ECCE HOMO
PRÉFACE
4.
Dans mon œuvre, mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j’ai fait à
l’humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. Ce livre, avec
l’accent de sa voix qui domine des milliers d’années, n’est pas seulement le
livre le plus haut qu’il y ait, le véritable livre des hauteurs — l’ensemble
des faits qui constitue « l’homme » se trouve au-dessous de
lui, à une distance énorme —, il est aussi le livre le plus profond, né
de la plus secrète abondance de la vérité, puits inépuisable où nul seau ne
descend sans remonter à la surface débordant d’or et de bonté. Ici ce n’est pas
un « prophète » qui parle, un de ces horribles êtres hybrides
composés de maladie et de volonté de puissance, que l’on appelle fondateurs de
religions. Il faut avant tout entendre, sans se tromper, l’accent qui
sort de cette bouche — un accent alcyonien — pour ne pas méconnaître
pitoyablement le sens de sa sagesse. « Ce sont des paroles silencieuses
qui apportent la tempête ; des pensées qui viennent sur des pattes de
colombe dirigent le monde. »
Les figues
tombent de l’arbre, elles sont bonnes et douces, et en tombant leur rouge
pelure se déchire.
Je suis un
vent du nord pour les figues mûres.
C’est ainsi
que, pareils à des figues, mes enseignements tombent jusqu’à vous : buvez
donc leur suc et leur tendre chair !
L’automne
est autour de nous, la pureté du ciel et de l’après-midi.
Ce n’est pas
un fanatique qui parle ; ici l’on ne « prêche » pas, ici l’on
n’exige pas la foi. D’une infinie plénitude de lumière, d’un gouffre de
bonheur, la parole tombe goutte à goutte. Une tendre lenteur est l’allure de ce
discours. De pareilles choses ne parviennent qu’aux oreilles des plus
élus ; c’est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici ;
personne n’est libre de comprendre Zarathoustra… Mais, en tout cela,
Zarathoustra n’est-il pas un séducteur ?… Que disait-il donc de
lui-même lorsqu’il retourna pour la première fois à sa solitude ?
Exactement le contraire de ce que diraient, en un pareil cas, un
« sage », un « saint », un « Sauveur du monde »
ou quelque autre décadent… Il ne parle pas seulement différemment, il est aussi
différent…
Je m’en vais
seul maintenant, mes disciples ! Vous aussi, vous partirez seuls ! Je
le veux ainsi.
En vérité,
je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de
Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être
vous a-t-il trompés.
L’homme qui
cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais
aussi haïr ses amis.
On n’a que
peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève. Et pourquoi
ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ?
Vous me
vénérez : mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un
jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue !
Vous dites
que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous
êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants !
Vous ne vous
étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les
croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.
Maintenant
je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même ; et ce n’est que quand vous m’aurez
tous renié que je reviendrai parmi vous.
__________
En ce jour
parfait où tout arrive à maturité, où le raison n’est pas seul à brunir, un
rayon de soleil vient de tomber sur ma vie : j’ai regardé derrière moi,
j’ai regardé devant moi et jamais je ne vis autant de bonnes choses à la fois.
Ce n’est pas en vain que j’ai enterré aujourd’hui ma quarante-quatrième année,
car j’avais le droit de l’enterrer, — ce qui en elle était viable a pu être
sauvé, est devenu immortel. Le premier livre de la la Transmutation de
toutes les Valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles,
ma tentative de philosopher à coups de marteau — tout cela ce sont des cadeaux
que m’a fait cette année, et même le dernier trimestre de cette année. Pourquoi
ne serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière ?
C’est
pourquoi je me raconte ma vie à moi-même.
POURQUOI JE SUIS SI SAGE
2.
Sans compter
que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d’un décadent. J’en ai fait
la preuve, entre autres, en choisissant toujours, instinctivement, le remède approprié
au mauvais état de masanté ; alors que le décadent a toujours recours au
remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j’ai été bien portant ; dans
le détail, en tant que cas spécial, j’ai été décadent. L’énergie que j’ai eue
de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions
habituelles de la vie, la contrainte que j’ai exercée sur moi-même en ne me
laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela démontre que
je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m’était alors
nécessaire. Je me suis pris moi-même en traitement, je me suis guéri moi-même.
La condition pour réussir une telle cure— tout physiologiste en conviendra— c’est
que l’on est bien portant au fond. Un être d’un type nettement morbide ne
peut pas guérir et encore moins se guérir lui-même. Pour l’être bien portant la
maladie peut au contraire faire office de stimulant énergique qui met en jeu et
surexcite son instinct vital. C’est, en effet, sous cet aspect que m’apparaît
maintenant cette longue période de maladie que j’ai traversée : j’ai en
quelque sorte à nouveau découvert la vie, y compris moi-même ; j’ai goûté
de toutes les bonnes choses et même des petites choses, comme d’autres
pourraient difficilement en goûter. De telle sorte que, de ma volonté d’être en
bonne santé, de ma volonté de vivre, j’ai fait ma philosophie... Car, qu’on y
fasse bien attention, les années où ma vitalité descendit à son minimum ont
été celles où je cessai d’être pessimiste. L’instinct de conservation m’a
interdit de pratiquer une philosophie de la pauvreté et du découragement...
Or, à quoi reconnaît-on en somme la bonne conformation ? Un homme
bien conformé est un objet qui plaît à nos sens ; il est fait d’un bois à
la fois dur, tendre et parfumé. Il ne trouve du goût qu’à ce qui lui fait du
bien. Son plaisir, sa joie cessent dès lors qu’il dépasse la mesure de ce qui
lui convient. Il devine les remèdes contre ce qui lui est préjudiciable ;
il fait tourner à son avantage les mauvais hasards ; ce qui ne le fait
pas périr le rend plus fort. De tout ce qu’il voit et entend, de tout ce qui
lui arrive, il sait tirer une somme conforme à sa nature : il est lui-même
un principe de sélection ; il laisse passer bien des choses sans les
retenir. Il se plaît toujours dans sa propre société, quoi qu’il puisse fréquenter,
des livres, des hommes ou des paysages : il honore en choisissant,
en acceptant, en faisant confiance. Il réagit lentement à toutes
les excitations, avec cette lenteur qu’il tient, par discipline, d’une longue
circonspection et d’une fierté voulue. Il examine la séduction qui s’approche,
il se garde bien d’aller à sa rencontre. Il ne croit ni à la « mauvaise
chance », ni à la « faute » : il sait en finir avec
lui-même, avec les autres, il sait oublier. Il est assez fort pour que
tout tourne, nécessairement, à son avantage.
Eh
bien ! je suis le contraire d’un décadent, car c’est moi que je viens de
décrire ainsi.
6.
L’absence de
ressentiment, la clarté sur la nature du ressentiment — qui sait si, en fin de
compte, je ne les dois pas aussi à ma longue maladie ! Le problème n’est
pas précisément simple : il faut en avoir fait l’expérience en partant de
la force et en partant de la faiblesse. Si l’on peut faire valoir quelque chose
contre l’état de faiblesse, contre l’état de maladie, c’est que le véritable
instinct de guérison s’affaiblit, et chez l’homme cet instinct est un instinct
de défense. On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter.
Tout blesse. Les hommes et les choses s’approchent indiscrètement de trop
près ; tous les événements laissent des traces ; le souvenir est une
plaie purulente. Être malade, c’est véritablement une forme du ressentiment.
Contre tout cela le malade ne possède qu’un seul grand remède, je l’appelle le fatalisme
russe, ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve
la campagne trop rude, et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien
prendre, renoncer à absorber n’importe quoi, — ne plus réagir d’aucune façon...
La raison profonde de ce fatalisme, qui n’est pas toujours le courage de la
mort, mais bien plus souvent la conservation de la vie, dans les circonstances
qui mettent le plus la vie en danger, c’est l’abaissement des fonctions
vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté
d’hibernation. Avancez de quelques pas dans cette logique et vous aurez le
fakir qui dort pendant des semaines dans un tombeau.
Parce que
l’on s’userait trop vite si l’on réagissait, on ne réagit plus du tout. C’est
la logique qui l’exige. Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le
ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger,
l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être
épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. Il en résulte
une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des
évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le
malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence,
lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus
naturel. Le profond physiologiste qu’était Bouddha l’a compris. Sa
« religion », qu’il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour
ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme,
subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l’âme du
ressentiment, c’est le premier pas vers la guérison. « Ce n’est pas par
l’inimitié que l’inimitié finit, c’est par l’amitié que l’inimitié
finit », — cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha.
Ce n’est pas la morale qui parle ainsi, mais l’hygiène.
