mercredi 15 avril 2015

Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra - Livre 2



DEUXIÈME PARTIE

DES MISÉRICORDIEUX

Mes amis, des paroles moqueuses sont venues aux oreilles de votre ami : « Voyez donc Zarathoustra ! Ne passe-t-il pas au milieu de nous comme si nous étions des bêtes ? »
Mais vaudrait mieux dire : « Celui qui cherche la connaissance passe au milieu des hommes, comme on passe parmi les bêtes. »
Celui qui cherche la connaissance appelle l’homme : la bête aux joues rouges.
Pourquoi lui a-t-il donné ce nom ? N’est-ce pas parce l’homme a eu honte trop souvent ?
Ô mes amis ! Ainsi parle celui qui cherche la connaissance : Honte, honte, honte — c’est là l’histoire de l’homme !
Et c’est pourquoi l’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur de tout ce qui souffre.
En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui cherchent la béatitude dans leur pitié : ils sont trop dépourvus de pudeur.
S’il faut que je sois miséricordieux, je ne veux au moins pas que l’on dise que je le suis ; et quand je le suis que ce soit à distance seulement.
J’aime bien aussi à voiler ma face et à m’enfuir avant d’être reconnu : faites de même, mes amis !
Que ma destinée m’amène toujours sur mon chemin de ceux qui, comme vous, ne souffrent pas, et de ceux aussi avec qui je puisse partager espoirs, repas et miel !
En vérité, j’ai fait ceci et cela pour ceux qui souffrent : mais il m’a toujours semblé faire mieux, quand j’apprenais à mieux me réjouir.
Depuis qu’il y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre péché originel.
Et lorsque nous apprenons à mieux nous réjouir, c’est alors que nous désapprenons de faire du mal aux autres et d’inventer des douleurs.
C’est pourquoi je me lave les mains quand elles ont aidé celui qui souffre. C’est pourquoi je m’essuie aussi l’âme.
Car j’ai honte, à cause de sa honte, de ce que j’ai vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai blessé durement sa fierté.
De grandes obligations ne rendent pas reconnaissant, mais vindicatif ; et si l’on n’oublie pas le petit bienfait, il finit par devenir un ver rongeur.
« N’acceptez qu’avec réserve ! Distinguez en prenant ! » —c’est ce que je conseille à ceux qui n’ont rien à donner.
Mais moi je suis de ceux qui donnent : j’aime à donner, en ami, aux amis. Pourtant que les étrangers et les pauvres cueillent eux-mêmes le fruit de mon arbre : cela est moins humiliant pour eux.
Mais on devrait entièrement supprimer les mendiants ! En vérité, on se fâche de leur donner et l’on se fâche de ne pas leur donner.
Il en est de même des pécheurs et des mauvaises consciences ! Croyez-moi, mes amis, les remords poussent à mordre.
Mais ce qu’il y a de pire, ce sont les pensées mesquines. En vérité, il vaut mieux faire mal que de penser petitement.
Vous dites, il est vrai : « La joie des petites méchancetés nous épargne mainte grande mauvaise action. » Mais en cela on ne devrait pas vouloir économiser.
La mauvaise action est comme un ulcère : elle démange et irrite et fait irruption, — elle parle franchement.
« Voici, je suis une maladie » — ainsi parle la mauvaise action ; ceci est sa franchise.
Mais la petite pensée est pareille au champignon ; elle se dérobe et se cache et ne veut être nulle part — jusqu’à ce que tout le corps soit rongé et flétri par les petits champignons.
Cependant, je glisse cette parole à l’oreille de celui qui est possédé du démon : « Il vaut mieux laisser grandir ton démon ! Pour toi aussi, il existe un chemin de la grandeur ! » —
Hélas, mes frères ! On connaît une chose de trop chez chacun ! Et il y en a qui deviennent transparents pour nous, mais ce n’est pas encore une raison pour que nous puissions les traverser.
Il est difficile de vivre avec les hommes, puisqu’il est si difficile de garder le silence.
Et ce n’est pas envers celui qui nous est antipathique que nous sommes le plus injustes, mais envers celui qui ne nous regarde en rien.
Cependant, si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois en quelque sorte un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras le plus utile.
Et si un ami te fait du mal, dis-lui : « Je te pardonne ce que tu m’as fait ; mais que tu te le sois fait à toi, comment saurais-je pardonner cela ! »
Ainsi parle tout grand amour : il surmonte même le pardon et la pitié.
Il faut contenir son cœur ; car si on le laisse aller, combien vite on perd la tête !
Hélas ! où fit-on sur la terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu’est-ce qui fit plus de mal sur la terre que la folie des miséricordieux ?
Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié !
Ainsi me dit un jour le diable : « Dieu aussi a son enfer : c’est son amour des hommes. »
Et dernièrement je l’ai entendu dire ces mots : « Dieu est mort ; c’est sa pitié des hommes qui a tué Dieu. » —
Gardez-vous donc de la pitié : c’est elle qui finira par amasser sur l’homme un lourd nuage ! En vérité, je connais les signes du temps !
Retenez aussi cette parole : tout grand amour est au-dessus de sa pitié : car ce qu’il aime, il veut aussi le — créer !
« Je m’offre moi-même à mon amour, et mon prochain tout comme moi » — ainsi parlent tous les créateurs.
Cependant, tous les créateurs sont durs. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES VERTUEUX

C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice célestes qu’il faut parler aux sens flasques et endormis.
Mais la voix de la beauté parle bas : elle ne s’insinue que dans les âmes les plus éveillées.
Aujourd’hui mon bouclier s’est mis à vibrer doucement et à rire, c’était le frisson et le rire sacré de la beauté !
C’est de vous, ô vertueux, que ma beauté riait aujourd’hui ! Et ainsi m’arrivait sa voix : « Ils veulent encore être — payés ! »
Vous voulez encore être payés, ô vertueux ! Vous voulez être récompensés de votre vertu, avoir le ciel en place de la terre, et l’éternité en place de votre aujourd’hui ?
Et maintenant vous m’en voulez de ce que j’ enseigne qu’il n’y a ni rétributeur ni comptable ? Et, en vérité, je n’enseigne même pas que la vertu soit sa propre récompense.
Hélas ! c’est là mon chagrin : astucieusement on a introduit au fond des choses la récompense et le châtiment — et même encore au fond de vos âmes, ô vertueux !
Mais, pareille au boutoir de sanglier, ma parole doit déchirer le fond de vos âmes ; je veux être pour vous un soc de charrue.
Que tous les secrets de votre âme paraissent à la lumière ; et quand vous serez étendus au soleil, dépouillés et brisés, votre mensonge aussi sera séparé de votre vérité.
