Le Cas Wagner
Un problème musical
Un problème musical
AVANT-PROPOS
Je vais
m’alléger un peu. Ce n’est pas par pure méchanceté que, dans cet écrit, je loue
Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries,
une chose avec quoi il n’y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner, ce fut
une fatalité pour moi ; aimer quelque chose ensuite, une victoire.
Personne n’a peut-être été mêlé à la « wagnérie » plus dangereusement
que moi ; personne ne s’est défendu plus âprement contre elle ;
personne ne s’est plus réjoui de lui échapper. C’est une longue histoire !
— Veut-on un mot pour la caractériser ? — Si j’étais moraliste, qui sait
comment je l’appellerais ! Peut-être victoire sur soi-même. — Mais
le philosophe n’aime pas les moralistes… il n’aime pas davantage les grands
mots…
Quelle est
la première et la dernière exigence d’un philosophe vis-à-vis de
lui-même ? Vaincre son temps et se mettre « en dehors du
temps ». Avec qui devra-t-il donc soutenir le plus rude combat ? Avec
ce par quoi il est l’enfant de son temps. Or çà ! je suis aussi bien que
Wagner l’enfant de cette époque-ci, je veux dire un décadent : avec
cette différence que je m’en suis rendu compte et que je me suis mis en état de
défense. Le philosophe en moi protestait contre le décadent.
Ce qui m’a le plus occupé,
c’est, en vérité, le problème de la décadence, — j’ai eu mes raisons
pour cela. La question du « bien » et du « mal » n’est
qu’une variété de ce problème. Si l’on a vu clair sur les symptômes de la
décadence on comprendra aussi l’essence de la morale, — on comprendra ce qui se
cache sous ses noms les plus sacrés et ses formules d’évaluation les plus
saintes : la vie appauvrie, la volonté de périr, la grande
lassitude. La morale est la négation de la vie… Pour accomplir une pareille
tâche une discipline personnelle m’était nécessaire : — prendre parti contre
tout ce qu’il y a de malade en moi, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y
compris toute l’« humanité » moderne. — Alors j’éprouvai un profond
éloignement, un refroidissement et un désenchantement à l’égard de tout ce qui
est temporel et de notre époque, et mon plus haut désir devint le regard de Zarathoustra,
un regard qui embrasse d’une distance infinie le phénomène « homme »,
— et qui le voit au-dessous de lui… Un but pareil ! — quel
sacrifice ne méritait-il pas ? quelle « victoire sur soi-même » ?
quelle « négation de soi » ?
Le plus
grand événement de ma vie fut une guérison. Wagner n’appartient qu’à mes
maladies.
Non pas que
je veuille me montrer ingrat à l’égard de cette maladie. Si, dans cet écrit,
j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je n’en soutiens pas moins
qu’il est indispensable à quelqu’un : — au philosophe. Autrement on
pourrait peut-être se passer de Wagner : le philosophe cependant n’est
point libre de repousser ses services. Il doit être la mauvaise conscience de
son temps, — c’est pourquoi il lui faut connaître son temps. Mais où
trouverait-il pour le labyrinthe de l’âme moderne un guide mieux initié que
Wagner, un plus éloquent connaisseur d’âmes ? Par Wagner la modernité
parle son langage le plus intime : elle ne dissimule ni son bien ni
son mal, elle a désappris toute pudeur devant elle-même. Et
réciproquement : on est tout près d’avoir fait le compte de ce que vaut
l’esprit moderne, quand on est d’accord avec soi-même pour ce qui en est du
bien et du mal chez Wagner. — Je comprends parfaitement qu’un musicien
d’aujourd’hui nous dise : « Je hais Wagner, mais je ne puis plus
supporter d’autre musique. » Mais je comprendrais aussi un philosophe qui
déclarerait : « Wagner résume la modernité. On a beau faire,
il faut commencer par être wagnérien… »
LE CAS WAGNER
LETTRE DE TURIN — MAI 1888
ridendo dicere SEVERUM…
1
J’ai entendu
hier — le croiriez-vous — pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De
nouveau j’ai persévéré jusqu’au bout dans un doux recueillement, de nouveau je
ne me suis point enfui. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Comme
une œuvre pareille vous rend parfait ! À l’entendre on devient soi-même un
« chef-d’œuvre ». — Et, en vérité, chaque fois que j’ai entendu Carmen,
il m’a semblé que j’étais plus philosophe, un meilleur philosophe qu’en temps
ordinaires : je devenais si indulgent, si heureux, si indou, si rassis…
Être assis pendant cinq heures : première étape vers la sainteté ! —
Puis-je dire que l’orchestration de Bizet est presque la seule que je supporte
encore ? Cette autre orchestration qui tient la corde aujourd’hui,
celle de Wagner, à la fois brutale, factice et naïve, ce qui lui permet de
parler en même temps aux trois sens de l’âme moderne, — à quel point elle m’est
néfaste, cette orchestration wagnérienne. Je la compare à un siroco. Une sueur
contrariante se répand sur moi. C’en est fait de mon humeur de beau
temps.
