mercredi 15 avril 2015

Nietzsche - Le cas Wagner



 Le Cas Wagner
Un problème musical

AVANT-PROPOS
Je vais m’alléger un peu. Ce n’est pas par pure méchanceté que, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J’avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec quoi il n’y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner, ce fut une fatalité pour moi ; aimer quelque chose ensuite, une victoire. Personne n’a peut-être été mêlé à la « wagnérie » plus dangereusement que moi ; personne ne s’est défendu plus âprement contre elle ; personne ne s’est plus réjoui de lui échapper. C’est une longue histoire ! — Veut-on un mot pour la caractériser ? — Si j’étais moraliste, qui sait comment je l’appellerais ! Peut-être victoire sur soi-même. — Mais le philosophe n’aime pas les moralistes… il n’aime pas davantage les grands mots…
Quelle est la première et la dernière exigence d’un philosophe vis-à-vis de lui-même ? Vaincre son temps et se mettre « en dehors du temps ». Avec qui devra-t-il donc soutenir le plus rude combat ? Avec ce par quoi il est l’enfant de son temps. Or çà ! je suis aussi bien que Wagner l’enfant de cette époque-ci, je veux dire un décadent : avec cette différence que je m’en suis rendu compte et que je me suis mis en état de défense. Le philosophe en moi protestait contre le décadent.
Ce qui m’a le plus occupé, c’est, en vérité, le problème de la décadence, — j’ai eu mes raisons pour cela. La question du « bien » et du « mal » n’est qu’une variété de ce problème. Si l’on a vu clair sur les symptômes de la décadence on comprendra aussi l’essence de la morale, — on comprendra ce qui se cache sous ses noms les plus sacrés et ses formules d’évaluation les plus saintes : la vie appauvrie, la volonté de périr, la grande lassitude. La morale est la négation de la vie… Pour accomplir une pareille tâche une discipline personnelle m’était nécessaire : — prendre parti contre tout ce qu’il y a de malade en moi, y compris Wagner, y compris Schopenhauer, y compris toute l’« humanité » moderne. — Alors j’éprouvai un profond éloignement, un refroidissement et un désenchantement à l’égard de tout ce qui est temporel et de notre époque, et mon plus haut désir devint le regard de Zarathoustra, un regard qui embrasse d’une distance infinie le phénomène « homme », — et qui le voit au-dessous de lui… Un but pareil ! — quel sacrifice ne méritait-il pas ? quelle « victoire sur soi-même » ? quelle « négation de soi » ?
Le plus grand événement de ma vie fut une guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies.
Non pas que je veuille me montrer ingrat à l’égard de cette maladie. Si, dans cet écrit, j’entends déclarer que Wagner est nuisible, je n’en soutiens pas moins qu’il est indispensable à quelqu’un : — au philosophe. Autrement on pourrait peut-être se passer de Wagner : le philosophe cependant n’est point libre de repousser ses services. Il doit être la mauvaise conscience de son temps, — c’est pourquoi il lui faut connaître son temps. Mais où trouverait-il pour le labyrinthe de l’âme moderne un guide mieux initié que Wagner, un plus éloquent connaisseur d’âmes ? Par Wagner la modernité parle son langage le plus intime : elle ne dissimule ni son bien ni son mal, elle a désappris toute pudeur devant elle-même. Et réciproquement : on est tout près d’avoir fait le compte de ce que vaut l’esprit moderne, quand on est d’accord avec soi-même pour ce qui en est du bien et du mal chez Wagner. — Je comprends parfaitement qu’un musicien d’aujourd’hui nous dise : « Je hais Wagner, mais je ne puis plus supporter d’autre musique. » Mais je comprendrais aussi un philosophe qui déclarerait : « Wagner résume la modernité. On a beau faire, il faut commencer par être wagnérien… »

LE CAS WAGNER
LETTRE DE TURIN — MAI 1888

ridendo dicere SEVERUM

1
J’ai entendu hier — le croiriez-vous — pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De nouveau j’ai persévéré jusqu’au bout dans un doux recueillement, de nouveau je ne me suis point enfui. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Comme une œuvre pareille vous rend parfait ! À l’entendre on devient soi-même un « chef-d’œuvre ». — Et, en vérité, chaque fois que j’ai entendu Carmen, il m’a semblé que j’étais plus philosophe, un meilleur philosophe qu’en temps ordinaires : je devenais si indulgent, si heureux, si indou, si rassis… Être assis pendant cinq heures : première étape vers la sainteté ! — Puis-je dire que l’orchestration de Bizet est presque la seule que je supporte encore ? Cette autre orchestration qui tient la corde aujourd’hui, celle de Wagner, à la fois brutale, factice et naïve, ce qui lui permet de parler en même temps aux trois sens de l’âme moderne, — à quel point elle m’est néfaste, cette orchestration wagnérienne. Je la compare à un siroco. Une sueur contrariante se répand sur moi. C’en est fait de mon humeur de beau temps.