Car ceci est votre vérité : vous êtes trop propres pour la souillure de ces mots : vengeance, punition, récompense, représailles.
Vous aimez votre vertu, comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulût être payée de son amour ?
Votre vertu, c’est votre « moi » qui vous est le plus cher. Vous avez en vous le désir de l’anneau : c’est pour revenir sur lui-même que tout anneau s’annelle et se tord.
Et toute œuvre de votre vertu est semblable à une étoile qui s’éteint : sa lumière est encore en route, parcourant sa voie stellaire, — et quand ne sera-t-elle plus en route ?
Ainsi la lumière de votre vertu est encore en route, même quand l’œuvre est accomplie. Que l’œuvre soit donc oubliée et morte : son rayon de lumière persiste toujours.
Que votre vertu soit identique à votre « moi » et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau : voilà la vérité sur le fond de votre âme, ô vertueux ! —
Mais il y en a certains aussi pour qui la vertu s’appelle un spasme sous le coup de fouet : et vous avez trop écouté les cris de ceux-là !
Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leur vice ; et quand une fois leur haine et leur jalousie s’étirent les membres, leur « justice » se réveille et se frotte les yeux pleins de sommeil.
Et il en est d’autres qui sont attirés vers en bas : leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus ils ont l’œil brillant et plus leur désir convoite leur Dieu.
Hélas ! le cri de ceux-là parvint aussi à votre oreille, ô vertueux, le cri de ceux qui disent : « Tout ce que je ne suis pas, est pour moi Dieu et vertu ! »
Et il en est d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant comme des chariots qui portent des pierres vers la vallée : ils parlent beaucoup de dignité et de vertu, — c’est leur frein qu’ils appellent vertu.
Et il en est d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle tic-tac — vertu.
En vérité, ceux-ci m’amusent : partout où je rencontrerai de ces pendules, je leur en remontrerai avec mon ironie ; et il faudra bien qu’elles se mettent à dodiner.
Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et à cause de cette parcelle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde se noie dans leur injustice.
Hélas, quelle nausée, quand le mot vertu leur coule de la bouche ! Et quand ils disent : « Je suis juste », cela sonne toujours comme : « Je suis vengé ! »
Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres.
Et il en est d’autres encore qui croupissent dans leur marécage et qui, tapis parmi les roseaux, se mettent à dire : « Vertu — c’est se tenir tranquille dans le marécage. »
Nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et en toutes choses nous sommes de l’avis que l’on nous donne. »
Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste.
Leurs genoux sont toujours prosternés et leurs mains se joignent à la louange de la vertu, mais leur cœur ne sait rien de cela.
Et il en est d’autres de nouveau qui croient qu’il est vertueux de dire : « La vertu est nécessaire » ; mais au fond ils ne croient qu’une seule chose, c’est que la police est nécessaire.
Et quelques-uns, qui ne savent voir ce qu’il y a d’élevé dans l’homme, parlent de vertu quand ils voient de trop près la bassesse de l’homme : ainsi ils appellent « vertu » leur mauvais œil.
Les uns veulent être édifiés et redressés et appellent cela de la vertu et les autres veulent être renversés — et cela aussi ils l’appellent de la vertu.
Et ainsi presque tous croient avoir quelque part à la vertu ; et tous veulent pour le moins s’y connaître en « bien » et en « mal ».
Mais Zarathoustra n’est pas venu pour dire à tous ces menteurs et à ces insensés : « Que savez-vous de la vertu ? Que pourriez-vous savoir de la vertu ? » —
Il est venu, mes amis, pour que vous vous fatiguiez des vieilles paroles que vous avez apprises des menteurs et des insensés :
pour que vous vous fatiguiez des mots « récompense », « représailles », « punition », « vengeance dans la justice » —
pour que vous vous fatiguiez de dire « une action est bonne, parce qu’elle est désintéressée ».
Hélas, mes amis ! Que votre « moi » soit dans l’action, ce que la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu !
Vraiment, je vous ai bien arraché cent paroles et les plus chers hochets de votre vertu ; et maintenant vous me boudez comme boudent des enfants.
Ils jouaient près de la mer, — et la vague est venue, emportant leurs jouets dans les profondeurs. Les voilà qui se mettent à pleurer.
Mais la même vague doit leur apporter de nouveaux jouets et répandre devant eux de nouveaux coquillages bariolés.
Ainsi ils seront consolés ; et comme eux, vous aussi, mes amis, vous aurez vos consolations — et de nouveaux coquillages bariolés ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA CANAILLE

La vie est une source de joie, mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées.
J’aime tout ce qui est propre ; puis je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs.
Ils ont jeté leur regard au fond du puits, maintenant leur sourire odieux se reflète au fond du puits et me regarde.
Ils ont empoisonné par leur concupiscence l’eau sainte ; et, en appelant joie leurs rêves malpropres, ils ont empoisonné même le langage.
La flamme s’indigne lorsqu’ils mettent au feu leur cœur humide ; l’esprit lui-même bouillonne et fume quand la canaille s’approche du feu.
Le fruit devient douceâtre et blet dans leurs mains ; leur regard évente et dessèche l’arbre fruitier.
Et plus d’un de ceux qui se détournèrent de la vie ne s’est détourné que de la canaille : il ne voulait point partager avec la canaille l’eau, la flamme et le fruit.
Et plus d’un s’en fut au désert et y souffrit la soif parmi les bêtes sauvages, pour ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.
Et plus d’un, qui arrivait en exterminateur et en coup de grêle pour les champs de blé, voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui boucher le gosier.
Et ce n’est point là le morceau qui me fut le plus dur à avaler : la conviction que la vie elle-même a besoin d’inimitié, de trépas et de croix de martyrs : —
Mais j’ai demandé un jour, et j’étouffai presque de ma question : Comment ? la vie aurait-elle besoin de la canaille ?
Les fontaines empoisonnées, les feux puants, les rêves souillés et les vers dans le pain sont-ils nécessaires ?
Ce n’est pas ma haine, mais mon dégoût qui dévorait ma vie ! Hélas ! souvent je me suis fatigué de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi !
Et j’ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander la puissance — avec la canaille !
J’ai demeuré parmi les peuples, étranger de langue et les oreilles closes, afin que le langage de leur trafic et leur marchandage pour la puissance me restassent étrangers.
Et, en me bouchant le nez, j’ai traversé, plein de découragement, le passé et l’avenir ; en vérité, le passé et l’avenir sentent la populace écrivassière !
Semblable à un estropié devenu sourd, aveugle et muet : tel j’ai vécu longtemps pour ne pas vivre avec la canaille du pouvoir, de la plume et de la joie.
Péniblement et avec prudence mon esprit a monté des degrés ; les aumônes de la joie furent sa consolation ; la vie de l’aveugle s’écoulait, appuyée sur un bâton.