Cette
musique de Bizet me semble parfaite. Elle approche avec une allure légère,
souple, polie. Elle est aimable, elle ne met point en sueur. « Tout ce qui
est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds
délicats » : première thèse de mon Esthétique. Cette musique est
méchante, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire, — son
raffinement est celui d’une race et non pas d’un individu. Elle est riche. Elle
est précise. Elle construit, organise, s’achève : par là elle forme un
contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie
infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux,
plus tragiques ? Et comment sont-ils obtenus ! Sans grimace !
Sans faux-monnayage ! Sans le mensonge du grand style ! —
Enfin : cette musique suppose l’auditeur intelligent, même s’il est
musicien, — et en cela aussi elle est l’antithèse de Wagner qui, quel qu’il
soit quant au reste, était en tous les cas le génie le plus malappris du monde.
(Wagner nous prend pour des — —, il dit une chose jusqu’à ce que l’on
désespère, — jusqu’à ce qu’on y croie.)
Et encore
une fois : je me sens devenir meilleur lorsque ce Bizet s’adresse à moi.
Et aussi meilleur musicien, meilleur auditeur. Est-il possible de mieux
écouter ? — J’ensevelis mes oreilles sous cette musique, j’en perçois les
origines. Il me semble que j’assiste à sa naissance — je tremble devant les
dangers qui accompagnent n’importe quelle hardiesse, je suis ravi des heureuses
trouvailles dont Bizet est innocent. — Et, chose curieuse ! au fond je n’y
pense pas, ou bien j’ignore à quel point j’y pense. Car des pensées
toutes différentes roulent à ce moment-là dans ma tête… A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ?
qu’elle donne des ailes à la pensée ? que l’on devient d’autant plus
philosophe que l’on est plus musicien ? — Le ciel gris de
l’abstraction semble sillonné par la foudre ; la lumière devient assez
intense pour saisir les « filigranes » des choses ; les grands
problèmes sont assez proches pour être saisis ; nous embrassons le monde
comme si nous étions au haut d’une montagne. — Je viens justement de définir le
pathos philosophique. — Et sans que je m’en aperçoive des réponses me
viennent à l’esprit, une petite grêle de glace et de sagesse, de problèmes résolus…
Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce qui a de la valeur me rend
fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve de la valeur
d’une chose. —
2.
L’œuvre de
Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n’est pas le seul
« rédempteur ». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide,
de toutes les brumes de l’idéal wagnérien. Déjà l’action nous en débarrasse.
Elle tient encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne droite, la dure
nécessité ; elle possède avant tout ce qui est le propre des pays chauds,
la sécheresse de l’air, sa limpidezza. Nous voici, à tous les égards,
sous un autre climat. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre
sérénité s’expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n’est point
d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité
plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie
Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui
jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe
civilisée, — je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente… Quel
bien nous font les après-midi dorés de son bonheur ! Notre regard s’étend
au loin : avons-nous jamais vu la mer plus unie ? — Et que la
danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive
parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! — C’est enfin
l’amour, l’amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l’amour
de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de
« Senta-sentimentalité [1] » ! Au contraire l’amour
dans ce qu’il a d’implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel
— et c’est en cela qu’il participe de la nature ! L’amour dont la
guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base !
