jeudi 19 novembre 2015

Poèmes – William Wordsworth



Poèmes – William Wordsworth


VERS COMPOSÉS SUR LES BORDS DE LA WYE EN AMONT DE TINTERN ABBEY


Cinq années ont passé, cinq étés aussi longs
Qu’autant de longs hivers ! Et de nouveau j’entends
Ces eaux couler de leur source en montagne avec
Un doux murmure de ruisseau terrien. —
De même Je revois ces hautes falaises escarpées
Qui en pays étroitement borné renforcent
L'idée même de solitude ; et qui raccordent
Le paysage à la tranquillité du ciel.
Voici venu le jour où, sous l’érable sombre,
Je me repose ici de nouveau et regarde
Les clos de paysans, les bouquets de fruitiers
Aux fruits encore verts qui en cette saison
Sont de teinte uniforme et se perdent parmi
Bocages et taillis. Je revois ces haies vives,
Des haies à peine, ou plutôt de petites lignes
De bois ensauvagé ; ces fermes pastorales
Dans le vert jusqu’au seuil ; et les fumées qui montent
En silence, tourbillonnant, d’entre les arbres !
Apercevant aussi vaguement, eût-on dit,
Dans les bois sans maisons des hôtes vagabonds
Ou la caverne d’un ermite et celui-ci
Assis seul près du feu.
Ces formes, leurs beautés
N'auront pas eu pour moi durant ma longue absence
L'effet d’un paysage au regard d’un aveugle :
Car souvent, dans ma chambre solitaire, aux heures
De lassitude, dans le vacarme des villes,
Je leur ai dû des sensations délicieuses
Qui couraient dans mon sang jusqu’au fond de mon cœur
Et passaient même dans mon esprit le plus pur,
Calmement retrouvées : — des sentiments aussi
De plaisir dont je n’avais pas le souvenir :
De ceux, peut-être, qui n’ont que peu d’influence
Sur ce qu’un homme bon peut avoir de meilleur,
Ses mille petits gestes oubliés, sans nom,
De bonté ou d’amour. Je ne leur dois pas moins
Un autre don, je pense, et plus sublime encore
D'apparence, cet état d’âme bienheureux
Dans lequel le fardeau du mystère, la masse
Énorme que l’on porte et qui nous use, tout
Ce qu’il y a d’incompréhensible en ce monde,
Est allégé : — cette humeur sereine et bénie
Où nous dirigent doucement les affections —
Jusqu’à ce que, le souffle et le mouvement même
Du sang humain dans notre carcasse chamelle
Quasiment suspendus, nous soyons endormis
De corps et devenions comme une âme vivante ;
Tandis que, d’un regard qu’apaise le pouvoir
De l’harmonie, et celui, profond, de la joie,
Nous pénétrons la vie des choses.
Si ce n’est
Là que vaine croyance, oh ! pourtant, que de fois
Dans la nuit et parmi les formes innombrables
Peuplant le jour sans joie ; et quand l’agitation,
Le vain remue-ménage et la fièvre du monde
Se sont penchés sur les battements de mon cœur —
Que de fois en esprit je me tournai vers toi,
Ô sylvaine rivière errant parmi les bois,
Que de fois mon esprit vers toi s’est retourné !