Que m’est-il donc arrivé ? Comment me suis-je délivré du dégoût ? Qui a rajeuni mes yeux ? Comment me suis-je envolé vers les hauteurs où il n’y a plus de canaille assise à la fontaine ?
Mon dégoût lui-même m’a-t-il créé des ailes et les forces qui pressentaient les sources ? En vérité, j’ai dû voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie !
Oh ! je l’ai trouvée, mes frères ! Ici, au plus haut jaillit pour moi la fontaine de la joie ! Et il y a une vie où l’on s’abreuve sans la canaille !
Tu jaillis presque avec trop de violence, source de joie ! Et souvent tu renverses de nouveau la coupe en voulant la remplir !
Il faut que j’apprenne à t’approcher plus modestement : avec trop de violence mon cœur afflue à ta rencontre : —
Mon cœur où se consume mon été, cet été court, chaud, mélancolique et bienheureux : combien mon cœur estival désire ta fraîcheur, source de joie !
Passée, l’hésitante affliction de mon printemps ! Passée, la méchanceté de mes flocons de neige en juin ! Je devins estival tout entier, tout entier après-midi d’été !
Un été dans les plus grandes hauteurs, avec de froides sources et une bienheureuse tranquillité : venez, ô mes amis, que ce calme grandisse en félicité !
Car ceci est notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et la soif des impurs.
Jetez donc vos purs regards dans la source de ma joie, amis ! Comment s’en troublerait-elle ? Elle vous sourira avec sa pureté.
Nous bâtirons notre nid sur l’arbre de l’avenir ; des aigles nous apporteront la nourriture, dans leurs becs, à nous autres solitaires !
En vérité, ce ne seront point des nourritures que les impurs pourront partager ! Car les impurs s’imagineraient dévorer du feu et se brûler la gueule !
En vérité, ici nous ne préparons point de demeures pour les impurs. Notre bonheur semblerait glacial à leur corps et à leur esprit !
Et nous voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts, voisins des aigles, voisins du soleil : ainsi vivent les vents forts.
Et, semblable au vent, je soufflerai un jour parmi eux, à leur esprit je couperai la respiration, avec mon esprit : ainsi le veut mon avenir.
En vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds ; et il donne ce conseil à ses ennemis et à tout ce qui crache et vomit : « Gardez-vous de cracher contre le vent ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES SAGES ILLUSTRES

Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! — vous n’avez pas servi la vérité ! Et c’est précisément pourquoi l’on vous a honorés.
Et c’est pourquoi aussi on a supporté votre incrédulité, puisqu’elle était un bon mot et un détour vers le peuple. C’est ainsi que le maître laisse faire ses esclaves et il s’amuse de leur pétulance.
Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui hante les forêts.
Le chasser de sa cachette — c’est ce que le peuple appela toujours le « sens de la justice » : toujours il excite encore contre l’esprit libre ses chiens les plus féroces.
« Car la vérité est là : puisque le peuple est là ! Malheur ! malheur à celui qui cherche ! » — C’est ce que l’on a répété de tout temps.
Vous vouliez donner raison à votre peuple dans sa vénération : c’est ce que vous avez appelé « volonté de vérité », ô sages célèbres !
Et votre cœur s’est toujours dit : « Je suis venu du peuple : c’est de là aussi que m’est venue la voix de Dieu. »
Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé pour le peuple.
Et maint puissant qui voulait accorder l’allure de son char au goût du peuple attela devant ses chevaux — un petit âne, un sage illustre !
Et maintenant, ô sages illustres, je voudrais que vous jetiez enfin tout à fait loin de vous la peau du lion !
La peau bigarrée de la bête fauve, et les touffes de poil de l’explorateur, du chercheur et du conquérant.
Hélas ! pour apprendre à croire à votre « véracité », il me faudrait vous voir briser d’abord votre volonté vénératrice.
Véridique — c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur.
Dans le sable jaune brûlé par le soleil, il lui arrive de regarder avec envie vers les îles aux sources abondantes où, sous les sombres feuillages, la vie se repose.
Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des oasis il y a aussi des idoles.
Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion.
Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique.
C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris, — les bêtes de trait.
Car ils tirent toujours comme des ânes — le chariot du peuple !
Je ne leur en veux pas, non point : mais ils restent des serviteurs et des êtres attelés, même si leur attelage reluit d’or.
Et souvent ils ont été de bons serviteurs, dignes de louanges. Car ainsi parle la vertu : « S’il faut que tu sois serviteur, cherche celui à qui tes services seront le plus utiles !
L’esprit et la vertu de ton maître doivent grandir parce que tu es à son service : c’est ainsi que tu grandiras toi-même avec son esprit et sa vertu ! »
Et vraiment, sages illustres, serviteurs du peuple ! Vous avez vous-mêmes grandi avec l’esprit et la vertu du peuple — et le peuple a grandi par vous ! Je dis cela à votre honneur !
Mais vous restez peuple, même dans vos vertus, peuple aux yeux faibles, — peuple qui ne sait point ce que c’est l’esprit !
L’esprit, c’est la vie qui incise elle-même la vie : c’est par sa propre souffrance que la vie augmente son propre savoir, — le saviez-vous déjà ?
Et ceci est le bonheur de l’esprit : être oint par les larmes, être sacré victime de l’holocauste, — le saviez-vous déjà ?
Et la cécité de l’aveugle, ses hésitations et ses tâtonnements rendront témoignage de la puissance du soleil qu’il a regardé, — le saviez-vous déjà ?
Il faut que ceux qui cherchent la connaissance apprennent à construire avec des montagnes ! c’est peu de chose quand l’esprit déplace des montagnes, — le saviez-vous déjà ?
Vous ne voyez que les étincelles de l’esprit : mais vous ignorez quelle enclume est l’esprit et vous ne connaissez pas la cruauté de son marteau !
En vérité, vous ne connaissez pas la fierté de l’esprit ! mais vous supporteriez encore moins la modestie de l’esprit, si la modestie de l’esprit voulait parler !
Et jamais encore vous n’avez pu jeter votre esprit dans des gouffres de neige : vous n’êtes pas assez chauds pour cela ! Vous ignorez donc aussi les ravissements de sa fraîcheur.
Mais en toutes choses vous m’avez l’air de prendre trop de familiarité avec l’esprit ; et souvent vous avez fait de la sagesse un hospice et un refuge pour de mauvais poètes.
Vous n’êtes point des aigles : c’est pourquoi vous n’avez pas appris le bonheur dans l’épouvante de l’esprit. Celui qui n’est pas un oiseau ne doit pas planer sur les abîmes.