Je ne connais aucun cas où l’esprit tragique qui est l’essence de l’amour,
s’exprime avec une semblable âpreté, revête une forme aussi terrible que dans
ce cri de Don José qui termine l’œuvre :
Oui, c’est moi qui l’ai tuée,
Carmen, ma Carmen adorée ! [2]
— Une telle conception de l’amour (la seule qui soit digne du philosophe —) est rare : elle distingue une œuvre d’art entre mille. Car d’une façon générale les artistes ont le même sort que tout le monde, souvent même à un plus haut degré, — ils méconnaissent l’amour. Wagner lui-même l’a méconnu. Ils croient être généreux en amour puisqu’ils veulent l’avantage d’un autre être souvent même au dépens de leur propre intérêt. Mais, en récompense, ils veulent posséder cet autre être… Dieu lui-même ne fait pas exception ici. Il est loin de penser : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde [3]. » — Il devient terrible quand on ne le paye pas de retour. L’amour — avec cette parole on gagne sa cause auprès de Dieu et des hommes — est de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. (B. Constant.)
5.
L’artiste de
la décadence — voilà le
mot. Et ici je commence à parler sérieusement. Je suis loin de demeurer
spectateur inoffensif, quand ce décadent nous ruine la santé — et, avec
la santé, la musique ? D’ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme ?
N’est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu’il touche, — il
a rendu la musique malade. —
Un décadent
typique qui se sent nécessaire avec son goût corrompu, dont il a la prétention
de faire un goût supérieur, qui parvient à faire valoir sa corruption, comme
une loi, comme un progrès, comme un accomplissement.
Et l’on ne
se met pas en défense. Sa puissance de séduction atteint au prodige, l’encens
fume autour de lui, les erreurs qui portent sur lui s’appellent
« évangile » — il n’y a pas que les pauvres d’esprit qui se
sont laissé persuader !
J’ai envie
d’ouvrir un peu les fenêtres. De l’air ! Plus d’air ! ——
Que l’on
s’abuse sur Wagner en Allemagne, cela ne m’étonne pas. Le contraire me
surprendrait. Les Allemands se sont fabriqué un Wagner qu’ils peuvent
vénérer ; jamais encore ils n’ont été psychologues, ils expriment leur
reconnaissance en comprenant de travers. Mais que l’on se soit également abusé
sur Wagner à Paris, où l’on n’est pour ainsi dire plus autre chose que
psychologue. Et à Saint-Pétersbourg ! où l’on pressent des choses que l’on
ne devine même pas à Paris. Comme Wagner doit être parent de toute cette
société européenne de décadence, pour ne pas être trouvé décadent
par elle ! Il lui appartient : il est son protagoniste, son nom le
plus illustre… On se fait honneur à soi-même en l’élevant dans les nuages. —
Car le fait de ne pas se défendre contre lui est déjà un symptôme de décadence.
L’instinct est atrophié. Ce que l’on devrait craindre c’est précisément ce qui
attire. On porte aux lèvres ce qui mène encore plus vite à l’abîme. — Veut-on
un exemple ? On n’a qu’à observer le régime que se prescrivent les
anémiques, les goutteux ou les diabétiques. Définition du végétarien : un
être qui a besoin d’une diète corroborative. Considérer ce qui est nuisible
comme nuisible, pouvoir s’interdire quelque chose de nuisible, c’est
encore un signe de jeunesse, de force vitale. L’épuisé se sent attiré
par ce qui est nuisible : le végétarien par le légume. La maladie
elle-même peut être un stimulant de vie : seulement il faut être assez
sain pour ce stimulant ! — Wagner augmente l’épuisement : c’est pour
cela qu’il attire les faibles et les épuisés. Oh ! la joie de serpent
à sonnettes du vieux maître lorsqu’il vit venir à lui surtout les « petits
enfants » ! —
Je mets en
avant ce point de vue : l’art de Wagner est malade. Les problèmes qu’il
porte à la scène — purs problèmes d’hystérie —, ce qu’il y a de convulsif dans
ses passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des
épices plus fortes, son instabilité qu’il travestit en principe, et
particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérés
comme types physiologiques (— une galerie de malades ! —) : tout cela
réuni nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner
est un névrosé. Rien n’est peut-être aujourd’hui plus connu, rien en tous
les cas mieux étudié que le caractère protéiforme de la dégénérescence qui se chrysalide
ici en un art et en un artiste. Nos médecins et nos physiologistes ont en
Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet.
