mercredi 15 avril 2015

Cristopher Lasch & Cornélius Castoriadis - La culture de l'égoïsme









La culture de l'égoïsme

Cornélius Castoriadis, comment décririez- vous le changement qui est intervenu dans notre vie publique ?

Cornélius Castoriadis —
Le problème, selon moi, s'est posé pour la première fois à la fin des années cinquante, avec ce que je voyais déjà à l'époque comme la désagrégation du mouvement ouvrier et du projet révolutionnaire qui lui était lié. J'ai été forcé de décrire un changement de la société capitaliste qui affectait en même temps, de plus en plus, le type d'individus que cette société produisait. Pour le changement dans la société, je crois que nous y reviendrons ; le changement dans les individus tenait - pour aller très vite - à la faillite des organisations ouvrières, des syndicats, des partis, etc., traditionnels, au dégoût provoqué par ce qui était en train de se passer, et aussi à la capacité du capitalisme d'assurer aux gens un niveau de vie croissant, leur permettant d'entrer dans la fameuse société de consommation. Les gens tournaient le dos, pour ainsi dire, aux intérêts communs, aux activités communes, publiques, ils refusaient de prendre des responsabilités et se retranchaient en eux-mêmes dans une sorte de « monde privé » formé par la famille et un très petit nombre d'amis. Je mets « monde privé » entre guillemets pour éviter les malentendus. En réalité, rien n'est jamais totalement privé. Même quand vous rêvez, vous vous servez de mots, que vous empruntez à la langue anglaise. Ce que nous appelons individu est, en un sens, une construction sociale.

Michael Ignatieff —
Un sceptique dirait que la critique de l'égoïsme et de l'individualisme dans la société capitaliste est aussi vieille que cette société elle-même, qu'elle remonte à trois cents ans. Que diriez-vous à ce sceptique ? Comment le convaincre que l'individu moderne, celui qui va avec la société de consommation capitaliste de l'après- guerre, a quelque chose de différent, qu'il y a là une nouvelle espèce d'individualisme, peut-être même d'égoïsme ?

Christopher Lasch —
Ce à quoi nous avons affaire, ce n'est pas tant un individualisme à l'ancienne, avec son exaltation de l'individu, qui, comme vous le remarquez, a fait l'objet de critiques dès l'émergence de ce type nouveau de personnalité, aux XVIIe et XVIIIe siècles : cet individualisme-là semble céder le pas au repli sur soi que Cornélius vient d'évoquer. Ce qui est, selon moi, une bonne approche. J'ai décrit le « moi minimal » ou le « moi narcissique » comme un moi de plus en plus vidé de tout contenu, qui en est venu à définir ses buts dans la vie dans les termes les plus restrictifs possibles, en termes de survie pure et simple, de survie quotidienne. Comme si la vie de tous les jours était si problématique et le monde si menaçant qu'on ne pouvait espérer, au mieux, que de s'en sortir, de vivre au jour le jour. De fait, c'est le conseil thérapeutique au pire sens du mot. C'est ce qu'on donne aux gens dans le monde qui est le nôtre.

Michael Ignatieff —
Quand vous parlez de survie, est-ce que vous n'allez pas un peu trop loin? Certains ne se reconnaîtraient pas là- dedans. Ils pourraient penser que ce terme convient aux victimes d'une horrible tragédie, mais là, vous parlez de la vie de tous les jours dans la société la plus riche du monde. Pourquoi « survie » ?



Christopher Lasch —
Ce qui me frappe, c'est que nous vivons dans un monde sans réalité solide... On dit souvent que la société de consommation nous entoure d'objets, qu'elle nous pousse à leur accorder trop d'attention, mais je crois que c'est une idée trompeuse. Le monde où nous vivons me semble extrêmement instable, c'est un monde fait d'images fugitives et qui tend de plus en plus - en partie, je crois, grâce à la technologie des moyens de communication de masse - à acquérir un caractère hallucinatoire : une sorte de monde d'images fantastiques, par opposition à un monde d'objets bien réels qu'on peut s'attendre à voir durer plus longtemps que nous. Cette impression de continuité historique qu'apporte, entre autres choses, la familiarité avec des objets solides, palpables, semble de plus en plus céder le pas à un assaut d'images conçues, le plus souvent, pour faire appel à nos fantasmes. Je crois que même la science, qui jusqu'ici passait pour un des principaux moyens de faire advenir une vision du monde plus rationnelle, plus réaliste, apparaît dans notre vie quotidienne comme une succession de miracles technologiques qui font que tout devient possible. Dans un monde où tout est possible, en un sens rien ne l'est Et puis, les frontières entre le moi et le monde environnant tendent à se brouiller de plus en plus.

Michael Ignatteff —
Dans ce que vous dites là, il y a presque une définition du domaine public. Vous dites (entre autres choses) que le domaine public est caractérisé par la continuité historique. En fait, dans notre culture d7aujourd'hui, il serait plutôt caractérisé par l'emprise des médias. L'accès au domaine public nous est donné par les médias, c'est un monde d'images hallucinatoires dont les dimensions temporelles sont très limitées.


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Cornélius CASTORIADIS
Je ne vois pas de conflits. Que se passe-t-il aux Etats-Unis ? Prenons l'exemple classique : dans les années soixante, les Noirs entraient dans les centres-ville, ils incendiaient les magasins, et ainsi de suite ; puis, à la fin des années soixante-dix, début de l'ère Reagan, vous avez 10% de  chômage dans la population globale, soit 20 % chez  les Noirs et 48% chez les jeunes Noirs, et ces jeunes Noirs ne font rien. Je ne veux pas dîne qu'ils devraient tous aller brûler des magasins, mais ils ne font rien. En France, vous avez une situation où les gens sont virés de leur travail, et ils ne font rien.

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La première fille qui a eu le courage d'aller à l'université étudier la médecine et voir des cadavres d'hommes nus, sans s'arrêter aux objections de sa famille. Et la première femme qui a rejoint un syndicat, en 1808. Ces femmes-là, pour une raison ou pour une autre, ont échoué, à cause du totalitarisme bolchevique d'une part, et d'autre part à cause de l'adaptation de la social- démocratie au capitalisme. Tout se passe comme si les gens en concluaient qu'il n'y a rien à faire, et qu'il faut donc se replier sur soi. Ce qui, d'ailleurs, correspond au mouvement intrinsèque du capitalisme - expansion du marché, consommation, obsolescence programmée, etc., et plus généralement expansion de la domination sur les peuples, non seulement comme producteurs, mais comme consommateurs.

Michael Ignatieff —
Je serai tenté de dire que vous préjugez de l'issue de la lutte.

Christopher Lasch —
J'allais juste ajouter que la politique devient, de plus en plus une question de groupes d'intérêts, où chacun revendique pour son propre compte une part des bienfaits de l'État-providence, en définissant ses intérêts dans le sens le plus étroit possible et en excluant délibérément toute revendication plus générale ou toute tentative de formuler les revendications d'un groupe en termes universels. L'un des exemples que vous avez mentionnés, celui de la lutte des Noirs aux États-Unis, illustre bien ce point. Je voudrais mentionner un autre exemple de la façon dont des idéologies apparemment radicales, militantes, révolutionnaires ont effectivement contribué, dans la période récente, à ce processus. Le mouvement pour les
droits civiques de la fin des années 50 et des années 60 était, à beaucoup d'égards, un retour à une conception antérieure de la démocratie. Elle donnait voix à ceux des objectifs des Noirs qui pouvaient parler à tous. Elle s'en prenait au racisme, pas seulement au racisme blanc, mais au racisme [en général]. Le mouvement du Black Power, qui a démarré au milieu des années 60, semblait beaucoup plus militant - il accusait Martin Luther King et d'autres leaders de la première phase de ce mouvement d'être des réactionnaires bourgeois -, il a réellement reformulé les objectifs du mouvement noir. Il s'en prenait au racisme blanc comme si le racisme était un phénomène réservé aux Blancs, d'une manière qui rendait beaucoup plus difficile une redéfinition de la lutte des Noirs (même si, à long terme, elle l'a rendue plus facile).