Vous me semblez tièdes : mais un courant d’air froid passe dans toute connaissance profonde. Glaciales sont les fontaines intérieures de l’esprit et délicieuses pour les mains chaudes de ceux qui agissent.
Vous voilà devant moi, honorables et rigides, l’échine droite, ô sages illustres ! — Vous n’êtes pas poussés par un vent fort et une volonté vigilante.
N’avez-vous jamais vu une voile passer sur la mer tremblante, arrondie et gonflée par l’impétuosité du vent ?
Pareille à la voile que fait trembler l’impétuosité de l’esprit, ma sagesse passe sur la mer — ma sagesse sauvage !
Mais, serviteurs du peuple, sages illustres, — comment pourriez-vous venir avec moi ? —
Ainsi parlait Zarathoustra.
LE CHANT DE LA NUIT

Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux.
Il y a en moi quelque chose d’inapaisé et d’inapaisable qui veut élever la voix. Il y a en moi un désir d’amour qui parle lui-même le langage de l’amour.
Je suis lumière : ah ! si j’étais nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être enveloppé de lumière.
Hélas ! que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme j’étancherais ma soif aux mamelles de la lumière !
Et vous-mêmes, je vous bénirais, petits astres scintillants, vers luisants du ciel ! et je me réjouirais de la lumière que vous me donneriez.
Mais je vis de ma propre lumière, j’absorbe en moi-même les flammes qui jaillissent de moi.
Je ne connais pas la joie de ceux qui prennent ; et souvent j’ai rêvé que voler était une volupté plus grande encore que prendre.
Ma pauvreté, c’est que ma main ne se repose jamais de donner ; ma jalousie, c’est de voir des yeux pleins d’attente et des nuits illuminées de désir.
Ô misère de tous ceux qui donnent ! Ô obscurcissement de mon soleil ! Ô désir de désirer ! Ô faim dévorante dans la satiété !
Ils prennent ce que je leur donne : mais suis-je encore en contact avec leurs âmes ? Il y a un abîme entre donner et prendre ; et le plus petit abîme est le plus difficile à combler.
Une faim naît de ma beauté : je voudrais faire du mal à ceux que j’éclaire ; je voudrais dépouiller ceux que je comble de mes présents : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.
Retirant la main, lorsque déjà la main se tend ; hésitant comme la cascade qui dans sa chute hésite encore : — c’est ainsi que j’ai soif de méchanceté.
Mon opulence médite de telles vengeances : de telles malices naissent de ma solitude.
Mon bonheur de donner est mort à force de donner, ma vertu s’est fatiguée d’elle-même et de son abondance !
Celui qui donne toujours court le danger de perdre la pudeur ; celui qui toujours distribue, à force de distribuer, finit par avoir des callosités à la main et au cœur.
Mes yeux ne fondent plus en larmes sur la honte des suppliants ; ma main est devenue trop dure pour sentir le tremblement des mains pleines.
Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? Ô solitude de tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent !
Bien des soleils gravitent dans l’espace désert : leur lumière parle à tout ce qui est ténèbres, — c’est pour moi seul qu’ils se taisent.
Hélas ! telle est l’inimitié de la lumière pour ce qui est lumineux ! Impitoyablement, elle poursuit sa course.
Injustes au fond du cœur contre tout ce qui est lumineux, froids envers les soleils — ainsi tous les soleils poursuivent leur course.
Pareils à l’ouragan, les soleils volent le long de leur voie ; c’est là leur route. Ils suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur.
Oh ! c’est vous seuls, êtres obscurs et nocturnes qui créez la chaleur par la lumière ! Oh ! c’est vous seuls qui buvez un lait réconfortant aux mamelles de la lumière !
Hélas ! la glace m’environne, ma main se brûle à des contacts glacés ! Hélas la soif est en moi, une soif altérée de votre soif !
Il fait nuit : hélas ! pourquoi me faut-il être lumière ! et soif de ténèbres ! et solitude !
Il fait nuit : voici que mon désir jaillit comme une source, — mon désir veut élever la voix.
Il fait nuit : voici que s’élève plus haut la voix des fontaines jaillissantes. Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante.
Il fait nuit : voici que s’éveillent tous les chants des amoureux. Et mon âme, elle aussi, est un chant d’amoureux. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA VICTOIRE SUR SOI-MÊME

Vous appelez « volonté de vérité » ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages parmi les sages.
Volonté d’imaginer l’être : c’est ainsi que j’appelle votre volonté !
Vous voulez rendre imaginable tout ce qui est : car vous doutez avec une juste méfiance que ce soit déjà imaginable.
Mais tout ce qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli et soumis à l’esprit, comme le miroir et l’image de l’esprit.
C’est là toute votre volonté, ô sages parmi les sages, c’est là votre volonté de puissance ; et aussi quand vous parlez du bien et du mal et des évaluations de valeurs.
Vous voulez créer un monde devant lequel vous puissiez vous agenouiller, c’est là votre dernier espoir et votre dernière ivresse.
Les simples, cependant, ceux que l’on appelle le peuple, — sont semblables au fleuve sur lequel un canot vogue sans cesse en avant : et dans le canot sont assises, solennelles et masquées, les évaluations des valeurs.
Vous avez lancé votre volonté et vos valeurs sur le fleuve du devenir ; une vieille volonté de puissance me révèle ce que le peuple croit bon et mauvais.
C’est vous, ô sages parmi les sages, qui avez placé de tels hôtes dans ce canot ; vous les avez ornés de parures et de noms somptueux, — vous et votre volonté dominante !
Maintenant le fleuve porte en avant votre canot : il faut qu’il le porte. Peu importe que la vague brisée écume et résiste à sa quille avec colère.
Ce n’est pas le fleuve qui est votre danger et la fin de votre bien et de votre mal, ô sages parmi les sages : mais c’est cette volonté même, la volonté de puissance, — la volonté vitale, inépuisable et créatrice.
Mais, afin que vous compreniez ma parole du bien et du mal, je vous dirai ma parole de la vie et de la coutume de tout ce qui est vivant.
J’ai suivi ce qui est vivant, je l’ai poursuivi sur les grands et sur les petits chemins, afin de connaître ses coutumes.
Lorsque la vie se taisait, je recueillais son regard sur un miroir à cent facettes, pour faire parler son œil. Et son œil m’a parlé.
Mais partout où j’ai trouvé ce qui est vivant, j’ai entendu les paroles d’obéissance. Tout ce qui est vivant est une chose obéissante.
Et voici la seconde chose : on commande à celui qui ne sait pas s’obéir à lui-même. C’est là la coutume de ce qui est vivant.
Voici ce que j’entendis en troisième lieu : Commander est plus difficile qu’obéir. Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et parfois cette charge l’écrase : —
Dans tout commandement j’ai vu un danger et un risque. Et toujours, quand ce qui est vivant commande, ce qui est vivant risque sa vie.