Précisément parce que rien n’est plus moderne que cette maladie générale de
tout l’organisme, cette décrépitude et cette surexcitation de toute la
mécanique nerveuse, Wagner est l’artiste moderne par excellence, le
Cagliostro de la modernité. En son art se trouve mêlé de la façon la plus séduisante ce
qui est aujourd’hui le plus nécessaire à tout le monde, — les trois grands
stimulants des épuisés, la brutalité, l’artificiel, et l’innocence
(l’idiotie).
Wagner est
une grande calamité pour la musique. Il a deviné en elle un moyen pour exciter
les nerfs fatigués, — c’est ainsi qu’il a rendu la musique malade. Son génie de
l’invention se surpasse dans l’art d’aiguillonner les plus épuisés, de rappeler
à la vie les demi-morts. Il est passé maître dans l’art des passes hypnotiques,
il renverse comme des taureaux les plus forts. Le succès de Wagner — son
succès sur les nerfs et par conséquent sur les femmes — a fait de tous les
ambitieux du monde musical des disciples de son art occulte. Et non pas
seulement les ambitieux, mais aussi les malins… De nos jours on ne fait
de l’argent qu’avec de la musique malade ; nos grands théâtres vivent de
Wagner.
8.
—
« Très bien ! Mais comment ce décadent peut-il vous faire
perdre le goût quand on n’est pas musicien soi-même, quand par hasard on n’est
pas soi-même un décadent ? » — C’est tout le contraire !
Comment ne le peut-on pas ? Essayez donc un peu ! — Vous ne savez pas
qui est Wagner : un comédien de premier ordre. Y a-t-il en général au
théâtre un effet plus profond, plus puissant ? Voyez donc ces jeunes gens,
— raidis, blafards, sans haleine ! Voilà des wagnériens : ils
n’entendent rien à la musique, — et cependant Wagner les domine… L’art de
Wagner exerce une pression de cent atmosphères : inclinez-vous, on ne peut
faire autrement… Le comédien Wagner est un tyran, son pathos culbute n’importe quel goût,
n’importe quelle résistance. — Qui donc possède cette puissance de persuasion
des gestes, qui donc voit avec autant de netteté et avant tout
l’attitude ! Cette oppression du pathos wagnérien, cet attachement
implacable à un sentiment extrême, cette longueur effroyable dans des
situations où l’attente d’un instant déjà vous étouffe !
Wagner
était-il d’ailleurs un musicien ? Il était en tous les cas, plus encore,
autre chose : un incomparable histrion, le plus grand des mimes, le génie
de théâtre le plus étonnant que les Allemands aient jamais possédé, notre
talent scénique par excellence. La place de Wagner est ailleurs que dans
l’histoire de la musique : il ne faut pas le confondre avec les grands
génies de cette histoire. Wagner et Beethoven — c’est là un blasphème — et en
fin de compte une injustice même pour Wagner… En tant que musicien il n’était,
somme toute, que ce qu’il était par essence : il devint musicien,
il devint poète, puisque le tyran qu’il avait en lui, son génie de
comédien, l’y forçait. On ne devine rien de Wagner tant qu’on n’a pas deviné
son instinct dominant.
Wagner
n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toute
règle, et, pour parler plus nettement, tout style dans la musique, pour faire
d’elle ce dont il avait besoin, une rhétorique théâtrale, un moyen
d’expression, un renfort de mimique, de suggestion, de pittoresque
psychologique. Wagner nous apparaît ici comme un inventeur et un novateur de
premier rang — il a augmenté à l’infini la puissance d’expression de la
musique — : il est le Victor Hugo de la musique considérée comme
langage. En supposant toujours que la musique puisse, dans certaines
circonstances, ne pas être de la musique, mais un langage, un outil, une ancilla
dramaturgica. La musique de Wagner, si on lui retire la protection du goût
théâtral, un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus
mauvaise qui ait peut-être jamais été faite. Lorsqu’un musicien ne sait plus
compter jusqu’à trois, il devient musicien « dramatique », il devient
« wagnérien »…
Wagner a
presque découvert quelle magie peut être exercée même avec une musique
incohérente et réduite en quelque sorte à sa forme élémentaire. La conscience
qu’il avait de cela atteint des proportions lugubres, comme aussi son instinct
de se passer de ces règles suprêmes qui sont le style. L’élémentaire suffit
— du son, du mouvement, de la couleur, bref la matérialité de la musique.
