
autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de
valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite, en silence.
Et avoue-le
donc ! Mince était le résultat lorsque se dissipaient ton fracas et ta
fumée ! Qu’importe qu’une ville se soit transformée en momie et qu’une
colonne soit couchée dans la fange !
Et j’ajoute
encore ces paroles pour les destructeurs de colonnes. C’est bien là la plus
grande folie que de jeter du sel dans la mer et des colonnes dans la fange.
La colonne
était couchée dans la fange de votre mépris : mais sa loi veut que pour
elle renaisse du mépris la vie nouvelle et la beauté vivifiante !
Elle se
relève maintenant avec des traits plus divins et une souffrance plus
séduisante ; et en vérité ! elle vous remerciera encore de l’avoir
renversée, destructeurs !
Mais c’est
le conseil que je donne aux rois et aux Églises, et à tout ce qui s’est
affaibli par l’âge et par la vertu — laissez-vous donc renverser, afin que vous
reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! —
C’est ainsi
que j’ai parlé devant le chien de feu : alors il m’interrompit en
grommelant et me demanda : « Église ? Qu’est-ce donc
cela ? »
« Église ?
répondis-je, c’est une espèce d’État, et l’espèce la plus mensongère. Mais,
tais-toi, chien de feu, tu connais ton espèce mieux que personne !
L’État est
un chien hypocrite comme toi-même, comme toi-même il aime à parler en fumée et
en hurlements, — pour faire croire, comme toi, que sa parole vient du fond des
choses.
Car l’État
veut absolument être la bête la plus importante sur la terre ; et tout le
monde croit qu’il l’est. » —
Lorsque
j’eus ainsi parlé, le chien de feu parut fou de jalousie. « Comment ?
s’écria-t-il, la bête la plus importante sur terre ? Et l’on croit qu’il
l’est ». Et il sortit de son gosier tant de vapeurs et de bruits
épouvantables que je crus qu’il allait étouffer de colère et d’envie.
Enfin, il
finit par se taire et ses hoquets diminuèrent ; mais dès qu’il se fut tu,
je dis en riant : « Tu te mets en colère, chien de feu : donc
j’ai raison contre toi !
Et, afin que
je garde raison, laisse-moi t’entretenir d’un autre chien de feu :
celui-là parle réellement du cœur de la terre.
Son haleine
est d’or et une pluie d’or, ainsi le veut son cœur. Les cendres et la fumée et
l’écume chaude que sont-elles encore pour lui ?
Un rire
voltige autour de lui comme une nuée colorée ; il est hostile à tes
gargouillements, à tes crachats, à tes intestins délabrés !
Cependant
l’or et le rire — il les prend au cœur de la terre, car, afin que tu le saches,
— le cœur de la terre est d’or ! »
Lorsque le
chien de feu entendit ces paroles, il lui fut impossible de m’écouter
davantage. Honteusement il rentra sa queue et se mit à dire d’un ton
décontenancé : « Ouah ! Ouah ! » en rampant vers sa
caverne. —
Ainsi
racontait Zarathoustra. Mais ses disciples l’écoutèrent à peine : tant
était grande leur envie de lui parler des matelots, des lapins et de l’homme
volant.
« Que
dois-je penser de cela ? dit Zarathoustra. Suis-je donc un fantôme ?
Mais c’était
peut-être mon ombre. Vous avez entendu parler déjà du voyageur et de son
ombre ?
Une chose
est certaine : il faut que je la tienne plus sévèrement, autrement elle
finira par me gâter ma réputation. »
Et encore
une fois Zarathoustra secoua la tête avec étonnement : « Que dois-je penser
de cela ? répéta-t-il.
Pourquoi
donc le fantôme a-t-il crié : « Il est temps ! Il est grand
temps ! »
Pour quoi peut-il être — grand
temps ? » —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
DE LA SAGESSE DES HOMMES
Ce n’est pas
la hauteur : c’est la pente qui est terrible !
La pente
d’où le regard se précipite dans le vide et d’où la main se tend vers le
sommet. C’est là que le vertige de sa double volonté saisit le cœur.
Hélas !
mes amis, devinez-vous aussi la double volonté de mon cœur ?
Ceci, ceci
est ma pente et mon danger que mon regard se précipite vers le sommet,
tandis que ma main voudrait s’accrocher et se soutenir — dans le vide !
C’est à
l’homme que s’accroche ma volonté, je me lie à l’homme avec des chaînes,
puisque je suis attiré vers le Surhumain ; car c’est là que veut aller mon
autre volonté.
Et c’est pourquoi
je vis aveugle parmi les hommes, comme si je ne les connaissais point :
afin que ma main ne perde pas entièrement sa foi en les choses solides.
Je ne vous
connais pas, vous autres hommes : c’est là l’obscurité et la consolation
qui m’enveloppe souvent.
Je suis
assis devant le portique pour tous les coquins et je demande : Qui veut me
tromper ?