Et quand ce qui est vivant se commande à soi-même, il faut que ce qui est vivant expie son autorité et soit juge, vengeur, et victime de ses propres lois.
D’où cela vient-il donc ? me suis-je demandé. Qu’est-ce qui décide ce qui est vivant à obéir, à commander et à être obéissant, même en commandant ?
Écoutez donc mes paroles, ô sages parmi les sages ! Examinez sérieusement si je suis entré au cœur de la vie, jusqu’aux racines de son cœur !
Partout où j’ai trouvé quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit j’ai trouvé la volonté d’être maître.
Que le plus fort domine le plus faible, c’est ce que veut sa volonté qui veut être maîtresse de ce qui est plus faible encore. C’est là la seule joie dont il ne veuille pas être privé.
Et comme le plus petit s’abandonne au plus grand, car le plus grand veut jouir du plus petit et le dominer, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance.
C’est là l’abandon du plus grand : qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie.
Et où il y a sacrifice et service rendu et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être maître. C’est sur des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusque dans le cœur du plus puissant — c’est là qu’il vole la puissance.
Et la vie elle-même m’a confié ce secret : « Voici, m’a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même.
« À vrai dire, vous appelez cela volonté de créer ou instinct du but, du plus sublime, du plus lointain, du plus multiple : mais tout cela n’est qu’une seule chose et un seul secret.
« Je préfère disparaître que de renoncer à cette chose unique, et, en vérité, où il y a déclin et chute des feuilles, c’est là que se sacrifie la vie — pour la puissance !
« Qu’il faille que je sois lutte, devenir, but et entrave du but : hélas ! celui qui devine ma volonté, celui-là devine aussi les chemins tortueux qu’il lui faut suivre !
« Quelle que soit la chose que je crée et la façon dont j’aime cette chose, il faut que bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour : ainsi le veut ma volonté.
« Et toi aussi, toi qui cherches la connaissance, tu n’es que le sentier et la piste de ma volonté : en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les traces de ta volonté du vrai !
« Il n’a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la « volonté de vie », cette volonté — n’existe pas.
« Car : ce qui n’est pas ne peut pas vouloir ; mais comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie !
« Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : pourtant ce n’est pas la volonté de vie, mais — ce que j’enseigne — la volonté de puissance.
« Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c’est dans les appréciations elles-mêmes que parle — la volonté de puissance ! »
Voilà l’enseignement que la vie me donna un jour : et c’est par cet enseignement, ô sages parmi les sages, que je résous l’énigme de votre cœur.
En vérité, je vous le dis : le bien et le mal qui seraient impérissables — n’existent pas ! Il faut que le bien et le mal se surmontent toujours de nouveau par eux-mêmes.
Avec vos valeurs et vos paroles du bien et du mal, vous exercez la force, vous, les appréciateurs de valeur : ceci est votre amour caché, l’éclat, l’émotion et le débordement de votre âme.
Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs, une nouvelle victoire sur soi-même qui brise les œufs et les coquilles d’œufs.
Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal : en vérité, celui-là commencera par détruire et par briser les valeurs.
Ainsi la plus grande malignité fait partie de la plus grande bénignité : mais cette bénignité est la bénignité du créateur. —
Parlons-en, ô sages parmi les sages, quoi qu’il nous en coûte ; car il est plus dur de se taire ; toutes les vérités que l’on a passées sous silence deviennent venimeuses.
Et que soit brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités ! Il y a encore bien des maisons à construire ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE L’IMMACULÉE CONNAISSANCE

Lorsque hier la lune s’est levée, il me semblait qu’elle voulût mettre au monde un soleil, tant elle s’était couchée à l’horizon lourde et pleine.
Mais elle mentait avec sa grossesse ; et plutôt encore je croirais à l’homme dans la lune qu’à la femme.
Il est vrai qu’il est très peu homme lui aussi, ce timide noctambule. En vérité, il passe sur les toits avec une mauvaise conscience.
Car il est plein de convoitise et de jalousie, ce moine dans la lune ; il convoite la terre et toutes les joies de ceux qui aiment.
Non, je ne l’aime pas, ce chat de gouttières ; ils me dégoûtent, tous ceux qui épient les fenêtres entr’ouvertes.
Pieux et silencieux, il passe sur des tapis d’étoiles : — mais je déteste tous les hommes qui marchent sans bruit, et qui ne font pas même sonner leurs éperons.
Les pas d’un homme loyal parlent ; mais le chat marche à pas furtifs. Voyez, la lune s’avance, déloyale comme un chat. —
Je vous donne cette parabole, à vous autres hypocrites sensibles, vous qui cherchez la « connaissance pure » ! C’est vous que j’appelle — lascifs !
Vous aimez aussi la terre et tout ce qui est terrestre : je vous ai bien devinés ! — mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise conscience, — vous ressemblez à la lune.
On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n’a pas persuadé vos entrailles : pourtant elles sont ce qu’il y a de plus fort en vous !
Et maintenant votre esprit a honte d’obéir à vos entrailles et il suit des chemins dérobés et trompeurs pour échapper à sa propre honte.
« Ce serait pour moi la chose la plus haute — ainsi se parle à lui-même votre esprit mensonger — de regarder la vie sans convoitise et non comme les chiens avec la langue pendante.
« Être heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans envie égoïste — froid et gris sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune.
« Ce serait pour moi la bonne part — ainsi s’éconduit lui-même celui qui a été éconduit — d’aimer la terre comme l’aime la lune et de ne toucher sa beauté que des yeux.
« Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, ainsi qu’un miroir aux cent regards. » —
Ô hypocrites sensibles et lascifs ! Il vous manque l’innocence dans le désir : et c’est pourquoi vous calomniez le désir !
En vérité, vous n’aimez pas la terre comme des créateurs, des générateurs, joyeux de créer !
Où y a-t-il de l’innocence ? Là où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut créer au-dessus de lui-même, celui-là possède à mes yeux la volonté la plus pure.
Où y a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté ; où je veux aimer et disparaître, afin qu’une image ne reste pas image seulement.
Aimer et disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est aussi être prêt à la mort. C’est ainsi que je vous parle, poltrons !
Mais votre regard louche et efféminé veut être « contemplatif » ! Et ce que l’on peut approcher avec des yeux pusillanimes doit être appelé « beau » ! Ô vous qui souillez les noms les plus nobles !
Mais ceci doit être votre malédiction, hommes immaculés qui cherchez la connaissance pure, que vous n’arriviez jamais à engendrer : quoique vous soyez couchés à l’horizon lourds et pleins.