Le
ressentiment né de la faiblesse n’est nuisible qu’aux êtres faibles. Dans les
cas où l’on se trouve en présence d’une nature abondante, c’est un sentiment superflu,
un sentiment dont il faut se rendre maître pour démontrer sa forcé. Celui qui
connaît le sérieux qu’a mis ma philosophie à entreprendre la lutte contre les
sentiments de vengeance et de rancune, poursuivant ce sentiment jusque dans la
doctrine du « libre arbitre », — la lutte contre le christianisme
n’en est qu’un cas particulier, — celui-là comprendra pourquoi je tiens à
mettre en lumière mon attitude personnelle, la sûreté de mon instinct
dans la pratique. Dans mes moments de décadence je me suis gardé de ces
sentiments, parce que je les considérais comme nuisibles ; dès que chez
moi la vie redevenait assez abondante et assez fière, je me les interdisais
parce que je les trouvais au-dessous de moi. Ce « fatalisme
russe », dont j’ai parlé, s’est manifesté chez moi en ceci que je me suis
cramponné âprement, pendant des années, à des situations, à des sociétés
presque insupportables, après que le hasard me les eut données. Il vallait
mieux n’en pas changer, pour ne pas sentir la possibilité de les
changer, que de succomber à un mouvement de révolte... J’en voulais alors à
mort à celui qui me troublait dans ce fatalisme, à celui qui voulait me
réveiller brusquement. Et, de fait, il y avait chaque fois danger mortel. — Se
considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire
« autrement » que l’on est, dans des conditions semblables, c’est la raison
même.
7.
La guerre,
par contre, est une autre affaire. Je tiens de nature les aptitudes guerrières.
L’attaque est, chez moi, un mouvement instinctif. Pouvoir être ennemi,
être ennemi — cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse ; de
toute façon c’est une condition qui se rencontre chez toute nature vigoureuse.
Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la
résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi
rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la
faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière ; cela tient à sa
faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.
La force de
l’agression peut se mesurer à la qualité de l’adversaire plus puissant,
ou d’un problème plus dur, car un philosophe qui est belliqueux engage la
lutte même avec les problèmes. La tâche ne consiste pas à surmonter les
difficultés d’une façon générale, mais à surmonter des difficultés qui
permettent d’engager sa force tout entière, toute son habileté et toute sa
maîtrise dans le maniement des armes — pour se rendre maître d’adversaires qui
vous soient égaux... L’égalité devant l’ennemi — première condition pour qu’un
duel soit loyal. Quand on méprise on ne peut pas faire la
guerre ; quand on commande alors que l’on se sent en présence de quelque
chose qui est au-dessous de soi, on ne doit pas faire la guerre.
Ma pratique
de la guerre peut se résumer en quatre propositions :
En premier
lieu : je n’attaque que les choses qui sont victorieuses ; si cela
est nécessaire, j’attends jusqu’à ce qu’elles le soient devenues.
En deuxième
lieu : je n’attaque que les choses contre les quels je ne trouverais pas
d’allié, où je suis seul à combattre, seul à me compromettre... Je n’ai jamais
fait publiquement un pas qui ne m’eût compromis. C’est là chez moi le critérium
de la véritable façon d’agir.
En troisième
lieu : je n’attaque jamais de personnes, je ne me sers des personnes que
comme d’un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible une
calamité publique encore cachée et difficilement saisissable. C’est ainsi que
j’ai attaqué David Strauss ou plus exactement le succès d’un livre caduc auprès
du public allemand cultivé. Ce faisant j’ai pris sur le fait cette
« culture » allemande... C’est ainsi que j’ai attaqué Wagner, plus
exactement le caractère mensonger et hybride de notre
« civilisation » qui confond ce qui est raffiné avec ce qui est
abondant, ce qui est tardif avec ce qui est grand.
En quatrième
lieu : je n’attaque que les choses où toute différence de personnes est
exclue, où tout arrière-plan d’expériences fâcheuses fait défaut. Au
contraire, attaquer c’est chez moi une preuve de bienveillance ; dans
certains cas c’est même un témoignage de reconnaissance. Je rends hommage, je
distingue en unissant mon nom à une chose, à une personne — que ce soit pour la
défendre ou pour la combattre, c’est après tout sans importance. Si je fais la
guerre au christianisme, je crois pouvoir la faire parce que de son fait je
n’ai jamais subi nul désagrément, nulle entrave. Les chrétiens sérieux ont toujours
été disposés favorablement à mon égard. Moi-même, bien que je sois par principe
un ennemi du christianisme, je suis loin d’en vouloir aux individus à cause
d’une chose qui est la fatalité de plusieurs milliers d’années.
POURQUOI JE SUIS SI MALIN
1.
Pourquoi je
sais certaines choses de plus que les autres ? pourquoi, d’une façon
générale, je suis si malin ? — Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui
n’en sont pas, je ne me suis jamais gaspillé. Les véritables difficultés
religieuses, par exemple, je ne les connais pas par expérience. Il m’a toujours
complètement échappé comment je pourrais être « enclin au péché ». De
même, tout critérium positif me manque pour savoir ce que c’est qu’un
remords : d’après ce que l’on en entend dire, le remords ne me
semble être rien d’estimable... Il me déplairait de laisser en plan une action,
après coup ; je préférerais omettre par principe, dans le problème
de la valeur, le dénouement fâcheux, les conséquences. Quand une chose
finit mal, il arrive trop facilement que l’on manque de coup d’œil pour
ce que l’on a fait : le remords me paraît être une sorte de mauvais œil.
Garder en honneur une chose qui ne réussit pas, précisément parce qu’elle n’a
pas réussi, voilà qui serait bien plutôt conforme à ma morale.
« Dieu »,
« l’immortalité de l’âme », « le salut »,
« l’au-delà », ce sont là des conceptions auxquelles je n’ai pas
accordé d’attention, au sujet desquelles je n’ai pas perdu mon temps, pas même
lorsque j’étais enfant — peut-être n’étais-je pas assez ingénu pour cela !
L’athéisme n’est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un
événement de ma vie : chez moi il va de soi, il est une chose instinctive.
Je suis trop curieux, trop incrédule, trop pétulant pour permettre que l’on me
pose une question grosse comme le poing. Dieu est une question grosse comme le
poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même
qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing : Il est
défendu de penser !
Une autre
question m’intéresse bien davantage et le salut de l’humanité en dépend bien
plus que d’une quelconque curiosité pour théologiens, c’est la question de la nutrition.
On peut la formuler ainsi pour l’usage ordinaire : « Comment faut-il
que tu te nourrisses, toi, pour atteindre ton maximum de force, de virtu,
dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu, libre de
moraline ? » — Les expériences personnelles que j’ai faites sur ce
domaine sont aussi mauvaises que possible ; je suis étonné maintenant que
je me sois posé si tard cette question, que je n’aie pas su profiter plus tôt
de ces expériences pour entendre « raison ». Seule la vilenie absolue
de notre culture allemande — son « idéalisme » — peut m’expliquer
tant soit peu pourquoi, sur ce chapitre, j’étais arrivé à un point qui
confinait à la sainteté. Cette « culture » qui, dès l’abord, enseigne
à perdre de vue les réalités, pour courir à tout prix après un but
problématique — ce que l’on appelle les fins idéales — pour courir, par
exemple, après ce que l’on appelle la « culture classique », comme si
l’effort de réunir ces deux idées « classique » et « allemand »
n’était pas condamné d’avance à un échec certain ! Cet effort prête même
à rire. Qu’on essaye donc de s’imaginer un habitant de Leipzig avec une
« culture classique » !
Le fait est
que, jusqu’au moment où j’ai atteint l’âge de la maturité j’ai toujours mal
mangé ; pour m’exprimer au point de vue moral, j’ai mangé d’une façon
« impersonnelle », « désintéressée »,
« altruiste », pour le plus grand bien des cuisiniers et de mes
autres prochains. Avec la cuisine de Leipzig, par exemple, en même temps que je
faisais mes premières études de Schopenhauer (1865), j’ai nié très sincèrement
ma « volonté de vivre ». S’abîmer l’estomac en se nourrissant
insuffisamment, la dite cuisine me semble résoudre ce problème d’une façon
singulièrement heureuse. (On m’affirme que l’année 1866 a amené sous ce rapport
un changement.) Mais si l’on considère la cuisine allemande dans son ensemble,
que de choses elle a sur la conscience ! La soupe avant le repas (dans les
livres de cuisine vénitiens du XVIe siècle cela s’appelle encore alla tedesca) ;
la viande cuite ; les légumes rendus gras et farineux ; l’entre-mets
dégénéré au point qu’il devient un véritable presse-papier ! Si l’on y
ajoute encore le besoin véritable ment animal de boire après le repas, en
usage chez les vieux Allemands et non pas seulement chez les Allemands vieux,
on comprendra aussi l’origine de l’esprit allemand. . . de cet esprit
qui vient des intestins affligés. L’esprit allemand est une indigestion, il
n’arrive à en finir avec rien.
Pour ce qui
en est du régime anglais qui, si on le compare au régime allemand et même au
français, apparaît comme une sorte de « retour à la nature »,
c’est-à-dire au cannibalisme, elle est profondément contraire à mon propre
instinct ; il me semble qu’elle donne à l’esprit des pieds pesants
— des pieds d’Anglaises... La meilleure cuisine est celle du Piémont.
Les boissons
alcooliques me sont préjudiciables. Un verre de vin ou de bière par jour suffit
largement pour que la vie devienne pour moi semblable à une vallée de larmes.