Wagner n’a jamais calculé comme musicien, avec une conscience de
musicien : il veut l’effet, il ne veut rien que l’effet. Et il connaît
bien l’élément sur lequel il doit produire cet effet ! — Il possède en
cela l’absence de scrupule que possédait Schiller, que possède tout homme de
théâtre, et aussi ce mépris du monde qu’il met à ses pieds !… On est
comédien lorsque l’on a sur le reste de l’humanité un avantage : c’est de
s’être rendu compte que ce qui doit produire une impression de vérité ne doit
pas être vrai. Cette phrase a été formulée par Talma : elle contient toute
la psychologie du comédien, elle contient aussi — n’en doutons pas, la morale
du comédien. La musique de Wagner n’est jamais vraie.
— Mais on
la tient pour telle : et il doit en être ainsi. —
Tant que
l’on reste naïf, et aussi wagnérien, on croit à la richesse de Wagner, on le
considère comme un prodige de dissipation, et même comme un grand propriétaire
terrien dans le domaine des sons. On admire en lui ce que des jeunes gens
français admirent en Victor Hugo, la « prodigalité royale ». Plus
tard on les admire, l’un et l’autre, pour des motifs contraires : comme
maîtres et modèles d’économie, comme de prudents amphitryons. Personne
ne les égale dans l’art de présenter à peu de frais une table princièrement
garnie. — Le wagnérien, avec son estomac crédule, se rassasie même des
illusions de nourriture que son maître lui présente en magicien. Nous autres
qui, dans les livres comme dans la musique, réclamons avant tout la substance,
et qui ne saurions nous contenter de tables « représentées », nous
nous en trouvons beaucoup plus mal. Pour parler plus clairement : Wagner
ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son recitativo — peu de
viande, pas mal d’os et beaucoup de bouillon — j’appelle ce récitatif « alla
genovese » : par quoi je n’entends pas du tout être aimable pour
les Génois, mais bien pour le vieux recitativo, — le recitativo secco.
Pour ce qui en est des « leitmotivs » wagnériens, toute
connaissance culinaire me fait défaut pour eux. Je leur donnerais, peut-être,
si l’on m’y forçait, la valeur de cure-dents idéaux, une sorte d’occasion de se
débarrasser de restes d’aliments. Il y a encore les « airs »
de Wagner. — Et maintenant je ne dis plus un mot.
11.
J’ai
expliqué quelle est la place de Wagner — ce n’est pas l’histoire de la
musique. Que signifie-t-il malgré cela dans cette histoire ? L’avènement
du comédien dans la musique : événement capital qui donne à penser et
peut-être aussi à craindre. Sa formule c’est « Wagner et Liszt ». —
Jamais encore la loyauté des musiciens, leur « authenticité », ne fut
si dangereusement mise à l’épreuve. On peut le toucher du doigt : le grand
succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité, — il
faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner — ils signifient une
seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout où
le pouvoir souverain tombe entre les mains des masses, l’authenticité devient
superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille encore le grand
enthousiasme. Ainsi se lève l’âge d’or pour le comédien, —
pour lui et pour tout ce qui est de son espèce. Wagner marche, avec fifres et
tambours, à la tête de tous les artistes du discours, de l’interprétation, de
la virtuosité ; il a d’abord convaincu les chefs d’orchestre, les
machinistes et les chanteurs de théâtre. N’oublions point les musiciens
d’orchestre : — il « sauva » ceux-ci de l’ennui… Le mouvement
que Wagner a créé s’étend même dans le domaine de la connaissance : des
sciences spéciales tout entières surgissent lentement d’une scolastique
séculaire. Pour citer un exemple, je relève tout particulièrement les mérites
de Hugo Riemann en ce qui concerne la rythmique ; il est le premier
qui ait fait valoir pour la musique l’idée fondamentale de la ponctuation
(malheureusement en lui donnant un vilain nom : il l’appelle
« phraséologie »). — Tous ceux-là sont, je le dis avec reconnaissance,
les meilleurs admirateurs de Wagner, les plus estimables, c’est simplement leur
droit de vénérer Wagner. Le même instinct les relie entre eux, ils voient en
lui leur type le plus élevé, ils se sentent métamorphosés en puissance, en
grande puissance, depuis qu’il les a enflammés de sa propre ardeur. Car c’est
ici, si elle le fut jamais, que l’influence de Wagner a vraiment été
bienfaisante. Jamais encore, dans cette sphère, on n’avait autant pensé, autant
voulu, autant travaillé. Wagner a donné a tous ces artistes une conscience
nouvelle : ce qu’ils exigent à présent d’eux-mêmes, ce qu’ils obtiennent
d’eux-mêmes, ils ne l’avaient jamais exigé avant Wagner, — ils étaient
auparavant bien trop modestes. Un esprit différent règne au théâtre depuis que
l’esprit de Wagner y règne : on exige ce qu’il y a de plus difficile, on
blâme durement, on loue rarement, — le bon, l’excellent sert de règle. On n’a
plus besoin de goût ; ni même de voix. On ne chante Wagner qu’avec une
voix abîmée : cela fait un effet « dramatique ». Même les dons
naturels sont exclus. L’expressif à tout prix, tel que l’exige l’idéal
wagnérien, l’idéal de la décadence, fait mauvais ménage avec les dons naturels.