En vérité, vous remplissez votre bouche de nobles paroles : et vous voudriez nous faire croire que votre cœur déborde, menteurs ?
Mais mes paroles sont des paroles grossières, méprisées et informes, et j’aime à recueillir ce qui, dans vos festins, tombe sous la table.
Elles me suffisent toujours — pour dire la vérité aux hypocrites ! Oui, mes arêtes, mes coquilles et mes feuilles de houx doivent — vous chatouiller le nez, hypocrites !
Il y a toujours de l’air vicié autour de vous et autour de vos festins : car vos pensées lascives, vos mensonges et vos dissimulations sont dans l’air !
Ayez donc tout d’abord le courage d’avoir foi en vous-mêmes — en vous-mêmes et en vos entrailles ! Celui qui n’a pas foi en lui-même ment toujours.
Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, hommes « purs » : votre affreuse larve rampante s’est cachée sous le masque d’un dieu.
En vérité, vous en faites accroire, « contemplatifs » ! Zarathoustra, lui aussi, a été dupe de vos peaux divines ; il n’a pas deviné quels serpents remplissaient cette peau.
Dans vos jeux, je croyais voir jouer l’âme d’un dieu, hommes qui cherchez la connaissance pure ! Je ne connaissais pas de meilleur art que vos artifices !
La distance qui me séparait de vous me cachait des immondices de serpent et de mauvaises odeurs : et je ne savais pas que la ruse d’un lézard rôdât par ici, lascive.
Mais je me suis approché de vous : alors le jour m’est venu — et maintenant il vient pour vous, — les amours de la lune sont leur déclin !
Regardez-la donc ! Elle est là-haut, surprise et pâle — devant l’aurore !
Car déjà l’aurore monte, ardente, — son amour pour la terre approche ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.
Regardez donc comme l’aurore passe impatiente sur la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour ?
Elle veut aspirer la mer, et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève avec ses mille mamelles.
Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle-même !
En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.
Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter — à ma hauteur ! —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES POÈTES

« Depuis que je connais mieux le corps, — disait Zarathoustra à l’un de ses disciples — l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » — n’est aussi que symbole. »
« Je t’ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple ; et alors tu as ajouté : « Mais les poètes mentent trop. » Pourquoi donc disais-tu que les poètes mentent trop ? »
« Pourquoi ? dit Zarathoustra. Tu demandes pourquoi ? Je ne suis pas de ceux qu’on a le droit de questionner sur leur pourquoi.
Ce que j’ai vécu est-il donc d’hier ? Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions.
Ne faudrait-il pas que je fusse un tonneau de mémoire pour pouvoir garder avec moi mes raisons ?
J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; il y a bien des oiseaux qui s’envolent.
Et il m’arrive aussi d’avoir dans mon colombier une bête qui n’est pas de mon colombier et qui m’est étrangère ; elle tremble lorsque j’y mets la main.
Pourtant que te disait un jour Zarathoustra ? Que les poètes mentent trop. — Mais Zarathoustra lui aussi est un poète.
Crois-tu donc qu’en cela il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-tu ? »
Le disciple répondit : « Je crois en Zarathoustra. » Mais Zarathoustra secoua la tête et se mit à sourire.
La foi ne me sauve point, dit-il, la foi en moi-même moins que toute autre.
Mais, en admettant que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop : il aurait raison, — nous mentons trop.
Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal : donc il faut que nous mentions.
Et qui donc, parmi nous autres poètes, n’aurait pas falsifié son vin ? Bien des mixtures empoisonnées ont été faites dans nos caves, l’indescriptible a été réalisé.
Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons du fond du cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes !
Et nous désirons même les choses que les vieilles femmes se racontent le soir. C’est ce que nous appelons en nous-même l’éternel féminin.
Et, en nous figurant qu’il existe un chemin secret qui mène au savoir et qui se dérobe à ceux qui apprennent quelque chose, nous croyons au peuple et à sa « sagesse ».
Mais les poètes croient tous que celui qui est étendu sur l’herbe, ou sur un versant solitaire, en dressant l’oreille, apprend quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre.
Et s’il leur vient des émotions tendres, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux :
Et qu’elle se glisse à leur oreille pour y murmurer des choses secrètes et des paroles caressantes. Ils s’en vantent et s’en glorifient devant tous les mortels !
Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées !
Et surtout au-dessus du ciel : car tous les dieux sont des symboles et des artifices de poète.
En vérité, nous sommes toujours attirés vers les régions supérieures — c’est-à-dire vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos ballons multicolores et nous les appelons Dieux et Surhumains.
Car ils sont assez légers pour ce genre de sièges ! — tous ces Dieux et ces Surhumains.
Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes !
Quand Zarathoustra eut dit cela, son disciple fut irrité contre lui, mais il se tut. Et Zarathoustra se tut aussi ; et ses yeux s’étaient tournés à l’intérieur comme s’il regardait dans le lointain. Enfin il se mit à soupirer et à prendre haleine.
Je suis d’aujourd’hui et de jadis, dit-il alors ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir.
Je suis fatigué des poètes, des anciens et des nouveaux. Pour moi ils sont tous superficiels et tous des mers desséchées.
Ils n’ont pas assez pensé en profondeur : c’est pourquoi leur sentiment n’est pas descendu jusque dans les tréfonds.
Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations.
Leurs arpèges m’apparaissent comme des glissements et des fuites de fantômes ; que connaissaient-ils jusqu’à présent de l’ardeur qu’il y a dans les sons ! —
Ils ne sont pas non plus assez propres pour moi : ils troublent tous leurs eaux pour les faire paraître profondes.
Ils aiment à se faire passer pour conciliateurs, mais ils restent toujours pour moi des gens de moyens-termes et de demi-mesures, troubleurs et mal-propres ! —
Hélas ! j’ai jeté mon filet dans leurs mers pour attraper de bons poissons, mais toujours j’ai retiré la tête d’un dieu ancien.
C’est ainsi que la mer a donné une pierre à l’affamé. Et ils semblent eux-mêmes venir de la mer.
Il est certain qu’on y trouve des perles : c’est ce qui fait qu’ils ressemblent d’autant plus à de durs crustacés. Chez eux j’ai souvent trouvé au lieu d’âme de l’écume salée.
Ils ont pris à la mer sa vanité ; la mer n’est-elle pas le paon le plus vain entre tous les paons ?
Même devant le buffle le plus laid, elle étale sa roue ; elle déploie sans se lasser la soie et l’argent de son éventail de dentelles.
Le buffle regarde avec colère, son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage.
Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes.
En vérité leur esprit lui-même est le paon le plus vain entre tous les paons et une mer de vanité !
L’esprit du poète veut des spectateurs : ne fût-ce que des buffles ! —
Pourtant je me suis fatigué de cet esprit : et je vois venir un temps où il sera fatigué de lui-même.
