Working : Histoires orales du travail aux Etats-Unis – Studs Terkel
INTRODUCTION
Ce livre sur le travail traite aussi — par sa nature même — de la violence,
de la violence faite à l’esprit comme au corps. Il y est question d’ulcères
comme d’accidents, d’engueulades comme d’empoignades, de dépressions nerveuses
comme de vaisselle cassée. Il y est question par-dessus tout (ou par-dessous)
d’humiliations quotidiennes. Survivre à chaque jour est un assez grand triomphe
pour les blessés qui, parmi nous, sont encore en état de marcher.
Les cicatrices, psychiques aussi bien que physiques, rapportées à la table
du dîner devant le poste de télévision touchent peut-être de leur chancre l’âme
de notre société. Plus ou moins, « plus ou moins », expression suprêmement ambiguë
revenant constamment dans les entretiens qui forment ce livre ; reflet
peut-être d’une attitude ambiguë envers le travail. Plus qu’acceptation
orwellienne, moins que sabotage luddite. Souvent les deux dans la même
personne.
On y trouvera la recherche d’un sens au
quotidien aussi bien que du pain quotidien, de la considération aussi bien que
de l’argent, de l’étonnement plutôt que de la torpeur; en bref, la recherche
d’une manière de vivre plutôt que d’une manière de mourir du lundi au vendredi.
L’immortalité aussi fait peut-être partie de la quête. Ne pas être oublié est
le désir, exprimé ou tacite, des héros et des héroïnes de ce livre. Il y a bien
sûr les rares privilégiés qui trouvent une saveur à leur tâche journalière : le
maçon de l’Indiana qui regarde son travail et qui voit que cela est bon,
l’accordeur de pianos à Chicago qui cherche et trouve le son qui l’enchante, la
relieuse qui sauve un fragment d’histoire, le pompier de Brooklyn qui sauve un
fragment de vie.., Mais est-ce que ces satisfactions, comme l’avidité de Jude
pour le savoir, ne nous en apprennent pas plus sur la personne que sur sa tâche
? Peut- être. Il y a néanmoins là un facteur commun: une signification du
travail qui va bien au-delà de la récompense d’un salaire.
Pour le plus grand nombre, c’est une insatisfaction à peine dissimulée. Le
blues du col bleu n’est pas plus amer que le lamento du col blanc. « Je suis
une machine », dit le soudeur. « Je suis encagée », dit la caissière de banque
en écho à l’employé d’hôtel. « Un vieux mulet, voilà ce que je suis », dit
l’ouvrier d’aciérie. « Un singe pourrait faire ce que je fais », dit la
réceptionniste. « Je suis moins qu’une machine agricole », dit le travailleur
saisonnier. « Je suis un objet », dit le mannequin de haute couture. Cols
blancs et cols bleus emploient la même expression : « Je suis un robot. » « De
quoi voulez-vous que je parle ? » demande le jeune comptable, découragé. Il y a
déjà un certain temps, John Henry chantait: « Un homme est rien qu’un homme. »
[Cette chanson est l’histoire d’un homme qui, ayant tenté de rivaliser avec un
marteau-piqueur, est mort de fatigue.] La réalité, brute, sans romantisme, c’est qu’il
est mort son marteau à la main pendant que la machine continuait à tourner.
Pourtant, il a trouvé l’immortalité. Son souvenir demeure.
Tandis que le rythme automatisé de notre travail quotidien efface nom et
visage - et sensibilité dans bien des cas -, il est une question sacrilège qui
se pose aujourd’hui. Gagner son pain à la sueur de son front a toujours été le
lot de l’humanité; du moins depuis l’avis d’expulsion signifié aux deux
fainéants du Paradis. Le précepte biblique n’avait jamais été mis en doute... à
haute voix. Si avilissante que soit la tâche, quelle émousse la sensibilité ou
brise l’énergie, qu’importe, il faut travailler. Sinon, gare !
Depuis peu, la « mystique du travail » est
mise en question, surtout pour les jeunes, ce qui, chose étrange, a déclenché
la manifestation de profonds malaises chez d’autres, jusque-là dévots,
silencieux et anonymes. Le mécontentement se fait entendre dans des secteurs
inattendus. Les rapports émanant des chaînes de montage sont fréquents et
alarmants: absentéisme. Dans l’autobus du soir, les visages crispés, tendus des
jeunes employés sans grade et des secrétaires fanées nous en disent plus long
que nous ne le souhaiterions. Sur les autoroutes, les cadres moyens sont tassés
sans grâce derrière leur volant, tandis qu’ils fuient la
ville et le travail.
Il y a d’autres façons de le montrer. Fruste, renfrogné, le mécontentement
se révèle dans la besogne bâclée, le « métier » qui se perd. Dans une usine de
matériel agricole à Moline, un ouvrier se plaint que celui qui produit beaucoup
et mal est plus apprécié que celui qui produit peu et bien. Le premier est un
allié de la croissance nationale, alors que le second la menace ; et plus vite
il sera sanctionné, mieux cela vaudra. Pourquoi dans ces conditions travailler
avec soin ?
D’autres, plus éloquents — des visionnaires parfois —, parlent d’une soif
de « beauté », de «
signification », d’un « sentiment de fierté ».
Un vétéran des parcs automobiles proclame : « Moi, je peux conduire
n’importe quelle voiture comme un bébé, comme une femme qui change son mouflet.
Il y a des tas de clients qui me disent : « Comment vous faites ? ». Je dis : «
Tout comme vous faites un gâteau, mam’zelle. » Quand j’étais plus jeune,
j’aurais pu lui faire danser un tango, à cette bagnole-là. On m’appelait Al le
Magicien. »
Dolorès Dante décrit avec feu les difficultés d’une serveuse dans un
restaurant élégant, encore accrues par son refus de se laisser humilier.
Pourtant la fierté professionnelle l’aide à tenir : « Quand je pose l’assiette,
vous n'entendez pas un bruit. Quand je prends un verre, je veux que ça soit
impeccable. Quand quelqu’un me dit : « Comment ça se fait que vous soyez
seulement serveuse ? », je dis : « Vous ne trouvez pas que vous méritez d’être
servi par moi ? » »
Peggy Terry a un sens de la grâce et de la beauté qui lui est bien
personnel. Ses occupations ont varié selon la géographie, le climat et la
pression incessante des circonstances. « Ce que je détestais le plus, c’était
d’être serveuse. La façon dont on est traité. Un type m’a dit:
« Pas besoin de sourire, je vais vous donner un pourboire de toute façon. »
J’ai dit : « Gardez-le, votre pourboire. Je ne souriais pas pour ça. » Le
pourboire, il faudrait le supprimer, c’est comme si on jetait un os à un chien.
Vous vous sentez petit. »
Dans tous les cas, il y a plus qu’une peine légère. Dans tous les cas,
l’impertinente question reste inévitable: ne devrait-il pas y avoir un
enrichissement, mérité, mais non pas encore effectif, pour le travail quotidien
— la reconnaissance de l’être humain ?
Est-ce une chance — ou une malchance —
pour un président américain de ne pas avoir rencontré le jour de son homélie du
Premier Mai Maggie Holmes, la domestique, ou Phil Stallings, le soudeur à
l’arc, ou Louis Hayward, préposé aux lavabos? Ou surtout Grace Clements, dont les
tâches dans une fabrique de bagages nous révèlent que le Londres de Charles
Dickens n’est pas si éloigné dans l’espace et le temps.
Les oeillères des milieux « respectables » ne sont pas une nouveauté. En
1850, Henry Mayhew, qui, explorant dans ses profondeurs la vie des travailleurs
anglais, faisait évoquer par ses interlocuteurs invisibles la sinistre vérité
de leur sort, étonna et horrifia les lecteurs du Morning Chronicle. Ses lettres occupaient six colonnes avec
une moyenne de dix mille cinq cents mots. Il n’est pas concevable que Thomas
Carlyle les eût ignorées. Pourtant, avec son acerbité habituelle - et dans ce
cas une sottise inhabituelle -, il râla en ces termes : « Impossible à une
maîtresse de maison de trouver à Londres une couturière à la journée, dans la
misère ou pas, pour lui apporter une aide raisonnable en échange d’un salaire
raisonnable. Parlez-en à n’importe quelle mère de famille économe. Dans aucune
des maisons que je fréquente une véritable ouvrière, « en difficulté » ou pas,
ne s’est révélée disponible. Je n’entends parler que de prétendues couturières,
qui exigent des gages considérables et font montre d’une solide capacité en
matière de bière et les victuailles. »
Cela ne vous rappelle rien ?
La suffisance de la respectabilité, comme la pauvreté, nous y avons
toujours été confrontés. Mais aujourd’hui et pour les quelques décennies qui
restent du XXe siècle, c’est un luxe que nous ne pouvons plus nous offrir. L’ordinateur,
l’énergie nucléaire pour le meilleur ou pour le pire, des influences soudaines,
simultanées, projetées sur tous les écrans de télévision, ont fait
considérablement monter la mise et les risques. Les possibilités d’une autre
voie, discernées par quelques rares individus seulement autrefois, apparaissent
aujourd’hui à beaucoup — ne fut-ce que pendant un court instant, dans le
brouillard de vagues conjectures.
Les parasites ne sont plus ni invisibles ni muets. Ni non plus
exclusivement dans une seule classe. On les trouve dans le bureau comme dans
l’entrepôt, au bureau du responsable comme à la chaîne de montage, à
l’ordinateur de quelque société aliénée comme sur le carreau de cuisine de
quelque femme aliénée.
Bob Cratchit s’accroche peut-être encore,
mais Scrooge a été remplacé par la holding. Pas l’ombre d’une chance pour
l’esprit de Noël. Qui connaît le nom de Bob dans cette entreprise ? À plus
forte raison celui de son enfant infirme? (« La dernière banque où j’ai
travaillé, j’ai été licenciée, rapporte la caissière. Une de mes amies est
passée, elle a demandé où j’étais. On lui a dit: « Elle n’est plus chez nous. » C'est tout. J avais disparu. ») Ce n est pas une question de
personne, d’ailleurs. Les personnages de Dickens ont été remplacés par ceux de
Bcckett.
Beaucoup de vieilles femmes de la classe laborieuse
ont un geste machinal qui met en lumière les années de leur vie passée. D. H.
Lawrence l’a remarqué chez sa mère; chez ma grand-mère, c'étaient des
tapotements répétés qui accompagnaient des calculs incessants dans sa tête.
Elle avait derrière elle des années passées à subvenir aux besoins de beaucoup
avec très peu. D’autres glissent la main sur les bras de leur fauteuil comme
pour aplanir des difficultés ; d'autres encore remuent les lèvres, ou se
balancent en cadence. Aucun de ces gestes n’est un symptôme de névrose ou de
peur; ils aident à des calculs continuels.
(Richard Hoggart, La Culture des pauvres [The Uses of Literacy, 1957], Paris, Éditions
de Minuit, 1971.)
Dans le cas de ma mère, je me rappelle un geste révélateur, associé au travail. Petit entrepreneur,
cette Mère Courage livrait quotidiennement sa guerre de Trente Ans. Je la revois tâtant sans
cesse la nappe comme pour apprécier sa qualité, yeux plissés comme pour calculer sa valeur.
C’était peut-être de la myopie, mais j’ai rarement observé ces signes parmi
les personnes à qui j’ai rendu visite durant cette aventure. Il est vrai que
dans un trou obscur du Kentucky oriental, j’ai vu Susie Haynes, femme de mineur
noir silicosé, debout sur le pas de sa porte, en toucher continuellement
l’encadrement, « comme pour aplanir toutes les difficultés ». Geste rare qui
avait été courant autrefois. Ceux qui avaient une signification restaient le
simple reflet des machines auxquelles ils étaient attachés — comme Ned Williams
ou Hobart Foote. Chez la plupart, si les mots et phrases jaillissaient, parfois
calmement, parfois avec feu, les mains restaient immobiles. Pour les yeux,
c’était autre chose. Quand ils parlaient de leur travail, on avait l’impression
que c’était un corps étranger qui n’avait pas grand-chose à voir avec leur vie
vécue. Par moments, il me semblait que j’étais dans le domaine du Dr Caligari
et que les gestes faisaient surgir des fantasmes.
Pour sauvegarder le sentiment de leur
personnalité, ces héros et ces héroïnes se livrent parfois à des jeux. La
standardiste d’âge mûr, aux heures creuses de la nuit, répond gaiement «
Marriott Inn », au lieu de
donner le nom de la chaîne de motels pour laquelle elle travaille. « Juste pour
m’amuser », explique-t-elle, troublée, « Je ne sais pas bien pourquoi je fais
ça. » Le jeune releveur de compteurs s’amuse à surprendre une jeune femme qui
prend un bain de soleil en bikini sur la terrasse de sa maison, voyant ainsi
des choses qu’il n’aurait pas vues autrement. « Juste pour faire passer le
temps plus vite. » L’ouvrier d’une usine d’automobiles dans le Sud profond «
taquine un gars parce qu’il est vraiment courtaud et que sa nana l’a plaqué ».
« Pourquoi? - Oh, juste pour rompre la monotonie ! On a
tellement envie de se tirer. »
La serveuse qui évolue entre les tables avec la grâce d’une ballerine se
figure quelle est sur une scène : « J’ai l’impression d’être Carmen, comme une
gitane qui tend un tambourin et les pièces pleuvent dedans. » Cela l’aide à
lutter contre l’humiliation aussi bien que les rhumatismes. Le camionneur
fonçant sur les autoroutes, harcelé par la pollution, le bruit, un ulcère, des
reins qui protestent, « invente des trucs, quelque chose de phénoménal ». Tous,
de quelque façon que ce soit, réalisent d’étonnantes prouesses pour survivre à
leur journée. Ce ne sont pas encore des automates.
Les experts qui minutent les performances à la chaîne de montage de General
Motors en ont fait la décevante constatation à Lordstown. Gary Bryner, le jeune
responsable syndical, l’explique ainsi : « De temps en temps, un type laisse
filer une bagnole. À ce moment-là, il a pris une décision, il s’est dit : « Ah,
merde, c’est jamais qu’une caisse! » C’est plus important de discuter un peu.
Avec nous, ça devient humain. Ce moment-là, c’est la meilleure partie de mon
travail. Ce que j’aime ça! »
John Henry n’avait pas imaginé cette façon de lutter contre la machine —
c’est peut-être pourquoi il est mort à la fleur de l’âge.
Parfois la profession possède l’homme, même rentré chez lui. Mis à part les
tics de l’ouvrier aux pièces et le sommeil agité du salarié, il est des cas où
l’obsession de son travail affecte l’attitude de l’intéressé envers toute la
vie. Et l’art.
L’actrice Géraldine Page se rappelle qu’un visiteur venu la saluer dans les
coulisses — il était dentiste — lui a dit : « J’étais assis au premier rang de
l’orchestre, et donc obligé de lever la tête. J’ai passé le plus clair de mon
temps à étudier les plombages de vos dents. Je serais curieux de savoir qui est
votre dentiste. » Ce n’est pas qu’il aimait moins l’art dramatique, mais il
aimait plus l’art dentaire.
Assistant à l’inauguration d’une célèbre
statue à Chicago, un homme de loi sortit d’une profonde réflexion pour murmurer
: « J’accepte un Picasso en toute bonne foi. Mais si l’on considère la hauteur
de la pente au sommet et le goût des enfants pour les glissades, j’ai bien peur
qu’un jour l'un d’eux tombe, se fasse mal, et que la ville soit poursuivie. »
En ce qui me concerne, j’ai constaté, pendant que je composais ce livre,
que j’étais possédé par la mystique du travail. Pendant une période de répit,
j’ai vu le film Dernier tango à Paris
et, bien que Freud ait dit que lieben und
arbeiten étaient les deux pulsions essentielles de l’homme, c’était
la seconde qui me dévorait à ce moment-là. Je voyais sur l’écran non pas
l’analyse d’un rachat, la découverte d’une personnalité, ni rien de ce que des
critiques perspicaces ont pu y voir, mais l’étude d’un acteur au travail. Il jouait avec brio dans un
théâtre peu éclairé (un appartement) tandis que son auditoire (la jeune
actrice) réagissait avec enthousiasme. Je traduisais cris, gémissements et
plaintes en bravos, hourras et olés. Bref, je voyais le film comme la source
d’un possible profil pour ce livre. Tel est l’impact du travail sur certains.
Autre indication personnelle. Mes activités à la radio m’apportent pas mal
de satisfactions. Je pense choisir à ma guise le contenu de chaque programme,
mon rythme de travail, les critères de qualité. Certains jours sont plus
ensoleillés que d’autres, certaines heures moins étonnantes que je ne l’aurais
souhaité, ma négligence m’exaspère parfois... mais enfin je suis mon maître
pour le meilleur ou pour le pire. J’aimerais me persuader que je suis le
cordonnier de l’ancien temps, qui fabriquait toute la chaussure. Certes, les
fins de semaine passent très vite, mais j’envisage le lundi sans soupirer.
Le danger de l’autosatisfaction est quelque peu atténué par la conscience
que j’ai de ce qui aurait pu être. À cet égard, les rencontres avec d’anciens
camarades d’école, qui exhument les souvenirs de trois années de droit
traumatisantes, dégrisent efficacement. Période de malaise profond encore que
vague. Sans un concours de circonstances tout à fait fortuit, je serais
peut-être devenu avocat — délibérément raté, je pense. (J’ai échoué à mon
premier examen, alors que quatre-vingt- dix pour cent des élèves étaient reçus,
à ce que l’on m’a dit.)
Pendant la Dépression, j’ai été un temps
membre du Fédéral Writers’ Project et un temps aussi acteur dans des mélos en
feuilleton à la radio. J’avais habituellement des rôles de gangster, tout aussi
habituellement promis à une fin violente et bien méritée. Toujours subite. Mon
emploi était aussi incertain que celui d’un professeur de collège de gauche.
C’est pendant ces moments - encore que je ne m’en sois pas rendu compte à
l’époque — que le caractère irréel de mon travail se faisait sentir. Scénario
en main, je lisais des tirades d’une banalité sans nom, et plus un acteur en
lisait, plus il était reconnu. Ainsi l’expression Show Business en vient-elle à prendre une signification additionnelle - c’était en effet
un business,
busyness (affairement), mais quel était son sens?
Si Freud a raison — « son travail lui donne au moins une place assurée dans
une portion de réalité, dans la communauté humaine » - ce que je faisais dans
ces studios, était-ce du travail? Ce n’était sûrement pas un divertissement. Le
graphique des ventes de Procter Gamble ou General Mills l’établissait sans
discussion. C’était considéré comme un travail. Tous mes collègues le
traitaient avec un énorme sérieux. Peut-être l’expérience acquise en essayant
de rendre la vie impossible à Mary Perkins et Mary Marlin [personnages des
feuilletons] pourrait- elle me fournir une métaphore pour ce qu’éprouvent tous
ceux - ils sont nombreux — qui ne trouvent pas dans le travail une « part de
réalité » et bien moins encore une place assurée dans la « communauté humaine »
?
Comment s’étonner que, dans des circonstances aussi irréelles, ce soit le
prestige plutôt que le travail lui-même qui devienne important? D’où la
fréquence des euphémismes dans ce domaine, comme pour la guerre. La bonne est
une employée de maison, le facteur un préposé, le commis voyageur un
représentant de commerce, cependant que les copines deviennent des collègues.
Ils n’ont pas honte de leur métier, mais ils ont l’impression que la société
les regarde comme une espèce inférieure ; ils font alors appel à un vocabulaire
galvaudé pour imiter la « respectabilité » d’autres emplois dont la tâche a
peut-être moins de valeur sociale que la leur.
L’hôtesse de l’air a bien senti cette hiérarchie des
valeurs: « Quand vous commencez à voler... les hommes que vous rencontrez, ce
sont les employés de l’aéroport, les rampants, ceux qui nettoient les
appareils, qui manipulent les bagages, les mécaniciens... Au bout d’un an, on
en a assez, alors on va en ville pour faire la connaissance d’hommes jeunes qui
ont en général un poste de direction... Ils portent un chapeau, un complet
veston et, l’hiver, des gants noirs. »
Non pas que ces jeunes gens en chemise
blanche et gants noirs soient tellement sûrs d’eux non plus. Le démarcheur
d’une agence de publicité est appelé un directeur aux comptes. « Je me sens un
peu rabaissé si les gens pensent que je suis un démarcheur. Directeur aux
comptes, ça décrit mon occupation. Ça a plus de prestige que si je dis tout
bêtement : « Je suis démarcheur ». » Le titre, comme l’habit, ne fait peut-être
pas l’homme ou la femme, mais il facilite la vie dans le monde de nos pairs —
et il impressionne certainement ceux qui sont au dehors. « Nous sommes tous
vice-présidents, dit en riant un rédacteur. Les clients aiment avoir à faire à
des vice-présidents. Et puis, c’est une satisfaction qui ne coûte pas cher. Les
vice-présidents se font virer avec une vigueur et un entrain énormes. »
Dans les hôpitaux, la charmante personne qui fait payer les notes est
baptisée représentante des malades! Un pays des merveilles qu'Alice n’aurait
jamais imaginé. Considérez l’espion industriel. Avec une modestie bien
compréhensible, il se présente comme un enquêteur industriel. C’est aujourd’hui
d’ailleurs, sous la rubrique Sécurité,
un des emplois les plus prometteurs de notre société. Si étroit que soit le
marché, il y a là un champ d’action qui attire de plus en plus de jeunes. La
magie du Watergate est partout.
Par un bizarre retour des choses, la science de la médecine a augmenté
notre espérance de vie, mais la science de l’économie regarde les gens mûrs
d’un mauvais œil ; le problème de l’âge est ressenti dans presque tous les
domaines. « Trente ans, et la quille », c’est, pour l’aciériste vieillissant,
la sortie de secours vers les vertes forêts de la retraite, un peu de chasse,
un peu de pêche... Mais « trente ans » a une signification tout à fait
différente à l’agence de publicité, la banque, la société d’experts-comptables,
la compagnie du gaz. À moins qu’on soit vraiment un as, c’est l’éjection dans
les forêts de la ville, une chasse et une pêche d’un autre genre.
Le Dr John R. Coleman, président du Haverford Collège,
prit un congé très insolite pendant les premiers mois de 1973: il les consacra
à des besognes serviles. Un jour, il fut renvoyé comme plongeur. « Je n’avais
jamais été ni renvoyé, ni chômeur. Pendant trois jours, j’ai arpenté les rues.
J’avais un compte en banque, les études de mes enfants étaient payées, un
salaire et une situation m’attendaient à Haverford, et pourtant je me sentais
démoralisé. J’ai entrevu là ce que peuvent éprouver les hommes de mon âge quand
ils perdent une situation et que leur confiance en eux commence à diminuer. » Le Dr Coleman a cinquante et un ans.
(New York Times, 10 juin 1973)
C’est peut-être ce spectre qui hante le
plus les hommes et les femmes au travail : le déclassement systématique des
êtres, de pair avec celui des choses qu’ils produisent. Ou vendent. C’est
peut-être cette peur de ne plus être utile dans un monde d’inutilités qui fait
le plus clairement ressortir le caractère anormal et irréel d’une grande partie
de ce que l'on appelle le travail aujourd’hui.
« Le Dr Coleman, étant
président de la Fédéral Reserve Bank à Philadelphie, quitta son travail de
cureur de fossés pour assister à la réunion mensuelle du conseil Quand il
regarda ses collègues, il ne
put s'empêcher de trouver qu'ils avaient tous quelque chose d'irréel. »
Quelque chose d’irréel. Pour moi, c’est une impression qui a persisté
pendant toute cette aventure. (Comment décrire autrement une telle entreprise?
C’étaient les expériences quotidiennes des autres,
leurs peines personnelles, réelles ou imaginaires, que je sondais. Quand il
ouvre un abcès, ce n’est pas le médecin qui éprouve la douleur.)
Je n’étais rien de plus qu’un étranger de passage, qui prenait beaucoup et
donnait peu. Il y avait, certes, des dîners, des déjeuners, des verres,
quelques petits-déjeuners dans des restaurants chics ou des buvettes. Il y
avait aussi de graves considérations assorties à ce que je jugeais être la
situation économique de mon compagnon. Mais ce n’étaient que des paiements
symboliques. J’étais le bénéficiaire de la générosité des autres. Mon
magnétophone, aussi inséparable de ma personne que la boîte à outils du
menuisier ou la serviette noire du docteur, emportait des richesses sans prix.
Parfois, surchargé de rendez-vous, pressé par des circonstances dues à mon
manque de réflexion, il m’est arrivé de négliger la courtoisie qui procure un
plaisir mutuel au visiteur et à l’hôte. C’est le pompier de Brooklyn qui m’a
éveillé d’un coup — inattendu — à cette honte. Après une rencontre qui avait
été une expérience bouleversante pour moi, il m’invita à dîner : « On mangera
un morceau chez l’Italien du coin. » J’avais déjà débranché mon magnétophone
(nous avions bu quelques verres de bière) et je me rappelle la façon dont je
grommelai : « Oh, Seigneur, il faut que je voie cet employé d’hôtel à l’autre bout de la ville
! » Il me dit : « Vous filez comme ça ? Après qu’on ait causé ensemble tout l’après-midi.
Ça fera mauvais effet. Voilà un gars, il vient chez moi, il met ma vie sur
bande et puis il dit : « Faut que je m’en aille. » » Ce fut un souper
mémorable. Pourtant, quand j’y repense, comment ai-je pu être aussi insensible
?
Lors d’un précédent travail, une
aide-soignante noire, déjà d’un certain âge, m’a dit : « Voyez-vous, un ton
sympa, ça existe. Et si vous ne l’avez pas, mon petit, y a rien à faire. »
C’est une question que je me pose juste assez souvent pour quelle me maintienne
dans l’inconfort. Surtout depuis la gentille réprimande de mon hôte. Non pas
que cela ait été une révélation pour moi. J’avais réussi à
refouler jusqu’alors ce complexe de « voleur-dans-la-nuit », mais je savais
qu’il était là. Le pompier, sous le choc de la surprise, m’a obligé à
l’affronter.
Comment s'étonner que dans certaines sociétés
qualifiées de « primitives » par notre arrogance, photographier soit une grave offense ? C'est Le
vol de l'esprit. À cet égard une « aventure » sud-africaine me revient en mémoire. En 1962, sur la route de Pretoria, un car transportant cinq
Américains et trente Allemands s'arrêta dans un village zoulou.
Tandis que les femmes, buste nu, couraient vers les touristes, les
caméras cliquetaient et ronronnaient. « Tiki, tiki! » criaient les femmes. Un
tiki vaut à peu près trois cents. Les visiteurs, cigares de Reemtsma fichés sur
leur moue, marmonnaient : « Mendiantes ! » Indignés. Leurs sujets ne songeaient
qu'à un simple échange — pas cher d'ailleurs: leur âme pour un tiki...
La caméra, le magnétophone... bien employés, mal employés. Il y a les
paparazzi et il y a Walker Evans. Le magnétophone portatif, lui aussi, est la
meilleure ou la pire des choses. Minuscule et bien caché, il peut être un
instrument de chantage, une arme pour l’État policier, ou, le plus souvent, un
transmetteur de banalités. Pourtant, sur la table ou sur le bras du fauteuil,
dans l’herbe, il peut transformer le visiteur et l’hôte. Un jour, alors que je
repassais la bande, mon compagnon a murmuré avec étonnement : « Je ne m’étais
jamais rendu compte que j’éprouvais ça. » Et moi aussi, j’étais dans
l’étonnement.
Il peut être utilisé pour enregistrer la voix d’une célébrité dont les
réponses, toujours prêtes, coulent dans les canaux attendus. Jamais encore
aucune ne m’a étonné. Il peut être utilisé pour saisir les pensées des
non-célébrités — sur les marches d’un logement social, dans un pavillon de
bois, un meublé, une voiture garée —, et ces « statistiques » deviennent des
personnes dont chacune est unique. Je suis constamment étonné.
Comme pour mes deux précédents livres, j’étais conscient d’un paradoxe en
faisant celui-ci. Certes, l’intrusion dans l’intimité d’étrangers est
flagrante. Mais l’expérience me prouve que ceux qui ont des griefs refoulés et
des rêves inexprimés ne demandent qu’à s’exprimer. Crever l’abcès comme ils
disent; il y a trop de pus. Les peines, quoique personnelles, peuvent être
ressenties aussi par les autres, j’en suis convaincu.
Quand André Schifffin, qui m’avait déjà
persuadé d’entreprendre les tâches précédentes (Division Street : America et Hard Times), me suggéra celle-ci, j’hésitai comme les autres
fois. Je ne suis ni économiste, ni sociologue, ni enquêteur fouinard. Comment
m’y prendre ?
Il y a sept ans, à la recherche de ce que ressentaient des gens «
ordinaires » passant leur existence anonyme dans une grande ville industrielle,
« j’étais en quête d’un profil de la pensée urbaine sans utiliser la méthode ou
la technique de qui que ce soit ». Trois années après, je faisais la chasse aux
souvenirs de ceux qui avaient survécu à la Grande Dépression. Les deux fois, ma
position était celle d’un guérillero. Le terrain m’était assez familier. Dans
le premier cas : la ville où j’avais passé la majeure partie de ma vie et un
présent réel. Dans le second: une expérience que j’avais partagée, encore qu’à
la périphérie, et un passé réel. Mais cette fois, je me trouvais en terrain
inconnu - la dure substance du travail quotidien fondue dans la brume du rêve éveillé.
II s’agissait non seulement de « ce qui est », mais de « ce que j’imagine » et
de « ce qui pourrait être ».
La tâche était plus difficile pour moi, mais je l’ai abordée à peu près
comme les précédentes. J’avais une idée d’ensemble sur le genre de personnes
que je voulais rencontrer et qui, en réfléchissant sur leur propre condition,
effleureraient aussi celle de leurs semblables. Pourtant, comme je m’en
doutais, l’improvisation et le hasard ont joué leur rôle. Un tuyau donné par
une relation. L’ami d’un ami me parlant d’un ami ou d’un ennemi. Un visage
vaguement familier dans un autobus matinal. Un coup de téléphone furieux d’un
auditeur de radio...
Des cas me reviennent à la mémoire.
Un jour, dans le métro, je suis abordé par un inconnu d’une taille
remarquable qui, m’ayant entendu parler tout seul (comme j’ai l’habitude de le
faire), avait reconnu la voix de « celui qu’il écoutait à la radio ». Il me
parla de son travail, de celui de son père. II me parla de deux de ses
étudiants, une jeune aide-soignante et un jeune Noir employé dans une banque :
eux aussi figurent dans ce livre.
Il y eut un voyage dans l’Est du Kentucky pour voir le remarquable Joe
Begley qui mériterait un livre à lui tout seul, encore qu’aucune de ses
réflexions n’ait trouvé place dans celui-ci. C’est à son instigation que j’ai
rendu visite à Joe et Susie Haynes, qui vivent dans la cuvette derrière les
collines. À leur tour, ils m’ont dirigé vers Tante Catherine. Le fil d’une vie
se rattachait à un autre, des fils si ténus...
C’est une jeune ménagère dans une petite
ville de l’Indiana qui m’a conduit au mineur avec qui elle avait eu des mots,
tout en reconnaissant les conflits intérieurs qu’il subissait. Elle me parla
aussi du maçon qui était alors devant une chope de bière, à l’auberge près de
la rivière. Et du fermier avec ses difficultés en ces temps d’agriculture
industrialisée.
Et des trois vendeurs de journaux qui auraient peut-être un ou deux
post-scriptum à offrir aux lecteurs d’Horatio Alger. Je compris vite que dans
cette aventure, les interviews conduites de façon traditionnelle n’auraient
aucune valeur. Elles amenaient obligatoirement les clichés habituels. La
technique des questions et réponses peut être valable lorsqu’il s’agit de pâte
dentifrice ou de détergent, mais non pour la découverte d’hommes et de femmes.
Bien entendu, il y a des questions, mais sans appuyer au début : du genre que
vous poseriez en prenant un verre avec quelqu’un, du genre qu’il vous poserait.
La langue utilisée était idiomatique plutôt qu’académique. En bref, une
conversation. Avec le temps, les digues contenant rancœurs et rêves
s’ouvraient. Comme dans les autres livres, il y a des omissions volontaires
dans celui-ci: clergé (bien qu’il y ait un jeune prêtre), hommes politiques,
médecins (il y a un dentiste), journalistes et écrivains (sauf un critique de
cinéma parlant du travail tel qu’il apparaît ou n’apparaît pas dans les films).
J’ai estimé que leur facilité d’expression et leur statut leur offraient
d’autres tribunes. Enregistrer leurs attitudes aurait été une satisfaction
égoïste. Je m’intéressais à d’autres secteurs, qui ne font pas souvent parler
d’eux.
Mes choix dans bien des cas ont été arbitraires. Les emplois se comptent
par milliers. Qui fallait-il interroger ? Qui laisser de côté ? En parlant avec
le garçon préposé aux toilettes, avais-je tort de laisser de côté celui de
l’ascenseur? L’un avait l’impression que son occupation était « dépassée ».
L’autre n’en penserait-il pas autant? En allant voir la relieuse de Chicago, j’ai
manqué le vieux vannier du Massachusetts. On m’avait parlé d’un habitant de la
Nouvelle-Angleterre qui trouvait une joie immense dans son travail. Mon
interlocutrice de Chicago aussi. Avais-je besoin d’étudier le sort d’un monteur
dans une usine d’appareils électroniques, alors que je m’étais attardé parmi
les soudeurs à l’arc chez Ford ? Une chaîne est une chaîne !
L’automobile tient une grande place dans ce livre, qu’il s’agisse de la
fabriquer, de la conduire, de la garer, de la vendre, ou de l’entretenir. Sans
oublier ses résidus : circulation, bruit, accidents, crimes, pollution,
publicité télévisée et rosserie de la nature humaine en général.
« Le mauvais génie de notre temps, c’est
l’automobile », observait, il
y a plusieurs années, un vieil architecte, Barry Byrne. « Il nous faut la
vaincre ou être réduit en esclavage par elle. » (Il était disciple de Frank
Lloyd Wright qui parlait de la nature organique des choses.
« C était son mot favori. Quand vous regardez un arbre, c’est l’exemple magnifique
d’un tout organique. Tous ses éléments font partie de l'ensemble, comme les
doigts font partie de la main. Aujourd’hui, l’automobile est l’exemple horrible
de quelque chose qui ne fait pas partie de l’humanité. ») Moins d’un an après
cette conversation, M. Byrne fut renversé et tué par une automobile alors qu’il
se rendait à la messe.
Quant aux hommes et aux femmes qui travaillent à sa fabrication, un
responsable syndical me disait : « Chaque fois que je vois une auto passer dans
la rue, je me demande si celui qui la conduit se doute du sacrifice qu’elle a
exigé, sur le plan humain. Personne ne se demande s’il y a moyen de faire
mieux. Et on pourrait construire moins de voitures et résoudre beaucoup des
problèmes humains. »
Mais elle fournit des millions d’emplois. De même que la « fabrication de
matériel d’artillerie » (autre euphémisme ; le mot guerre est plus court).
Certaines occupations meurent, d’autres naissent. Jamais encore autant de
personnes n’ont été payées pour en surveiller d’autres. Un inspecteur déclare :
« Je surveille le surveillant. » Il n’a pas dit qui le surveillait, lui. Le
jeune chef de service d’une banque trouve cela amusant : « C’est comme si Big
Brother était sur notre dos. Tout le monde surveille quelqu’un. C’est tordant quand
vous vous retournez et que vous vous mettez à les observer. Je le fais souvent.
Ils savent que je les surveille et ça les gêne. »
Là aussi des griefs entrent en jeu. Les doléances les plus amères, mis à
part le manque de considération et la nature de l’occupation, concernent «
l’espionnage ». Il y a le contremaître à l’usine, le surveillant qui écoute les
communications chez Bell, le contrôleur qui harcèle le conducteur d’autobus, le
« passager » qui suit l’hôtesse de l’air d’un regard perçant... L’indignation
de ceux que l’on surveille ne s’exprime plus à voix basse. Malgré les rires qui
fusent parfois, le ton monte. De telles humiliations sont moins facilement
supportées aujourd’hui qu’autrefois.
Dans les années trente (les lecteurs de Hard Times s’en souviendront) les rebelles qui contestaient
la société étaient rares. Cette fois-ci, l’expression « le système est pourri »
est revenue presque aussi souvent que « plus ou moins ».
Même « le chouchou de la compagnie » avait
des choses inattendues à dire. Cherchant une hôtesse de l’air qui me dise
exactement ce qu'était son métier, et pressé par le temps, je fis ce qui en
temps normal m’aurait horrifié : j’appelai le service « Relations publiques »
d’une grande compagnie aérienne. II se montra des plus obligeants et me proposa
Terry Masón (ce n’est pas son nom). Je me figurais qu’en pareille circonstance j’aurais
du mal à savoir la vérité, mais je sous- estimais le cran de Mlle Masón. Le service R.P. aussi, apparemment. Elle
conclut : « Les jeunes ne se laissent plus faire comme nous. Quand un passager
les empoisonne, ils l’envoient promener. »
Non pas que la jeunesse rende contestataire. Encore un mythe plein de
vigueur dont nous nous repaissons. C’est peut-être « l’ère de Charlie Blossom
», mais Ralph Werner, vingt ans, s’accommode bien mieux du statu quo et se
soucie certainement plus de garder sa place que Bud Freeman qui en a
soixante-sept. Et Ken Brown, gros bonnet à vingt-six ans, respecte la mystique
du travail beaucoup plus que Walter Lundquist à quarante-huit. Ce n’est pas
l’âge de l’état civil qui détermine l’insatisfaction d’un homme. Ce sont les
circonstances de la vie quotidienne, la conscience d’être lésé et la soif
dévorante du changement. Comme le dit Lundquist qui abandonna une situation «
sûre » pour garder sa santé mentale : « Une fois l’animal humain réveillé, vous
ne pouvez plus le rendormir. ».
Peut-être est-il temps de redéfinir l’éthique du travail et de retirer
l’usage de cette idée aux hommes ordinaires qui l’invoquent. Dans un monde de
cybernétique, de technologie galopante, ce sont de plus en plus les choses qui
font les choses. Il semblerait que le moment soit venu pour notre espèce de
passer à d’autres activités. Des activités humaines. Freud l’exprime d’une
certaine façon, Ralph Helstein d’une autre. Il est président honoraire du
syndicat des emballeurs. « Apprendre, c’est du travail. Elever les enfants,
c’est du travail. L’action sociale, c’est du travail. Une fois que vous avez
accepté l’idée que le travail, c’est quelque chose qui a un sens, et pas
seulement le moyen de gagner de l’argent, vous n’avez plus besoin de vous
inquiéter du chômage. Plus d’excuse pour les bêtes de somme. La société n’en a
pas besoin. Nous sommes capables de nourrir, d’habiller et de loger tout le
monde, sans problème. La difficulté, ça va être de trouver assez de façons
d’occuper l’homme pour qu’il reste en contact avec la réalité. » De toute
évidence, nos imaginations n’ont pas encore été mises à l’épreuve.
« Ce n’est pas que l’ouvrier moyen soit idiot. Il est fatigué, c’est tout.
» Question théorique posée par Mike LeFevre, aciériste : « À qui vous voulez
casser la gueule ? Pas à la General Motors... pas à un système. » Alors, au bar
du coin, il flanque une rouste au client à côté de lui, et gare autour !
Inévitable, son travail étant ce qu’il est.
« Même un écrivain aussi acerbe et
apparemment peu romantique que Orwell ría jamais tout à fait
perdu l'habitude de voir les classes laborieuses à travers le halo douillet
d’un music-hall edwardien. L’éventail d’attitudes similaires est largement
ouvert parmi les journalistes de la presse dominicale spécialisés dans l’appel
au peuple, ceux qui rapportent toujours avec admiration le dernier bon mot
d’Alf, leur copain de bistrot. »
De même, sur nos rivages, le mythe a du mal à mourir.
Le plus coriace, et certainement le plus assommant, est celui du chauffeur de
taxi philosophe. Nos journalistes s’acharnent toujours à le présenter comme un
observateur perspicace encore que fruste de la société. Lejeune Lucky Miler a
son mot à dire sur ce sujet: « Il y a des tas de chauffeurs qui donnent
toujours raison au client, même s’il dit des âneries. Ils visent le pourboire.
» Coiffeurs et barmen doivent se suivre de près, si l’on en juge par le nombre
des citations. Ils attendent aussi le pourboire. Mais c’est beaucoup moins la
nature de leur travail qui est mise en cause que la paresse routinière des
journalistes et le phénomène du pourboire. « En général, je ne contredis pas le
client », dit un coiffeur. « C’est mauvais pour les affaires. » Inévitable, ses
affaires — ou son travail — étant ce qu’ils sont.
Dans le même temps, où notre « Alf », appelé « Archie »ou « Joe », est ainsi
romancé, il est aussi caricaturé. Il est le manant écrasé par les autres. Les
autres qui se qualifient de classes moyennes sont à leur tour écrasés par
d’autres encore, des « autres » impersonnels cette fois — organisation,
institution, bureaucratie. «À qui vous voulez casser la gueule? Pas à la General Motors... » Ainsi la bêtise (ou l’engourdissement ou la
fatigue) des deux classes est encouragée et exploitée par une société qui
manipule de façon plus flagrante encore que celle d’Orwell. Une alchimie
corruptrice est à l’œuvre: l’or que l’on pourrait trouver dans leurs vies
ignorées est aussitôt transmuté dans le vil métal de l’être banal. Cet
écrasement et son acceptation ont été rendus possibles par une « éthique du
travail » pervertie.
(Richard Hoggart, La Culture du
pauvre, op. rit.)
Des frémissements commencent pourtant à se faire sentir. « Souriez! »
apparaît sur des insignes, mais ceux qui les portent n’ont aucune expression,
parce que personne ne leur sourit. Avec l’ordinateur et tous les procédés de
l’automatisation, de nouveaux héros et antihéros ont été ajoutés au vieil hymne
de Walt Whitman. Le son n’est plus harmonieux. Le désespoir n’est plus muet.
Nora Watson est peut-être celle qui l’a exprimé le plus succinctement :
« Je crois que la plupart d’entre nous sont à la recherche d’une vocation
et non pas d’un emploi. La plupart d’entre nous, comme ceux qui travaillent à
la chaîne, ont un emploi trop petit pour leur esprit. Les emplois ne sont pas
assez grands pour les gens. »
Pendant les trois années de ma prospection, je suis peut-être tombé plus
souvent que je m’y étais attendu sur des filons aurifères. J’ai sans cesse été
étonné par les rêves extraordinaires de gens ordinaires. Si déroutante que soit
l’époque et si trompeur que soit le vocabulaire officiel, ceux que nous
appelons ordinaires ont le sentiment de leur valeur personnelle — ou plus
souvent de son absence — dans le travail qu’ils font. Tom Patrick, le pompier
de Brooklyn, dont les réflexions terminent ce livre, mettra également le point
final à cette introduction.
« Ce putain de monde est si pourri, le pays est pourri. Mais les pompiers,
vous les voyez sortir avec des enfants sur les bras. Vous les voyez éteindre un
feu. Vous les voyez sortir avec des enfants sur les bras. Vous les voyez faire
du bouche à bouche à un type qui est en train de clamser. Ça, vous pouvez pas
dire le contraire. C’est du vrai. Moi, c’est ça que je veux être.
« J’ai travaillé dans une banque. Juste du papier. C’est pas du vrai. De
neuf à cinq et de la merde! Vous regardez des chiffres. Moi, je peux regarder
derrière moi et dire : « J’ai aidé à éteindre un feu. J’ai aidé à sauver quelqu’un.
» Ça montre quelque chose que j’ai fait sur terre. »
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