Cette musique de Bizet me semble parfaite. Elle approche avec une allure légère, souple, polie. Elle est aimable, elle ne met point en sueur. « Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats » : première thèse de mon Esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste : elle demeure quand même populaire, — son raffinement est celui d’une race et non pas d’un individu. Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, s’achève : par là elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils obtenus ! Sans grimace ! Sans faux-monnayage ! Sans le mensonge du grand style ! — Enfin : cette musique suppose l’auditeur intelligent, même s’il est musicien, — et en cela aussi elle est l’antithèse de Wagner qui, quel qu’il soit quant au reste, était en tous les cas le génie le plus malappris du monde. (Wagner nous prend pour des — —, il dit une chose jusqu’à ce que l’on désespère, — jusqu’à ce qu’on y croie.)
Et encore une fois : je me sens devenir meilleur lorsque ce Bizet s’adresse à moi. Et aussi meilleur musicien, meilleur auditeur. Est-il possible de mieux écouter ? — J’ensevelis mes oreilles sous cette musique, j’en perçois les origines. Il me semble que j’assiste à sa naissance — je tremble devant les dangers qui accompagnent n’importe quelle hardiesse, je suis ravi des heureuses trouvailles dont Bizet est innocent. — Et, chose curieuse ! au fond je n’y pense pas, ou bien j’ignore à quel point j’y pense. Car des pensées toutes différentes roulent à ce moment-là dans ma tête… A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? qu’elle donne des ailes à la pensée ? que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? — Le ciel gris de l’abstraction semble sillonné par la foudre ; la lumière devient assez intense pour saisir les « filigranes » des choses ; les grands problèmes sont assez proches pour être saisis ; nous embrassons le monde comme si nous étions au haut d’une montagne. — Je viens justement de définir le pathos philosophique. — Et sans que je m’en aperçoive des réponses me viennent à l’esprit, une petite grêle de glace et de sagesse, de problèmes résolus… Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce qui a de la valeur me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve de la valeur d’une chose. —

2.
L’œuvre de Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n’est pas le seul « rédempteur ». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l’idéal wagnérien. Déjà l’action nous en débarrasse. Elle tient encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne droite, la dure nécessité ; elle possède avant tout ce qui est le propre des pays chauds, la sécheresse de l’air, sa limpidezza. Nous voici, à tous les égards, sous un autre climat. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité s’expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n’est point d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, — je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente… Quel bien nous font les après-midi dorés de son bonheur ! Notre regard s’étend au loin : avons-nous jamais vu la mer plus unie ? — Et que la danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! — C’est enfin l’amour, l’amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l’amour de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de « Senta-sentimentalité [1] » ! Au contraire l’amour dans ce qu’il a d’implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel — et c’est en cela qu’il participe de la nature ! L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ! Je ne connais aucun cas où l’esprit tragique qui est l’essence de l’amour, s’exprime avec une semblable âpreté, revête une forme aussi terrible que dans ce cri de Don José qui termine l’œuvre :

Oui, c’est moi qui l’ai tuée,
Carmen, ma Carmen adorée !