J’ai déjà vu les poètes se transformer et diriger leur regard contre eux-mêmes.
J’ai vu venir des expiateurs de l’esprit : c’est parmi les poètes qu’ils sont nés. —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DES GRANDS ÉVÉNEMENTS

Il y a une île dans la mer — non loin des Îles Bienheureuses de Zarathoustra — où se dresse un volcan perpétuellement empanaché de fumée. Le peuple, et surtout les vieilles femmes parmi le peuple, disent de cette île qu’elle est placée comme un rocher devant la porte de l’enfer : mais la voie étroite qui descend à cette porte traverse elle-même le volcan.
À cette époque donc, tandis que Zarathoustra séjournait dans les Îles Bienheureuses, il arriva qu’un vaisseau jeta son ancre dans l’île où se trouve la montagne fumante ; et son équipage descendit à terre pour tirer des lapins. Pourtant à l’heure de midi, tandis que le capitaine et ses gens se trouvaient de nouveau réunis, ils virent soudain un homme traverser l’air en s’approchant d’eux et une voix prononça distinctement ces paroles : « Il est temps, il est grand temps ! » Lorsque la vision fut le plus près d’eux — elle passait très vite pareille à une ombre dans la direction du volcan — ils reconnurent avec un grand effarement que c’était Zarathoustra ; car ils l’avaient tous déjà vu, excepté le capitaine lui-même, ils l’aimaient, comme le peuple aime, mêlant à parties égales l’amour et la crainte.
« Voyez donc ! dit le vieux pilote, voilà Zarathoustra qui va en enfer ! » —
Et à l’époque où ces matelots atterrissaient à l’île de flammes, le bruit courut que Zarathoustra avait disparu ; et lorsque l’on s’informa auprès de ses amis, ils racontèrent qu’il avait pris le large pendant la nuit, à bord d’un vaisseau, sans dire où il voulait aller.
Ainsi se répandit une certaine inquiétude ; mais après trois jours cette inquiétude s’augmenta de l’histoire des marins — et tout le peuple se mit à raconter que le diable avait emporté Zarathoustra. Il est vrai que ses disciples ne firent que rire de ces bruits et l’un d’eux dit même : « Je crois plutôt encore que c’est Zarathoustra qui a emporté le diable. » Mais, au fond de l’âme, ils étaient tous pleins d’inquiétude et de langueur : leur joie fut donc grande lorsque, cinq jours après, Zarathoustra parut au milieu d’eux.
Et ceci est le récit de la conversation de Zarathoustra avec le chien de feu :
La terre, dit-il, a une peau ; et cette peau a des maladies. Une de ces maladies s’appelle par exemple : « homme ».
Et une autre de ces maladies s’appelle « chien de feu » : c’est à propos de ce chien que les hommes se sont dit et se sont laissé dire bien des mensonges.
C’est pour approfondir ce secret que j’ai passé la mer : et j’ai vu la vérité nue, en vérité ! pieds nus jusqu’au cou.
Je sais maintenant ce qui en est du chien de feu ; et aussi de tous les démons de révolte et d’immondice, dont les vieilles femmes ne sont pas seules à avoir peur.
Sors de ta profondeur, chien de feu ! me suis-je écrié, et avoue combien ta profondeur est profonde ! D’où tires-tu ce que tu craches sur nous ?
Tu bois abondamment à la mer : c’est ce que révèle le sel de ta faconde ! En vérité, pour un chien des profondeurs, tu prends trop ta nourriture de la surface !
Je te tiens tout au plus pour le ventriloque de la terre, et toujours, lorsque j’ai entendu parler les démons de révolte et d’immondice, je les ai trouvés semblables à toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude.
Vous vous entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les plus grands vantards et vous connaissez l’art de faire entrer la fange en ébullition.
Partout où vous êtes, il faut qu’il y ait de la fange auprès de vous, et des choses spongieuses, oppressées et étroites. Ce sont elles qui veulent être mises en liberté.
« Liberté ! » c’est votre cri préféré : mais j’ai perdu la foi aux « grands événements », dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d’eux.
Crois-moi, démon aux éruptions tapageuses et infernales ! les plus grands événements — ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses.
Ce n’est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite, en silence.
Et avoue-le donc ! Mince était le résultat lorsque se dissipaient ton fracas et ta fumée ! Qu’importe qu’une ville se soit transformée en momie et qu’une colonne soit couchée dans la fange !
Et j’ajoute encore ces paroles pour les destructeurs de colonnes. C’est bien là la plus grande folie que de jeter du sel dans la mer et des colonnes dans la fange.
La colonne était couchée dans la fange de votre mépris : mais sa loi veut que pour elle renaisse du mépris la vie nouvelle et la beauté vivifiante !
Elle se relève maintenant avec des traits plus divins et une souffrance plus séduisante ; et en vérité ! elle vous remerciera encore de l’avoir renversée, destructeurs !
Mais c’est le conseil que je donne aux rois et aux Églises, et à tout ce qui s’est affaibli par l’âge et par la vertu — laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! —
C’est ainsi que j’ai parlé devant le chien de feu : alors il m’interrompit en grommelant et me demanda : « Église ? Qu’est-ce donc cela ? »
« Église ? répondis-je, c’est une espèce d’État, et l’espèce la plus mensongère. Mais, tais-toi, chien de feu, tu connais ton espèce mieux que personne !
L’État est un chien hypocrite comme toi-même, comme toi-même il aime à parler en fumée et en hurlements, — pour faire croire, comme toi, que sa parole vient du fond des choses.
Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur la terre ; et tout le monde croit qu’il l’est. » —
Lorsque j’eus ainsi parlé, le chien de feu parut fou de jalousie. « Comment ? s’écria-t-il, la bête la plus importante sur terre ? Et l’on croit qu’il l’est ». Et il sortit de son gosier tant de vapeurs et de bruits épouvantables que je crus qu’il allait étouffer de colère et d’envie.
Enfin, il finit par se taire et ses hoquets diminuèrent ; mais dès qu’il se fut tu, je dis en riant : « Tu te mets en colère, chien de feu : donc j’ai raison contre toi !
Et, afin que je garde raison, laisse-moi t’entretenir d’un autre chien de feu : celui-là parle réellement du cœur de la terre.
Son haleine est d’or et une pluie d’or, ainsi le veut son cœur. Les cendres et la fumée et l’écume chaude que sont-elles encore pour lui ?
Un rire voltige autour de lui comme une nuée colorée ; il est hostile à tes gargouillements, à tes crachats, à tes intestins délabrés !