Lors, avec des éclairs assourdis de pensée, 
Reconnaissant obscurément beaucoup de choses,
Et parfois, quelque peu, si tristement perplexe,
L'image se ravive à nouveau dans l’esprit :
Me voici, avec le sentiment du plaisir
Du présent, mais aussi l’agréable pensée
Qu’en ces instants il y a vie et nourriture
Pour l’avenir. Et c’est ce que j’ose espérer,
Bien que sans doute ayant changé depuis le jour
Où j’arrivai dans ces collines, bondissant
Comme un cerf par-dessus les monts, longeant les rives
Des fleuves profonds et des ruisseaux solitaires,
Là où me menait la nature : plus en homme
Qui se sauve devant la chose qu’il redoute
Qu’en homme qui poursuit celle qu’il aime. Car
Alors (les plaisirs plus grossiers de ma jeunesse
Ayant passé, avec leur gaieté animale)
La nature était tout pour moi. — Je ne puis peindre
Ce que j’étais alors. La bruyante cascade
Me hantait comme une passion. Le haut rocher,
Alors, la montagne, le bois sombre et profond
Étaient pour moi, avec leurs formes, leurs couleurs,
Comme une faim ; une sensation, un amour,
Qui n’avaient pas besoin d’un charme plus subtil
Fourni par la pensée, ni d’aucun intérêt
Qui ne fut emprunté au regard. Ce temps-là
Est passé, ses joies douloureuses, ses vertiges
Et ses ravissements. Je ne me pâme pas
Pour cela, n’en ai deuil ni murmure. Une telle
Perte a été, je veux le croire, compensée
Par d’autres dons, abondamment. Car j’ai appris
A regarder la nature d’autre façon
Qu’en ma jeunesse folle, ayant souvent ouï
La tranquille et triste musique des humains,
Ni rude ni grinçante, encor que très capable
De tempérer et de soumettre. Et j’ai senti
Une présence qui me trouble, avec la joie
Des pensées élevées ; le sentiment sublime
D’une chose profondément infuse en moi,
Qui demeure dans la lumière des soleils
Couchants, dans le rond océan, dans l’air vivant
Et dans le bleu du ciel et dans l’âme de l’homme :
 Mouvement, esprit, qui donne impulsion à toute
Chose pensante, à tout objet de la pensée,
Et coule à travers tout. Voilà pourquoi je suis 
Toujours amoureux des montagnes et des bois,
Des prairies ; et de tout ce que, de cette terre
Verte, nous contemplons ; et du monde puissant
De l’oreille et de l’œil — tant pour ce qu’ils perçoivent
Que pour ce qu’ils créent à demi ; heureux de voir
Dans la nature et dans le langage des sens
L’ancre de mes plus pures pensées, la nourrice,
Le guide, le gardien de mon cœur, l’âme même
De mon être moral.
Et par bonheur, quand je
Serais privé de ces leçons, je ne saurais
Pour autant laisser s’altérer ma bonne humeur :
Car tu es là, très chère Amie, auprès de moi
Sur les rives de cette admirable rivière,
Chère, très chère Amie, et j’entends dans ta voix
Ce que mon cœur disait naguère, et mes plaisirs
D’autrefois, je les lis dans les éclairs sauvages
Dont s’allument tes yeux, ô ma très chère Sœur
Puissé-je encore un court instant revoir en toi
Ce que je fus jadis ! Je fais cette prière,
Sachant bien que jamais Nature n’a trahi
Cœur qui l’aimait ; car c’est son privilège,
À travers toutes les années de notre vie,
De nous mener de joie en joie ; et elle peut
Si bien former l’esprit qui est en nous, l’empreindre
De calme et de beauté, le nourrir de pensées
Élevées, que jamais ni les mauvaises langues,
Les jugements hâtifs, ni les ricanements
Des égoïstes, les saluts sans bonté, rien
Des mornes entretiens de la vie quotidienne
Ne prévaudra sur nous ni ne viendra troubler
Notre joyeuse foi en la bénédiction
De ce que contemplent nos yeux. Et que la lune
Éclaire donc ta promenade solitaire ;
Que soufflent sur toi librement les vents brumeux
De la montagne. Et que plus tard, l’âge venant,
Lorsqu’un plaisir plus mûr à ces folles extases
Succédera ; quand toute forme de beauté
En ton âme sera comme dans son manoir,
Ta mémoire offre sa spacieuse demeure
Aux harmonies, aux sons les plus doux ; oh ! alors,
Si chagrin, peur, douleur, solitude devaient
Être ton lot, avec quels élans de joie tendre
Et bienfaisante tu te souviendrais de moi,
De mes exhortations d’à présent ! Si un jour
Je ne suis plus ici pour entendre ta voix
Ni saisir dans tes yeux sauvages ces éclairs
De notre vie passée, alors tu ne pourras
Oublier que tous deux nous fûmes sur les bords
De cette rivière charmante, et que j’y suis
Venu longtemps, adorateur de la Nature,
Jamais las de cette dévotion — dis plutôt :
Profondément épris, avec toute l’ardeur
D’un amour plus sacré. Et tu n’oublieras pas,
Alors, qu’après tant d’errances et une absence
De tant d’années, ces bois escarpés, ces falaises,
Tout ce vert pays de pâture m’était cher,
Doublement, pour lui-même et pour l’amour de toi !

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LE PRÉLUDE
Croissance de l’Esprit d’un Poète
LIVRE PREMIER
Introduction 
L ’Enfant et l’Écolier


Une bénédiction, cette brise légère,
Visiteuse qui tout en éventant ma joue
Semble à demi inconsciente de la joie
Qu’elle apporte des champs verts et du ciel d’azur!
Où qu’on l’envoie, une telle brise ne peut
Rencontrer plus reconnaissant que moi, qui ai
Fui la grand’ville où j’avais si longtemps souffert
D’un séjour sans contentement : libre à présent,
Comme l’oiseau, de me poser où je l’entends.
Quelle demeure m’accueillera? Quel vallon
M’offrira son abri ? Quel bosquet choisirai-je
D’habiter? Et quelle rivière aux eaux limpides
Me bercera de son murmure reposant?
La terre est toute devant moi. D’un cœur joyeux
Et que n’effraie aucunement sa liberté,
Je regarde alentour; et le guide choisi
Serait-il rien de mieux qu’un nuage qui passe,
Je ne puis m’égarer. De nouveau je respire,
Sans cesse soulevé de transports de pensée
En essors de l’esprit ! Je me sens allégé
Du lourd fardeau de mon moi le moins naturel,
L'accablement de tant de jours de lassitude
Qui n’étaient pas mes jours ni faits à ma mesure.
Des mois de paix (si tant est qu’un mot si osé
S'accorde à tout ce que promet la vie humaine,
Oui, de longs mois de paix et de délice pur
S'offrent à moi ; vers où tournerai-je mes pas,
Suivant route ou sentier, coupant à travers champs,
De colline en coteau ? Ou quelque objet flottant
Sur le fleuve m’indiquera-t-il mon chemin?