[2]

— Une telle conception de l’amour (la seule qui soit digne du philosophe —) est rare : elle distingue une œuvre d’art entre mille. Car d’une façon générale les artistes ont le même sort que tout le monde, souvent même à un plus haut degré, — ils méconnaissent l’amour. Wagner lui-même l’a méconnu. Ils croient être généreux en amour puisqu’ils veulent l’avantage d’un autre être souvent même au dépens de leur propre intérêt. Mais, en récompense, ils veulent posséder cet autre être… Dieu lui-même ne fait pas exception ici. Il est loin de penser : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde
[3]. » — Il devient terrible quand on ne le paye pas de retour. L’amour — avec cette parole on gagne sa cause auprès de Dieu et des hommes — est de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. (B. Constant.)

5.
L’artiste de la décadence — voilà le mot. Et ici je commence à parler sérieusement. Je suis loin de demeurer spectateur inoffensif, quand ce décadent nous ruine la santé — et, avec la santé, la musique ? D’ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme ? N’est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu’il touche, — il a rendu la musique malade. —
Un décadent typique qui se sent nécessaire avec son goût corrompu, dont il a la prétention de faire un goût supérieur, qui parvient à faire valoir sa corruption, comme une loi, comme un progrès, comme un accomplissement.
Et l’on ne se met pas en défense. Sa puissance de séduction atteint au prodige, l’encens fume autour de lui, les erreurs qui portent sur lui s’appellent « évangile » — il n’y a pas que les pauvres d’esprit qui se sont laissé persuader !
J’ai envie d’ouvrir un peu les fenêtres. De l’air ! Plus d’air ! ——
Que l’on s’abuse sur Wagner en Allemagne, cela ne m’étonne pas. Le contraire me surprendrait. Les Allemands se sont fabriqué un Wagner qu’ils peuvent vénérer ; jamais encore ils n’ont été psychologues, ils expriment leur reconnaissance en comprenant de travers. Mais que l’on se soit également abusé sur Wagner à Paris, où l’on n’est pour ainsi dire plus autre chose que psychologue. Et à Saint-Pétersbourg ! où l’on pressent des choses que l’on ne devine même pas à Paris. Comme Wagner doit être parent de toute cette société européenne de décadence, pour ne pas être trouvé décadent par elle ! Il lui appartient : il est son protagoniste, son nom le plus illustre… On se fait honneur à soi-même en l’élevant dans les nuages. — Car le fait de ne pas se défendre contre lui est déjà un symptôme de décadence. L’instinct est atrophié. Ce que l’on devrait craindre c’est précisément ce qui attire. On porte aux lèvres ce qui mène encore plus vite à l’abîme. — Veut-on un exemple ? On n’a qu’à observer le régime que se prescrivent les anémiques, les goutteux ou les diabétiques. Définition du végétarien : un être qui a besoin d’une diète corroborative. Considérer ce qui est nuisible comme nuisible, pouvoir s’interdire quelque chose de nuisible, c’est encore un signe de jeunesse, de force vitale. L’épuisé se sent attiré par ce qui est nuisible : le végétarien par le légume. La maladie elle-même peut être un stimulant de vie : seulement il faut être assez sain pour ce stimulant ! — Wagner augmente l’épuisement : c’est pour cela qu’il attire les faibles et les épuisés. Oh ! la joie de serpent à sonnettes du vieux maître lorsqu’il vit venir à lui surtout les « petits enfants » ! —
Je mets en avant ce point de vue : l’art de Wagner est malade. Les problèmes qu’il porte à la scène — purs problèmes d’hystérie —, ce qu’il y a de convulsif dans ses passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des épices plus fortes, son instabilité qu’il travestit en principe, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques (— une galerie de malades ! —) : tout cela réuni nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé. Rien n’est peut-être aujourd’hui plus connu, rien en tous les cas mieux étudié que le caractère protéiforme de la dégénérescence qui se chrysalide ici en un art et en un artiste. Nos médecins et nos physiologistes ont en Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet. Précisément parce que rien n’est plus moderne que cette maladie générale de tout l’organisme, cette décrépitude et cette surexcitation de toute la mécanique nerveuse, Wagner est l’artiste moderne par excellence, le Cagliostro de la modernité. En son art se trouve mêlé de la façon la plus séduisante ce qui est aujourd’hui le plus nécessaire à tout le monde, — les trois grands stimulants des épuisés, la brutalité, l’artificiel, et l’innocence (l’idiotie).