C’est à Munich que vivent mes antipodes. En admettant que j’aie appris cela un
peu tard, dès mon enfance j’en avais fait l’expérience. Lorsque j’étais gamin,
je m’imaginais que de boire du vin et de fumer, ce n’est au début qu’une vanité
de jeune homme et plus tard une mauvaise habitude. Peut-être bien que le vin de
Nauembourg a contribué à provoquer chez moi ce jugement un peu dur. Pour
croire que le vin rassérène, il faudrait que je fusse chrétien, je veux
dire qu’il faudrait que j’eusse la foi, ce qui est pour moi une absurdité.
Chose curieuse, si les petites doses d’alcool très dilué me mettent de
mauvaise humeur, les fortes doses font de moi un véritable matelot. Dès
mon plus jeune âge je mettais à cela une sorte de bravoure. Rédiger une longue
dissertation latine en une seule veillée nocturne et la mettre au propre, avec
l’ambition dans la plume d’imiter, par l’exactitude et la concision, mon modèle
Saluste ; verser sur mon latin quelques grogs du plus fort calibre, quand
j’étais élève de la vénérable École de Pforta, tout cela n ’était nullement en
contradiction avec ma physiologie, ni même avec celle de Saluste — quoi qu’en
puisse penser la vénérable École de Pforta.
À vrai dire,
plus tard, vers le milieu de ma vie, je me décidai, de plus en plus, contre
l’usage de toute espèce de boisson spiritueuse. Moi qui suis, par
expérience, l’adversaire du végétarianisme, tout comme Richard Wagner, qui m’a
converti, je ne saurais conseiller assez énergiquement l’abstention absolue de
l’alcool, à toutes les natures d’espèce spirituelle. L’eau fait
l’affaire... J’ai une prédilection pour les endroits où l’on a partout
l’occasion de puiser dans les eaux courantes (Nice, Turin, Sils) ; un
petit verre d’eau me court après comme un chien. « In vino veritas » :
il semble bien que pour la notion de « vérité » me voilà encore en
désaccord avec tout le monde. Chez moi l’esprit plane sur les eaux.
Voici
quelques indications encore au sujet de ma morale. Un repas substantiel est
plus facile à digérer qu’un repas léger. Une des premières conditions pour une
bonne digestion, c’est que l’estomac entre en activité dans sa totalité. Il
faut connaître la dimension de son estomac. Pour la même raison, il faut
éviter ces repas interminables que j’appellerai des sacrifices interrompus,
les repas que l’on prend à table d’hôte. — Pas de collations entre les repas,
point de café, le café assombrit. Le thé n’est salutaire que le matin. Il faut
le prendre en petites quantités, mais très fort ; il devient préjudiciable
et peut indisposer pour toute la journée s’il est d’un degré trop faible. Sur
ce chapitre chacun a sa propre mesure qui oscille parfois entre les limites les
plus étroites et les plus délicates. Dans un climat très agaçant, il faut déconseiller
le thé pris à jeun : il faut commencer une heure auparavant avec une
tasse de cacao épais et déshuilé.
Être assis
le moins possible ; ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en
plein air, alors que l’on se meut libre ment. Il faut que les muscles eux
aussi célèbrent une fête. Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de
plomb — je l’ai déjà dit — c’est le véritable péché contre le saint-esprit.
4
En cet
endroit où je parle des récréations de ma vie, il faut que je dise un mot pour
exprimer ma reconnaissance envers ce qui m’a toujours et de tous temps récréé
le plus profondément et le plus cordialement. Sans aucun doute, ce furent mes
relations intimes avec Richard Wagner. Je fais bon marché de tous mes autres
rapports avec les hommes. À aucun prix je ne voudrais effacer de ma vie les
journées passées à Triebschen, des journées de confiance, de gaieté, de hasards
sublimes, de moments profonds... Je ne sais pas ce qui est arrivé à d’autres
avec Wagner : au-dessus de notre ciel jamais un nuage n’a passé.
Et, en
parlant ainsi, je reviens encore une fois à la France. Je n’ai pas de raisons à
invoquer contre les wagnériens et hoc genus omnes qui croient honorer
Wagner, en le trouvant semblable à eux-mêmes. Ils ne font que m’arracher une
grimace... Tel que je suis, étranger dans mes instincts les plus intimes à tout
ce qui est allemand, à un point que le voisinage d’un Allemand suffit à
retarder ma digestion, le premier contact avec Wagner fut le premier moment
dans ma vie où je pus respirer librement. Je considérai Wagner, je le vénérai
comme un produit de l’étranger, comme un contraste, comme une
protestation vivante contre les « vertus allemandes ».
Nous autres
qui, tout enfants, avons respiré l’air maréca geux des années 1850, nous
sommes nécessairement des pessimistes pour tout ce qui touche à « l’idée
allemande ». Il nous est impossible d’être autre chose que des
révolutionnaires ; nous n’admettons pas un état de choses où les tartufes
ont la haute main. Qu’ils aient arboré aujourd’hui d’autres couleurs, qu’ils
soient vêtus d’écarlate ou qu’ils paradent en uniforme de hussard, cela m’est
parfaitement indifférent... Eh bien ! Wagner était un révolutionnaire !
Il avait pris la fuite devant les Allemands... En tant qu’artiste, on ne
saurait avoir, en Europe, d’autre patrie que Paris. La délicatesse des cinq
sens en art, qui est une des conditions de l’art wagnérien, le sens des
nuances, la morbidesse psychologique, tout cela ne se rencontre qu’à Paris.
Nulle part ailleurs on ne trouve cette passion pour tout ce qui touche aux
questions de la forme, ce sérieux dans la mise en scène— c’est par excellence
le sérieux parisien. En Allemagne on ne se doute pas de l’ambition énorme que
nourrit au fond de son âme un artiste parisien. L’Allemand est bonasse — Wagner
n’était rien moins que bonasse.... Mais j’ai déjà suffisamment expliqué à quel
domaine appartient Wagner (Par delà le Bien et le Mal, paragraphe 256),
quels sont ses proches parents. Il est un de ces romantiques français de la
seconde période, de l’espèce sublime et entraînante à laquelle appartenaient des
artistes comme Delacroix, comme Berlioz, possédant dans l’intimité de leur être
un fond de ma ladie, quelque chose d’incurable, tous fanatiques de l’expression, virtuoses de part en part... Qui donc fut le premier partisan
intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, le même qui fut le premier à
comprendre Delacroix, ce décadent-type en qui toute une génération d’artistes
s’est reconnue — il fut peut-être aussi le dernier...
Ce que je
n’ai jamais pardonné à Wagner, c’est qu’il condescendit à l’Allemagne —
qu’il devint Allemand de l’empire. Partout où va l’Allemagne elle corrompt la
civilisation. —
9
On me
demandera peut-être pourquoi j’ai raconté toutes ces petites choses,
insignifiantes selon les jugements traditionnels ; on m’objectera que je
ne fais que me nuire, alors que j’ai de grandes tâches à défendre. Je répondrai
que toutes ces petites choses — nutrition, lieu et climat, récréation, toute la
casuistique de l’amour de soi — sont à tous les points de vue beaucoup plus
importantes que tout ce que l’on a considéré jusqu’ici comme important. C’est
là précisément qu’il faut commencer à changer de méthode. Tout ce que
l’humanité a évalué sérieusement jusqu’à présent, ce ne sont même pas des
réalités, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés des
mauvais instincts de natures maladives et foncièrement nuisibles — toutes les
notions, telles que « Dieu », « l’âme », « la
vertu », « le péché », « l’au-delà », « la
vérité », « la vie éternelle ». Mais on y a cherché la grandeur
de la nature humaine, sa « divinité »... Toutes les questions de
politique, d’ordre social, d’éducation, ont été faussées à l’origine, parce que
l’on a pris les hommes les plus nuisibles pour des grands hommes, parce que
l’on a enseigné à mépriser les « petites » choses, je veux dire les
affaires fondamentales de la vie... Or, si je me compare aux hommes que l’on a
vénérés jusqu’à présent comme les premiers hommes la différence qu’il y
a entre eux et moi saute aux yeux. Ces prétendus « premiers » je ne
les compte même pas parmi les hommes, — ils sont pour moi le rebut de
l’humanité, produits de la maladie et de l’instinct de vengeance. Ce ne sont
que des monstres néfastes et profondément incurables, qui veulent se venger de
la vie.
Je veux être
l’opposé de ces gens-là. Mon privilège c’est d’avoir les sens très aiguisés
pour tous les symptômes des instincts bien portants. II n’y a chez moi aucun
trait maladif ; même dans mes moments de maladies graves, je ne suis pas
devenu morbide. On cherche en vain dans mon être un trait de fanatisme. À aucun
moment de ma vie on ne pourra découvrir chez moi une attitude prétentieuse ou
pathétique. Le pathétique de l’attitude n’appartient pas à la grandeur. Celui
qui a communément besoin d’attitudes n’est pas franc... Gardez-vous des
hommes pittoresques !