Il n’y faut que de la vertu — c’est-à-dire du dressage, de
l’automatisme, du « renoncement ». Ni goût, ni voix, ni talent :
le théâtre de Wagner n’a besoin que d’une seule chose — des Germains !…
Définition des Germains : obéissance et longues jambes… Il y a un sens
profond dans le fait que l’avènement de Wagner soit contemporain de l’avènement
de l’ « Empire » : ces deux faits n’indiquent qu’une seule et
même chose — obéissance et longues jambes. — Jamais on n’a mieux obéi, jamais
on n’a mieux commandé. Les chefs d’orchestre wagnériens en particulier sont
dignes d’un siècle que la postérité appellera un jour avec piété le siècle
classique de la guerre. Wagner s’entendait à commander ; en cela aussi
il a été un grand maître. Il commandait par son implacable volonté de soi, par
une perpétuelle discipline, dont il était la réelle incarnation : Wagner
fournit peut-être, dans l’histoire de l’art, le plus grand exemple de l’empire
sur soi-même (— Alfieri, lui-même, son proche parent quant au reste, est encore
dépassé. Remarque d’un Turinois.)
POST-SCRIPTUM
— La gravité
de ces dernières paroles m’autorise à communiquer ici quelques passages d’un
traité inédit, qui dissiperont au moins tous les doutes sur le sérieux que je
mets en cette matière. Ce traité a pour titre : Ce que Wagner nous
coûte.
L’adhésion à
Wagner se paye cher. Nous en avons aujourd’hui encore l’obscur sentiment. Le
succès même de Wagner, sa victoire, ne déracine pas ce sentiment. Mais
autrefois il était robuste, terrible, tel une haine sourde, — et il dura
presque pendant les trois quarts de la vie de Wagner. Cette résistance qu’il
trouva chez nous autres Allemands ne saurait être trop hautement estimée et
mise en honneur. On se défendait contre lui comme contre une maladie, — non
pas avec des arguments — on ne réfute pas une maladie —, mais avec des
obstacles, de la méfiance, de la mauvaise humeur, du dégoût, avec une sombre
gravité, comme s’il se cachait en lui un grand danger. Messieurs les
esthéticiens se sont mis à découvert, lorsque, en s’appuyant sur trois écoles
de la philosophie allemande, ils ont fait une guerre absurde de
« si » et de « mais » aux principes de Wagner, —
qu’importait à Wagner les principes, même les siens ! — Les Allemands
eux-mêmes ont eu assez d’intelligence dans l’instinct pour s’interdire ici tous
les « si » et les « mais ». Un instinct s’affaiblit
lorsqu’il se rationalise car, par cela même qu’il se rationalise, il
s’affaiblit. S’il y a des symptômes indiquant que malgré le caractère général
de la décadence européenne il existe encore un degré de santé, un flair
instinctif du nuisible, du danger menaçant l’esprit allemand, je voudrais voir
dépréciée parmi eux le moins possible cette sourde résistance contre
Wagner. Elle nous fait honneur, elle nous permet même des espérances : ce
n’est pas la France qui aurait autant de santé à mettre en avant. Les
Allemands, les retardataires par excellence au cours de l’histoire, sont
aujourd’hui le peuple civilisé le plus arriéré de l’Europe : cela a un
avantage, — par cela même ils sont relativement le plus jeune.