Wagner est une grande calamité pour la musique. Il a deviné en elle un moyen pour exciter les nerfs fatigués, — c’est ainsi qu’il a rendu la musique malade. Son génie de l’invention se surpasse dans l’art d’aiguillonner les plus épuisés, de rappeler à la vie les demi-morts. Il est passé maître dans l’art des passes hypnotiques, il renverse comme des taureaux les plus forts. Le succès de Wagner — son succès sur les nerfs et par conséquent sur les femmes — a fait de tous les ambitieux du monde musical des disciples de son art occulte. Et non pas seulement les ambitieux, mais aussi les malins… De nos jours on ne fait de l’argent qu’avec de la musique malade ; nos grands théâtres vivent de Wagner.

8.
— « Très bien ! Mais comment ce décadent peut-il vous faire perdre le goût quand on n’est pas musicien soi-même, quand par hasard on n’est pas soi-même un décadent ? » — C’est tout le contraire ! Comment ne le peut-on pas ? Essayez donc un peu ! — Vous ne savez pas qui est Wagner : un comédien de premier ordre. Y a-t-il en général au théâtre un effet plus profond, plus puissant ? Voyez donc ces jeunes gens, — raidis, blafards, sans haleine ! Voilà des wagnériens : ils n’entendent rien à la musique, — et cependant Wagner les domine… L’art de Wagner exerce une pression de cent atmosphères : inclinez-vous, on ne peut faire autrement… Le comédien Wagner est un tyran, son pathos culbute n’importe quel goût, n’importe quelle résistance. — Qui donc possède cette puissance de persuasion des gestes, qui donc voit avec autant de netteté et avant tout l’attitude ! Cette oppression du pathos wagnérien, cet attachement implacable à un sentiment extrême, cette longueur effroyable dans des situations où l’attente d’un instant déjà vous étouffe !
Wagner était-il d’ailleurs un musicien ? Il était en tous les cas, plus encore, autre chose : un incomparable histrion, le plus grand des mimes, le génie de théâtre le plus étonnant que les Allemands aient jamais possédé, notre talent scénique par excellence. La place de Wagner est ailleurs que dans l’histoire de la musique : il ne faut pas le confondre avec les grands génies de cette histoire. Wagner et Beethoven — c’est là un blasphème — et en fin de compte une injustice même pour Wagner… En tant que musicien il n’était, somme toute, que ce qu’il était par essence : il devint musicien, il devint poète, puisque le tyran qu’il avait en lui, son génie de comédien, l’y forçait. On ne devine rien de Wagner tant qu’on n’a pas deviné son instinct dominant.
Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toute règle, et, pour parler plus nettement, tout style dans la musique, pour faire d’elle ce dont il avait besoin, une rhétorique théâtrale, un moyen d’expression, un renfort de mimique, de suggestion, de pittoresque psychologique. Wagner nous apparaît ici comme un inventeur et un novateur de premier rang — il a augmenté à l’infini la puissance d’expression de la musique — : il est le Victor Hugo de la musique considérée comme langage. En supposant toujours que la musique puisse, dans certaines circonstances, ne pas être de la musique, mais un langage, un outil, une ancilla dramaturgica. La musique de Wagner, si on lui retire la protection du goût théâtral, un goût très tolérant, est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise qui ait peut-être jamais été faite. Lorsqu’un musicien ne sait plus compter jusqu’à trois, il devient musicien « dramatique », il devient « wagnérien »…
Wagner a presque découvert quelle magie peut être exercée même avec une musique incohérente et réduite en quelque sorte à sa forme élémentaire. La conscience qu’il avait de cela atteint des proportions lugubres, comme aussi son instinct de se passer de ces règles suprêmes qui sont le style. L’élémentaire suffit — du son, du mouvement, de la couleur, bref la matérialité de la musique. Wagner n’a jamais calculé comme musicien, avec une conscience de musicien : il veut l’effet, il ne veut rien que l’effet. Et il connaît bien l’élément sur lequel il doit produire cet effet ! — Il possède en cela l’absence de scrupule que possédait Schiller, que possède tout homme de théâtre, et aussi ce mépris du monde qu’il met à ses pieds !… On est comédien lorsque l’on a sur le reste de l’humanité un avantage : c’est de s’être rendu compte que ce qui doit produire une impression de vérité ne doit pas être vrai. Cette phrase a été formulée par Talma : elle contient toute la psychologie du comédien, elle contient aussi — n’en doutons pas, la morale du comédien. La musique de Wagner n’est jamais vraie.