Cependant l’or et le rire — il les prend au cœur de la terre, car, afin que tu le saches, — le cœur de la terre est d’or ! »
Lorsque le chien de feu entendit ces paroles, il lui fut impossible de m’écouter davantage. Honteusement il rentra sa queue et se mit à dire d’un ton décontenancé : « Ouah ! Ouah ! » en rampant vers sa caverne. —
Ainsi racontait Zarathoustra. Mais ses disciples l’écoutèrent à peine : tant était grande leur envie de lui parler des matelots, des lapins et de l’homme volant.
« Que dois-je penser de cela ? dit Zarathoustra. Suis-je donc un fantôme ?
Mais c’était peut-être mon ombre. Vous avez entendu parler déjà du voyageur et de son ombre ?
Une chose est certaine : il faut que je la tienne plus sévèrement, autrement elle finira par me gâter ma réputation. »
Et encore une fois Zarathoustra secoua la tête avec étonnement : « Que dois-je penser de cela ? répéta-t-il.
Pourquoi donc le fantôme a-t-il crié : « Il est temps ! Il est grand temps ! »
Pour quoi peut-il être — grand temps ? » —
Ainsi parlait Zarathoustra.
DE LA SAGESSE DES HOMMES

Ce n’est pas la hauteur : c’est la pente qui est terrible !
La pente d’où le regard se précipite dans le vide et d’où la main se tend vers le sommet. C’est là que le vertige de sa double volonté saisit le cœur.
Hélas ! mes amis, devinez-vous aussi la double volonté de mon cœur ?
Ceci, ceci est ma pente et mon danger que mon regard se précipite vers le sommet, tandis que ma main voudrait s’accrocher et se soutenir — dans le vide !
C’est à l’homme que s’accroche ma volonté, je me lie à l’homme avec des chaînes, puisque je suis attiré vers le Surhumain ; car c’est là que veut aller mon autre volonté.
Et c’est pourquoi je vis aveugle parmi les hommes, comme si je ne les connaissais point : afin que ma main ne perde pas entièrement sa foi en les choses solides.
Je ne vous connais pas, vous autres hommes : c’est là l’obscurité et la consolation qui m’enveloppe souvent.
Je suis assis devant le portique pour tous les coquins et je demande : Qui veut me tromper ?
Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper, pour ne pas être obligé de me tenir sur mes gardes à cause des trompeurs.
Hélas ! si j’étais sur mes gardes devant l’homme, comment l’homme pourrait-il être une ancre pour mon ballon ! Je serais trop facilement arraché, attiré en haut et au loin !
Qu’il faille que je sois sans prudence, c’est là la providence qui est au-dessus de ma destinée.
Et celui qui ne veut pas mourir de soif parmi les hommes doit apprendre à boire dans tous les verres ; et qui veut rester pur parmi les hommes doit apprendre à se laver avec de l’eau sale.
Et voici ce que je me suis souvent dit pour me consoler : « Eh bien ! Allons ! Vieux cœur ! Un malheur ne t’a pas réussi : jouis-en comme d’un — bonheur ! »
Cependant ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus que les fiers.
La vanité blessée n’est-elle pas mère de toutes les tragédies ? Mais où la fierté est blessée, croît quelque chose de meilleur qu’elle.
Pour que la vie soit bonne à regarder il faut que son jeu soit bien joué : mais pour cela il faut de bons acteurs.
J’ai trouvé bons acteurs tous les vaniteux : ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder, — tout leur esprit est dans cette volonté.
Ils se représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, — ainsi se guérit la mélancolie.
C’est pourquoi je ménage les vaniteux, puisqu’ils sont les médecins de ma mélancolie, et puisqu’ils m’attachent à l’homme comme à un spectacle.
Et puis : qui mesure dans toute sa profondeur la modestie du vaniteux ! Je veux du bien au vaniteux et j’ai pitié de lui à cause de sa modestie.
C’est de vous qu’il veut apprendre la foi en soi-même ; il se nourrit de vos regards, c’est dans votre main qu’il cueille l’éloge.
Il aime à croire en vos mensonges, dès que vous mentez bien sur son compte : car au fond de son cœur il soupire : « Que suis-je ? »
Et si la vraie vertu est celle qui ne sait rien d’elle-même, eh bien ! le vaniteux ne sait rien de sa modestie ! —
Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants.
Je suis bienheureux de voir les miracles que fait éclore l’ardent soleil : ce sont des tigres, des palmiers et des serpents à sonnettes.
Parmi les hommes aussi il y a de belles couvées d’ardent soleil et chez les méchants bien des choses merveilleuses.
Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissaient pas tout à fait sages : ainsi j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation.
Et souvent je me suis demandé en secouant la tête : pourquoi sonnez-vous encore, serpents à sonnettes ?
En vérité, il y a un avenir, même pour le mal, et le midi le plus ardent n’est pas encore découvert pour l’homme.
Combien y a-t-il de choses que l’on nomme aujourd’hui déjà les pires des méchancetés et qui pourtant ne sont que larges de douze pieds et longues de trois mois ! Mais un jour viendront au monde de plus grands dragons.
Car pour le Surhumain ait son dragon, le sur-dragon qui soit digne de lui : il faut que beaucoup d’ardents soleils réchauffent les humides forêts vierges !
Il faut que vos sauvages soient devenus des tigres et vos crapauds venimeux des crocodiles : car il faut que le bon chasseur fasse bonne chasse !
Et en vérité, justes et bons ! Il y a chez vous bien des choses qui prêtent à rire et surtout votre crainte de ce qui jusqu’à présent a été appelé « démon » !
Votre âme est si loin de ce qui est grand que le Surhumain vous serait épouvantable dans sa bonté !
Et vous autres sages et savants, vous fuiriez devant l’ardeur ensoleillée de la sagesse où le Surhumain baigne la joie de sa nudité !
Vous autres hommes supérieurs que mon regard a rencontrés ! ceci est mon doute sur vous et mon secret : je devine que vous traiteriez mon Surhumain de — démon !
Hélas ! je me suis fatigué de ces hommes supérieurs, je suis fatigué des meilleurs d’entre eux : j’ai le désir de monter de leur « hauteur », toujours plus haut, loin d’eux, vers le Surhumain !
Un frisson m’a pris lorsque je vis nus les meilleurs d’entre eux : alors des ailes m’ont poussé pour planer ailleurs dans des avenirs lointains.
Dans des avenirs plus lointains, dans les midis plus méridionaux que jamais artiste n’en a rêvés : là-bas où les dieux ont honte de tous les vêtements !
Mais je veux vous voir travestis, vous, ô hommes, mes frères et mes prochains, et bien parés, et vaniteux, et dignes, vous les « bons et justes ». —
Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même : car ceci est ma dernière sagesse humaine. —
Ainsi parlait Zarathoustra.

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