L’adhésion à
Wagner se paye cher. Cette espèce de crainte qu’ils ressentaient pour lui, les
Allemands ne l’ont désapprise que depuis peu, — le désir de s’en débarrasser
leur venait à toute occasion [6]. — Se souvient-on encore d’une
curieuse circonstance où, tout à fait à la fin, cette ancienne manière de
sentir revint à la surface d’une façon inattendue ? Aux funérailles de
Wagner la première société wagnérienne d’Allemagne, celle de Munich, déposa sur
sa tombe une couronne dont l’inscription devint aussitôt célèbre. Elle
portait : « Rédemption au Rédempteur ! » Chacun admira
l’inspiration élevée qui avait dicté cette inscription, ce bon goût dont les
partisans de Wagner ont le privilège ; mais il y en eut beaucoup aussi (ce
fut assez étrange !) qui firent cette petite correction :
« Rédemption du Rédempteur. » On respira.
L’adhésion à
Wagner se paye cher ! Mesurons-la à son effet sur la culture. Qui donc
l’agitation créée par Wagner a-t-elle amené au premier plan ? Qu’a-t-elle
développé sur une toujours plus grande échelle ? — Avant tout l’arrogance
des profanes, des idiots en matière d’art. Cela vous organise à présent des
Sociétés, cela veut imposer son « goût », cela voudrait même jouer à
l’arbitre in rebus musicis et musicantibus. En second lieu : une indifférence toujours plus
grande à l’égard de toute discipline sévère, noble et consciencieuse au service
de l’art ; la foi au génie en tient la place, plus clairement, l’impudent
dilettantisme (— on en trouve la formule dans les Maîtres Chanteurs). En
troisième lieu et c’est là ce qu’il y a de pire : la Théâtrocratie
—, la folie d’une croyance en la préséance du théâtre, au droit de
souveraineté du théâtre sur les arts, sur l’art… Mais il faut dire cent fois à
la face des wagnériens ce qu’est le théâtre : ce n’est jamais
qu’une manifestation au-dessous de l’art, quelque chose de
secondaire, quelque chose qui est devenu plus grossier, quelque chose qui
s’adapte au goût des masses lorsqu’on l’a faussé pour elles. À cela Wagner, lui
aussi, n’a rien changé : Bayreuth est grand opéra — et pas même bon
opéra… Le théâtre est une forme de la démocratie en matière de goût, le théâtre
est un soulèvement des masses, un plébiscite contre le bon goût... C’est
précisément ce que prouve le cas Wagner : il a gagné les masses, — il
a perverti le goût, il a même perverti notre goût pour l’opéra ! —
L’adhésion à
Wagner se paye cher. Que fait-elle de l’esprit ? Wagner affranchit-il
l’esprit ? — Toutes les équivoques, toutes les ambiguïtés lui
conviennent, et, en général, tout ce qui persuade les indécis, sans qu’ils
aient conscience du pourquoi de la séduction. Avec cela Wagner est un séducteur de grand
style. Il n’y a, sur le domaine de l’esprit, ni fatigue, ni décrépitude, ni
chose mortelle, destructive de l’instinct vital qui n’ait été secrètement
protégée par son art, — il dissimule le plus noir obscurantisme dans les replis
lumineux de l’idéal. Il flatte tous les instincts nihilistes ( — bouddhistes)
et les travestit en musique, il flatte toute espèce de christianisme, toute
expression religieuse de la décadence. Qu’on ouvre les
oreilles : tout ce qui a jamais poussé sur le sol de la vie appauvrie,
tout le faux-monnayage de la transcendance et de l’au-delà a trouvé dans l’art
de Wagner son interprète le plus sublime — non pas par des
formules : Wagner est trop malin pour employer des formules — mais par une
séduction de la sensualité qui de son côté s’en prend de nouveau à l’esprit
pour le ramollir et le fatiguer. La musique devenue Circé… Sa dernière œuvre
est en cela son plus grand chef-d’œuvre. Le Parsifal conservera
éternellement son rang dans l’art de séduction, comme le coup de génie
de la séduction... J’admire cette œuvre, j’aimerais l’avoir faite
moi-même ; faute de l’avoir faite je la comprends… Wagner n’a
jamais été mieux inspiré qu’à la fin de sa vie. Le raffinement dans l’alliage
de la beauté et de la maladie atteint ici une telle perfection qu’il projette
en quelque sorte une ombre sur l’art antérieur de Wagner : — cet art nous
paraît trop lumineux, trop sain. Comprenez-vous cela ? La santé, la
lumière agissant comme si elles étaient des ombres ? presque comme des objections ?