Mais on la tient pour telle : et il doit en être ainsi. —
Tant que l’on reste naïf, et aussi wagnérien, on croit à la richesse de Wagner, on le considère comme un prodige de dissipation, et même comme un grand propriétaire terrien dans le domaine des sons. On admire en lui ce que des jeunes gens français admirent en Victor Hugo, la « prodigalité royale ». Plus tard on les admire, l’un et l’autre, pour des motifs contraires : comme maîtres et modèles d’économie, comme de prudents amphitryons. Personne ne les égale dans l’art de présenter à peu de frais une table princièrement garnie. — Le wagnérien, avec son estomac crédule, se rassasie même des illusions de nourriture que son maître lui présente en magicien. Nous autres qui, dans les livres comme dans la musique, réclamons avant tout la substance, et qui ne saurions nous contenter de tables « représentées », nous nous en trouvons beaucoup plus mal. Pour parler plus clairement : Wagner ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son recitativo — peu de viande, pas mal d’os et beaucoup de bouillon — j’appelle ce récitatif « alla genovese » : par quoi je n’entends pas du tout être aimable pour les Génois, mais bien pour le vieux recitativo, — le recitativo secco. Pour ce qui en est des « leitmotivs » wagnériens, toute connaissance culinaire me fait défaut pour eux. Je leur donnerais, peut-être, si l’on m’y forçait, la valeur de cure-dents idéaux, une sorte d’occasion de se débarrasser de restes d’aliments. Il y a encore les « airs » de Wagner. — Et maintenant je ne dis plus un mot.

11.
J’ai expliqué quelle est la place de Wagner — ce n’est pas l’histoire de la musique. Que signifie-t-il malgré cela dans cette histoire ? L’avènement du comédien dans la musique : événement capital qui donne à penser et peut-être aussi à craindre. Sa formule c’est « Wagner et Liszt ». — Jamais encore la loyauté des musiciens, leur « authenticité », ne fut si dangereusement mise à l’épreuve. On peut le toucher du doigt : le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité, — il faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner — ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout où le pouvoir souverain tombe entre les mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille encore le grand enthousiasme. Ainsi se lève l’âge d’or pour le comédien, — pour lui et pour tout ce qui est de son espèce. Wagner marche, avec fifres et tambours, à la tête de tous les artistes du discours, de l’interprétation, de la virtuosité ; il a d’abord convaincu les chefs d’orchestre, les machinistes et les chanteurs de théâtre. N’oublions point les musiciens d’orchestre : — il « sauva » ceux-ci de l’ennui… Le mouvement que Wagner a créé s’étend même dans le domaine de la connaissance : des sciences spéciales tout entières surgissent lentement d’une scolastique séculaire. Pour citer un exemple, je relève tout particulièrement les mérites de Hugo Riemann en ce qui concerne la rythmique ; il est le premier qui ait fait valoir pour la musique l’idée fondamentale de la ponctuation (malheureusement en lui donnant un vilain nom : il l’appelle « phraséologie »). — Tous ceux-là sont, je le dis avec reconnaissance, les meilleurs admirateurs de Wagner, les plus estimables, c’est simplement leur droit de vénérer Wagner. Le même instinct les relie entre eux, ils voient en lui leur type le plus élevé, ils se sentent métamorphosés en puissance, en grande puissance, depuis qu’il les a enflammés de sa propre ardeur. Car c’est ici, si elle le fut jamais, que l’influence de Wagner a vraiment été bienfaisante. Jamais encore, dans cette sphère, on n’avait autant pensé, autant voulu, autant travaillé. Wagner a donné a tous ces artistes une conscience nouvelle : ce