Ô Liberté chérie ! À quoi bonne pourtant
Si par un don cette joie n’était consacrée ?
Car je crois bien, tandis que la suave haleine
Des deux m’enveloppait le corps, avoir senti
Que s’éveillait en moi une autre, sa jumelle,
Me stimulant de ses vertus, mais à présent
Devenue énergie surabondante, orage
Contrariant sa création. Grâces leur soient
Rendues à toutes deux, ainsi qu’à leurs pouvoirs
De sympathie qui, tout en s’unissant pour mettre
Fin à un temps de gel trop longuement subi,
Apportent des promesses de printemps, l’espoir
De jours actifs, hâté par la fuite des heures,
Des jours de douce oisiveté, lourds de pensée
Obscure et patiente, et qui n’avaient besoin
D’aucun service solennel à heure fixe,
Aubes et soirs d’harmonieuse poésie !

Donc, Ami, peu encore habitué à faire
Dans l’instant d’une joie un sujet de poème,
J'épanchai ce jour-là mon âme en chants rythmiques
Qui ne pussent être oubliés et sont ici
Enregistrés : et je fis une prophétie
Aux champs étendus devant moi : vinrent des vers
Spontanément vêtir d’une robe de prêtre
Un esprit rénové qu’avait choisi le ciel,
Tel était mon espoir, pour de saints ministères.
Ma propre voix m’encourageait, et plus encore
L'écho dans mon esprit de ces sons imparfaits ;
J'écoutai l’un et l’autre et tirai de chacun
Une joyeuse confiance en l’avenir.

Content, et maintenant disposé à offrir
Un répit à ma passion, je poursuivis
Mon chemin d’un pas vif et parvins pour finir
En un lieu de verdure ombreuse où je m’assis
Sous un arbre, entendant apaiser mes pensées
Et leur donner le pli d’un bonheur moins austère.
C’était l’automne, un jour lumineux et paisible,
Le soleil déclinait de deux heures vers l’ouest,
Offrant de sa chaleur autant qu’il en fallait,
Avec les nuages d’argent, l’herbe luisante,
Un silence parfait à l’abri de ces bois
Eux-mêmes abrités. Une idée après l’autre
Accueillie et chassée, j’eus bientôt fait le choix
D’un val connu de moi où diriger mes pas
Sans prendre de repos avant d’avoir atteint
Le seuil d’une maison qu’il me semblait y voir.
Jamais image souvenue ne me parut
Si belle ; et tandis que je contemplais ces lieux
Imaginés avec un amour grandissant,
Là-haut une puissance m’assura qu’une œuvre
De gloire y pourrait être aussitôt entreprise,
Voire achevée. Ainsi dura ma rêverie
Sans que j’en perdisse un instant l’objet de vue,
Sauf quand ici ou là, dans le bosquet de chênes
Majestueux, un gland chassé de sa cupule
Faisait frémir les feuilles sèches dans sa chute
Du frappant le sol nu me faisait sursauter.
Je ne quittai ma couche avant que le soleil
Eût touché presque l'horizon. Jetant alors
Un regard en arrière aux fumées de la ville,
Volutes qui au loin prenaient un air champêtre,
Avec l’ardeur du Vagabond, du Fugitif,
Mais la résolution du Pèlerin, je pris,
Quoique sommairement équipé à cette heure,
La route qui menait au Vallon de mon choix.
Ce fut un soir splendide et mon âme, une fois
Encore, mit sa force à l’épreuve. Sa harpe
Ne manqua pas d’être visitée par les souffles
Mais fut bientôt flouée, et les sons en bon ordre
De l’harmonie, en allés à la débandade,
Se turent enfin pour de bon ! « Ainsi soit-il ;
Pourquoi penser quand le bonheur est dans l’instant ? »
Lors, tel un journalier regagnant son logis,
Sous l’astre mûrissant qui répandait son doux
Influx, je poursuivis ma route, sans laisser
A nouveau nul désir lier au joug servile
Ce repos nécessaire. À quoi bon tant de mots ?
Quelle agréable flânerie que ces trois jours
De marche pour aller jusqu’à mon ermitage !
Ne parlons pas de ce qui s’ensuivit, la vie
Ordinaire — la réserve sans fin de choses,
Rares, du moins en apparence, chaque jour
Trouvées autour de moi dans le seul voisinage —
Dont je me réjouissais et, du matin au soir,
Cette sereine et perpétuelle allégresse.
Mais bien vite naquit en moi l’ardente envie
De poursuivre résolument un but, de tout
Mon cœur — lecture ou réflexion ; soit engranger
De nouvelles moissons, soit sauver les anciennes
En agissant au bon moment ; et par là même
Susciter plus encor l’espoir de donner vie
Réelle à quelques fantasmes aériens
Qui flottaient au hasard depuis plusieurs années,
Et partager avec modération entre ces êtres
Les mille sentiments qui oppressaient mon cœur.
Espoir déçu ; quand bienvenue à l’Orient
Point la clarté, c’est seulement pour me railler
En s’effaçant d’un ciel où ne mûrira pas
Franchement le matin : mon esprit qui voulait,
Se souvenant de sa téméraire promesse
D’antan, se colleter joyeusement avec
Un noble thème — ô vain désir ! — partout se heurte
A des obstacles chaque jour renouvelés.

Et maintenant je serais content d’échanger
Pour un temps ces nobles espoirs contre les dons
D’un art plus humble, oh mon Ami ! Mais le Poète,
Si doux soit-il, a comme l’Amant ses périodes
De turbulence, où il ne va ni bien ni mal,
Ses crises — sans pourtant que l’accable autre chose
Que ses propres pensées indociles : l’esprit,
Chez lui, bien plus heureux lorsque à l’instar
De la vertueuse colombe il reste au nid
A couver, ne vit pas sans cesse dans ce but
Mais se sent, comme l’oiseau innocent, poussé
A travers bois par une sorte de folie ;
«Telle est aujourd’hui ma passion, qui ne mérite
Autre blâme que de n’avoir que trop duré.

Quand je me livre à un rigoureux examen
De moi-même, comme il convient pour qui s’apprête
À une tâche aussi ardue, j’ai bien souvent
Lieu de me réjouir; car je ne crois manquer
Ni du premier des dons majeurs, la vie de l’âme,
Ni des Vérités générales — elles-mêmes
Sortes d’Agents et d’Éléments, de Subalternes
Subordonnés au secours de l’esprit vivant,
Ni être dénué de choses extérieures,
Formes, images, ni de beaucoup d’autres aides
De moindre prix, mais acquises non sans labeur
Et propres à bâtir la gloire d’un Poète.
Temps, lieux et mœurs, voilà de quoi je suis en quête,
Et il n’en manque point, mais nulle part du genre
Qu’un choix approfondi permet de distinguer;
Et nombreux sont les noms pas encore oubliés
Que je pourrais, en toute confiance, espérer
Rappeler de la solitude de l’exil
Et faire vivre à nouveau dans le cœur des hommes
De ce temps ou d’un avenir proche ou lointain.
Parfois, l’ambitieux pouvoir de choix prenant
De fières marées d’équinoxe pour la mer
Habituelle jettera son dévolu
Sur quelque thème britannique, vieille histoire
Romanesque jadis omise par Milton ;
Plus souvent, me tournant vers des lieux idylliques
Dans les bosquets de la Chevalerie, je joue
Aux bergers de ma flûte ou, ma harpe à la main,
Assis au bord de l’eau — rivière ou bien fontaine —
Chez les chevaliers au repos, je tends l’oreille
A de graves récits d’enchantements cruels,
Subis et surmontés par quelque esprit solide,
Ou de hauts faits guerriers où la lance rencontre
La lance, et le glaive se bat contre le glaive
Comme s’ils étaient conscients des blasons peints
Sur les écus, tant la bataille est glorieuse ;
D’où l’inspiration d’un chant où s’entrelacent
Dans le décor sans cesse changeant de la Quête
Des torts à redresser, l’hommage harmonieux
Au courage patient et à la vérité
Sans tache, au dévouement, au zèle insatiable
Et à l’humilité chrétienne sanctifiant
De fidèles amours. Quelquefois, plus austère
Dans mes émotions, je relatais comment
Mithridate vaincu, en route vers le nord,
Devint sous le couvert de la nuée des ans
Odin, le père d’une race par laquelle
Fut détruit l’Empire romain ; comment amis
Et partisans de Sertorius, fuyant l’Espagne,
Vinrent trouver refuge aux îles Fortunées,
Abandonnant leurs lois, leurs usages, leurs arts,
Disparaissant d’une mort lente et graduelle,
De moins en moins nombreux, périssant un par un,
Mourant de faim dans ces confins étroits, mais pas
Le souffle de la Liberté, qui survécut
Quinze cents ans et, lorsque les Européens
Vinrent avec leur puissance et leur savoir-faire
A quoi rien ne pouvait s’opposer, conserva
Son emprise comme une peste et fit périr
De mort glorieuse cette race de héros
Naturels ; ou encore je disais comment
Pour l’amour de la Vérité telle âme noble,
Dont le nom est absent des chroniques royales,
En temps de tyrannie a souffert sans un mot ;
Comment un Français seul, par la force tenace
De sa méditation sur les actes barbares
Commis par les premiers conquérants des Indiens,
Traversa l’Océan, seul en son ministère,
Non pour se porter au secours des opprimés
Mais pour rôder comme un vent de soif et détruire
Petit à petit l’Oppresseur; comment Gustave
En détresse chercha de l’aide dans les mines
De la Dalécarlie ; comment le grand Wallace
Combattit en Écosse et, dans son cher Pays,
Laissa partout son nom telle une fleur sauvage,
Wallace, et ses hauts faits, vraie tribu de fantômes,
Peupler les rocs abrupts et les berges des fleuves,
Ses sanctuaires naturels, d’indépendance
Et de sévère liberté, l’âme du lieu.
Plus me plaît quelquefois d’inventer une histoire
Selon mon cœur et de plus près apparentée
A mes passions, à mes pensées habituelles ;
Une histoire aux cent actes divers, dans l’ensemble
Élevée, mais dont la structure immatérielle
Fond aux rayons du soleil même qui l’éclaire,
Brume qui se dissout dans l’air ! Puis monte en moi,
Ultime et favorite aspiration, l'ardent
Désir d’un chant de vérité philosophique
En accord avec notre vie de tous les jours ;
Méditations passionnées venues du fond
Du cœur de l’homme, au plus secret, vers immortels
Accordés avec soin à la lyre d’Orphée ;
Mais je ne tarde pas à déposer l’affreux
Fardeau, et me leurre moi-même en croyant ferme
Qu’avec l’âge l’esprit gagne en maturité
Et devient perspicace. Ainsi donc mes journées
S'écoulent à jamais dans la contradiction;
Inapte à partager de vagues nostalgies,
Le manque de moyens peut-être m’inculquant,
Par une impulsion souveraine irrésistible,
Dans ma prudence une capacité craintive
Et ma circonspection des délais infinis.
L'humilité et le respect modeste eux-mêmes
Me trahissent, masquant souvent sous le manteau
Un égoïsme plus subtil : lequel tantôt
Clôt le bec à toute fonction, tantôt me dupe,
S’en remettant à cet œil anxieux qui empêche
Par son indiscrétion sans cesse en mouvement
La simple et naturelle apparition du vrai.
Ah ! mieux vaudrait errer voluptueusement
A travers champs ou le long des sentiers agrestes,
Sans souci des heures qui passent, résigné
À musarder sans honte, inattentif à tout,
Et en vacance de propos délibéré !
Plutôt n’avoir jamais entendu prononcer
Les mots de zèle et légitime ambition
Que de subir les déceptions et les tourments
D’un esprit à toute heure infidèle à sa tâche,
Qui reprend cœur, mais sent bientôt quelque pensée
Vaine peser comme un tabou sur son espoir.
Tel est mon lot : soit que je découvre sans cesse
Quelque défaut dans le thème choisi, soit que
Je perçoive chez moi une si forte absence
D’absolue perfection que je me décourage
Et recule, cherchant à fuir dans l’apathie
Cette vaine perplexité et poursuivant
Sans le moindre profit mon chemin vers la tombe,
Infidèle intendant qui a beaucoup reçu
Et ne redonne rien.
Était-ce pour cela
Qu’une rivière aimait, la plus belle de toutes,
Mêler au chant de ma nourrice son murmure,
Un doux filet de voix tout au long de mes rêves,
Né des aulnes ombreux, des cascades rocheuses,
Des gués et des hauts-fonds ? Pour cela, ô Derwent
Qui serpentes parmi l’herbe des prairies basses,
tout petit encor je posais mon regard,
Que sans cesse ton chant imprégnait mes pensées
D'une douceur plus qu’enfantine, me donnant
Dans l’agitation des demeures humaines
Un avant-goût, l’obscure annonce de la paix
Qu’inspire la Nature aux coteaux et aux bois?

Après avoir quitté les monts et reflété
A sa surface unie la sombre silhouette
De ces tours, monuments en ruine qui survivent
Au pouvoir féodal, la rivière passait,
Bleue, claire, au pied de notre jardin en terrasse,
Compagne séduisante et chérie de nos jeux.
Oh. que de fois, enfant de cinq ans, ai-je fait
Dans un bief de moulin détaché de son cours
D'une journée d’été une longue baignade —
Bain de soleil, plongeon, bain de soleil encore
Tour à tour, tout un jour d’été, — ou bien couru
Par les champs sablonneux, sautant parmi les touffes
De jaunes jacobées ; ou suis-je, quand colline
Et roc, bois et hauteurs altières du Skiddaw
Prenaient des tons cuivrés au plus profond éclat,
Resté seul sous le ciel, comme si, né aux plaines
Des Indiens, je m’étais sauvé par pur caprice
Loin de la hutte de ma mère pour jouer,
Sauvage nu, sous le tonnerre et les averses.

Mon âme en germe a joui de saisons propices
Par la beauté nourrie ainsi que par la peur :
A la faveur de mon lieu de naissance autant
Que de ce Vallon bien-aimé où peu après
Nous fûmes transplantés — libres de nous livrer
À des jeux de plus d’envergure. Avant d’atteindre
Mon dixième printemps, quand le gel et le souffle
Des vents glacés avaient flétri sur les versants
Les derniers crocus d’automne, c’était ma joie
De hanter, tout un stock de collets à l’épaule,
Les hauteurs dénudées où les bécasses courent
Dans l’herbe lisse. La moitié de la nuit,
Je sautais çà et là en hâte, impatient
De relever piège après piège. Les étoiles
Et la lune brillaient au-dessus de ma tête.
J'étais seul, mais troublais, me semblait-il, la paix
Qu’elles faisaient régner. Il m’arrivait parfois
Pendant ces courses nocturnes, d’être saisi
D’un désir plus puissant que ma raison : l’oiseau
Que le piège d’un autre avait pris devenait
Ma proie et, mon forfait une fois accompli,
J'entendais parmi les collines solitaires
Des bruits sourds de respiration à ma poursuite,
D’imperceptibles mouvements et de pas presque
Autant silencieux que l’herbe qu’ils foulaient.

De même quand le Val cultivé tiédissait
Au printemps, rôdions-nous, pillards, sur les hauteurs
Où l’oiseau pour couver avait bâti son nid ;
Cruelle notre chasse, et sans gloire, son but
Pourtant n’était pas vil. Oh ! lorsque suspendu
À des brins d’herbe au-dessus du nid de corbeaux
Ou au rocher glissant par d’étroites fissures,
A grand-peine pourtant, quasiment soutenu,
Semblait-il, par le vent qui soufflait en tempête,
L'épaule appuyée au roc nu, que j’étais seul ;
Alors, en grand danger, accroché à l’arête !
De quelle étrange voix le vent sec et sonore
Me hurlait à l’oreille ! et le ciel n’était pas
De cette terre — et les nuages couraient vite !

Nous qui sommes poussière, en nous l’âme immortelle
Croît comme l’harmonie en musique ; il se fait
Un travail invisible, obscur, qui met d’accord
Les éléments désaccordés, les associe
En un seul tout. Comme il est étrange que toutes
Les terreurs, les douleurs, la misère précoce,
Les regrets, les tracas, les fatigues, mêlés
Dans mon esprit, aient jamais eu leur part,
L’indispensable part, dans l’édification
De l’existence calme dont je jouis quand
Je suis digne de moi ! Louée soit la Nature
Pour cette fin ! Et remerciée pour les moyens
Qu'elle a daigné choisir; soit qu’elle vînt à moi
Sans m’effrayer, ou au prix d’alarmes légères,
Tendre clarté perçant les nuages paisibles,
Soit d’interventions plus sévères, d’actions
Plus tangibles, le mieux adaptées à son but.

Un soir d’été (guidé par elle) je trouvai
Une petite barque amarrée à un saule
Dans un creux de rocher, son havre habituel.
Aussitôt je défis la chaîne et fus à bord,
Repoussant la rive du pied. C’était un vol,
Plaisir impur que ne manquaient de souligner,
Tandis que j’avançais, les échos des montagnes;
Laissant sans cesse à l’arrière, des deux côtés,
De petits ronds brillant mollement sous la lune
Pour se fondre à la fin tous en un seul sillage
Fait de scintillements. Mais à ce moment-là,
Tel un rameur qui met son orgueil à atteindre
Sans dévier le point exact qu’il s’est fixé,
Je visai le sommet d’une crête rocheuse,
Bord extrême de l’horizon; car au-dessus
Il n'y avait que le ciel gris et les étoiles.
C'était un féerique esquif ; mes avirons
Mordaient avec ardeur le lac silencieux,
Et tandis que je me redressais dans l’effort,
Ma barque soulevée fendait l’eau comme un cygne;
Mais derrière l’abrupt rocheux qui jusque-là
Limitait l’horizon, un grand pic noir, énorme,
Comme animé d’une volonté de puissance,
Dressa la tête. Et je ramai, ramai encore
Tandis que grandissait la forme menaçante,
S'interposant entre les étoiles et moi,
Sans cesse à ma poursuite, semblait-il, avec
Une volonté propre et d’un pas régulier,
Tel un vivant. Demi-tour, les rames tremblantes,
Puis glissade à travers les eaux silencieuses,
Retour furtif jusque sous le couvert du saule
je laissai la barque à son point d’amarrage, —
Avant de revenir chez moi à travers champs,
Grave et préoccupé ; car après avoir vu
Çe spectacle, j’eus le cerveau obnubilé
Des jours durant par la conscience obscure et vague
De modes de vie inconnus ; sur mes pensées
Pesait une ombre, appelez-la si vous voulez
Solitude ou pur abandon. Il ne restait
Aucune forme familière, aucune image
De beaux arbres, de mer, de ciel ou de champs verts;
Que des apparitions, énormes et puissantes,
Et qui ne vivaient pas comme vivent les hommes
Mais passaient lentement le jour dans mon esprit
Et la nuit, semaient l’inquiétude dans mes rêves.

Ô suprême Sagesse, Esprit de l’univers !
Âme qui es l’éternité de la pensée,
Toi qui donnes le souffle aux formes, aux images,
Et le mouvement étemel, non, ce n’est pas
En vain que depuis ma première aube d’enfance
De jour comme de nuit tu as entrelacé
Pour moi les passions qui font notre âme humaine
- Non avec les travaux humains vils et vulgaires,
Mais les buts élevés et les choses qui durent —
La nature et la vie — purifiant ainsi
Sentiment et pensée en leurs éléments mêmes,
Et sanctifiant, par une telle discipline,
Douleur et peur au point que nous reconnaissions
Une grandeur dans les battements de nos cœurs.
Et cette communion ne me fut pas donnée
Avec une tendresse avare. Et en novembre,
Quand les vapeurs roulant au fond de la vallée
Rendaient plus seul encore un pays désolé,
A midi, et dans le calme des soirs d’été,
Quand sur le bord du lac dont tremblait le miroir,
Sous les monts assombris, je rentrais au logis
Solitaire, cette communion était mienne ;
Mienne au milieu des champs, de jour comme de nuit,
Ainsi qu’au bord des eaux, tout au long de l’été.

Et pendant la saison du gel, quand le soleil
Etait couché, et que visibles à des milles
Les chaumières flambaient de toutes leurs fenêtres
Dans le crépuscule assombri, je ne tenais
Aucun compte de leurs appels : moment heureux
Pour nous tous, en effet — pour moi heure d’extase !
Six coups sonnaient, nets et sonores, au clocher —
Je faisais demi-tour, fier, exultant comme un
Cheval infatigable, et qui ne songe pas
À l'écurie. Et tous, chaussés d’acier, filions
Sur la glace polie où crissaient les patins
En des jeux collectifs qui rappelaient la chasse
Et les plaisirs des bois, — le lièvre poursuivi,
L'appel du cor et les aboiements de la meute.
Nous volions dans la nuit et le froid, nulle voix
Ne planquait, et sous ce fracas les précipices
Retentissaient ; les arbres dépouillés, les rocs
Gelés tintaient comme le fer ; des monts lointains
Venait un écho étranger à ce tumulte,
Triste, et qui ne m’échappait pas, tandis qu’à l’est
Scintillaient les claires étoiles et qu’à l’ouest
Le ciel rouge orangé du soir s’assombrissait.
Mainte fois je me suis enfui de ce vacarme
Dans le silence d’une baie, ou bien par jeu
Ecarté brusquement de la foule en émoi
Pour couper à travers le reflet d’une étoile
Qui fuyait et, volant sans cesse devant moi,
Luisait sur le lisse miroir ; et bien souvent,
Quand nous avions abandonné nos corps au vent
Et que des deux côtés les berges indistinctes
Fonçaient vers nous dans l’ombre, et que filant toujours
Je maintenais ma course, alors, soudain baissé
Et m’inclinant en arrière sur mes talons,
Je stoppais net ; mais les falaises désolées
Tournaient encore autour de moi — tout comme si
La terre sous mes yeux effectuait sa ronde !
Derrière moi leur longue file solennelle
S'estompait, je les observais jusqu’à ce que
Tout fût calme à nouveau comme un sommeil sans rêve.

Ô Présences de la Nature dans le ciel
Et sur la terre ! Apparitions des collines !
Et Vous, Âmes des lieux déserts ! Puis-je penser
Que vulgaire était votre espoir lorsque vous eûtes
Recours à de tels soins et ainsi, tant d’années,
Que vous m’ayez hanté dans mes jeux enfantins,
Que vous ayez imprimé dans toutes les formes
- Arbres, collines, bois, grottes — les caractères
Du désir comme du danger ; et fait ainsi
Bouillonner la surface entière de la terre,
De triomphe et de joie, d’espérance et de crainte,
Telle une mer?
Il ne serait pas inutile
Que je poursuive, à travers tous les changements,
Ce thème des sports et des jeux auxquels l’année
Nous invitait dans son carrousel de plaisirs.

Nous formions un groupe bruyant ; sous le soleil
On n’eût pu voir vallées plus belles que les nôtres ;
Ni de bande plus riche en joie et en bonheur,
Ou plus digne du sol qu’elle foulait. J’aurais
Plaisir à évoquer les bois d’automne, les
Berceaux de noisetiers et leurs grappes de fruits
D’une blancheur de lait ; la gaule avec sa ligne,
Symbole de l’espoir stupide dont le charme
Passant, irréprochable, en entraînait plus d’un
Par des rocs, des bassins jamais vus des étoiles,
Tout au long de l’été vers des chutes perdues
Dans les tours et détours des torrents montagnards
- impérissables souvenirs ! Je crois encore
À cette heure sentir du même cœur qu’alors
Du haut d’une colline un bel après-midi
Dans le ciel nuageux le cerf-volant tirer
Sur sa rêne comme un coursier impétueux ;
Ou dans les prés, lancé par un jour de grand vent,
Le voir affronter la rafale, puis soudain
Retomber, rejeté au sol par la tempête.

Humbles maisons où nous avions notre demeure,
Ce que vous nous donniez n’appartenait qu’à vous ;
Comment vous oublier, alors que vous étiez
Si belles, érigées au cœur de ces campagnes
Agréables à voir? Et comment oublier
Avec quel air candide et quelle bienséance
Vous nous offriez un confort sans prétention ?
N'aviez-vous pas de joies, de plaisirs bien à vous ?
Pleins d’ardeur, jamais las, nous poursuivions le soir
Nos jeux d’intérieur auprès d’un feu de tourbe :
Le crayon à la main, sur notre ardoise lisse
Divisée en carrés et toute recouverte
De chiffres et de croix griffonnés, nous luttions
Cerveau contre cerveau, combinant, résolvant,
Trop modeste combat pour être dit en vers ;
Ou assis côte à côte à la table sans nappe,
Bois blanc immaculé, érable ou merisier,
Nous menions à l’assaut, mouche ou whist, des soldats
D’épais carton ; mais non pas, comme dans le monde,
Abandonnés et rejetés sans gratitude
Pour les services mêmes qu’ils avaient rendus,
Mais ménagés durant mainte longue campagne.
Rassemblement bizarre où pour plus d’un les rôles
Avaient été changés ; des cartes plébéiennes
Que le Destin avait anoblies au-delà
Des promesses de leur naissance, à charge de
Représenter la personne de rois défunts.
Oh, qu’elles claquaient fort sur la table en tombant !
Ironiques tableaux, — trèfles, carreaux, cœurs, piques,
Un pitoyable ramassis de ressemblances !
Ils n’offraient que maigre pitance à nos esprits,
Ces valets mâchurés qui s’abattaient avec
Des cris, des railleries, comme Vulcain du ciel :
L’as souverain, telle une lune en son éclipse,
Les dames dans l’ultime éclat de leur splendeur,
Et les rois courroucés des outrages subis
Par leur royal visage. Au-dehors, cependant,
Incessante, la pluie tombait, ou la gelée
Silencieuse, âpre morsure, faisait rage ;
Souvent, interrompant ce jeu passionné,
L’air prisonnier sous les champs de glace d’Esthwaite
Luttait pour s’échapper, lançait vers les collines
Et les étendues de prairies un cri puissant
Qui résonnait longtemps comme celui des bandes
De loups hurlant au fond du golfe de Botnie.