Nous voilà déjà sur le point de devenir de purs insensés… Jamais il n’y
a eu de plus grand maître dans l’art des senteurs lourdes et hiératiques, —
jamais il n’y eut plus grand connaisseur dans le domaine de l’infiniment petit,
des frissons de l’immensité, de tout ce qu’il y a de féminité dans le
vocabulaire du bonheur ! — Buvez donc, mes amis, buvez les philtres de cet
art. Vous ne trouverez nulle part une manière plus agréable d’énerver vos
esprits, d’oublier votre virilité sous un buisson de roses… Ah ! ce vieux
magicien ! Ce Klingsor de tous les Klingsors ! Comme il sait bien nous
faire la guerre ! à nous, les esprits libres ! Comme il parle au gré
de toutes les lâchetés de l’âme moderne, avec ses accords de magicienne !
— Jamais encore la connaissance n’a inspiré une telle haine à mort !
Il faut être un cynique pour ne pas succomber ici, il faut savoir mordre pour
adorer ici. Allons ! vieil enchanteur ! Le cynique te prévient — cave
canem…
L’adhésion à
Wagner se paye cher. J’observe les jeunes gens qui furent longtemps exposés à
son infection. L’action la plus immédiate qu’il exerce, action relativement
innocente, c’est son influence sur le goût. Wagner agit comme l’absorption
continue de boissons alcooliques. Il émousse, il empâte l’estomac. Effet
spécifique : dégénérescence du sentiment rythmique. Le wagnérien finit par
appeler rythmique ce que moi-même, avec un proverbe grec, j’appelle
« remuer le marais ». Bien plus redoutable encore est la perversion
des idées. Le jeune homme devient un môle, — un « idéaliste ». Il se
croit au-dessus de la science ; à cet égard il est à la hauteur du maître.
En revanche il fait le philosophe ; il écrit des Feuilles de Bayreuth ;
il résout tous les problèmes au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître.
Pourtant ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est encore la perversion des nerfs.
Promenez-vous la nuit à travers une grande ville : partout on entend
violer des instruments avec une rage solennelle, — un hurlement sauvage se mêle
à cela. — Que se passe-t-il ? — Les jeunes gens adorent Wagner… Bayreuth
rime avec établissement d’hydrothérapie. — Télégramme typique de
Bayreuth : Bereits bereut (déjà des regrets) [7]. — Wagner est nuisible aux jeunes
gens ; il est néfaste pour les femmes. Médicalement parlant, qu’est-ce
qu’une wagnérienne ? — Il me semble qu’un médecin ne saurait pas assez
poser aux jeunes femmes ce cas de conscience : L’un ou l’autre. —
Mais elles ont déjà fait leur choix. On ne peut servir deux maîtres à la fois,
lorsque l’un d’eux s’appelle Wagner. Wagner a sauvé la femme ; pour l’en
récompenser elle lui a construit Bayreuth. Sacrifice, abandon complet : on
ne possède rien qu’on ne lui donnerait. La femme s’appauvrit au profit du
maître, elle devient touchante, elle se met nue devant lui. — La wagnérienne —
équivoque gracieuse entre toutes : elle incarne la cause de Wagner, — in
hoc signo Wagner triomphe… Ah ! le vieux brigand ! Il nous
ravit nos jeunes gens, il nous ravit aussi nos femmes, pour les entraîner dans
sa caverne… Ah ! le vieux minotaure ! Combien nous a-t-il déjà
coûté ! Tous les ans il amène dans son labyrinthe des trains bondés des
plus belles filles, des plus beaux jeunes gens, afin de les y dévorer, — chaque
année l’Europe entière entonne ce cri : « En route pour la
Crète ! En route pour la Crète ! »…
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