qu’ils exigent à présent d’eux-mêmes, ce qu’ils obtiennent d’eux-mêmes, ils ne l’avaient jamais exigé avant Wagner, — ils étaient auparavant bien trop modestes. Un esprit différent règne au théâtre depuis que l’esprit de Wagner y règne : on exige ce qu’il y a de plus difficile, on blâme durement, on loue rarement, — le bon, l’excellent sert de règle. On n’a plus besoin de goût ; ni même de voix. On ne chante Wagner qu’avec une voix abîmée : cela fait un effet « dramatique ». Même les dons naturels sont exclus. L’expressif à tout prix, tel que l’exige l’idéal wagnérien, l’idéal de la décadence, fait mauvais ménage avec les dons naturels. Il n’y faut que de la vertu — c’est-à-dire du dressage, de l’automatisme, du « renoncement ». Ni goût, ni voix, ni talent : le théâtre de Wagner n’a besoin que d’une seule chose — des Germains !… Définition des Germains : obéissance et longues jambes… Il y a un sens profond dans le fait que l’avènement de Wagner soit contemporain de l’avènement de l’ « Empire » : ces deux faits n’indiquent qu’une seule et même chose — obéissance et longues jambes. — Jamais on n’a mieux obéi, jamais on n’a mieux commandé. Les chefs d’orchestre wagnériens en particulier sont dignes d’un siècle que la postérité appellera un jour avec piété le siècle classique de la guerre. Wagner s’entendait à commander ; en cela aussi il a été un grand maître. Il commandait par son implacable volonté de soi, par une perpétuelle discipline, dont il était la réelle incarnation : Wagner fournit peut-être, dans l’histoire de l’art, le plus grand exemple de l’empire sur soi-même (— Alfieri, lui-même, son proche parent quant au reste, est encore dépassé. Remarque d’un Turinois.)

POST-SCRIPTUM
— La gravité de ces dernières paroles m’autorise à communiquer ici quelques passages d’un traité inédit, qui dissiperont au moins tous les doutes sur le sérieux que je mets en cette matière. Ce traité a pour titre : Ce que Wagner nous coûte.
L’adhésion à Wagner se paye cher. Nous en avons aujourd’hui encore l’obscur sentiment. Le succès même de Wagner, sa victoire, ne déracine pas ce sentiment. Mais autrefois il était robuste, terrible, tel une haine sourde, — et il dura presque pendant les trois quarts de la vie de Wagner. Cette résistance qu’il trouva chez nous autres Allemands ne saurait être trop hautement estimée et mise en honneur. On se défendait contre lui comme contre une maladie, — non pas avec des arguments — on ne réfute pas une maladie —, mais avec des obstacles, de la méfiance, de la mauvaise humeur, du dégoût, avec une sombre gravité, comme s’il se cachait en lui un grand danger. Messieurs les esthéticiens se sont mis à découvert, lorsque, en s’appuyant sur trois écoles de la philosophie allemande, ils ont fait une guerre absurde de « si » et de « mais » aux principes de Wagner, — qu’importait à Wagner les principes, même les siens ! — Les Allemands eux-mêmes ont eu assez d’intelligence dans l’instinct pour s’interdire ici tous les « si » et les « mais ». Un instinct s’affaiblit lorsqu’il se rationalise car, par cela même qu’il se rationalise, il s’affaiblit. S’il y a des symptômes indiquant que malgré le caractère général de la décadence européenne il existe encore un degré de santé, un flair instinctif du nuisible, du danger menaçant l’esprit allemand, je voudrais voir dépréciée parmi eux le moins possible cette sourde résistance contre Wagner. Elle nous fait honneur, elle nous permet même des espérances : ce n’est pas la France qui aurait autant de santé à mettre en avant. Les Allemands, les retardataires par excellence au cours de l’histoire, sont aujourd’hui le peuple civilisé le plus arriéré de l’Europe : cela a un avantage, — par cela même ils sont relativement le plus jeune.