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Cornélius Castoriadis —
Si vous le permettez, je reviendrai sur Aristote, que vous avez évoqué, sans le nommer, juste avant cette émission. Aristote, dans ses Politiques, mentionne une loi athénienne que je trouve très belle : elle stipulait que, lorsque la discussion à l'Assemblée était susceptible de déboucher sur une guerre avec une cité voisine, les habitants de la zone frontalière étaient exclus du vote. Ça, c'est la conception grecque de la politique, et c'est celle que je soutiens toujours, dans son principe.

Christopher Lasch —
C'est juste le contraire [d'aujourd'hui].

Cornélius Castoriadis —
Juste le contraire. Imaginez une disposition de la Constitution américaine ou de la loi britannique suivant laquelle chaque fois que seraient discutés au Sénat des problèmes concernant des États principalement producteurs de coton, les sénateurs de ces États seraient exclus du vote. Pourtant, c'est ce qui devrait se passer ! Et toute la conception politique libérale est fortement enracinée dans la philosophie politique du XVIIe siècle, si l'on met de côté Rousseau. Dans cette conception, la politique est là pour permettre à chacun de se défendre contre l'État ; elle ne veut pas dire que nous nous posons nous-mêmes comme une communauté politique, pas du tout. Vous avez le monarque, l'État, etc., et l'on essaie d'arracher un certain nombre de libertés, de droits. Et puis vous avez tout ce marchandage entre les uns et les autres, les groupes d'intérêts, les représentants, et ainsi de suite. A la fin, cela donne une société politique fragmentée entre différents intérêts, ceux-là mêmes que les élus sont censés représenter.

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Michael Ignatteff —
Il y a, je crois, une autre question étroitement liée à celle-ci, et qui C. Lasch) se rattache à certaines choses que vous avez pu formuler : l'idée que la consommation satisfait les gens, que les réfrigérateurs, les autos et la télé leur apportent le bonheur, présuppose un moi d'un certain type, un moi qui choisit, il choisit certains produits et en rejette d'autres - le consommateur souverain. Selon vous, si je comprends bien, tous ces produits ont pour destination un centre vide. Il n'y a personne sur le pont de ces petits navires ; c'est, je crois, ce qui vous frappe.

Christopher Lasch —
Oui, l'idée du consommateur souverain est une bonne approche de plusieurs aspects du problème. Elle présuppose un individu capable d'utiliser en connaissance de cause les possibilités grandissantes de la technologie, plutôt que d'en être le jouet. Et ce qu'il y a de triste, c'est que la consommation considérée comme culture, et non comme la simple abondance des biens, semble avoir pour résultat que les gens sont les jouets passifs de leurs fantasmes...

Michael Ignatieff —
Et tout cela rend dérisoire l'idée d'uni individu souverain sur quoi, pour une grande part, se fonde le libéralisme politique. Cela nous ramène, je crois, au « moi minimal » dont nous avons parlé : je pense qu'il est temps de l'examiner de beaucoup plus près. Le mot « narcissisme », par exemple. Il a été question du « moi narcissique » et (à C. Castoriadis) je me demande ce que vous, en tant qu'analyste, auriez à dire sur ce concept. Pouvons-nous arriver à mieux comprendre pourquoi ce moi est vide, incapable de choix, pourquoi il semble si dénué d'objectifs propres ? Que répondriez-vous à ce que Christopher a dit à ce sujet ?