La vie m’est
apparue facile, le plus facile quand elle exigeait de moi les choses les plus
difficiles. Celui qui m’a vu durant les soixante-dix jours de cet automne, où,
sans interruption, je n’ai écrit que des choses de premier ordre, des choses
que personne ne pourrait imiter ou m’enseigner, avec la responsabilité des
milliers d’années qui vont venir, celui-là n’aura su percevoir chez moi nulle
trace de tension, mais bien plutôt une fraîcheur d’esprit et une gaieté
débordantes. Je n’ai jamais mangé avec des sentiments plus agréables, je n’ai
jamais mieux dormi.
Je ne
connais pas d’autre manière, dans les rapports avec les grandes tâches, que le jeu.
Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre
contrainte, la mine sombre, la moindre attitude dure dans la nuque, tout cela
sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien
davantage contre une œuvre !.. On n’a pas le droit d’avoir des nerfs... souffrir
de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais
souffert que de la multitude. À une époque où j’étais absurdement jeune, à
l’âge de sept ans, je savais déjà qu’aucune parole humaine ne pourrait jamais
m’atteindre : m’a-t-on jamais vu triste à cause de cela ? —
Aujourd’hui encore, je possède la même affabilité à l’égard de tout le monde,
je suis même plein d’égards pour les inférieurs ; dans tout cela, il n’y
a pas un grain de fierté ou de mépris déguisé. Quand je méprise quelqu’un, il devine
que je le méprise : je révolte par ma seule présence tout ce qui a du sang
corrompu dans les veines... Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor
fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir,
pour toute éternité. Il faut non seulement supporter ce qui est nécessaire, et
encore moins le cacher — tout idéalisme c’est le mensonge devant la nécessité —
il faut aussi l’aimer...
POURQUOI J’ÉCRIS DE SI BONS LIVRES
1.
Je suis une
chose, mon œuvre en est une autre.
Avant que je
parle de mes livres, je veux toucher ici un mot au sujet de la compréhension et
de l’incompréhension qu’ils ont rencontrées. Je le fais avec autant de
nonchalance qu’il peut convenir, car cette question est encore loin d’être
d’actualité. En ce qui me concerne personnellement, je ne suis pas encore
d’actualité. Quelques-uns naissent d’une façon posthume.
Il viendra un
jour, que je ne saurais préciser, où l’on aura besoin d’institutions qui
enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m’entends à vivre.
Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l’interprétation de Zarathoustra.
Mais je serais en contradiction absolue avec moi-même, si je m’attendais
aujourd’hui déjà à trouver des oreilles, à trouver des mains pour mes vérités.
Qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne veuille rien prendre de moi, cela me paraît non
seulement compréhensible, mais juste. Je ne veux pas être confondu avec un
autre, je ne me confonds pas moi-même.
Encore une
fois, je n’ai rencontré dans ma vie que fort peu de « mauvaise
volonté ». Il me serait même difficile de citer un cas de mauvaise volonté
littéraire. Par contre, je n’ai été que trop accablé de pure ignorance...
Il me semble que c’est un des plus rares hommages que quelqu’un puisse se
rendre à lui-même que de prendre en main un de mes livres. J’admets même qu’il
se déchausse, ou peut-être ira-t-il encore jusqu’à ôter ses bottes. Un jour le
docteur Henri de Stein se plaignit loyalement à moi de ne pas comprendre un mot
à mon Zarathoustra. Je lui répondis que c’était tout à fait dans les
règles : En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues,
cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que
les hommes « modernes pourraient atteindre. Comment, avec un pareil
sentiment de la distance, pourrais-je seulement souhaiter d’être lu par
les « modernes ? que je connais !
Mon triomphe
est l’opposé de celui de Schopenhauer. Je dis « non legor, non
legar. Il Non point que je veuille estimer trop bas la joie que m’a procurée
maintes fois l’innocence que l’on mettait à dénier toute valeur à mes
œuvres. Cet été encore, à une époque où, par l’accent sérieux, beaucoup trop
sérieux de ma littérature, j’étais capable de déplacer l’équilibre de tout le
reste de la littérature, un professeur de l’Université de Berlin me donna à
entendre, avec bienveillance, que je ferais mieux de me servir d’une autre
forme car, me disait-il, ce que je fais personne ne le lit.
En fin de
compte, ce ne fut pas l’Allemagne, mais la Suisse qui fournit les deux cas les
plus extrêmes. Un article consacré à Par delà le Bien et le Mal dans le Bund
de Berne, par le docteur V. Widmann, sous le titre de le Livre le plus
dangereux de Nietzsche, et un compte-rendu général de tous mes ouvrages de la
plume de M. Karl Spittler, dans le même Bund, représentent un maximum
dans ma vie... Je me garde bien de dire un maximum de quoi. Ce dernier traite
par exemple mon Zarathoustra d’« exercice supérieur de
style », en souhaitant que, dans l’avenir, je prisse également soin du
contenu. Le docteur Widmann m’exprime sa considération pour le courage que je
mets à tendre vers l’abolition de tous les sentiments convenables. Par une
petite malice de la destinée, chaque phrase, avec une logique que j’ai admirée,
semblait être une vérité à rebours. En somme, il sufnsait de retourner, de
« transmuer toutes les valeurs », pour frapper juste à mon égard,
d’une façon même fort remarquable, au lieu de me river mon clou... J’ai
d’autant plus de raison pour chercher une explication.
Bref,
personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus
qu’il n’en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des
événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas
extrême : qu’un livre ne parle que d’événements qui se trouvent
complètement en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même
rarement seulement, dans la vie de quelqu’un ; que c’est la première
fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de
possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrêmement
simple on n’entend rien de ce que dit l’auteur et l’on a l’illusion de croire
que là où l’on n’entend rien il n’y a rien... C’est l’expérience que
j’ai faite dans la plupart des cas et c’est, si l’on veut, ce que mon
expérience personnelle présente d’original. Celui qui croit avoir
compris quelque chose dans mon œuvre s’en est fait une idée à sa propre image,
une idée qui, le plus souvent, est en contradiction absolue avec moi-même. On
fait de moi, par exemple, un « idéaliste ». Quand on n’a rien compris
du tout, on se contente de nier ma valeur, on dit que je n’entre pas en ligne
de compte.
Le mot
« Surhumain », par exemple, qui désigne un type de perfection
absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme
« bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se
trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de la morale,
prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. Presque partout, en toute
innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue
avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je
veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce
supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié
« génie »..... D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot,
m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte
des héros » de ce grand faux monnayeur inconscient qu’était Carlyle, ce
culte que j’ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il
ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un Parsifal, il n’en croyait
pas ses oreilles.
Il faudra me
pardonner si je suis sans aucune curiosité à l’endroit des comptes-rendus de
mes livres, surtout en ce qui concerne ceux qui paraissent dans les journaux.
Mes amis, mes éditeurs le savent et ne m’en parlent jamais. Dans un cas
particulier, il m’est arrivé d’avoir sous les yeux tous les péchés qui ont été
commis au sujet d’un de ces livres. Il s’agissait de Par delà le Bien et le
Mal et je pourrais en conter long à ce sujet. Croirait-on que là Gazette
nationale, un journal prussien (ceci dit pour mes lecteurs étrangers, pour
ma part je ne lis, avec votre permission, que le Journal des Débats)
allait jusqu’à interpréter sérieusement mon œuvre comme un « signe des
temps », comme la véritable philosophie des hobereaux, cette philosophie
pour laquelle la Gazette de la Croix ne fait que manquer de
courage ?...
5.
Que, dans
mes écrits, c’est un psychologue qui parle, un psychologue qui n’a pas son
égal, c’est peut-être là la première conviction à laquelle arrive un bon
lecteur, un de ces lecteurs comme j’en mérite, qui me lisent comme les bons
philologues d’autrefois lisaient leur Horace. Les propositions au sujet
desquelles tout le monde est d’accord — pour ne point parier des philosophes de
tout le monde, les moralistes et autres têtes creuses et têtes de choux — apparaissent chez moi comme les
plus naïves des méprises : par exemple cette croyance que les termes
« altruiste » et « égoïste » sont des antithèses, alors que
l’ego lui-même n’est qu’une « suprême duperie », un
« idéal »… Il n’y a ni actions égoïstes ni actions non-égoïstes. Les
deux idées sont des contre-sens psychologiques. Il en est de même des maximes
« L’homme aspire au bonheur. » Ou bien : « Le bonheur est
la récompense de la vertu. » Ou bien encore : « Le plaisir et la
peine sont des antithèses »… La morale, cette Circé de l’humanité, a
faussé, a envahi de son essence, tout ce qui est psychologie, jusqu’à formuler
ce non-sens que l’amour est quelque chose de « non-égoïste ». Il faut
presque être assis sur soi-même, il faut se tenir bravement sur ses deux
jambes, autrement on ne saurait être capable d’aimer. Les femmes ne le
savent, en fin de compte, que trop bien. Elles se soucient comme de leur
première chemise des hommes non-égoïstes, des hommes objectifs.