Ceci est ma
première sagesse humaine de me laisser tromper, pour ne pas être obligé de me
tenir sur mes gardes à cause des trompeurs.
Hélas !
si j’étais sur mes gardes devant l’homme, comment l’homme pourrait-il être une
ancre pour mon ballon ! Je serais trop facilement arraché, attiré en haut
et au loin !
Qu’il faille
que je sois sans prudence, c’est là la providence qui est au-dessus de ma
destinée.
Et celui qui
ne veut pas mourir de soif parmi les hommes doit apprendre à boire dans tous
les verres ; et qui veut rester pur parmi les hommes doit apprendre à se
laver avec de l’eau sale.
Et voici ce
que je me suis souvent dit pour me consoler : « Eh bien !
Allons ! Vieux cœur ! Un malheur ne t’a pas réussi : jouis-en
comme d’un — bonheur ! »
Cependant
ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus
que les fiers.
La vanité
blessée n’est-elle pas mère de toutes les tragédies ? Mais où la fierté
est blessée, croît quelque chose de meilleur qu’elle.
Pour que la
vie soit bonne à regarder il faut que son jeu soit bien joué : mais pour
cela il faut de bons acteurs.
J’ai trouvé
bons acteurs tous les vaniteux : ils jouent et veulent qu’on aime à les
regarder, — tout leur esprit est dans cette volonté.
Ils se
représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, —
ainsi se guérit la mélancolie.
C’est
pourquoi je ménage les vaniteux, puisqu’ils sont les médecins de ma mélancolie,
et puisqu’ils m’attachent à l’homme comme à un spectacle.
Et
puis : qui mesure dans toute sa profondeur la modestie du vaniteux !
Je veux du bien au vaniteux et j’ai pitié de lui à cause de sa modestie.
C’est de vous
qu’il veut apprendre la foi en soi-même ; il se nourrit de vos regards,
c’est dans votre main qu’il cueille l’éloge.
Il aime à
croire en vos mensonges, dès que vous mentez bien sur son compte : car au
fond de son cœur il soupire : « Que suis-je ? »
Et si la
vraie vertu est celle qui ne sait rien d’elle-même, eh bien ! le vaniteux
ne sait rien de sa modestie ! —
Mais ceci
est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me
dégoûter de la vue des méchants.
Je suis
bienheureux de voir les miracles que fait éclore l’ardent soleil : ce sont
des tigres, des palmiers et des serpents à sonnettes.
Parmi les
hommes aussi il y a de belles couvées d’ardent soleil et chez les méchants bien
des choses merveilleuses.
Il est vrai
que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissaient pas tout à fait
sages : ainsi j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa
réputation.
Et souvent
je me suis demandé en secouant la tête : pourquoi sonnez-vous encore,
serpents à sonnettes ?
En vérité,
il y a un avenir, même pour le mal, et le midi le plus ardent n’est pas encore
découvert pour l’homme.
Combien y
a-t-il de choses que l’on nomme aujourd’hui déjà les pires des méchancetés et
qui pourtant ne sont que larges de douze pieds et longues de trois mois !
Mais un jour viendront au monde de plus grands dragons.
Car pour le
Surhumain ait son dragon, le sur-dragon qui soit digne de lui : il faut
que beaucoup d’ardents soleils réchauffent les humides forêts vierges !
Il faut que
vos sauvages soient devenus des tigres et vos crapauds venimeux des
crocodiles : car il faut que le bon chasseur fasse bonne chasse !
Et en
vérité, justes et bons ! Il y a chez vous bien des choses qui prêtent à
rire et surtout votre crainte de ce qui jusqu’à présent a été appelé « démon » !
Votre âme
est si loin de ce qui est grand que le Surhumain vous serait épouvantable
dans sa bonté !
Et vous
autres sages et savants, vous fuiriez devant l’ardeur ensoleillée de la sagesse
où le Surhumain baigne la joie de sa nudité !
Vous autres hommes
supérieurs que mon regard a rencontrés ! ceci est mon doute sur vous et
mon secret : je devine que vous traiteriez mon Surhumain de — démon !
Hélas !
je me suis fatigué de ces hommes supérieurs, je suis fatigué des meilleurs
d’entre eux : j’ai le désir de monter de leur « hauteur »,
toujours plus haut, loin d’eux, vers le Surhumain !
Un frisson
m’a pris lorsque je vis nus les meilleurs d’entre eux : alors des ailes
m’ont poussé pour planer ailleurs dans des avenirs lointains.
Dans des
avenirs plus lointains, dans les midis plus méridionaux que jamais artiste n’en
a rêvés : là-bas où les dieux ont honte de tous les vêtements !
Mais je veux
vous voir travestis, vous, ô hommes, mes frères et mes prochains, et
bien parés, et vaniteux, et dignes, vous les « bons et justes ». —
Et je veux
être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de
me méconnaître moi-même : car ceci est ma dernière sagesse humaine. —
Ainsi
parlait Zarathoustra.
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