mercredi 15 avril 2015

Nietzsche - Ecce Homo



ECCE HOMO

 

PRÉFACE

4.

Dans mon œuvre, mon Zarathoustra tient une place à part. Avec lui j’ai fait à l’humanité le plus beau présent qui lui fut jamais fait. Ce livre, avec l’accent de sa voix qui domine des milliers d’années, n’est pas seulement le livre le plus haut qu’il y ait, le véritable livre des hauteurs — l’ensemble des faits qui constitue « l’homme » se trouve au-dessous de lui, à une distance énorme —, il est aussi le livre le plus profond, né de la plus secrète abondance de la vérité, puits inépuisable où nul seau ne descend sans remonter à la surface débordant d’or et de bonté. Ici ce n’est pas un « prophète » qui parle, un de ces horribles êtres hybrides composés de maladie et de volonté de puissance, que l’on appelle fondateurs de religions. Il faut avant tout entendre, sans se tromper, l’accent qui sort de cette bouche — un accent alcyonien — pour ne pas méconnaître pitoyablement le sens de sa sagesse. « Ce sont des paroles silencieuses qui apportent la tempête ; des pensées qui viennent sur des pattes de colombe dirigent le monde. »
Les figues tombent de l’arbre, elles sont bonnes et douces, et en tombant leur rouge pelure se déchire.
Je suis un vent du nord pour les figues mûres.
C’est ainsi que, pareils à des figues, mes enseignements tombent jusqu’à vous : buvez donc leur suc et leur tendre chair !
L’automne est autour de nous, la pureté du ciel et de l’après-midi.
Ce n’est pas un fanatique qui parle ; ici l’on ne « prêche » pas, ici l’on n’exige pas la foi. D’une infinie plénitude de lumière, d’un gouffre de bonheur, la parole tombe goutte à goutte. Une tendre lenteur est l’allure de ce discours. De pareilles choses ne parviennent qu’aux oreilles des plus élus ; c’est un privilège sans égal que de pouvoir écouter ici ; personne n’est libre de comprendre Zarathoustra… Mais, en tout cela, Zarathoustra n’est-il pas un séducteur ?… Que disait-il donc de lui-même lorsqu’il retourna pour la première fois à sa solitude ? Exactement le contraire de ce que diraient, en un pareil cas, un « sage », un « saint », un « Sauveur du monde » ou quelque autre décadent… Il ne parle pas seulement différemment, il est aussi différent…
Je m’en vais seul maintenant, mes disciples ! Vous aussi, vous partirez seuls ! Je le veux ainsi.
En vérité, je vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous de Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés.
L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement savoir aimer ses ennemis, mais aussi haïr ses amis.
On n’a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas déchirer ma couronne ?
Vous me vénérez : mais que serait-ce si votre vénération s’écroulait un jour ? Prenez garde à ne pas être tués par une statue !
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants !
Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.
Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous renié que je reviendrai parmi vous.
__________
En ce jour parfait où tout arrive à maturité, où le raison n’est pas seul à brunir, un rayon de soleil vient de tomber sur ma vie : j’ai regardé derrière moi, j’ai regardé devant moi et jamais je ne vis autant de bonnes choses à la fois. Ce n’est pas en vain que j’ai enterré aujourd’hui ma quarante-quatrième année, car j’avais le droit de l’enterrer, — ce qui en elle était viable a pu être sauvé, est devenu immortel. Le premier livre de la la Transmutation de toutes les Valeurs, les Chants de Zarathoustra, le Crépuscule des Idoles, ma tentative de philosopher à coups de marteau — tout cela ce sont des cadeaux que m’a fait cette année, et même le dernier trimestre de cette année. Pourquoi ne serais-je pas reconnaissant à ma vie tout entière ?
C’est pourquoi je me raconte ma vie à moi-même.

POURQUOI JE SUIS SI SAGE
2.
Sans compter que je suis un décadent, je suis aussi le contraire d’un décadent. J’en ai fait la preuve, entre autres, en choisissant toujours, instinctivement, le remède approprié au mauvais état de masanté ; alors que le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste. Dans ma totalité j’ai été bien portant ; dans le détail, en tant que cas spécial, j’ai été déca­dent. L’énergie que j’ai eue de me condamner à une solitude absolue, de me détacher de toutes les conditions habituelles de la vie, la contrainte que j’ai exercée sur moi-même en ne me laissant plus soigner, dorloter, médicamenter, tout cela dé­montre que je possédais une certitude instinctive et absolue de ce qui m’était alors nécessaire. Je me suis pris moi-même en traitement, je me suis guéri moi-même. La condition pour réussir une telle cure— tout physiologiste en conviendra— c’est que l’on est bien portant au fond. Un être d’un type nettement morbide ne peut pas guérir et encore moins se guérir lui-même. Pour l’être bien portant la maladie peut au contraire faire office de stimulant énergique qui met en jeu et surexcite son instinct vital. C’est, en effet, sous cet aspect que m’apparaît maintenant cette longue période de maladie que j’ai traversée : j’ai en quelque sorte à nouveau découvert la vie, y compris moi-même ; j’ai goûté de toutes les bonnes choses et même des petites choses, comme d’autres pourraient difficilement en goûter. De telle sorte que, de ma volonté d’être en bonne santé, de ma volonté de vivre, j’ai fait ma philosophie... Car, qu’on y fasse bien attention, les années où ma vitalité descen­dit à son minimum ont été celles où je cessai d’être pessimiste. L’instinct de conservation m’a interdit de pratiquer une philo­sophie de la pauvreté et du découragement... Or, à quoi reconnaît-on en somme la bonne conformation ? Un homme bien con­formé est un objet qui plaît à nos sens ; il est fait d’un bois à la fois dur, tendre et parfumé. Il ne trouve du goût qu’à ce qui lui fait du bien. Son plaisir, sa joie cessent dès lors qu’il dépasse la mesure de ce qui lui convient. Il devine les remèdes contre ce qui lui est préjudiciable ; il fait tourner à son avantage les mau­vais hasards ; ce qui ne le fait pas périr le rend plus fort. De tout ce qu’il voit et entend, de tout ce qui lui arrive, il sait tirer une somme conforme à sa nature : il est lui-même un principe de sélection ; il laisse passer bien des choses sans les retenir. Il se plaît toujours dans sa propre société, quoi qu’il puisse fré­quenter, des livres, des hommes ou des paysages : il honore en choisissant, en acceptant, en faisant confiance. Il réagit lentement à toutes les excitations, avec cette lenteur qu’il tient, par discipline, d’une longue circonspection et d’une fierté voulue. Il examine la séduction qui s’approche, il se garde bien d’aller à sa rencontre. Il ne croit ni à la « mauvaise chance », ni à la « faute » : il sait en finir avec lui-même, avec les autres, il sait oublier. Il est assez fort pour que tout tourne, nécessai­rement, à son avantage.
Eh bien ! je suis le contraire d’un décadent, car c’est moi que je viens de décrire ainsi.
6.
L’absence de ressentiment, la clarté sur la nature du res­sentiment — qui sait si, en fin de compte, je ne les dois pas aussi à ma longue maladie ! Le problème n’est pas préci­sément simple : il faut en avoir fait l’expérience en partant de la force et en partant de la faiblesse. Si l’on peut faire valoir quelque chose contre l’état de faiblesse, contre l’état de maladie, c’est que le véritable instinct de guérison s’affaiblit, et chez l’homme cet instinct est un instinct de défense. On n’ar­rive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s’approchent indiscrètement de trop près ; tous les événements laissent des traces ; le souvenir est une plaie purulente. Être malade, c’est véritablement une forme du ressentiment. Contre tout cela le malade ne possède qu’un seul grand remède, je l’appelle le fatalisme russe, ce fatalisme sans révolte dont est animé le soldat russe qui trouve la cam­pagne trop rude, et finit par se coucher dans la neige. Ne plus rien prendre, renoncer à absorber n’importe quoi, — ne plus réagir d’aucune façon... La raison profonde de ce fatalisme, qui n’est pas toujours le courage de la mort, mais bien plus souvent la conservation de la vie, dans les circonstances qui mettent le plus la vie en danger, c’est l’abaissement des fonc­tions vitales, le ralentissement de la désassimilation, une sorte de volonté d’hibernation. Avancez de quelques pas dans cette logique et vous aurez le fakir qui dort pendant des semai­nes dans un tombeau.
Parce que l’on s’userait trop vite si l’on réagissait, on ne réagit plus du tout. C’est la logique qui l’exige. Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dange­reuses. Il en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. Le profond physiologiste qu’é­tait Bouddha l’a compris. Sa « religion », qu’il faudrait plutôt appeler une hygiène, pour ne pas la confondre avec une chose aussi pitoyable que le christianisme, subordonne ses effets à la victoire sur le ressentiment. Libérer l’âme du ressentiment, c’est le premier pas vers la guérison. « Ce n’est pas par l’inimitié que l’inimitié finit, c’est par l’amitié que l’inimitié finit », — cela se trouve écrit au commencement de la doctrine de Bouddha. Ce n’est pas la morale qui parle ainsi, mais l’hy­giène.
Le ressentiment né de la faiblesse n’est nuisible qu’aux êtres faibles. Dans les cas où l’on se trouve en présence d’une nature abondante, c’est un sentiment superflu, un sentiment dont il faut se rendre maître pour démontrer sa forcé. Celui qui connaît le sérieux qu’a mis ma philosophie à entreprendre la lutte contre les sentiments de vengeance et de rancune, poursui­vant ce sentiment jusque dans la doctrine du « libre arbitre », — la lutte contre le christianisme n’en est qu’un cas particulier, — celui-là comprendra pourquoi je tiens à mettre en lumière mon attitude personnelle, la sûreté de mon instinct dans la pra­tique. Dans mes moments de décadence je me suis gardé de ces sentiments, parce que je les considérais comme nuisibles ; dès que chez moi la vie redevenait assez abondante et assez fière, je me les interdisais parce que je les trouvais au-dessous de moi. Ce « fatalisme russe », dont j’ai parlé, s’est manifesté chez moi en ceci que je me suis cramponné âprement, pendant des années, à des situations, à des sociétés presque insupportables, après que le hasard me les eut données. Il vallait mieux n’en pas changer, pour ne pas sentir la possibilité de les changer, que de succomber à un mouvement de révolte... J’en voulais alors à mort à celui qui me troublait dans ce fatalisme, à celui qui voulait me réveiller brusquement. Et, de fait, il y avait chaque fois danger mortel. — Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire « autrement » que l’on est, dans des conditions semblables, c’est la raison même.
7.
La guerre, par contre, est une autre affaire. Je tiens de nature les aptitudes guerrières. L’attaque est, chez moi, un mouve­ment instinctif. Pouvoir être ennemi, être ennemi — cela fait peut-être supposer une nature vigoureuse ; de toute façon c’est une condition qui se rencontre chez toute nature vigoureuse. Celle-ci a besoin de résistance, par conséquent elle cherche la résistance. Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de ran­cune appartient à la faiblesse. La femme, par exemple, est rancunière ; cela tient à sa faiblesse, tout aussi bien que sa sensibilité devant la misère étrangère.
La force de l’agression peut se mesurer à la qualité de l’ad­versaire plus puissant, ou d’un problème plus dur, car un phi­losophe qui est belliqueux engage la lutte même avec les pro­blèmes. La tâche ne consiste pas à surmonter les difficultés d’une façon générale, mais à surmonter des difficultés qui permettent d’engager sa force tout entière, toute son ha­bileté et toute sa maîtrise dans le maniement des armes — pour se rendre maître d’adversaires qui vous soient égaux... L’égalité devant l’ennemi — première condition pour qu’un duel soit loyal. Quand on méprise on ne peut pas faire la guerre ; quand on commande alors que l’on se sent en présence de quelque chose qui est au-dessous de soi, on ne doit pas faire la guerre.
Ma pratique de la guerre peut se résumer en quatre propo­sitions :
En premier lieu : je n’attaque que les choses qui sont victorieuses ; si cela est nécessaire, j’attends jusqu’à ce qu’elles le soient devenues.
En deuxième lieu : je n’attaque que les choses contre les­ quels je ne trouverais pas d’allié, où je suis seul à combattre, seul à me compromettre... Je n’ai jamais fait publiquement un pas qui ne m’eût compromis. C’est là chez moi le critérium de la véritable façon d’agir.
En troisième lieu : je n’attaque jamais de personnes, je ne me sers des personnes que comme d’un verre grossissant au moyen duquel on peut rendre visible une calamité publique encore cachée et difficilement saisissable. C’est ainsi que j’ai attaqué David Strauss ou plus exactement le succès d’un livre caduc auprès du public allemand cultivé. Ce faisant j’ai pris sur le fait cette « culture » allemande... C’est ainsi que j’ai attaqué Wagner, plus exactement le caractère mensonger et hybride de notre « civilisation » qui confond ce qui est raffiné avec ce qui est abondant, ce qui est tardif avec ce qui est grand.
En quatrième lieu : je n’attaque que les choses où toute différence de personnes est exclue, où tout arrière-plan d’expé­riences fâcheuses fait défaut. Au contraire, attaquer c’est chez moi une preuve de bienveillance ; dans certains cas c’est même un témoignage de reconnaissance. Je rends hommage, je distingue en unissant mon nom à une chose, à une personne — que ce soit pour la défendre ou pour la combattre, c’est après tout sans importance. Si je fais la guerre au christianisme, je crois pouvoir la faire parce que de son fait je n’ai jamais subi nul désagrément, nulle entrave. Les chrétiens sérieux ont tou­jours été disposés favorablement à mon égard. Moi-même, bien que je sois par principe un ennemi du christianisme, je suis loin d’en vouloir aux individus à cause d’une chose qui est la fatalité de plusieurs milliers d’années.