Puis-je
affirmer en passant que je crois bien connaitre les femmes ? Cela fait
partie de mon patrimoine dionysien. Qui sait ? peut-être suis-je le
premier psychologue de l’éternel féminin ?
Elles
m’aiment toutes. C’est une vieille histoire. Exception faite des femmes malheureuses,
des femmes émancipées, de celles qui n’ont pas l’étoffe pour faire des enfants.
Heureusement que je n’ai pas l’intention de me laisser déchirer. La femme
parfaite déchire quand elle aime… Je connais ces aimables ménades. Quel
dangereux petit fauve qui sait ramper et ronger ! Et si agréable avec
cela !… Une petite femme qui court après sa vengeance renverserait même la
destinée. La femme est infiniment plus méchante que l’homme, elle est aussi
plus maligne. Chez la femme la bonté est déjà une forme de la dégénérescence.
Toutes celles que l’on appelle des « belles âmes » souffrent au fond
d’elles-mêmes d’un inconvénient physiologique. Je ne dis pas tout, autrement je
deviendrais médicynique.
La lutte
pour les droits égaux est déjà un symptôme de maladie. Tous les médecins le
savent. La femme, plus elle est femme, se défend des pieds et des mains contre
toute espèce de droit l’état primitif, la guerre perpétuelle entre les
sexes, lui assigne de beaucoup le premier rang. A-t-on prêté l’oreille à ma
définition de l’amour ? Elle est la seule qui soit digne d’un philosophe.
L’amour, son moyen, c’est la guerre et il cache au fond la haine mortelle des
sexes. A-t-on entendu ma réponse à la question comment on guérit une
femme, comment on fait son « salut » ? On lui fait un enfant. La
femme a besoin d’avoir des enfants, l’homme n’est toujours qu’un moyen vers ce
but — ainsi parlait Zarathoustra.
« Émancipation
de la femme », c’est le nom que prend la haine instinctive de la femme manquée,
c’est-à-dire incapable d’enfantement, contre la femme d’une bonne venue. La
lutte contre l’« homme » n’est jamais qu’un moyen, un prétexte, une
tactique. En s’élevant elles-mêmes, sous le nom de «femme en soi », de
« femme supérieure », de « femme idéaliste », ces femmes
tendent à abaisser le niveau général de la femme ; il n’y a pas de
plus sûr moyen pour cela que l’éducation des lycées, les culottes et les droits
politiques de la bête électorale. Au fond, les femmes émancipées sont les anarchistes
dans le monde de l’éternel féminin ». Toute une catégorie de cet
« idéalisme » d’espèce maligne — lequel se rencontre du reste aussi
chez les hommes, par exemple chez Henrik Ibsen, cette vieille fille typique — a
pour but d’empoisonner la bonne conscience, la nature dans l’amour
sexuel. Et pour ne point laisser de doute sur mon opinion aussi honnête que
sévère en cette matière, je veux encore faire part d’un article de mon code
moral contre le vice. Sous le nom de vice je combats toute espèce de
contre-nature ou, si l’on aime les beaux mots, toute espèce d’idéalisme. Voici
cet article « La prédication de la chasteté est une incitation publique à
la contre-nature. Le mépris de la vie sexuelle, toute souillure decelle-ci
parl’idée d’« impureté », est un véritable crime contre la vie, le
vrai péché contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la
Vie. »
L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE
1.
Pour être
juste à l’égard de l’Origine de la Tragédie (1876), il va falloir
oublier certaines choses. Elle a fait de l’effet et même fasciné avec,
ce qui y était manqué, avec son application à la Wagnérie, comme si
celle-ci était le symptôme de quelque chose qui commence. Par là même
cet écrit était un événement dans la vie de Wagner. C’est seulement à partir du
moment de son apparition que le nom de Wagner représenta de grands espoirs.
Aujourd’hui encore on me rappelle parfois, en plein Parsifal, que c’est de ma
faute qu’une si haute opinion, au sujet de la valeur culturelle de ce
mouvement, ait prévalu.
J’ai
plusieurs fois vu citer l’ouvrage sous le titre de la Renaissance de la
Tragédie par l’esprit de la Musique ». On n’a prêté l’oreille qu’à une
formule nouvelle de l’art, du but, de la tâche chez Wagner. On semblait ne pas
s’apercevoir de ce que cet écrit cachait de précieux. « Hellénisme et
Pessimisme », c’eût été là un titre sans équivoque, vu qu’il est
enseigné pour la première fois dans cet ouvrage comment les Grecs parvinrent à
en finir avec le pessimisme, comment ils l’ont surmonté... La tragédie
précisément est la preuve que les Grecs n’étaient pas des pessimistes.
Schopenhauer s’est trompé là comme il s’est trompé partout.
Pris en main
avec quelque peu d’impartialité, l’Origine de la Tragédie a l’air très
inactuelle. On ne se douterait pas en rêve qu’elle a été commencée sous
les coups de canon de la bataille de Wœrth. J’ai réfléchi à ces problèmes sous
les murs de Metz, pendant de froides nuits de septembre, alors que j’étais
attaché au service de santé. On pourrait croire bien plutôt qu’elle est de
cinquante ans plus ancienne. Politiquement, elle est indifférente,
« non-allemande », comme on dirait aujourd’hui. Elle sent
l’hégélianisme d’une façon assez scabreuse et, seulement dans certaines
formules, le parfum de croque-mort particulier à Schopenhauer y est attaché.
Une « idée » — l’opposition entre dionysien et apollinien — y est
traduite métaphysiquement l’histoire elle-même y est considérée comme le
développement de cette idée ; dans la tragédie, l’antithèse avec l’unité
est supprimée ; sous cette optique, des choses qui ne s’étaient jamais
vues face à face sont opposées l’une à l’autre, éclairées et comprises
l’une par l’autre. L’Opéra, par exemple, et la Révolution...
Les deux
innovations définitives du livre sont d’abord l’interprétation du phénomène
dionysien chez les Grecs — il en donne pour la première fois la psychologie, il
y voit l’une des racines de l’art grec tout entier — ; et ensuite
l’interprétation du socratisme : Socrate y est présenté pour la première
fois comme l’instrument de la décomposition grecque, comme le décadent-type. La
« raison » s’oppose à l’instinct. La « raison » à tout prix
apparaît comme une puissance dangereuse, comme une puissance qui mine la vie.
Dans le livre tout entier, il y a un silence profond et hostile pour tout ce
qui touche le christianisme. Celui-ci n’est ni apollinien ni dionysien ;
il nie toutes les valeurs esthétiques, les seules que reconnaisse
l’Origine de la Tragédie ; il est nihiliste au sens le plus
profond, alors que dans le symbole dionysien la limite extrême de l’affirmation
est atteinte. Une fois il est fait allusion aux prêtres chrétiens, comme à une
« espèce sournoise de nains », comme à des êtres
« souterrains »...
2.
Ce début est
singulier au delà de toute expression. J’avais découvert, pour mon
expérience personnelle, le seul symbole, la seule réplique que possède
l’histoire, et je fus ainsi le premier à comprendre le merveilleux phénomène du
dionysien. De même, par le fait que j’ai démasqué Socrate pour reconnaître en
lui un décadent, j’ai démontré sans équivoque que la sûreté de mon tour de main
psychologique ne courait nul danger du fait d’une idiosyncrasie morale
quelconque. La morale elle-même considérée comme un symptôme de décadence,
c’est là une innovation, une chose unique et de premier ordre dans l’histoire
de la connaissance. Dans les deux cas, j’ai fait un bond formidable par-dessus
le plat et triste bavardage qu’est la querelle entre l’optimisme et le
pessimisme.
Je fus le
premier à voir la véritable antithèse : l’instinct qui dégénère et
qui se tourne contre la vie avec une haine souterraine (christianisme,
philosophie de Schopenhauer, en un certain sens déjà la philosophie de Platon,
l’idéalisme tout entier, comme formules typiques) et une formule de l’affirmation
supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans
restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce
que l’existence a de problématique et d’étrange. Cette dernière et joyeuse
confirmation de la vie, confirmation débordante et impétueuse, répond non
seulement à l’entendement supérieur, elle répond aussi à l’entendement le plus
profond, celui que la vérité et la science ont confirmé et soutenu avec le plus
de sévérité. Rien de ce qui existe ne doit être supprimé,rien n’est superflu.
Les côtés de l’existence que rejettent les chrétiens et autres nihilistes sont
même d’un ordre infiniment supérieur dans la hiérarchie des valeurs que ceux
auxquels les instincts de décadence donnent et ont le droit de donner leur
approbation. Pour comprendre cela il faut avoir du courage et, ce qui
est une condition du courage, un excédent de force car, exactement dans la
mesure où le courage peut se hasarder en avant, selon le même degré de force,
on s’approche de la vérité. La connaissance de la réalité, l’approbation de la
réalité sont pour le fort une nécessité aussi grande que l’est pour le faible,
sous l’inspiration de la faiblesse,la lâcheté et la fuite devant la
réalité, — l’« idéal »... Il ne leur est pas loisible de
connaître : les décadents ont besoin du mensonge, il est une de leurs
conditions d’existence.