L’adhésion à Wagner se paye cher. Cette espèce de crainte qu’ils ressentaient pour lui, les Allemands ne l’ont désapprise que depuis peu, — le désir de s’en débarrasser leur venait à toute occasion [6]. — Se souvient-on encore d’une curieuse circonstance où, tout à fait à la fin, cette ancienne manière de sentir revint à la surface d’une façon inattendue ? Aux funérailles de Wagner la première société wagnérienne d’Allemagne, celle de Munich, déposa sur sa tombe une couronne dont l’inscription devint aussitôt célèbre. Elle portait : « Rédemption au Rédempteur ! » Chacun admira l’inspiration élevée qui avait dicté cette inscription, ce bon goût dont les partisans de Wagner ont le privilège ; mais il y en eut beaucoup aussi (ce fut assez étrange !) qui firent cette petite correction : « Rédemption du Rédempteur. » On respira.
L’adhésion à Wagner se paye cher ! Mesurons-la à son effet sur la culture. Qui donc l’agitation créée par Wagner a-t-elle amené au premier plan ? Qu’a-t-elle développé sur une toujours plus grande échelle ? — Avant tout l’arrogance des profanes, des idiots en matière d’art. Cela vous organise à présent des Sociétés, cela veut imposer son « goût », cela voudrait même jouer à l’arbitre in rebus musicis et musicantibus. En second lieu : une indifférence toujours plus grande à l’égard de toute discipline sévère, noble et consciencieuse au service de l’art ; la foi au génie en tient la place, plus clairement, l’impudent dilettantisme (— on en trouve la formule dans les Maîtres Chanteurs). En troisième lieu et c’est là ce qu’il y a de pire : la Théâtrocratie —, la folie d’une croyance en la préséance du théâtre, au droit de souveraineté du théâtre sur les arts, sur l’art… Mais il faut dire cent fois à la face des wagnériens ce qu’est le théâtre : ce n’est jamais qu’une manifestation au-dessous de l’art, quelque chose de secondaire, quelque chose qui est devenu plus grossier, quelque chose qui s’adapte au goût des masses lorsqu’on l’a faussé pour elles. À cela Wagner, lui aussi, n’a rien changé : Bayreuth est grand opéra — et pas même bon opéra… Le théâtre est une forme de la démocratie en matière de goût, le théâtre est un soulèvement des masses, un plébiscite contre le bon goût... C’est précisément ce que prouve le cas Wagner : il a gagné les masses, — il a perverti le goût, il a même perverti notre goût pour l’opéra ! —
L’adhésion à Wagner se paye cher. Que fait-elle de l’esprit ? Wagner affranchit-il l’esprit ? — Toutes les équivoques, toutes les ambiguïtés lui conviennent, et, en général, tout ce qui persuade les indécis, sans qu’ils aient conscience du pourquoi de la séduction. Avec cela Wagner est un séducteur de grand style. Il n’y a, sur le domaine de l’esprit, ni fatigue, ni décrépitude, ni chose mortelle, destructive de l’instinct vital qui n’ait été secrètement protégée par son art, — il dissimule le plus noir obscurantisme dans les replis lumineux de l’idéal. Il flatte tous les instincts nihilistes ( — bouddhistes) et les travestit en musique, il flatte toute espèce de christianisme, toute expression religieuse de la décadence. Qu’on ouvre les oreilles : tout ce qui a jamais poussé sur le sol de la vie appauvrie, tout le faux-monnayage de la transcendance et de l’au-delà a trouvé dans l’art de Wagner son interprète le plus sublime — non pas par des formules : Wagner est trop malin pour employer des formules — mais par une séduction de la sensualité qui de son côté s’en prend de nouveau à l’esprit pour le ramollir et le fatiguer. La musique devenue Circé… Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d’œuvre. Le Parsifal conservera éternellement son rang dans l’art de séduction, comme le coup de génie de la séduction... J’admire cette œuvre, j’aimerais l’avoir faite moi-même ; faute de l’avoir faite je la comprends… Wagner