POURQUOI JE SUIS SI MALIN
1.
Pourquoi je sais certaines choses de plus que les autres ? pourquoi, d’une façon générale, je suis si malin ? — Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui n’en sont pas, je ne me suis jamais gaspillé. Les véritables difficultés religieuses, par exemple, je ne les connais pas par expérience. Il m’a toujours complètement échappé comment je pourrais être « enclin au péché ». De même, tout critérium positif me manque pour savoir ce que c’est qu’un remords : d’après ce que l’on en entend dire, le remords ne me semble être rien d’estimable... Il me déplairait de laisser en plan une action, après coup ; je préférerais omettre par principe, dans le problème de la valeur, le dénouement fâcheux, les conséquences. Quand une chose finit mal, il arrive trop facilement que l’on manque de coup d’œil pour ce que l’on a fait : le remords me paraît être une sorte de mauvais œil. Garder en honneur une chose qui ne réussit pas, précisément parce qu’elle n’a pas réussi, voilà qui serait bien plutôt conforme à ma morale.
« Dieu », « l’immortalité de l’âme », « le salut », « l’au-delà », ce sont là des conceptions auxquelles je n’ai pas accordé d’attention, au sujet desquelles je n’ai pas perdu mon temps, pas même lorsque j’étais enfant — peut-être n’étais-je pas assez ingénu pour cela ! L’athéisme n’est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un événement de ma vie : chez moi il va de soi, il est une chose instinctive. Je suis trop curieux, trop incrédule, trop pétulant pour permettre que l’on me pose une question grosse comme le poing. Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing : Il est défendu de penser !
Une autre question m’intéresse bien davantage et le salut de l’humanité en dépend bien plus que d’une quelconque curiosité pour théologiens, c’est la question de la nutrition. On peut la formuler ainsi pour l’usage ordinaire : « Comment faut-il que tu te nourrisses, toi, pour atteindre ton maximum de force, de virtu, dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu, libre de moraline ? » — Les expériences per­sonnelles que j’ai faites sur ce domaine sont aussi mauvaises que possible ; je suis étonné maintenant que je me sois posé si tard cette question, que je n’aie pas su profiter plus tôt de ces expériences pour entendre « raison ». Seule la vilenie abso­lue de notre culture allemande — son « idéalisme » — peut m’expliquer tant soit peu pourquoi, sur ce chapitre, j’étais arrivé à un point qui confinait à la sainteté. Cette « culture » qui, dès l’abord, enseigne à perdre de vue les réalités, pour courir à tout prix après un but problématique — ce que l’on appelle les fins idéales — pour courir, par exemple, après ce que l’on appelle la « culture classique », comme si l’effort de réunir ces deux idées « classique » et « allemand » n’é­tait pas condamné d’avance à un échec certain ! Cet effort prête même à rire. Qu’on essaye donc de s’imaginer un habi­tant de Leipzig avec une « culture classique » !
Le fait est que, jusqu’au moment où j’ai atteint l’âge de la maturité j’ai toujours mal mangé ; pour m’exprimer au point de vue moral, j’ai mangé d’une façon « impersonnelle », « désintéressée », « altruiste », pour le plus grand bien des cuisiniers et de mes autres prochains. Avec la cuisine de Leipzig, par exemple, en même temps que je faisais mes premières études de Schopenhauer (1865), j’ai nié très sincèrement ma « volonté de vivre ». S’abîmer l’estomac en se nourrissant insuffisamment, la dite cuisine me semble résoudre ce problème d’une façon singulièrement heureuse. (On m’affirme que l’année 1866 a amené sous ce rapport un changement.) Mais si l’on considère la cuisine allemande dans son ensemble, que de choses elle a sur la conscience ! La soupe avant le repas (dans les livres de cuisine vénitiens du XVIe siècle cela s’appelle encore alla tedesca) ; la viande cuite ; les légumes rendus gras et farineux ; l’entre-mets dégénéré au point qu’il devient un véri­table presse-papier ! Si l’on y ajoute encore le besoin véritable­ ment animal de boire après le repas, en usage chez les vieux Allemands et non pas seulement chez les Allemands vieux, on comprendra aussi l’origine de l’esprit allemand. . . de cet esprit qui vient des intestins affligés. L’esprit allemand est une indigestion, il n’arrive à en finir avec rien.
Pour ce qui en est du régime anglais qui, si on le compare au régime allemand et même au français, apparaît comme une sorte de « retour à la nature », c’est-à-dire au cannibalisme, elle est profondément contraire à mon propre instinct ; il me semble qu’elle donne à l’esprit des pieds pesants — des pieds d’Anglaises... La meilleure cuisine est celle du Piémont.
Les boissons alcooliques me sont préjudiciables. Un verre de vin ou de bière par jour suffit largement pour que la vie devienne pour moi semblable à une vallée de larmes. C’est à Munich que vivent mes antipodes. En admettant que j’aie appris cela un peu tard, dès mon enfance j’en avais fait l’expé­rience. Lorsque j’étais gamin, je m’imaginais que de boire du vin et de fumer, ce n’est au début qu’une vanité de jeune homme et plus tard une mauvaise habitude. Peut-être bien que le vin de Nauembourg a contribué à provoquer chez moi ce jugement un peu dur. Pour croire que le vin rassérène, il faudrait que je fusse chrétien, je veux dire qu’il faudrait que j’eusse la foi, ce qui est pour moi une absurdité. Chose curieuse, si les petites doses d’alcool très dilué me mettent de mauvaise humeur, les fortes doses font de moi un véritable matelot. Dès mon plus jeune âge je mettais à cela une sorte de bravoure. Rédiger une longue dissertation latine en une seule veillée nocturne et la mettre au propre, avec l’ambition dans la plume d’imiter, par l’exactitude et la concision, mon modèle Saluste ; verser sur mon latin quelques grogs du plus fort calibre, quand j’étais élève de la vénérable École de Pforta, tout cela n ’était nullement en contradiction avec ma physiologie, ni même avec celle de Saluste — quoi qu’en puisse penser la vénérable École de Pforta.
À vrai dire, plus tard, vers le milieu de ma vie, je me déci­dai, de plus en plus, contre l’usage de toute espèce de boisson spiritueuse. Moi qui suis, par expérience, l’adversaire du végétarianisme, tout comme Richard Wagner, qui m’a converti, je ne saurais conseiller assez énergiquement l’abstention absolue de l’alcool, à toutes les natures d’espèce spirituelle. L’eau fait l’affaire... J’ai une prédilection pour les endroits où l’on a partout l’occasion de puiser dans les eaux courantes (Nice, Turin, Sils) ; un petit verre d’eau me court après comme un chien. « In vino veritas » : il semble bien que pour la notion de « vérité » me voilà encore en désaccord avec tout le monde. Chez moi l’esprit plane sur les eaux.
Voici quelques indications encore au sujet de ma morale. Un repas substantiel est plus facile à digérer qu’un repas léger. Une des premières conditions pour une bonne diges­tion, c’est que l’estomac entre en activité dans sa totalité. Il faut connaître la dimension de son estomac. Pour la même raison, il faut éviter ces repas interminables que j’appel­lerai des sacrifices interrompus, les repas que l’on prend à table d’hôte. — Pas de collations entre les repas, point de café, le café assombrit. Le thé n’est salutaire que le matin. Il faut le prendre en petites quantités, mais très fort ; il devient préjudiciable et peut indisposer pour toute la journée s’il est d’un degré trop faible. Sur ce chapitre chacun a sa propre mesure qui oscille parfois entre les limites les plus étroites et les plus délicates. Dans un climat très agaçant, il faut décon­seiller le thé pris à jeun : il faut commencer une heure aupa­ravant avec une tasse de cacao épais et déshuilé.
Être assis le moins possible ; ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, alors que l’on se meut libre­ ment. Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête. Tous les préjugés viennent des intestins. Le cul de plomb — je l’ai déjà dit — c’est le véritable péché contre le saint-esprit.
4
En cet endroit où je parle des récréations de ma vie, il faut que je dise un mot pour exprimer ma reconnaissance envers ce qui m’a toujours et de tous temps récréé le plus profondément et le plus cordialement. Sans aucun doute, ce furent mes relations intimes avec Richard Wagner. Je fais bon marché de tous mes autres rapports avec les hommes. À aucun prix je ne voudrais effacer de ma vie les journées passées à Triebschen, des journées de confiance, de gaieté, de hasards sublimes, de moments profonds... Je ne sais pas ce qui est arrivé à d’autres avec Wagner : au-dessus de notre ciel jamais un nuage n’a passé.
Et, en parlant ainsi, je reviens encore une fois à la France. Je n’ai pas de raisons à invoquer contre les wagnériens et hoc genus omnes qui croient honorer Wagner, en le trouvant semblable à eux-mêmes. Ils ne font que m’arracher une grimace... Tel que je suis, étranger dans mes instincts les plus intimes à tout ce qui est allemand, à un point que le voisinage d’un Allemand suffit à retarder ma digestion, le premier contact avec Wagner fut le premier moment dans ma vie où je pus respirer librement. Je considérai Wagner, je le vénérai comme un produit de l’étranger, comme un contraste, comme une protestation vivante contre les « vertus allemandes ».
Nous autres qui, tout enfants, avons respiré l’air maréca geux des années 1850, nous sommes nécessairement des pes­simistes pour tout ce qui touche à « l’idée allemande ». Il nous est impossible d’être autre chose que des révolutionnaires ; nous n’admettons pas un état de choses où les tartufes ont la haute main. Qu’ils aient arboré aujourd’hui d’autres couleurs, qu’ils soient vêtus d’écarlate ou qu’ils paradent en uniforme de hussard, cela m’est parfaitement indifférent... Eh bien ! Wagner était un révolutionnaire ! Il avait pris la fuite devant les Allemands... En tant qu’artiste, on ne saurait avoir, en Europe, d’autre patrie que Paris. La délicatesse des cinq sens en art, qui est une des conditions de l’art wagnérien, le sens des nuances, la morbidesse psychologique, tout cela ne se rencontre qu’à Paris. Nulle part ailleurs on ne trouve cette passion pour tout ce qui touche aux questions de la forme, ce sérieux dans la mise en scène— c’est par excellence le sérieux parisien. En Allemagne on ne se doute pas de l’ambition énorme que nourrit au fond de son âme un artiste parisien. L’Allemand est bonasse — Wagner n’était rien moins que bonasse.... Mais j’ai déjà suffisamment expliqué à quel domaine appartient Wagner (Par delà le Bien et le Mal, paragraphe 256), quels sont ses proches parents. Il est un de ces romantiques français de la seconde période, de l’espèce sublime et entraînante à laquelle appartenaient des artistes comme Delacroix, comme Berlioz, possédant dans l’intimité de leur être un fond de ma ladie, quelque chose d’incurable, tous fanatiques de l’expres­sion, virtuoses de part en part... Qui donc fut le premier par­tisan intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, le même qui fut le premier à comprendre Delacroix, ce décadent-type en qui toute une génération d’artistes s’est reconnue — il fut peut-être aussi le dernier...
Ce que je n’ai jamais pardonné à Wagner, c’est qu’il con­descendit à l’Allemagne — qu’il devint Allemand de l’empire. Partout où va l’Allemagne elle corrompt la civilisation. —
9
On me demandera peut-être pourquoi j’ai raconté toutes ces petites choses, insignifiantes selon les jugements traditionnels ; on m’objectera que je ne fais que me nuire, alors que j’ai de grandes tâches à défendre. Je répondrai que toutes ces petites choses — nutrition, lieu et climat, récréation, toute la casuistique de l’amour de soi — sont à tous les points de vue beaucoup plus importantes que tout ce que l’on a con­sidéré jusqu’ici comme important. C’est là précisément qu’il faut commencer à changer de méthode. Tout ce que l’humanité a évalué sérieusement jusqu’à présent, ce ne sont même pas des réalités, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés des mauvais instincts de natures mala­dives et foncièrement nuisibles — toutes les notions, telles que « Dieu », « l’âme », « la vertu », « le péché », « l’au-delà », « la vérité », « la vie éternelle ». Mais on y a cherché la grandeur de la nature humaine, sa « divinité »... Toutes les questions de politique, d’ordre social, d’éducation, ont été faussées à l’origine, parce que l’on a pris les hommes les plus nuisibles pour des grands hommes, parce que l’on a enseigné à mépriser les « petites » choses, je veux dire les affaires fonda­mentales de la vie... Or, si je me compare aux hommes que l’on a vénérés jusqu’à présent comme les premiers hommes la différence qu’il y a entre eux et moi saute aux yeux. Ces prétendus « premiers » je ne les compte même pas parmi les hommes, — ils sont pour moi le rebut de l’humanité, produits de la maladie et de l’instinct de vengeance. Ce ne sont que des monstres néfastes et profondément incurables, qui veulent se venger de la vie.
Je veux être l’opposé de ces gens-là. Mon privilège c’est d’avoir les sens très aiguisés pour tous les symptômes des instincts bien portants. II n’y a chez moi aucun trait maladif ; même dans mes moments de maladies graves, je ne suis pas devenu morbide. On cherche en vain dans mon être un trait de fanatisme. À aucun moment de ma vie on ne pourra décou­vrir chez moi une attitude prétentieuse ou pathétique. Le pa­thétique de l’attitude n’appartient pas à la grandeur. Celui qui a communément besoin d’attitudes n’est pas franc... Gar­dez-vous des hommes pittoresques !
La vie m’est apparue facile, le plus facile quand elle exigeait de moi les choses les plus difficiles. Celui qui m’a vu durant les soixante-dix jours de cet automne, où, sans interruption, je n’ai écrit que des choses de premier ordre, des choses que personne ne pourrait imiter ou m’enseigner, avec la responsabilité des milliers d’années qui vont venir, celui-là n’aura su percevoir chez moi nulle trace de tension, mais bien plutôt une fraîcheur d’esprit et une gaieté débordantes. Je n’ai jamais mangé avec des sentiments plus agréables, je n’ai jamais mieux dormi.
Je ne connais pas d’autre manière, dans les rapports avec les grandes tâches, que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre contrainte, la mine sombre, la moindre attitude dure dans la nuque, tout cela sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien davantage contre une œuvre !.. On n’a pas le droit d’avoir des nerfs... souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais souffert que de la multitude. À une époque où j’étais absurdement jeune, à l’âge de sept ans, je savais déjà qu’aucune parole humaine ne pourrait jamais m’atteindre : m’a-t-on jamais vu triste à cause de cela ? — Aujourd’hui encore, je possède la même affabilité à l’égard de tout le monde, je suis même plein d’égards pour les infé­rieurs ; dans tout cela, il n’y a pas un grain de fierté ou de mépris déguisé. Quand je méprise quelqu’un, il devine que je le méprise : je révolte par ma seule présence tout ce qui a du sang corrompu dans les veines... Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il faut non seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins le cacher — tout idéalisme c’est le mensonge devant la nécessité — il faut aussi l’aimer...
POURQUOI J’ÉCRIS DE SI BONS LIVRES

1.
Je suis une chose, mon œuvre en est une autre.
Avant que je parle de mes livres, je veux toucher ici un mot au sujet de la compréhension et de l’incompréhension qu’ils ont rencontrées. Je le fais avec autant de nonchalance qu’il peut convenir, car cette question est encore loin d’être d’actualité. En ce qui me concerne personnellement, je ne suis pas encore d’actualité. Quelques-uns naissent d’une façon posthume.
Il viendra un jour, que je ne saurais préciser, où l’on aura besoin d’institutions qui enseigneront ma doctrine, qui enseigneront à vivre comme je m’entends à vivre. Peut-être alors créera-t-on même des chaires pour l’interprétation de Zarathoustra. Mais je serais en contradiction absolue avec moi-même, si je m’attendais aujourd’hui déjà à trouver des oreilles, à trouver des mains pour mes vérités. Qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne veuille rien prendre de moi, cela me paraît non seulement compréhensible, mais juste. Je ne veux pas être confondu avec un autre, je ne me confonds pas moi-même.
Encore une fois, je n’ai rencontré dans ma vie que fort peu de « mauvaise volonté ». Il me serait même difficile de citer un cas de mauvaise volonté littéraire. Par contre, je n’ai été que trop accablé de pure ignorance... Il me semble que c’est un des plus rares hommages que quelqu’un puisse se rendre à lui-même que de prendre en main un de mes livres. J’admets même qu’il se déchausse, ou peut-être ira-t-il encore jusqu’à ôter ses bottes. Un jour le docteur Henri de Stein se plaignit loyalement à moi de ne pas comprendre un mot à mon Zarathoustra. Je lui répondis que c’était tout à fait dans les règles : En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues, cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que les hommes « modernes pourraient atteindre. Comment, avec un pareil sentiment de la distance, pourrais-je seulement souhaiter d’être lu par les « modernes ? que je connais !
Mon triomphe est l’opposé de celui de Schopenhauer. Je dis « non legor, non legar. Il Non point que je veuille estimer trop bas la joie que m’a procurée maintes fois l’innocence que l’on mettait à dénier toute valeur à mes œuvres. Cet été encore, à une époque où, par l’accent sérieux, beaucoup trop sérieux de ma littérature, j’étais capable de déplacer l’équilibre de tout le reste de la littérature, un professeur de l’Université de Berlin me donna à entendre, avec bienveillance, que je ferais mieux de me servir d’une autre forme car, me disait-il, ce que je fais personne ne le lit.
En fin de compte, ce ne fut pas l’Allemagne, mais la Suisse qui fournit les deux cas les plus extrêmes. Un article consacré à Par delà le Bien et le Mal dans le Bund de Berne, par le docteur V. Widmann, sous le titre de le Livre le plus dangereux de Nietzsche, et un compte-rendu général de tous mes ouvrages de la plume de M. Karl Spittler, dans le même Bund, représentent un maximum dans ma vie... Je me garde bien de dire un maximum de quoi. Ce dernier traite par exemple mon Zarathoustra d’« exercice supérieur de style », en souhaitant que, dans l’avenir, je prisse également soin du contenu. Le docteur Widmann m’exprime sa considération pour le courage que je mets à tendre vers l’abolition de tous les sentiments convenables. Par une petite malice de la destinée, chaque phrase, avec une logique que j’ai admirée, semblait être une vérité à rebours. En somme, il sufnsait de retourner, de « transmuer toutes les valeurs », pour frapper juste à mon égard, d’une façon même fort remarquable, au lieu de me river mon clou... J’ai d’autant plus de raison pour chercher une explication.
Bref, personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus qu’il n’en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrême : qu’un livre ne parle que d’événements qui se trouvent complètement en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même rarement seulement, dans la vie de quelqu’un ; que c’est la première fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrêmement simple on n’entend rien de ce que dit l’auteur et l’on a l’illusion de croire que là où l’on n’entend rien il n’y a rien... C’est l’expérience que j’ai faite dans la plupart des cas et c’est, si l’on veut, ce que mon expérience personnelle présente d’original. Celui qui croit avoir compris quelque chose dans mon œuvre s’en est fait une idée à sa propre image, une idée qui, le plus souvent, est en contradiction absolue avec moi-même. On fait de moi, par exemple, un « idéaliste ». Quand on n’a rien compris du tout, on se contente de nier ma valeur, on dit que je n’entre pas en ligne de compte.
Le mot « Surhumain », par exemple, qui désigne un type de perfection absolue, en opposition avec l’homme « moderne », l’homme « bon », avec les chrétiens et d’autres nihilistes, lorsqu’il se trouve dans la bouche d’un Zarathoustra, le destructeur de la morale, prend un sens qui donne beaucoup à réfléchir. Presque partout, en toute innocence, on lui a donné une signification qui le met en contradiction absolue avec les valeurs qui ont été affirmées par le personnage de Zarathoustra, je veux dire qu’on en a fait le type « idéaliste » d’une espèce supérieure d’hommes, à moitié « saint », à moitié « génie »..... D’autres bêtes à cornes savantes, à cause de ce mot, m’ont suspecté de darwinisme ; on a même voulu y retrouver le « culte des héros » de ce grand faux monnayeur inconscient qu’était Carlyle, ce culte que j’ai si malicieusement rejeté. Quand je soufflais à quelqu’un qu’il ferait mieux de s’enquérir d’un César Borgia que d’un Parsifal, il n’en croyait pas ses oreilles.
Il faudra me pardonner si je suis sans aucune curiosité à l’endroit des comptes-rendus de mes livres, surtout en ce qui concerne ceux qui paraissent dans les journaux. Mes amis, mes éditeurs le savent et ne m’en parlent jamais. Dans un cas particulier, il m’est arrivé d’avoir sous les yeux tous les péchés qui ont été commis au sujet d’un de ces livres. Il s’agissait de Par delà le Bien et le Mal et je pourrais en conter long à ce sujet. Croirait-on que là Gazette nationale, un journal prussien (ceci dit pour mes lecteurs étrangers, pour ma part je ne lis, avec votre permission, que le Journal des Débats) allait jusqu’à interpréter sérieusement mon œuvre comme un « signe des temps », comme la véritable philosophie des hobereaux, cette philosophie pour laquelle la Gazette de la Croix ne fait que manquer de courage ?...
5.
Que, dans mes écrits, c’est un psychologue qui parle, un psychologue qui n’a pas son égal, c’est peut-être là la première conviction à laquelle arrive un bon lecteur, un de ces lecteurs comme j’en mérite, qui me lisent comme les bons philologues d’autrefois lisaient leur Horace. Les propositions au sujet desquelles tout le monde est d’accord — pour ne point parier des philosophes de tout le monde, les moralistes et autres têtes creuses et têtes de choux — apparaissent chez moi comme les plus naïves des méprises : par exemple cette croyance que les termes « altruiste » et « égoïste » sont des antithèses, alors que l’ego lui-même n’est qu’une « suprême duperie », un « idéal »… Il n’y a ni actions égoïstes ni actions non-égoïstes. Les deux idées sont des contre-sens psychologiques. Il en est de même des maximes « L’homme aspire au bonheur. » Ou bien : « Le bonheur est la récompense de la vertu. » Ou bien encore : « Le plaisir et la peine sont des antithèses »… La morale, cette Circé de l’humanité, a faussé, a envahi de son essence, tout ce qui est psychologie, jusqu’à formuler ce non-sens que l’amour est quelque chose de « non-égoïste ». Il faut presque être assis sur soi-même, il faut se tenir bravement sur ses deux jambes, autrement on ne saurait être capable d’aimer. Les femmes ne le savent, en fin de compte, que trop bien. Elles se soucient comme de leur première chemise des hommes non-égoïstes, des hommes objectifs.
Puis-je affirmer en passant que je crois bien connaitre les femmes ? Cela fait partie de mon patrimoine dionysien. Qui sait ? peut-être suis-je le premier psychologue de l’éternel féminin ?
Elles m’aiment toutes. C’est une vieille histoire. Exception faite des femmes malheureuses, des femmes émancipées, de celles qui n’ont pas l’étoffe pour faire des enfants. Heureusement que je n’ai pas l’intention de me laisser déchirer. La femme parfaite déchire quand elle aime… Je connais ces aimables ménades. Quel dangereux petit fauve qui sait ramper et ronger ! Et si agréable avec cela !… Une petite femme qui court après sa vengeance renverserait même la destinée. La femme est infiniment plus méchante que l’homme, elle est aussi plus maligne. Chez la femme la bonté est déjà une forme de la dégénérescence. Toutes celles que l’on appelle des « belles âmes » souffrent au fond d’elles-mêmes d’un inconvénient physiologique. Je ne dis pas tout, autrement je deviendrais médicynique.
La lutte pour les droits égaux est déjà un symptôme de maladie. Tous les médecins le savent. La femme, plus elle est femme, se défend des pieds et des mains contre toute espèce de droit l’état primitif, la guerre perpétuelle entre les sexes, lui assigne de beaucoup le premier rang. A-t-on prêté l’oreille à ma définition de l’amour ? Elle est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour, son moyen, c’est la guerre et il cache au fond la haine mortelle des sexes. A-t-on entendu ma réponse à la question comment on guérit une femme, comment on fait son « salut » ? On lui fait un enfant. La femme a besoin d’avoir des enfants, l’homme n’est toujours qu’un moyen vers ce but — ainsi parlait Zarathoustra.
« Émancipation de la femme », c’est le nom que prend la haine instinctive de la femme manquée, c’est-à-dire incapable d’enfantement, contre la femme d’une bonne venue. La lutte contre l’« homme » n’est jamais qu’un moyen, un prétexte, une tactique. En s’élevant elles-mêmes, sous le nom de «femme en soi », de « femme supérieure », de « femme idéaliste », ces femmes tendent à abaisser le niveau général de la femme ; il n’y a pas de plus sûr moyen pour cela que l’éducation des lycées, les culottes et les droits politiques de la bête électorale. Au fond, les femmes émancipées sont les anarchistes dans le monde de l’éternel féminin ». Toute une catégorie de cet « idéalisme » d’espèce maligne — lequel se rencontre du reste aussi chez les hommes, par exemple chez Henrik Ibsen, cette vieille fille typique — a pour but d’empoisonner la bonne conscience, la nature dans l’amour sexuel. Et pour ne point laisser de doute sur mon opinion aussi honnête que sévère en cette matière, je veux encore faire part d’un article de mon code moral contre le vice. Sous le nom de vice je combats toute espèce de contre-nature ou, si l’on aime les beaux mots, toute espèce d’idéalisme. Voici cet article « La prédication de la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. Le mépris de la vie sexuelle, toute souillure decelle-ci parl’idée d’« impureté », est un véritable crime contre la vie, le vrai péché contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la Vie. »

L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

1.
Pour être juste à l’égard de l’Origine de la Tragédie (1876), il va falloir oublier certaines choses. Elle a fait de l’effet et même fasciné avec, ce qui y était manqué, avec son application à la Wagnérie, comme si celle-ci était le symptôme de quelque chose qui commence. Par là même cet écrit était un événement dans la vie de Wagner. C’est seulement à partir du moment de son apparition que le nom de Wagner représenta de grands espoirs. Aujourd’hui encore on me rappelle parfois, en plein Parsifal, que c’est de ma faute qu’une si haute opinion, au sujet de la valeur culturelle de ce mouvement, ait prévalu.
J’ai plusieurs fois vu citer l’ouvrage sous le titre de la Renaissance de la Tragédie par l’esprit de la Musique ». On n’a prêté l’oreille qu’à une formule nouvelle de l’art, du but, de la tâche chez Wagner. On semblait ne pas s’apercevoir de ce que cet écrit cachait de précieux. « Hellénisme et Pessimisme », c’eût été là un titre sans équivoque, vu qu’il est enseigné pour la première fois dans cet ouvrage comment les Grecs parvinrent à en finir avec le pessimisme, comment ils l’ont surmonté... La tragédie précisément est la preuve que les Grecs n’étaient pas des pessimistes. Schopenhauer s’est trompé là comme il s’est trompé partout.
Pris en main avec quelque peu d’impartialité, l’Origine de la Tragédie a l’air très inactuelle. On ne se douterait pas en rêve qu’elle a été commencée sous les coups de canon de la bataille de Wœrth. J’ai réfléchi à ces problèmes sous les murs de Metz, pendant de froides nuits de septembre, alors que j’étais attaché au service de santé. On pourrait croire bien plutôt qu’elle est de cinquante ans plus ancienne. Politiquement, elle est indifférente, « non-allemande », comme on dirait aujourd’hui. Elle sent l’hégélianisme d’une façon assez scabreuse et, seulement dans certaines formules, le parfum de croque-mort particulier à Schopenhauer y est attaché. Une « idée » — l’opposition entre dionysien et apollinien — y est traduite métaphysiquement l’histoire elle-même y est considérée comme le développement de cette idée ; dans la tragédie, l’antithèse avec l’unité est supprimée ; sous cette optique, des choses qui ne s’étaient jamais vues face à face sont opposées l’une à l’autre, éclairées et comprises l’une par l’autre. L’Opéra, par exemple, et la Révolution...
Les deux innovations définitives du livre sont d’abord l’interprétation du phénomène dionysien chez les Grecs — il en donne pour la première fois la psychologie, il y voit l’une des racines de l’art grec tout entier — ; et ensuite l’interprétation du socratisme : Socrate y est présenté pour la première fois comme l’instrument de la décomposition grecque, comme le décadent-type. La « raison » s’oppose à l’instinct. La « raison » à tout prix apparaît comme une puissance dangereuse, comme une puissance qui mine la vie. Dans le livre tout entier, il y a un silence profond et hostile pour tout ce qui touche le christianisme. Celui-ci n’est ni apollinien ni dionysien ; il nie toutes les valeurs esthétiques, les seules que reconnaisse l’Origine de la Tragédie ; il est nihiliste au sens le plus profond, alors que dans le symbole dionysien la limite extrême de l’affirmation est atteinte. Une fois il est fait allusion aux prêtres chrétiens, comme à une « espèce sournoise de nains », comme à des êtres « souterrains »...
2.
Ce début est singulier au delà de toute expression. J’avais découvert, pour mon expérience personnelle, le seul symbole, la seule réplique que possède l’histoire, et je fus ainsi le premier à comprendre le merveilleux phénomène du dionysien. De même, par le fait que j’ai démasqué Socrate pour reconnaître en lui un décadent, j’ai démontré sans équivoque que la sûreté de mon tour de main psychologique ne courait nul danger du fait d’une idiosyncrasie morale quelconque. La morale elle-même considérée comme un symptôme de décadence, c’est là une innovation, une chose unique et de premier ordre dans l’histoire de la connaissance. Dans les deux cas, j’ai fait un bond formidable par-dessus le plat et triste bavardage qu’est la querelle entre l’optimisme et le pessimisme.
Je fus le premier à voir la véritable antithèse : l’instinct qui dégénère et qui se tourne contre la vie avec une haine souterraine (christianisme, philosophie de Schopenhauer, en un certain sens déjà la philosophie de Platon, l’idéalisme tout entier, comme formules typiques) et une formule de l’affirmation supérieure, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans restriction, l’approbation même de la souffrance, même de la faute, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. Cette dernière et joyeuse confirmation de la vie, confirmation débordante et impétueuse, répond non seulement à l’entendement supérieur, elle répond aussi à l’entendement le plus profond, celui que la vérité et la science ont confirmé et soutenu avec le plus de sévérité. Rien de ce qui existe ne doit être supprimé,rien n’est superflu. Les côtés de l’existence que rejettent les chrétiens et autres nihilistes sont même d’un ordre infiniment supérieur dans la hiérarchie des valeurs que ceux auxquels les instincts de décadence donnent et ont le droit de donner leur approbation. Pour comprendre cela il faut avoir du courage et, ce qui est une condition du courage, un excédent de force car, exactement dans la mesure où le courage peut se hasarder en avant, selon le même degré de force, on s’approche de la vérité. La connaissance de la réalité, l’approbation de la réalité sont pour le fort une nécessité aussi grande que l’est pour le faible, sous l’inspiration de la faiblesse,la lâcheté et la fuite devant la réalité, — l’« idéal »... Il ne leur est pas loisible de connaître : les décadents ont besoin du mensonge, il est une de leurs conditions d’existence.
Celui qui non seulement comprend le terme « dionysien », mais encore se comprend dans ce terme, n’a pas besoin d’une réfutation de Platon, du christianisme ou de Schopenhauer. — Il flaire la décomposition...
LES CONSIDÉRATIONS INACTUELLES

1.
Les quatre Considérations inactuelles sont absolument combatives. Elles démontrent que je n’étais pas un rêvasseur, que je prends plaisir à tirer l’épée, — peut-être aussi que je suis doué d’une singulière habileté du poignet. La première attaque (1873) fut dirigée contre la culture allemande que je considérais alors déjà avec un mépris sans ménagements. Pour moi elle était dépourvue de signification, sans substance et sans but. Elle ne représentait qu’une « opinion publique ». Il n’y a pas de plus dangereux malentendu que de croire que le grand succès des armées allemandes prouve quelque chose qui soit en faveur de cette culture, que ce succès signifie même la victoire de cette culture sur la France.
La seconde Considération inactuelle (1874) met en lumière ce qu’il y a de dangereux, ce qui ronge et empoisonne la vie dans notre façon de faire de la science. La vie est malade à cause de ce rouage inhumain et mécanique, à cause du travail « impersonnel » de l’ouvrier, à cause de la fausse économie dans la « division du travail ». Le but qui est la culture se perd ; le moyen, l’activité scientifique moderne, barbarise... Dans ce traité, le « sens historique » dont ce siècle se montre si fier est pour la première fois présenté comme une maladie, comme l’indice typique de la décomposition.
Dans la troisième et la quatrième Considération inactuelle, on oppose, comme l’indication d’une conception supérieure de la culture, du rétablissement de la « culture », deux images du plus pur personnalisme et de la discipline de soi, deux types qui sont par excellence inactuels, animés d’un mépris souverain pour tout ce qui, autour d’eux, s’appelait « Empire)), « Culture », « Christianisme », « Bismarck », « Succès », Schopenhauer et Wagner, ou, pour mieux dire, en un seul mot Nietzsche...
HUMAIN, TROP HUMAIN
4.
À ce moment-là, mon instinct s’est décidé implacablement contre l’habitude que j’avais prise de céder, de suivre, de me tromper sur moi-même. N’importe quel genre de vie, les conditions les plus défavorables, la maladie, la pauvreté — tout cela me semblait préférable à ce « désintéressement » indigne, où j’étais tombé d’abord par ignorance, par excès de jeunesse, où je m’étais accroché ensuite par indolence, par je ne sais quel « sentiment du devoir ».
C’est alors que me vint en aide, d’une façon que je ne saurais assez admirer, et précisément au bon moment, ce mauvais héritage que je tiens de mon père et qui est en somme une prédisposition à mourir jeune. La maladie me dégagea lentement de mon milieu ; elle m’épargna toute rupture, toute démarche violente et scabreuse. À ce moment je n’ai perdu aucun des témoignages de bienveillance dont on m’entourait, j’en ai même gagné de nouveaux. La maladie me conféra en outre le droit de changer complètement toutes mes habitudes ; elle me permit, elle m’ordonna de me livrer à l’oubli ; elle me fit hommage de l’obligation de demeurer couché, de rester oisif, d’attendre, de prendre patience... Mais c’est là précisément ce qui s’appelle penser !... Mes yeux seuls suffirent à mettre fin à toute préoccupation livresque, à toute philologie. Je fus délivré des « livres » ; pendant des années je ne lus plus rien et ce fut le plus grand bienfait que je me sois jamais accordé !
Ce « moi » intérieur, ce moi en quelque sorte enfoui et rendu silencieux, à force d’entendre sans cesse un autre moi (— et lire n’est pas autre chose), ce moi s’éveilla lentement, timidement, avec hésitation, mais il finit enfin par parler de nouveau. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à regarder en moi-même que durant les périodes les plus malades et les plus douloureuses de ma vie. Il suffit de lire Aurore ou, par exemple, le Voyageur et son ombre pour comprendre ce qu’était ce « retour à moi-même » : une forme supérieure de la guérison. L’autre guérison ne fit que sortir de celle-ci. —

AURORE, RÉFLEXIONS SUR LES PRÉJUGÉS MORAUX

1.
Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non point que l’on y sente le moins du monde l’odeur de la poudre. On lui trouvera, au contraire, de tout autres senteurs, un parfum bien plus agréable, pour peu que l’on ait quelque délicatesse de flair. Il n’y a pas là de fracas d’ artillerie, pas même de feu de tirailleurs. Si l’effet de ce livre est négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non pas avec la logique brutale d’un coup de canon. On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit de tout ce qu’on honorait et même de tout ce que l’on adorait jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne trouve dans le livre tout entier ni une négation, ni une attaque, ni une méchanceté, — bien au contraire, il s’étend au soleil, lisse et heureux, tel un animal marin qui prend un bain de soleil parmi les récifs. Aussi bien étais-je moi-même cet animal marin : presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de rochers qui avoisine Gênes, et où je vivais tout seul, échangeant des secrets avec la mer. Maintenant encore, si par aventure je reprends contact avec ce livre, chaque phrase presque est pour moi comme un bout de fil à l’aide duquel je ramène des profondeurs quelque merveille incomparable ; sur sa peau courent partout des frissons délicats de souvenir.
L’art qui distingue ce livre n’est point à dédaigner, il sait surprendre les choses qui passent légèrement et sans bruit, des instants que je compare à de divins lézards, et les fixer un instant, — non pas avec la cruauté de ce jeune dieu grec qui embrochait simplement les pauvres petits lézards, — mais pourtant à l’aide d’une pointe acérée — la plume... « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », cette inscription hindoue se dresse au seuil de ce livré. Où l’auteur cherche-t-il cette aube nouvelle, cette rougeur délicate, invisible encore, qui annonce un jour nouveau, —oh ! toute une série, tout un monde de jours nouveaux ? Dans une transmutation de toutes les valeurs, par quoi l’homme s’affranchira de toutes les valeurs morales reconnues jusqu’alors, dira « oui » et osera croire à tout ce qui, jusqu’à présent, fut interdit, méprisé, maudit. Ce livre, tout d’affirmation, répand sa lumière, son amour, sa tendresse, sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur « âme », la bonne conscience, leur droit souverain, supérieur à l’existence. La morale n’est pas attaquée, elle ne compte plus... Ce livre se termine par un : « Ou bien ! », — c’est le seul livre au monde qui finisse par : « Ou bien ! »...
2.
Ma tâche de préparer à l’humanité un instant de suprême retour sur elle-même, un grand Midi, où elle pourrait regarder en arrière et regarder dans le lointain, où elle se soustrairait à la domination du hasard et des prêtres et où elle se poserait, pour la première fois, dans son ensemble, la question du pourquoi et du comment, — cette tâche découle nécessairement de la conviction que l’humanité ne suit pas d’elle-même le droit chemin, qu’elle n’est nullement gouvernée par une providence divine, que, bien au contraire, sous ses conceptions des valeurs les plus saintes, se cachait d’une façon insidieuse l’instinct de la négation, l’instinct de la corruption, l’instinct de décadence. Le problème de l’origine des valeurs morales est pour moi une question de tout premier ordre, parce que l’avenir de l’humanité en dépend. L’obligation de croire que toutes choses se trouvent dans les meilleures mains, qu’un seul livre, la bible, rassure définitivement au sujet du gouvernement divin et de la sagesse dans les destinées de l’humanité, si on la transcrit dans la réalité, équivaut à la volonté d’étouffer la vérité qui démontrerait exactement le contraire, à savoir cette conviction lamentable que jusqu’à présent l’humanité aëtéen de mauvaises mains, qu’elle a été gouvernée par les déshérités qu’anime la ruse et la vengeance, par ceux que l’on appelle les « saints », ces calomniateurs du monde qui souillent la race humaine.
La preuve décisive, d’où il ressort que le prêtre (— sans en excepter les prêtres masqués, les philosophes) est devenu le maître non seulement dans les limites d’une communauté religieuse déterminée, mais d’une façon générale, que la morale de décadence, la volonté de la fin, passe pour la morale par excellence, c’est la valeur absolue dont on investit partout les actes non-égoïstes et l’inimitié dont on poursuit tout ce qui est égoïste. Celui qui n’est pas d’accord avec moi sur ce point, je le considère comme infecté… Mais c’est le monde entier qui n’est pas d’accord avec moi… Pour un physiologiste une telle contradiction de valeurs ne laisse plus aucun doute. Quand, dans l’ensemble de l’organisme le moindre organe se relâche, fût-ce même en une très petite mesure, et cesse de faire valoir avec une sûreté parfaite sa conservation de soi, son énergie propre, son « égoïsme », l’ensemble aussitôt dégénère. Le physiologiste exige l’ablation de la partie dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est loin de le prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de l’ensemble, de l’humanité. C’est pour cette raison qu’il conserve ce qui dégénère ; c’est à ce prix qu’il domine l’humanité...
Quel sens ont ces conceptions mensongères, les conceptions auxiliaires de la morale — « l’âme », « l’esprit », « le libre arbitre », « Dieu », — si ce n’est de ruiner physiologiquement l’humanité ?... Lorsque l’on détourne le sérieux de la conservation de soi, de l’accroissement de la force corporelle, c’est-à-dire de la vie, lorsque l’on fait de la chlorose un idéal, du mépris du corps le « salut de l’âme », qu’est-ce autre chose, sinon une recette pour aboutir à la décadence ? — La perte de l’équilibre, la résistance contre les instincts naturels, en un mot le « désintéressement », c’est ce que l’on a appelé jusqu’à présent la morale... Avec Aurore j’ai entrepris pour la première fois la lutte contre la morale du renoncement à soi. —

AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
UN LIVRE POUR TOUS ET POUR PERSONNE

1.
Je veux raconter maintenant l’histoire de Zarathoustra. La conception fondamentale de l’œuvre, l’idée de l’éternel Retour, cette formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir, date du mois d’août de 1881. Elle est jetée sur une feuille de papier avec cette inscription : « À 6.000 pieds par delà l’homme et le temps. » Je parcourais ce jour-là la forêt, le long du lac de Silvaplana ; près d’un formidable bloc de rocher qui se dressait en pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C’est là que cette idée m’est venue.
Si, à compter de ce jour, je me reporte à quelques mois en arrière, je trouve, comme signe précurseur de cet événement, une transformation soudaine, profonde et décisive de mes goûts, surtout en musique. Peut-être faut-il ranger mon Zarathoustra sous la rubrique « Musique ». Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il supposait au préalable une « régénération » totale de l’art d’écouter. Dans une petite ville d’eau en pleine montagne, près de Vicence, à Recoara, où je passai le printemps de l’année 1881, je découvris en compagnie de mon maëstro et ami Peter Gast — un « régénéré » lui aussi, — que le phénix musique volait près de nous, paré d’un plumage plus léger et plus brillant qu’autrefois. Si, pourtant, à compter de ce jour, je me transporte en pensée jusqu’à la date de l’enfantement, qui se fit soudainement et dans les conditions les plus invraisemblables au mois de février 1883 — (la partie finale, celle dont j’ai cité quelques passages dans la préface, fut achevée précisément à l’heure sainte où Richard Wagner mourait à Venise) — je constate que l’incubation fut de dix-huit mois. Ce chiffre d’exactement dix-huit mois pourrait donner à penser — entre bouddhistes tout au moins — que je suis au fond un éléphant femelle. L’intervalle appartient à la composition du Gai savoir, qui contient déjà cent indices annonçant l’approche de quelque chose d’incomparable ; en fin de compte, on y trouve même le début de Zarathoustra, car l’avant-dernière pièce du quatrième livre en contient l’idée fondamentale.
À cette période intermédiaire appartient également la composition de cet Hymne à la vie (avec chœur mixte et orchestre) dont la partition a paru il y a deux ans chez E.-W. Fritsch, à Leipzig. Et ce n’était peut-être pas là un symptôme sans importance pour l’état d’esprit de cette année, où l’émotion affirmative par excellence, appelée par moi émotion tragique, m’animait à son suprême degré. On le chantera plus tard un jour en mémoire de moi. — Le texte, je tiens à le dire expressément parce qu’il y a eu malentendu à ce sujet, le texte n’est pas de moi. Il est dû à l’étonnante inspiration d’une jeune Russe avec qui j’étais alors lié d’amitié, Mlle Lou de Salomé.
Pour qui est capable de saisir le sens qui s’attache aux derniers vers de ce poème, il sera facile de deviner pourquoi je leur accordai ma préférence et mon admiration. Ils ont de la grandeur. La douleur n’y est point présentée comme une objection contre la vie : « S’il ne te reste plus de bonheur à me donner, eh bien ! tu as encore ta peine !... »
Peut-être qu’en cet endroit ma musique n’est pas non plus dépourvue de grandeur.
L’hiver suivant je vécus dans cette baie riante et silencieuse de Rapallo, près de Gênes, qui s’incurve entre Chiavari et le cap de Porto fino. Ma santé n’était pas des meilleures ; l’hiver était froid et pluvieux au delà de toute expression. La petite auberge où j’étais descendu était située tout près de la mer, de telle sorte que le bruit des flots rendait la nuit le sommeil impossible. Elle offrait donc, en toutes choses, à peu près exactement le contraire de ce qui m’eût été nécessaire. Malgré cela, et, en quelque sorte pour démontrer que tout ce qui est décisif naît « malgré » les circonstances, ce fut durant cet hiver et dans ces circonstances défavorables que mon Zarathoustra prit naissance.
Le matin je montais généralement la superbe route de Zoagli, en me dirigeant vers le sud, le long d’une forêt de pin ; je voyais se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à l’horizon ; l’après-midi je faisais le tour de toute la baie, depuis Santa Margherita jusque derrière Porto fino. Ce lieu, ce paysage s’est encore rapproché de mon cœur par le grand amour qu’éprouvait à son égard l’empereur Frédéric III. Le hasard voulut qu’en automne 1886 je me trouvai de nouveau sur cette côte, lorsqu’il visita pour la dernière fois ce petit univers de bonheur, oublié à l’écart. C’est sur ces deux chemins que m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra, avant tout Zarathoustra lui-même considéré comme type ; mieux encore j’ai été surpris  par Zarathoustra... 

GÉNÉALOGIE DE LA MORALE
UNE ŒUVRE DE POLÉMIQUE

Les trois dissertations qui composent cette généalogie sont peut-être, pour ce qui concerne l’expression, l’intention et l’art de la surprise, ce qu’il a été écrit jusqu’à présent de plus inquiétant. Dionysos, on ne l’ignore pas, est aussi le dieu des ténèbres. Il y a là chaque fois un début qui doit induire en erreur ; ce début est froid, scientifique, ironique même ; il est mis en relief avec intention ; il est dilatoire à dessein. Peu à peu l’agitation augmente ; çà et là il y a des éclairs à l’horizon ; des vérités très désagréables viennent de loin avec de sourds grondements, jusqu’à ce qu’un tempo feroce soit atteint, où tout se presse en avant avec une tension formidable. À la fin, l’on aperçoit chaque fois, au milieu de détonations absolu­ment terribles, une nouvelle vérité, visible parmi d’épais nuages.
La vérité de la première dissertation, c’est la psychologie du christianisme : la naissance du christianisme dans l’esprit du ressentiment, et non point, comme on pourrait le croire, dans l’« esprit »… De par toute son essence, c’est un mouve­ment de réaction, la grande insurrection contre la domination des valeurs nobles.
La seconde dissertation présente la psychologie de la cons­cience : celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, « la voix de Dieu dans l’homme ». C’est l’instinct de la cruauté qui se dirige en arrière, après qu’il ne lui a plus été possible de se décharger à l’extérieur. La cruauté, considérée comme un des plus anciens et des plus nécessaires fondements de la civilisation, est ici mise en lumière pour la première fois.
La troisième dissertation résout le problème de l’origine de l’idéal ascétique et de sa puissance énorme, la puissance de l’idéal du prêtre, bien que cet idéal soit l’idéal nuisible par excellence, une volonté de la fin, un idéal de décadence. Cette puissance du prêtre provient non point du fait que Dieu est derrière lui, comme on pourrait le croire, mais du fait que l’idéal ascétique a été jusqu’à présent, faute de mieux, le seul idéal, un idéal qui n’avait pas de concurrence. « Car l’homme préfère vouloir le néant que de ne point vouloir du tout… » Avant tout un contre-idéal faisait défaut, jusqu’à l’apparition de Zarathoustra.
On m’a compris. Trois études préparatoires et déterminantes d’un psychologue, en vue d’une transmutation de toutes les valeurs. Ce livre contient la première psychologie de prêtre.

POURQUOI JE SUIS UNE FATALITÉ
4.
Au fond, ce sont deux négations que renferme pour moi le mot immoraliste. Je contredis, d’une part, à un type d’homme qui était considéré jusqu’à présent comme le type supérieur, l’homme bon, bienveillant, charitable ; je contre­dis, d’autre part, à une espèce de morale qui a acquis de l’im­portance, qui est devenue puissante comme morale en soi : la morale de décadence, pour m’exprimer d’une façon plus précise, la morale chrétienne. Il sera permis de considérer la seconde contradiction comme la plus décisive, vu que l’estimation trop haute de la bonté et de la bienveillance, si on les juge en grand, apparaît déjà comme un résultat de la décadence, comme symptôme de faiblesse, comme incompatible avec une vie qui s’élève et qui affirme. Une des conditions essentielles de l’affirmation c’est la négation et la destruction.
Je m’arrête tout d’abord à la psychologie de l’homme bon. Pour évaluer ce que vaut un type d’homme, il faut calculer le prix que coûte sa conservation, — il faut connaître ses conditions d’existence. La condition d’existence de l’homme bon, c’est le mensonge. Pour m’exprimer autrement, c’est la volonté de ne pas voir, à tout prix, comment la réalité est faite en somme. Elle n’est pas faite pour inviter sans cesse à agir les instincts bienveillants et encore moins pour permettre sans cesse l’intervention de mains ignorantes et bonnes. Considérer en général les calamités de toute espèce comme une objection, comme quelque chose qu’il faut supprimer, c’est la niaiserie par excellence, une niaiserie qui peut provoquer de véritables malheurs,si l’on juge les choses de haut, une fatalité de bêtise — presque aussi bête que le serait la volonté de supprimer le mauvais temps, par exemple, par pitié pour les pauvres gens…
Dans la grande économie générale, les coups terribles de la réalité (dans les passions, les désirs, la volonté de puissance) sont nécessaires en une mesure incalculable, bien plus que cette forme du bonheur mesquin que l’on appelle la « bonté ». Il faut même être indulgent pour accorder une place à cette dernière, vu qu’elle a pour condition le mensonge des instincts. J’aurai l’occasion de démontrer les conséquences inquiétantes au delà de toute mesure que peut avoir pour l’histoire tout entière l’optimisme, cette création des homines optima. Zara­thoustra fut le premier à comprendre que l’optimiste est aussi décadent que le pessimiste et peut-être plus nuisible. Voici ses paroles :
Les hommes bons ne disent jamais la vérité. Les hommes bons vous enseignent de faux arts et de fausses certitudes. Vous êtes nés et vous avez été abrités dans les mensonges des bons. Tout a été foncièrement déformé et perverti par les bons.
Heureusement que le monde n’est pas construit en vue des instincts où la bète de troupeau au cœur bon trouverait son propre bonheur. Exiger que tous les « hommes bons », toutes les bêtes du troupeau aient des yeux bleus, de la bienveil­ lance, une « belle âme » — ou, comme le désire M. Herbert Spencer, qu’ils deviennent altruistes — ce serait enlever à l’existence son grand caractère, ce serait châtrer l’humanité et l’abaisser à une misérable chinoiserie. — Et c’est là ce que l’on a essayé !… C’est cela précisément que l’on a appelé morale... Dans ce sens, Zarathoustra appelle les bons, tantôt « les derniers hommes », tantôt le « commencement de la fin », avant tout il les considère comme l’espèce d’homme la plus dangereuse, vu qu’ils imposent leur existence, aussi bien au prixde la vérité qu’au prix de l’avenir.
Les bons ne peuvent pas créer, ils sont toujours le commencement de la fin.
Ils crucifient celui qui inscrit des valeurs nouvelles sur de nouvelles tables ; ils sacrifient l’avenir à eux-mêmes, ils crucifient tout l’avenir des hommes !
Les bons — ils furent toujours le commencement de la fin… Et quel que soit le dommage qu’occasionnent les calomnia­teurs du monde, le dommage causé par les bons est le dommage le plus grand.
6.
Mais, dans un autre sens encore, j ’ai choisi le mot immoraliste comme insigne et comme emblème pour moi. Je suis heureux d’avoir ce mot qui me met en relief en face de toute rhumanité. Personne encore n’a considéré la morale chrétienne comme quelque chose qui se trouve au-dessous de lui ; il faut pour cela une hauteur, un coup d’œil dans le lointain, une profondeur psychologique absolument inouïs. La morale chrétienne fut jusqu’à présent la Circé de tous les penseurs, — ils s’étaient mis à son service. — Qui donc, avant moi, est descendu dans les cavernes d’où jaillit l’haleine empoisonnée de cet espèce d’idéal, l’idéal des calomniateurs du monde ? Qui donc a osé se douter seulement que c’étaient là des cavernes ? Qui donc, avant moi, fut, parmi les philosophes, un psychologue, et non point l’opposé du psychologue, un « charlatan supérieur », un « idéaliste » ? Avant moi, il n’y a pas eu de psychologie.
Être ici le premier, cela peut être une malédiction, mais c’est dans tous les cas une fatalité, car c’est aussi, en tant que premier, que l’on méprise… Le dégoût de l’homme, voilà mon danger…
7.
M’a-t-on compris ? — Ce qui me délimite, ce qui me met à part de tout le reste de l’humanité, c’est d’avoir découvert la morale chrétienne. C’est pourquoi j’avais besoin d’un mot qui possédât le sens d’un défi lancé à chacun. De n’avoir pas ouvert les yeux plus tôt, à ce sujet, c’est pour moi la plus grande malpropreté que l’humanité ait sur la conscience. J’y vois la duperie de soi faite instinct, la volonté d’ignorer par principe tout ce qui arrive, toute cause, toute réalité, une sorte de faux monnayage en matière psychologique qui va jusqu’au crime. L’aveuglement devant le christianisme, c’est là le crime par excellence — le crime contre la vie. Les millénaires, les peuples, les premiers aussi bien que les derniers, les philosophes et les vieilles femmes — déduction faite de cinq ou six moments de l’histoire et de moi comme le septième — sur ce point ils se valent tous. Le chrétien a été jusqu’à présent l’« être moral » par excellence, une curiosité sans exemple — et, en tant qu’« être moral », il fut plus absurde, plus men­songer, plus vaniteux, plus frivole, il s’est nui plus à lui-même que ne saurait l’imaginer même en rêve le plus grand contempteur de l’humanité. La morale chrétienne — la forme la plus maligne de la volonté du mensonge — elle est la Circé de l’humanité, c’est elle qui l’a corrompue. Ce n’est pas l’erreur, en tant qu’erreur, qui m’épouvante en face de ce spectacle, ce n’est pas le manque de « bonne volonté » qui dure depuis des millions d’années, le manque de discipline, de bien­séance, de bravoure dans les choses de l’esprit qui se laisse deviner dans la victoire de cette morale, c’est le manque de naturel, c’est cet état de faits épouvantable que la contre-nature elle-même a reçu les honneurs suprêmes sous le nom de morale et qu’elle est restée suspendue au-dessus de l’humanité comme sa loi, son impératif catégorique !…
Peut-on se méprendre à ce point, non pas en tant qu’individu, non pas en tant que peuple, mais en tant qu’humanité ?… On a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une « âme », d’un « esprit », pour faire périr le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur ; dans la plus profonde nécessité de la croissance, dans le sévère amour de soi (le mot lui-même est déjà injurieux !) on a cherché un principe mauvais ; au contraire, dans le signe typique de la dégéné­rescence et de la contradiction des instincts, dans le « désintéressement », dans la perte du point d’appui, dans l’impersonnel et l’amour du prochain, on aperçoit la valeur supérieure, que dis-je, la valeur par excellence… Comment ? l’humanité elle-même serait-elle en décadence ? le fut-elle toujours ? — Ce qui est certain, c’est qu’on ne lui a jamais pré­senté que des valeurs de décadence sous le nom de valeurs supérieures. La morale du renoncement à soi est par excellence la morale de dégénérescence, c’est la constatation : « je suis en train de périr » traduite par cet impératif : « vous devez tous périr », et non pas seulement par l’impératif !… Cette seule morale qui a été enseignée jusqu’à présent, la morale du renoncement, laisse deviner la volonté d’en finir, elle nie la vie à la base même de la vie.
Ici une possibilité demeure ouverte : ce n’est pas l’humanité qui est en dégénérescence, c’est seulement cette espèce parasitaire d’hommes, l’espèce des prêtres, qui, par le monde, en s’aidant du mensonge, est parvenue à s’élever à la qualité d’arbitre pour la détermination des valeurs, qui a trouvé dans la morale chrétienne un moyen pour parvenir à la puissance… Et, de fait, ceci est ma conviction : les maîtres, les conducteurs de l’humanité furent tous des théologiens et tous aussi des décadents : de là vient la transmutation de toutes les valeurs en une inimitié de la vie, de là vient la morale... Définition de la morale : La morale c’est l’idiosyncrasie du déca­dent avec l’intention cachée de tirer vengeance de la vie — et celte intention a été couronnée de succès. J’attache de la valeur à cette définition.

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