Celui qui
non seulement comprend le terme « dionysien », mais encore se
comprend dans ce terme, n’a pas besoin d’une réfutation de Platon, du
christianisme ou de Schopenhauer. — Il flaire la décomposition...
LES CONSIDÉRATIONS INACTUELLES
1.
Les quatre Considérations
inactuelles sont absolument combatives. Elles démontrent que je n’étais pas
un rêvasseur, que je prends plaisir à tirer l’épée, — peut-être aussi que je
suis doué d’une singulière habileté du poignet. La première attaque (1873) fut
dirigée contre la culture allemande que je considérais alors déjà avec un
mépris sans ménagements. Pour moi elle était dépourvue de signification, sans
substance et sans but. Elle ne représentait qu’une « opinion publique ».
Il n’y a pas de plus dangereux malentendu que de croire que le grand succès des
armées allemandes prouve quelque chose qui soit en faveur de cette culture, que
ce succès signifie même la victoire de cette culture sur la France.
La seconde Considération
inactuelle (1874) met en lumière ce qu’il y a de dangereux, ce qui ronge et
empoisonne la vie dans notre façon de faire de la science. La vie est malade
à cause de ce rouage inhumain et mécanique, à cause du travail
« impersonnel » de l’ouvrier, à cause de la fausse économie dans la
« division du travail ». Le but qui est la culture se
perd ; le moyen, l’activité scientifique moderne, barbarise... Dans
ce traité, le « sens historique » dont ce siècle se montre si fier
est pour la première fois présenté comme une maladie, comme l’indice typique de
la décomposition.
Dans la
troisième et la quatrième Considération inactuelle, on oppose, comme
l’indication d’une conception supérieure de la culture, du
rétablissement de la « culture », deux images du plus pur personnalisme
et de la discipline de soi, deux types qui sont par excellence
inactuels, animés d’un mépris souverain pour tout ce qui, autour d’eux,
s’appelait « Empire)), « Culture », « Christianisme »,
« Bismarck », « Succès », Schopenhauer et Wagner, ou, pour
mieux dire, en un seul mot Nietzsche...
HUMAIN, TROP
HUMAIN
4.
À ce
moment-là, mon instinct s’est décidé implacablement
contre l’habitude que j’avais prise de céder, de suivre, de me
tromper sur moi-même. N’importe quel genre de vie, les conditions les plus
défavorables, la maladie, la pauvreté — tout
cela me
semblait préférable à ce « désintéressement » indigne,
où j’étais tombé d’abord par ignorance, par excès de jeunesse,
où je m’étais accroché ensuite par indolence, par je ne sais
quel « sentiment du devoir ».
C’est alors
que me vint en aide, d’une façon que je ne sau
rais assez
admirer, et précisément au bon moment, ce mauvais héritage que je tiens
de mon père et qui est en somme
une
prédisposition à mourir jeune. La maladie me dégagea
lentement de mon milieu ; elle m’épargna toute rupture,
toute
démarche violente et scabreuse. À ce moment je n’ai
perdu aucun
des témoignages de bienveillance
dont on m’entourait, j’en ai
même gagné de nouveaux. La maladie
me conféra en outre le
droit de changer complètement
toutes mes habitudes ; elle me
permit,
elle m’ordonna de me livrer à l’oubli ; elle me fit hommage de
l’obligation de demeurer couché, de rester oisif,
d’attendre, de prendre patience... Mais c’est là précisément
ce qui s’appelle penser !... Mes yeux seuls suffirent à mettre
fin à toute préoccupation livresque, à toute philologie. Je fus
délivré des « livres » ; pendant des années je ne lus plus
rien
et ce fut le plus grand bienfait que je me
sois jamais accordé !
Ce
« moi » intérieur, ce moi en quelque sorte enfoui et
rendu silencieux, à force d’entendre sans cesse un autre moi
(— et lire n’est pas autre chose), ce moi s’éveilla lentement, timidement,
avec hésitation, mais il finit enfin par parler de
nouveau. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à regarder en
moi-même que durant les périodes les plus malades et les plus
douloureuses de ma vie. Il suffit de lire Aurore ou, par exemple, le
Voyageur et son ombre pour comprendre ce qu’était ce
« retour à moi-même » : une forme supérieure de la
guérison.
L’autre guérison ne fit que sortir
de celle-ci. —
AURORE, RÉFLEXIONS SUR LES PRÉJUGÉS MORAUX
1.
Avec ce
livre commence ma campagne contre la morale.
Non point que l’on y sente le moins du monde l’odeur de
la poudre. On lui trouvera, au contraire, de tout autres sen
teurs, un parfum bien plus agréable, pour peu que l’on ait
quelque délicatesse de flair. Il n’y a pas là de fracas d’ artillerie, pas
même de feu de tirailleurs. Si l’effet de ce livre est
négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés
l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non
pas avec la logique brutale d’un coup de canon. On sort de la
lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit
de tout ce qu’on honorait et même de tout ce que l’on adorait
jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne
trouve dans le livre tout entier ni une négation, ni une attaque, ni une
méchanceté, — bien au contraire, il s’étend au
soleil,
lisse et heureux, tel un animal marin qui prend un bain
de soleil parmi les récifs. Aussi bien étais-je moi-même cet
animal marin : presque chaque phrase de ce livre a été pensée
et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de ro
chers qui avoisine Gênes, et où je vivais tout seul, échangeant
des secrets avec la mer. Maintenant encore, si par aventure je
reprends contact avec ce livre, chaque phrase presque est pour
moi comme un bout de fil à l’aide duquel je ramène des profondeurs quelque
merveille incomparable ; sur sa peau courent
partout des
frissons délicats de souvenir.
L’art qui
distingue ce livre n’est point à dédaigner, il sait
surprendre les choses qui passent légèrement et sans bruit, des
instants que je compare à de divins lézards, et les fixer un
instant, — non pas avec la cruauté de ce jeune dieu grec qui
embrochait simplement les pauvres petits lézards, — mais
pourtant à l’aide d’une pointe acérée — la plume... « Il y a
tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », cette inscription hindoue
se dresse au seuil de ce livré. Où l’auteur cherche-t-il cette aube nouvelle,
cette rougeur délicate, invisible encore,
qui annonce
un jour nouveau, —oh ! toute une série, tout un
monde de jours nouveaux ? Dans une transmutation de toutes les
valeurs, par quoi l’homme s’affranchira de toutes les
valeurs morales reconnues jusqu’alors, dira « oui » et osera
croire à tout ce qui, jusqu’à présent, fut interdit, méprisé,
maudit. Ce livre, tout d’affirmation, répand sa lumière, son
amour, sa tendresse, sur toutes sortes de choses mauvaises,
et il leur restitue leur « âme », la bonne conscience, leur
droit
souverain, supérieur à l’existence. La morale n’est
pas atta
quée, elle ne compte plus... Ce
livre se termine par un : « Ou
bien ! », — c’est le seul livre au monde qui finisse par :
« Ou
bien ! »...
2.
Ma tâche de
préparer à l’humanité un instant de suprême
retour sur
elle-même, un grand Midi, où elle pourrait regarder en arrière et
regarder dans le lointain, où elle se soustrairait à la domination du hasard et
des prêtres et où elle se
poserait, pour la première fois, dans
son ensemble, la question
du pourquoi et du comment, — cette
tâche découle nécessaire
ment de la conviction que l’humanité
ne suit pas d’elle-même
le droit chemin, qu’elle n’est
nullement gouvernée par une
providence divine, que, bien au
contraire, sous ses conceptions des valeurs les plus saintes, se cachait d’une
façon insidieuse l’instinct de la négation, l’instinct de la corruption,
l’instinct de décadence. Le problème de l’origine des valeurs
morales est pour moi une question de tout premier ordre,
parce que l’avenir de l’humanité en dépend. L’obligation de
croire que toutes choses se trouvent dans les meilleures
mains, qu’un seul livre, la bible, rassure définitivement au
sujet du gouvernement divin et de la sagesse dans les destinées de
l’humanité, si on la transcrit dans la réalité, équivaut à la volonté d’étouffer
la vérité qui démontrerait exactement le contraire, à savoir cette conviction
lamentable que
jusqu’à présent l’humanité aëtéen de
mauvaises mains, qu’elle
a été gouvernée par les déshérités
qu’anime la ruse et la vengeance, par ceux que l’on appelle les
« saints », ces calomniateurs du monde qui souillent la race humaine.
La preuve
décisive, d’où il ressort que le prêtre (— sans
en excepter
les prêtres masqués, les philosophes) est devenu
le maître non seulement dans les limites d’une communauté
religieuse déterminée, mais d’une façon générale, que la
morale de décadence, la volonté de la fin, passe pour la morale par
excellence, c’est la valeur absolue dont on investit
partout les actes non-égoïstes et l’inimitié dont on poursuit
tout ce qui est égoïste. Celui qui n’est pas d’accord avec moi
sur ce point, je le considère comme infecté… Mais c’est le
monde entier qui n’est pas d’accord avec moi… Pour un
physiologiste une telle contradiction de valeurs ne laisse plus
aucun doute. Quand, dans l’ensemble de l’organisme le moindre organe se
relâche, fût-ce même en une très petite mesure,
et cesse de
faire valoir avec une sûreté parfaite sa conservation de soi, son énergie
propre, son « égoïsme », l’ensemble aussitôt dégénère. Le
physiologiste exige l’ablation de la par
tie
dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est loin de le
prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de
l’ensemble, de l’humanité. C’est
pour cette
raison qu’il conserve ce qui dégénère ; c’est à ce
prix qu’il domine l’humanité...
Quel sens
ont ces conceptions mensongères, les conceptions
auxiliaires
de la morale — « l’âme », « l’esprit », « le libre
arbitre », « Dieu », — si ce n’est de ruiner physiologiquement
l’humanité ?... Lorsque l’on détourne le sérieux de la
conservation de soi, de l’accroissement de la force corporelle,
c’est-à-dire de la vie, lorsque l’on fait de la chlorose un idéal,
du mépris du corps le « salut de l’âme », qu’est-ce
autre chose, sinon une recette pour aboutir à la décadence ? —
La perte de l’équilibre, la résistance contre les instincts
naturels, en un mot le « désintéressement », c’est ce que l’on
a appelé jusqu’à présent la morale... Avec Aurore j’ai
entrepris pour la première fois la lutte contre la morale du renoncement à soi.
—
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
UN LIVRE POUR TOUS ET POUR PERSONNE
1.
Je veux
raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La
conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’éternel Retour,
cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se
puisse concevoir, date du mois d’août de 1881. Elle est jetée sur
une feuille de papier avec cette inscription : « À 6.000 pieds
par delà l’homme et le temps. » Je parcourais ce jour-là la
forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc
de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je
fis halte. C’est là que cette idée m’est venue.
Si, à
compter de ce jour, je me reporte à quelques mois en
arrière, je trouve, comme signe précurseur de cet événement,
une transformation soudaine, profonde et décisive de mes goûts, surtout en
musique. Peut-être faut-il ranger mon Zarathous
tra sous la rubrique « Musique ». Ce qu’il y a
de certain, c’est
qu’il supposait au préalable une
« régénération » totale de l’art
d’écouter.
Dans une petite ville d’eau en pleine montagne, près
de Vicence, à Recoara, où je passai le printemps de l’année
1881, je découvris en compagnie de mon maëstro et ami Peter
Gast — un « régénéré » lui aussi, — que le phénix musique
volait près de nous, paré d’un plumage plus léger et plus bril
lant qu’autrefois. Si, pourtant, à compter de ce jour, je me transporte en
pensée jusqu’à la date de l’enfantement, qui se
fit
soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables au mois de
février 1883 — (la partie finale, celle dont
j’ai cité
quelques passages dans la préface, fut achevée préci
sément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise) — je constate
que l’incubation fut de dix-huit mois. Ce chiffre
d’exactement dix-huit mois pourrait donner à penser — entre
bouddhistes tout au moins — que je suis au fond un éléphant
femelle. L’intervalle appartient à la composition du Gai
savoir, qui contient déjà cent indices annonçant l’approche
de
quelque chose d’incomparable ; en fin de compte,
on y trouve
même le début de Zarathoustra,
car l’avant-dernière pièce du
quatrième livre en contient l’idée
fondamentale.
À cette
période intermédiaire appartient également la composition de cet Hymne à la
vie (avec chœur mixte et orchestre)
dont la
partition a paru il y a deux ans chez E.-W. Fritsch,
à Leipzig. Et ce n’était peut-être pas là un symptôme sans
importance pour l’état d’esprit de cette année, où l’émotion
affirmative par excellence,
appelée par moi émotion tragique,
m’animait à
son suprême degré. On le chantera plus tard un
jour en
mémoire de moi. — Le texte, je tiens à le dire ex
pressément
parce qu’il y a eu malentendu à ce sujet, le
texte n’est
pas de moi. Il est dû à l’étonnante inspiration d’une
jeune Russe avec qui j’étais alors lié d’amitié, Mlle Lou de
Salomé.
Pour qui est
capable de saisir le sens qui s’attache aux
derniers
vers de ce poème, il sera facile de deviner pourquoi
je leur accordai ma préférence et mon admiration. Ils ont de
la grandeur. La douleur n’y est point présentée comme une
objection contre la vie : « S’il ne te reste plus de bonheur à
me donner, eh bien ! tu as encore ta peine !... »
Peut-être
qu’en cet endroit ma musique n’est pas non plus dépourvue de grandeur.
L’hiver
suivant je vécus dans cette baie riante et silencieuse
de Rapallo, près de Gênes, qui s’incurve entre Chiavari et le
cap de Porto fino. Ma santé n’était pas des meilleures ; l’hiver
était froid et pluvieux au delà de toute expression. La petite
auberge où j’étais descendu était située tout près de la mer, de
telle sorte que le bruit des flots rendait la nuit le sommeil
impossible. Elle offrait donc, en toutes choses, à peu près exactement le
contraire de ce qui m’eût été nécessaire. Malgré cela, et, en quelque sorte
pour démontrer que tout ce
qui est décisif naît
« malgré » les circonstances, ce fut durant
cet hiver et dans ces circonstances défavorables que mon
Zarathoustra prit naissance.
Le matin je
montais généralement la superbe route de Zoagli, en me dirigeant vers le sud,
le long d’une forêt de pin ;
je voyais
se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à
l’horizon ; l’après-midi je faisais le tour de toute la baie, depuis
Santa Margherita jusque derrière Porto fino. Ce lieu, ce
paysage s’est encore rapproché de mon cœur par le grand
amour qu’éprouvait à son égard l’empereur Frédéric III. Le
hasard voulut qu’en automne 1886 je me trouvai de nouveau sur
cette côte, lorsqu’il visita pour la dernière fois ce petit univers
de bonheur, oublié à l’écart. C’est sur ces deux chemins que
m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra,
avant tout Zarathoustra lui-même considéré comme type ;
mieux encore j’ai été surpris par Zarathoustra...
GÉNÉALOGIE DE LA MORALE
UNE ŒUVRE DE POLÉMIQUE
Les trois
dissertations qui composent cette généalogie sont peut-être, pour ce qui
concerne l’expression, l’intention et l’art de la surprise, ce qu’il a été
écrit jusqu’à présent de plus inquiétant. Dionysos, on ne l’ignore pas, est
aussi le dieu des ténèbres. Il y a là chaque fois un début qui doit
induire en erreur ; ce début est froid, scientifique, ironique même ;
il est mis en relief avec intention ; il est dilatoire à dessein. Peu à
peu l’agitation augmente ; çà et là il y a des éclairs à l’horizon ;
des vérités très désagréables viennent de loin avec de sourds grondements,
jusqu’à ce qu’un tempo feroce soit atteint, où tout se presse en avant
avec une tension formidable. À la fin, l’on aperçoit chaque fois, au milieu de
détonations absolument terribles, une nouvelle vérité, visible parmi
d’épais nuages.
La vérité de
la première dissertation, c’est la psychologie du christianisme :
la naissance du christianisme dans l’esprit du ressentiment, et non point,
comme on pourrait le croire, dans l’« esprit »… De par toute son
essence, c’est un mouvement de réaction, la grande insurrection contre la
domination des valeurs nobles.
La seconde
dissertation présente la psychologie de la conscience : celle-ci
n’est pas, comme on pourrait le croire, « la voix de Dieu dans
l’homme ». C’est l’instinct de la cruauté qui se dirige en arrière, après
qu’il ne lui a plus été possible de se décharger à l’extérieur. La cruauté,
considérée comme un des plus anciens et des plus nécessaires fondements de la
civilisation, est ici mise en lumière pour la première fois.
La troisième
dissertation résout le problème de l’origine de l’idéal ascétique et de sa
puissance énorme, la puissance de l’idéal du prêtre, bien que cet idéal soit
l’idéal nuisible par excellence, une volonté de la fin, un idéal de
décadence. Cette puissance du prêtre provient non point du fait que Dieu est
derrière lui, comme on pourrait le croire, mais du fait que l’idéal ascétique a
été jusqu’à présent, faute de mieux, le seul idéal, un idéal qui n’avait pas de
concurrence. « Car l’homme préfère vouloir le néant que de ne point
vouloir du tout… » Avant tout un contre-idéal faisait défaut,
jusqu’à l’apparition de Zarathoustra.
On m’a
compris. Trois études préparatoires et déterminantes d’un psychologue, en vue
d’une transmutation de toutes les valeurs. Ce livre contient la première
psychologie de prêtre.
POURQUOI JE SUIS UNE FATALITÉ
4.
Au fond, ce
sont deux négations que renferme pour moi le mot immoraliste. Je
contredis, d’une part, à un type d’homme qui était considéré jusqu’à présent
comme le type supérieur, l’homme bon, bienveillant, charitable ; je
contredis, d’autre part, à une espèce de morale qui a acquis de l’importance,
qui est devenue puissante comme morale en soi : la morale de décadence,
pour m’exprimer d’une façon plus précise, la morale chrétienne. Il sera
permis de considérer la seconde contradiction comme la plus décisive, vu que
l’estimation trop haute de la bonté et de la bienveillance, si on les juge en
grand, apparaît déjà comme un résultat de la décadence, comme symptôme de
faiblesse, comme incompatible avec une vie qui s’élève et qui affirme. Une des
conditions essentielles de l’affirmation c’est la négation et la destruction.
Je m’arrête
tout d’abord à la psychologie de l’homme bon. Pour évaluer ce que vaut un type
d’homme, il faut calculer le prix que coûte sa conservation, — il faut
connaître ses conditions d’existence. La condition d’existence de l’homme bon,
c’est le mensonge. Pour m’exprimer autrement, c’est la volonté de ne pas voir,
à tout prix, comment la réalité est faite en somme. Elle n’est pas faite pour
inviter sans cesse à agir les instincts bienveillants et encore moins pour
permettre sans cesse l’intervention de mains ignorantes et bonnes. Considérer
en général les calamités de toute espèce comme une objection, comme
quelque chose qu’il faut supprimer, c’est la niaiserie par excellence,
une niaiserie qui peut provoquer de véritables malheurs,si l’on juge les choses
de haut, une fatalité de bêtise — presque aussi bête que le serait la volonté de
supprimer le mauvais temps, par exemple, par pitié pour les pauvres gens…
Dans la
grande économie générale, les coups terribles de la réalité (dans les passions,
les désirs, la volonté de puissance) sont nécessaires en une mesure
incalculable, bien plus que cette forme du bonheur mesquin que l’on appelle la
« bonté ». Il faut même être indulgent pour accorder une place à
cette dernière, vu qu’elle a pour condition le mensonge des instincts. J’aurai
l’occasion de démontrer les conséquences inquiétantes au delà de toute mesure
que peut avoir pour l’histoire tout entière l’optimisme, cette création
des homines optima. Zarathoustra
fut le premier à comprendre que l’optimiste est aussi décadent que le
pessimiste et peut-être plus nuisible. Voici ses paroles :
Les hommes
bons ne disent jamais la vérité. Les hommes bons vous enseignent de faux arts
et de fausses certitudes. Vous êtes nés et vous avez été abrités dans les
mensonges des bons. Tout a été foncièrement déformé et perverti par les bons.
Heureusement
que le monde n’est pas construit en vue des instincts où la bète de troupeau au
cœur bon trouverait son propre bonheur. Exiger que tous les « hommes
bons », toutes les bêtes du troupeau aient des yeux bleus, de la bienveil
lance, une « belle âme » — ou, comme le désire M. Herbert Spencer,
qu’ils deviennent altruistes — ce serait enlever à l’existence son grand
caractère, ce serait châtrer l’humanité et l’abaisser à une misérable
chinoiserie. — Et c’est là ce que l’on a essayé !… C’est cela
précisément que l’on a appelé morale... Dans ce sens, Zarathoustra appelle
les bons, tantôt « les derniers hommes », tantôt le
« commencement de la fin », avant tout il les considère comme
l’espèce d’homme la plus dangereuse, vu qu’ils imposent leur existence,
aussi bien au prixde la vérité qu’au prix de l’avenir.
— Les
bons ne peuvent pas créer, ils sont toujours le commencement de la fin.
— Ils crucifient
celui qui inscrit des valeurs nouvelles sur de nouvelles tables ; ils
sacrifient l’avenir à eux-mêmes, ils crucifient tout l’avenir des
hommes !
— Les
bons — ils furent toujours le commencement de la fin… Et quel que soit le
dommage qu’occasionnent les calomniateurs du monde, le dommage causé par
les bons est le dommage le plus grand.
6.
Mais, dans
un autre sens encore, j ’ai choisi le mot immoraliste comme insigne et comme
emblème pour moi. Je suis heureux d’avoir ce mot qui me met en relief en face
de toute rhumanité. Personne encore n’a considéré la morale chrétienne
comme quelque chose qui se trouve au-dessous de lui ; il faut pour
cela une hauteur, un coup d’œil dans le lointain, une profondeur psychologique
absolument inouïs. La morale chrétienne fut jusqu’à présent la Circé de tous
les penseurs, — ils s’étaient mis à son service. — Qui donc, avant moi, est
descendu dans les cavernes d’où jaillit l’haleine empoisonnée de cet espèce
d’idéal, l’idéal des calomniateurs du monde ? Qui donc a osé se douter
seulement que c’étaient là des cavernes ? Qui donc, avant moi, fut, parmi
les philosophes, un psychologue, et non point l’opposé du psychologue,
un « charlatan supérieur », un « idéaliste » ? Avant
moi, il n’y a pas eu de psychologie.
Être ici le
premier, cela peut être une malédiction, mais c’est dans tous les cas une
fatalité, car c’est aussi, en tant que premier, que l’on méprise…
Le dégoût de l’homme, voilà mon danger…
7.
M’a-t-on
compris ? — Ce qui me délimite, ce qui me met à part de tout le reste de
l’humanité, c’est d’avoir découvert la morale chrétienne. C’est pourquoi
j’avais besoin d’un mot qui possédât le sens d’un défi lancé à chacun. De
n’avoir pas ouvert les yeux plus tôt, à ce sujet, c’est pour moi la plus grande
malpropreté que l’humanité ait sur la conscience. J’y vois la duperie de soi
faite instinct, la volonté d’ignorer par principe tout ce qui arrive, toute
cause, toute réalité, une sorte de faux monnayage en matière psychologique qui
va jusqu’au crime. L’aveuglement devant le christianisme, c’est là le crime
par excellence — le crime contre la vie. Les millénaires, les
peuples, les premiers aussi bien que les derniers, les philosophes et les
vieilles femmes — déduction faite de cinq ou six moments de l’histoire et de
moi comme le septième — sur ce point ils se valent tous. Le chrétien a été
jusqu’à présent l’« être moral » par excellence, une curiosité sans
exemple — et, en tant qu’« être moral », il fut plus absurde, plus
mensonger, plus vaniteux, plus frivole, il s’est nui plus à lui-même
que ne saurait l’imaginer même en rêve le plus grand contempteur de l’humanité.
La morale chrétienne — la forme la plus maligne de la volonté du mensonge —
elle est la Circé de l’humanité, c’est elle qui l’a corrompue. Ce n’est pas
l’erreur, en tant qu’erreur, qui m’épouvante en face de ce spectacle, ce n’est
pas le manque de « bonne volonté » qui dure depuis des millions
d’années, le manque de discipline, de bienséance, de bravoure dans les choses
de l’esprit qui se laisse deviner dans la victoire de cette morale, c’est le
manque de naturel, c’est cet état de faits épouvantable que la contre-nature
elle-même a reçu les honneurs suprêmes sous le nom de morale et qu’elle est
restée suspendue au-dessus de l’humanité comme sa loi, son impératif catégorique !…
Peut-on se
méprendre à ce point, non pas en tant qu’individu, non pas en tant que peuple,
mais en tant qu’humanité ?… On a enseigné à mépriser les tout premiers
instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une
« âme », d’un « esprit », pour faire périr le corps ;
dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à
voir quelque chose d’impur ; dans la plus profonde nécessité de la
croissance, dans le sévère amour de soi (le mot lui-même est déjà injurieux !)
on a cherché un principe mauvais ; au contraire, dans le signe typique de
la dégénérescence et de la contradiction des instincts, dans le
« désintéressement », dans la perte du point d’appui, dans
l’impersonnel et l’amour du prochain, on aperçoit la valeur supérieure, que
dis-je, la valeur par excellence… Comment ? l’humanité elle-même
serait-elle en décadence ? le fut-elle toujours ? — Ce qui est
certain, c’est qu’on ne lui a jamais présenté que des valeurs de décadence
sous le nom de valeurs supérieures. La morale du renoncement à soi est par
excellence la morale de dégénérescence, c’est la constatation : « je
suis en train de périr » traduite par cet impératif : « vous
devez tous périr », et non pas seulement par l’impératif !… Cette
seule morale qui a été enseignée jusqu’à présent, la morale du renoncement,
laisse deviner la volonté d’en finir, elle nie la vie à la base même de
la vie.
Ici une
possibilité demeure ouverte : ce n’est pas l’humanité qui est en
dégénérescence, c’est seulement cette espèce parasitaire d’hommes, l’espèce des
prêtres, qui, par le monde, en s’aidant du mensonge, est parvenue à
s’élever à la qualité d’arbitre pour la détermination des valeurs, qui a trouvé
dans la morale chrétienne un moyen pour parvenir à la puissance… Et, de fait,
ceci est ma conviction : les maîtres, les conducteurs de l’humanité furent
tous des théologiens et tous aussi des décadents : de là vient la
transmutation de toutes les valeurs en une inimitié de la vie, de là vient la
morale... Définition de la morale : La morale c’est l’idiosyncrasie
du décadent avec l’intention cachée de tirer vengeance de la vie — et
celte intention a été couronnée de succès. J’attache de la valeur à cette
définition.
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