n’a jamais été mieux inspiré qu’à la fin de sa vie. Le raffinement dans l’alliage de la beauté et de la maladie atteint ici une telle perfection qu’il projette en quelque sorte une ombre sur l’art antérieur de Wagner : — cet art nous paraît trop lumineux, trop sain. Comprenez-vous cela ? La santé, la lumière agissant comme si elles étaient des ombres ? presque comme des objections ? Nous voilà déjà sur le point de devenir de purs insensés… Jamais il n’y a eu de plus grand maître dans l’art des senteurs lourdes et hiératiques, — jamais il n’y eut plus grand connaisseur dans le domaine de l’infiniment petit, des frissons de l’immensité, de tout ce qu’il y a de féminité dans le vocabulaire du bonheur ! — Buvez donc, mes amis, buvez les philtres de cet art. Vous ne trouverez nulle part une manière plus agréable d’énerver vos esprits, d’oublier votre virilité sous un buisson de roses… Ah ! ce vieux magicien ! Ce Klingsor de tous les Klingsors ! Comme il sait bien nous faire la guerre ! à nous, les esprits libres ! Comme il parle au gré de toutes les lâchetés de l’âme moderne, avec ses accords de magicienne ! — Jamais encore la connaissance n’a inspiré une telle haine à mort ! Il faut être un cynique pour ne pas succomber ici, il faut savoir mordre pour adorer ici. Allons ! vieil enchanteur ! Le cynique te prévient — cave canem
L’adhésion à Wagner se paye cher. J’observe les jeunes gens qui furent longtemps exposés à son infection. L’action la plus immédiate qu’il exerce, action relativement innocente, c’est son influence sur le goût. Wagner agit comme l’absorption continue de boissons alcooliques. Il émousse, il empâte l’estomac. Effet spécifique : dégénérescence du sentiment rythmique. Le wagnérien finit par appeler rythmique ce que moi-même, avec un proverbe grec, j’appelle « remuer le marais ». Bien plus redoutable encore est la perversion des idées. Le jeune homme devient un môle, — un « idéaliste ». Il se croit au-dessus de la science ; à cet égard il est à la hauteur du maître. En revanche il fait le philosophe ; il écrit des Feuilles de Bayreuth ; il résout tous les problèmes au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître. Pourtant ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est encore la perversion des nerfs. Promenez-vous la nuit à travers une grande ville : partout on entend violer des instruments avec une rage solennelle, — un hurlement sauvage se mêle à cela. — Que se passe-t-il ? — Les jeunes gens adorent Wagner… Bayreuth rime avec établissement d’hydrothérapie. — Télégramme typique de Bayreuth : Bereits bereut (déjà des regrets) [7]. — Wagner est nuisible aux jeunes gens ; il est néfaste pour les femmes. Médicalement parlant, qu’est-ce qu’une wagnérienne ? — Il me semble qu’un médecin ne saurait pas assez poser aux jeunes femmes ce cas de conscience : L’un ou l’autre. — Mais elles ont déjà fait leur choix. On ne peut servir deux maîtres à la fois, lorsque l’un d’eux s’appelle Wagner. Wagner a sauvé la femme ; pour l’en récompenser elle lui a construit Bayreuth. Sacrifice, abandon complet : on ne possède rien qu’on ne lui donnerait. La femme s’appauvrit au profit du maître, elle devient touchante, elle se met nue devant lui. — La wagnérienne — équivoque gracieuse entre toutes : elle incarne la cause de Wagner, — in hoc signo Wagner triomphe… Ah ! le vieux brigand ! Il nous ravit nos jeunes gens, il nous ravit aussi nos femmes, pour les entraîner dans sa caverne… Ah ! le vieux minotaure ! Combien nous a-t-il déjà coûté ! Tous les ans il amène dans son labyrinthe des trains bondés des plus belles filles, des plus beaux jeunes gens, afin de les y dévorer, — chaque année l’Europe entière entonne ce cri : « En route pour la Crète ! En route pour la Crète ! »…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire