jeudi 19 novembre 2015

Pensées – Giacomo Leopardi



Pensées – Giacomo Leopardi

I
Je me suis longtemps refusé à tenir pour vrai ce que je vais dire, car compte tenu de la singularité de ma nature et du fait que l’on tend toujours à juger les autres d’après soi - même, je n’ai jamais été porté à haïr les hommes, mais au contraire à les aimer. C’est l’expérience qui, non sans résistance de ma part, a fini par me convaincre […].
J’affirme que le monde n’est que l’association des coquins contre les gens de bien, des plus vils contre les plus nobles.
III
Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d’imprimer beaucoup et de ne rien lire.
V
Dans les choses profondes, c’est toujours le petit nombre qui est le plus perspicace ; la majorité, elle, ne s’entend qu’aux évidences.
En politique en revanche, s’opposer à l’opinion de la majorité est toujours un exercice périlleux, qui s’avère à la longue parfaitement inutile.

VI
La mort n’est pas un mal : elle libère l’homme de ses maux et, le privant de tous les biens, lui en enlève le désir. C’est la vieillesse qui est le mal suprême : elle ôte à l’homme ; toutes les jouissances, ne lui en laisse que la soif et apporte avec elle toutes les douleurs. Et pourtant, c est la mort que l’on redoute et la vieillesse que l’on désire.
VII
Une des erreurs les plus graves commises chaque jour par les hommes est de croire que leurs secrets ne seront jamais divulgués, non  seulement les secrets révélés en confidence, mais aussi tout ce que chacun peut apprendre ou remarquer sur le compte d’autrui, contre son gré ou à son insu, et qu’il eût été préférable de ne pas connaître. Ainsi, lorsque tu sais qu'un aspect de ta vie personnelle est connu d’un autre que toi, ne te fais pas d’illusions et considère pour certain que tout le monde est au courant, quelle qu’en puisse être pour toi la honte ou le dommage.

Le cancan le plus recherché, celui qui excite la curiosité et dissipe l’ennui, c’est toujours la révélation toute fraîche de quelque mystères
XIX
Il y a de par le monde des gens condamnés à toujours échouer auprès des hommes, non par inexpérience, ni en raison d’une connaissance incomplète de la vie sociale, mais du fait d’une impossibilité profonde à s’adapter.

Ceux qui ont affaire à eux s’efforcent de les tromper et de les exploiter plus qu’ils ne le feraient avec personne d’autre, croyant la chose plus facile et se sentant plus sûrs de l’impunité.

XXIII
Ce lieu commun, que la vie est une pièce de théâtre, se vérifie surtout en ceci que les hommes s’évertuent sans cesse à parler d’une façon et à agir d’une autre : comédie dont aujourd’hui chacun est acteur parce que tout le monde parle de la même manière, et dont presque personne n’est spectateur, car il n’est que les enfants et les sots qui soient dupes d’un tel verbiage. C’est une pièce totalement inepte qui se joue là, accablante d’absurdité et d’ennui. Et pourtant, notre siècle mériterait que l’on tente de faire de la vie une action véridique et non plus simulée et que l’on résolve pour la première fois dans l’histoire la fameuse contradiction entre les mots et les actes.
User autrement des mots et appeler une fois pour toutes les choses par leur nom.

XXV
Tu as beau te croire complètement détrompé sur le monde, le connaître à fond, n’éprouver qu’aversion pour ses charmes, il suffit qu’il t’accorde un instant de complaisance pour que tu te sentes en partie réconcilié avec lui ; de même tu ne connais pas d’individu si méchant lui, s’il te présente ses hommages, ne te semble perdre un peu de sa méchanceté. Tout cela pour montrer la faiblesse de l’homme, non pour justifier les méchants, ni le monde.


XXIX
L’imposture excelle et triomphe dans le mensonge, mais sans l'imposture la vérité ne peut rien.

XXXIII
Les imposteurs médiocres, et généralement les femmes, croient toujours que leurs impostures ont été couronnées de succès et qu’ils tiennent désormais leurs dupes. Mais les plus fins en doutent, car ils connaissent mieux les difficultés et l’étendue de leur art : ils savent en effet qu’ils ne sont pas seuls à vouloir tromper les autres, que c’est là un phénomène général et que souvent l’imposteur est trompé à son tour. De plus ils ne négligent jamais, à la différence des gens de peu d’esprit, de prendre en compte l’intelligence de leurs victimes.

XXXIV
Les jeunes gens croient très souvent se rendre aimables en feignant la mélancolie. Certes, quand elle est feinte, la mélancolie peut-elle plaire un moment, surtout aux femmes, mais lorsqu’elle ne l’est pas, tout le monde la fuit. Seule la gaieté plaît et réussit dans le commerce des hommes, car, quoi qu’en pensent les jeunes gens, le monde, avec raison, n’aime pas les larmes, mais le rire.

XLI
C’est souvent à tort que l’homme se juge offensé par les propos tenus sur son compte en dehors de sa présence ou délibérément échangés à son insu. En effet, si l’on veut bien faire un effort de mémoire et considérer son propre comportement, il n’est pas d’ami si cher, de  personne si adorée, dont on ne se soit un jour permis en son absence de parler d’une façon susceptible, si l’écho lui en fut revenu, de la blesser profondément. L’amour-propre est si sensible, si démesurément pointilleux, qu’il est presque impossible qu’aucune parole, proférée à notre insu, et fidèlement rapportée, ne nous semble indigne de nous et ne nous irrite. On ne saurait dire toutefois combien nous violons souvent le précepte de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas que l’on nous fît, et combien la liberté de parler d’autrui nous paraît, quand c’est nous qui la prenons, une conduite tout à fait innocente.

XLII
Chez l’homme qui vient de dépasser la vingt- cinquième année, un nouveau sentiment se fait jour : il saisit tout à coup qu’il est plus âgé que nombre de ses amis, et s’aperçoit que le monde est rempli de gens beaucoup plus jeunes que lui, alors que jusqu’ici il se croyait occuper pour la vie le point culminant du bel âge. S’il était une place qu’on ne pouvait lui contester, c’était bien celle-là. En effet, ses cadets, encore adolescents et rarement ses amis, ne faisaient pas encore partie du monde.

XLIV
Il en résulte, chose facile à constater, que les faibles vivent suivant le bon plaisir du monde, et les forts, selon le leur.

XLVI
De tout temps, la vertu fut ainsi reçue par la multitude, dont les jugements et les sentiments profonds se manifestent, parfois même contre son gré, dans les formes du langage. Malgré la perpétuelle dissimulation de la pensée par les mots eux-mêmes, ce verdict constant de la foule indique clairement que nul ne choisit d’être homme de bien s’il peut faire autrement, et que seuls les imbéciles sont bons, ne pouvant être autre chose.

XLIX
En vérité si tu ne cherches pas à tirer quelque profit ou quelque renom de ta fréquentation des hommes, ne cherche pas non plus leur affection, car tu ne l’obtiendras pas ; et si tu veux bien suivre un conseil, garde toujours la tête haute, en ne rendant à chacun que son dû. Tu n’en seras que plus sûrement l’objet de la haine, mais bien moins souvent celui du mépris.

LIV
On n'en finirait pas de dresser la liste des illusions et des absurdités qui sont tenues pour vraies par les hommes les plus sensés, chaque fois que l’esprit ne peut venir à bout d’une contradiction qui le tourmente.
LXVII
On présente faussement l’ennui comme un mal commun. Il est commun d’être inactif, ou plutôt désœuvré ; il ne l’est pas de s’ennuyer. L’ennui est l’apanage des gens d’esprit. Plus l’intelligence est vive, plus l’ennui est fréquent, douloureux, terrible. La plupart des hommes trouvent toujours à s’occuper et à se divertir, et si d’aventure ils doivent rester totalement inactifs, ils n’en ressentent que peu de gêne. De là vient que les hommes d’imagination demeurent incompris sur ce chapitre et provoquent parfois l’étonnement et les railleries du vulgaire lorsqu’ils se plaignent de l’ennui en des termes évoquant ordinairement les plus grandes misères de la vie, celles auxquelles nul ne peut se soustraire.

LXXVI
Il n’est au monde rien de plus rare qu’une personne que l’on peut supporter tous les jours.

LXXXII
Nul ne devient homme s’il n’a d’abord acquis une grande expérience de soi-même, où il se révèle à ses propres yeux, se forge un juge ment sur son propre compte et ainsi détermine en quelque sorte sa destinée et sa vie. À cette grande expérience sans laquelle on ne quitte jamais tout à fait l’enfance, les temps ancien offraient une ample matière toute prête, mai: de nos jours la vie bourgeoise est si dénuée d’imprévu que, faute d’occasion, la plupart des hommes meurent avant d’avoir connu l’expérience dont je parle, comme s’ils n’étaient, de ce point de vue, que des enfants mort-nés. Pour les autres, la connaissance et la possession de soi-même viennent de leurs malheurs, de leurs besoins, ou de quelque grande et forte passion, le plus souvent de l’amour, quant l’amour est une grande passion, ce qui n’arrive pas à tous ; quoiqu’il arrive à tous d’aimer. Survînt-il comme à quelques-uns dans la jeunesse, ou plus tard et après d’autres amours de moindre importance, comme il est semble-t-il plus fréquent, l’amour véritable et passionné permet à celui qui l’a connu de se faire une bonne idée de ses semblables, de tous ceux parmi lesquels l’ont jeté des désirs intenses et d’impérieux besoins qui demeuraient ignorés de lui jusque-là. L’homme apprend ainsi par expérience la nature des passions, en connaissant la plus vive d’entre elles, celle qui enflamme toutes les autres. Il apprend à connaitre son caractère et son tempérament, découvre l’étendue de ses facultés et de ses forces, et dès lors peut juger de ce qu’il doit ou ne doit point attendre de lui-même, et, pour autant que l’on puisse envisager l’avenir, de la place qui lui sera réservée en ce monde. La vie entière prend à ses yeux un aspect nouveau, se transforme déjà de chose entendue en chose vue, de vie imaginaire en vie réelle ; et s’il ne se sent pas toujours plus heureux, il se sent du moins plus puissant qu’auparavant, plus capable de tirer parti de lui-même et des autres.


XCVIX
Plus généralement, le désir d’être ce que nous ne sommes pas a pour conséquence de tout gâcher dans le monde : c’est cela qui rend insupportables tant de gens qui par ailleurs ont tout pour se faire aimer.



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