Cornélius Castoriadis —
L'image du moi : qui suis-je ? Question sans fin, bien sûr. Pourtant il ne peut exister de société qui ne donne une réponse à cette question de l'individu : « Qui suis- je ?» Et il ne suffit pas de dire : je suis Cornélius Castoriadis, né à..., non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Chacun de nous a besoin d'être quelque chose de substantiel, et ce besoin a un lien essentiel avec cette autre chose que l'institution de la société doit fournir aux individus : un sens, ou un cadre de signification, pour leur vie. Or cette [fonction] est aujourd'hui confrontée à une crise grave parce que, à la question « Qui suis-je ? », une femme ne va sûrement pas répondre : « Je suis une bonne ménagère qui fait de bons petits plats pour son mari et qui élève ses enfants comme il faut en leur apprenant à lire la Bible... », elle ne répondra pas cela et [de fait] elle ne sait pas qui elle est. Mais si la femme ne sait pas qui elle est alors évidemment l'homme ne sait non plus qui il est, il ne pourra pas fièrement : « Je suis le machin-chose de la  General Motors, je gagne tant... » - qui peut dire cela ? Très peu de gens.
Il y a donc une crise de l'identité en ce sens ; [ce qui ne fonctionne pas, c'est la correspondance avec des rôles, ou des possibilités de rôles, prédéterminés que le sujet puisse investir, valoriser et reprendre à son compte; c'est un des aspects de la crise dont nous discutons aujourd'hui.

Michael Ignatieff —
Il me semble que nous devrions essayer de préciser un peu les choses. Ce qui, je crois, a été dit très clairement - et c'est intéressant -, c'est que le moi, la structuration de l'identité de chaque individu, est une question politique. Les sociétés qui échouent à proposer aux gens des rôles qui leur soient propres, un ensemble d'identités stables, solides, leur permettant d'affronter des temps difficiles, ne remplissent pas leurs devoirs envers ses membres. Je crois que c'est là le cœur de notre problème. Quelle sorte d'individus pouvons-nous inventer ? Quelle sorte de théorie politique du sujet pouvons- nous commencer à construire? Prenons l'exemple de la femme, de la ménagère qui a traversé quinze ans de féminisme et qui se dit : « Bon Dieu, ce n'est pas ça que je veux comme rôle », ou pensons au mari piégé dans un travail qui ne lui laisse pas de temps pour être avec ses enfants et qui se dit : « Bon Dieu, je ne veux pas de ce rôle, je veux être un père, pas juste un producteur de profits »... Partout dans la société, on voit des gens qui se débattent contre les rôles assignés par la société. Alors, cette liberté de lutter pour un moi différent, pour se libérer des vieilles identités, comment la mettre en rapport avec ce qui, nous le sentons tous, fait défaut : un discours partagé sur ce que doit être l'individu? Comment réconcilier la liberté pour l'individu de se choisir et, en un sens, de se faire lui-même, avec l'existence d'une société ayant un discours partagé sur l'individualité ?

Christopher Lasch —
Je trouve un peu trompeur de parler d'individus libres de choisir une identité ou de se construire un moi. Je crois qu'il est très important de montrer à quel point on n'est jamais libre à cet égard, à quel point nous sommes captifs de tout un tas de choses, d'un passé, souvent même sans en avoir conscience. Personne n'est sans passé, même si la société nous incite à le nier, personne n'a carte blanche pour se faire une identité. Il y a là, je crois, l'une des illusions que les idéologies d'aujourd'hui tendent à encourager. Il nous faut donc reconnaître les limites au degré de liberté qu'ont les individus au sens où ils pourraient choisir des identités interchangeables, voire en changer toutes les semaines. Je ne connais pas la réponse à votre question, mais je suis convaincu qu'elle a quelque chose à voir avec ce que je dis là, au-delà de la liberté de choisir et de n'être pas contraint par des rôles sociaux imposés.

Michael Ignatieff —
Ne peut-on pas alors poser la question autrement et dire : d'accord, vous avez raison, il n' est pas possible de se débarrasser à tous vents de son identité ou d'en changer tous les quatre matins, les êtres humains ne sont pas des serpents, ils ont un passé, une histoire, ils ne peuvent pas dépouiller leur identité comme une mue. Très bien. Mais ne peut-on pas, alors, parler de « caractère » ? Dans beaucoup de vos écrits, je retrouve l'idée de caractère dans un sens très ancien, traditionnel. Je veux dire que nous ne pouvons pas prescrire telle ou telle identité, ce serait stupide, mais une société peut dire quel genre de caractère mérite, selon elle, respect et admiration. Elle peut dire : « Voici le genre de personne que nous honorons, que nous respectons », et c'est peut-être vers cela que la parole publique devrait tendre.

Cornélius Castoriadis —
Pour les sept dixièmes de nos auditeurs, ce que vous venez de dire serait ridicule, et c'est une partie du problème. Ce qui soutient l'image du moi, c'est aussi le fait que les autres la reconnaissent et, en un sens, l'approuvent. Elle a besoin d'être ainsi « épinglée » [à autre chose qu'elle]. Or; avec l'écroulement du monde public, c'est justement cela, que Hegel appelait « reconnaissance », que nous appelons « respect » et que les Grecs appelaient kléos et kûdos, qui perd toute signification. [Qu'est-ce qu'on reconnaît aujourd'hui ?] Les stars qui sont là le temps d'une saison, puis disparaissent.

Michael Ignatieff —
Mais jusqu'où allez-vous pousser ce pessimisme ? Voulez-vous dire tous les deux que dans une société comme la nôtre il n'y a simplement pas de place pour un magistère moral et que tout ce qu'on peut espérer, c'est, comme le dit Andy Warhol, d'« être une star pendant quinze minutes » ? Que dans nos sociétés, plus personne ne peut se lever et dire : « Écoutez, je pense que certains types de caractère sont dignes d'estime, et d'autres non » ? Je doute fort que sept dixièmes du public sachent ce qu'ils pensent, mais permettez-moi d'avancer cette hypothèse : aucune société ne peut fonctionner sans une notion de base du caractère humain, c'est-à-dire qu'on ne ment pas, on ne vole pas, on essaie d'être un bon père ou une bonne mère.

L'âme de l'homme sous le capitalisme par Jean-Claude Michéa

On ne s'étonnera pas de cette rencontre, en 1986, dans le cadre d'une émission télévisée de Charnel 4 (chaîne britannique du service public) animée par Michael Ignatieff1, entre Christopher Lasch et Cornélius Castoriadis. Ces deux critiques inlassables de la civilisation capitaliste possédaient suffisamment de points communs - et d'estime réciproque - pour rendre leur débat amical et particulièrement fructueux. Chacun en était d'ailleurs venu - à partir de trajectoires philosophiques différentes – à porter le même regard désabusé sur la triste évolution des gauches occidentales modernes et sur ce que Guy Debord appelait dès 1967, les « fausses luttes spectaculaires des formes rivales du pouvoir séparé » (La Société du spectacle, thèse 56)2. On s'étonnera sans doute encore moins du peu de traces médiatiques et universitaires laissé par une telle rencontre - du moins en France -, à tel point que Channel 4 elle- même en avait, semble-t-il, perdu jusqu au souvenir3. Il faut dire qu'en ces flamboyantes « années Tapie » - dont l'émission « Vive la crise », animée par Yves Montand et Laurent Joffrin, venait juste de fournir au grand public les principaux « éléments de langage » -, l'idée que toute critique radicale de la logique capitaliste conduisait inéluctablement à la misère généralisée et à la négation des « droits de l'homme » (on ne laissait pas encore entendre - à la manière d'un Luc Boltanski -
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"neuro-marketing" (et cela quand bien même les scintillantes marchandises où s'incarne cette valeur d'échange passagère se révéleraient profondément destructrices aussi bien pour l'âme de ces consommateurs que pour leur santé ou leur environnement naturel), mais il est aujourd'hui plus évident que jamais - du moins pour quiconque s'est efforcé de conserver un minimum de bon sens et de capacité de s'indigner - que le système capitaliste, considéré dans sa dynamique d'ensemble, constitue désormais un fait social total (pour reprendre l'expression forgée par Marcel Mauss) dont les principes ont fini par s'étendre bien au-delà de la seule sphère marchande et même des simples modes de consommation considérés au sens strict. Bien entendu, cette tendance naturelle de la logique capitaliste à envahir progressivement tout le champ de l'existence humaine (jusqu'aux formes les plus intimes du rapport des sujets à eux-mêmes) existait déjà en puissance dans les dogmes originels du libéralisme, c'est-à-dire depuis cette époque fondatrice où, « vers 1750, la nation rassasiée [...] de réflexions morales et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions se mit enfin à raisonner sur les blés9» (Voltaire, Dictionnaire philosophique). C'est que le projet libéral, dès lors qu'on fait l'effort de le ressaisir dans son unité dialectique10, a toujours été philosophiquement inséparable - en droit comme en fait - d'une volonté profonde de révolutionner l'ensemble des structures traditionnelles de la société (même si la plupart des pères fondateurs du libéralisme auraient certainement été très surpris par les conséquences à long terme de cette volonté révolutionnaire)11. Si, comme le voulait par exemple Adam Smith, la condition première d'un monde libre, prospère et pacifique - dès lors qu'il est structuré par le « doux commerce » et les  « droits de l'homme » - est bien l'élimination progressive de tous les acts of


Et en premier lieu, comme Marcel Mauss nous l'a appris, celle qui - depuis  la plus lointaine préhistoire - a toujours  constitué le sol originaire des relations humaines (et donc le fondement obligé de toute communauté possible), à savoir cette triple obligation universelle de « donner, recevoir et rendre » dont chaque civilisation connue (à l'exception de l'éprouvante civilisation capitaliste contemporaine) représente un développement historique et culturel nécessairement particulier et donc, à ce titre, une contribution irremplaçable à l'histoire de l'humanité.

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Et l’on saisit mieux, par la même occasion, quels sont les nouveaux ressorts philosophiques (depuis l’« affaire Heidegger », qui jouera, sur ce plan, un rôle décisif à partir de la fin des années quatre-vingt) qui conduisent de plus en plus souvent les idéologues de la gauche libérale à vouloir assimiler aujourd'hui toute critique de la « croissance » et tout projet d'une rupture radicale avec le contrôle capitaliste de la vie à une pure et simple reprise, par les « nouveaux réactionnaires », des vieilles lunes du « fascisme» et de l'« extrême droite ».
16.     De même que l'existence d'une véritable communauté n'implique absolument pas, en tant que telle, la disparition de toute vie privée et de toute intimité, de même celle d'un monde libéral en voie d'atomisation progressive n'implique pas davantage que chacun y soit condamné à mener une vie d'ermite et de solitude perpétuelle (Hobbes avait déjà établi que l'amour-propre et l'intérêt suffisent à conduire des individus centrés sur eux-mêmes à « rechercher en permanence la compagnie des autres »). On peut même avancer, au contraire, que jamais dans l'histoire de l'humanité une société n'aura été aussi mimétique ni aussi connectée que cette société libérale moderne qui célèbre à longueur d'écran l'indépendance merveilleuse des individus qu'elle contribue à produire. Cette contradiction apparente se résout cependant très vite dès que l'on prend en compte le fait que cette nouvelle « socialité » - qui fascine tellement les sociologues d'État (songeons aux monceaux d'ineptie universitaire écrits sur les vertus révolutionnaires de Twitter, Facebook et autres « réseaux sociaux ») - ne constitue la plupart du temps qu'une contrefaçon pathétique des véritables liens humains et I de la véritable amitié (« on ne peut pas I avoir beaucoup de vrais amis », remarquait | déjà Aristote). Comme l'écrivait Guy Debord, dans la société capitaliste parvenue à son stade spectaculaire-marchand, « ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé» (La Société du spectacle, thèse 29). Il suffit, pour comprendre cette dernière formule, d'observer de près un apéro Facebook.

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