Ici, après m’être appliqué à retrouver
Par; quelles passions externes la Nature
A peuplé d’abord mon esprit de formes belles
Et sublimes, qu’elle me fit aimer, pourrais-je
Ne pas dire que j’ai goûté d’autres plaisirs,
De plus subtiles joies, ni comment j’éprouvai
Plus d’une fois, même en ces temps de violence,
Les saints et purs émois de l’âme sensitive
Qui semblent posséder dans leur simplicité
Un charme pour l’esprit ; ce tranquille délice
Provenant, si je ne me trompe, sûrement
De ces affinités presque innées qui accordent
Notre existence neuve aux choses existantes,
Et, à l’aurore de notre être, constituent
Le lien qui unit notre vie à la joie.

Oui je m’en souviens bien, quand la terre changeante
Et deux fois cinq étés eurent sur mon esprit
Imprimé les divers visages de l’année,
Même alors, inconsciemment, j’avais commerce
Avec une beauté vieille comme le monde,
Buvant un pur plaisir des sens dans les volutes
 Argentées du brouillard, ou la plaine des eaux
Étale, aux couleurs des nuages en suspens.

Les sables du Westmoreland, les baies, les anses
Des rivages rocheux de Cumbria le savent,
Lorsque la mer, rejetant les ombres du soir,
Annonçait à la hutte du berger sur les
Monts lointains le lever bienvenu de la lune,
Debout, n’ayant jamais eu ce genre d’envies,
N'associant à ce que j’avais sous les yeux
Nul souvenir conscient d’un semblable spectacle,
Et n’apportant en moi nul sentiment précis
De quiétude ou de paix, je restais là pourtant,
Parcourant du regard de vastes étendues
D’eau scintillante, et butinant, me semblait-il,
Dans les moindres détails de ce champ de lumière
Un plaisir neuf, telle l’abeille sur les fleurs.

Souvent donc, parmi ces accès de joie vulgaire
Dont en toute saison s’accompagnent les ris
Elles jeux des enfants, dans l’allègre vertige
Qui dans le sang se rue en tempête et ensuite
Est oublié ; je percevais alors de vagues
Éclats, tels les reflets d’un bouclier; — la terre
Et le visage habituel de la Nature
Me parlaient, chose inoubliable ; quelquefois,
Il est vrai, au hasard d’étranges accidents
Et de chocs (telles ces unions mal assorties,
Œuvre de fées malveillantes, dit-on), mais pas
En vain, ni sans profit, si peur chance ils créaient
Des associations d’objets et d’apparences ;
Quoique sans vie alors et vouées au sommeil
Jusqu’à ce que d’autres temps plus mûrs les rappellent
Pour féconder et pour élever la pensée.
- Et si de par son propre poids la joie vulgaire
S'épuisait et disparaissait de la mémoire,
Les spectacles qui en avaient été témoins
Demeuraient en leurs linéaments essentiels
Inscrits dans le cerveau et visibles pour l’œil,
Spectacle quotidien ; et ainsi répété
Tant de fois par la discipline impressionnante
De la crainte, par le plaisir et le bonheur
Renouvelés, par la force des sentiments
Obscurs, représentant des choses oubliées,
Ces mêmes scènes si brillantes elles-mêmes,
Si belles, si majestueuses, devenaient
Familières et chéries bien que le jour
Fût encore éloigné, et toutes leurs couleurs
Changeantes et leurs formes s’attachaient à nos
Affections par des liens cachés.
J’ai fait
Partir tôt mon récit — pas égaré, je crois,
Par un excès d’amour pour des jours que renie
La mémoire — plantant mes perce-neige avant
Que souffle le printemps, sous les neiges d’hiver :
Et toi, Ami, si prêt à partager mes vues,
Tu ne trouveras pas que j’ai trop étiré
D’une plume débile et partiale un récit
Ennuyeux, espérant pourtant que je pourrais
Trouver dans le passé des pensées stimulantes ;
Fixer l’équilibre incertain de mon esprit,
Peut-être aller aussi au-devant de reproches
Qui pourraient m’inciter à présent, homme mûr,
A des tâches dignes de moi. Quand cet espoir
Se révélerait vain et que je n’apprendrais
Jamais à me connaître, ni toi-même à mieux
Saisir comment fut formé le cœur de celui
Que tu aimes ; faut-il que de toi je redoute
Un jugement sévère, au cas où je serais
Peu disposé à mettre fin au chant des heures
Ressouvenues, qui ont le charme des visions,
Ces formes belles et ces douces sensations
Par où se ressource la vie et qui font presque
De l’âge le plus tendre un visible décor
Inondé de soleil enfant?

Un but au moins
Aura été atteint : mon esprit s’est trouvé
Revigoré, et si cette humeur agréable
Ne m’abandonne pas, l’histoire de ma vie
Sera continuée aussitôt jusqu’au bout.
Le chemin est tracé devant moi ; — c’est un thème
Unique, aux limites précises ; je préfère,
De ce fait, m’y tenir plutôt qu’à un ouvrage
D’un plus ample dessein ou plus diversifié
je craindrais d’être vaincu et de me perdre :
Et j’ai le ferme espoir que chez toi ce labeur
Trouvera bon accueil, cher Ami que j’honore !


Par surprise la joie — vif comme d’habitude
Je me tournai pour la partager ... avec qui
D’autre que Toi, au fond de la tombe où tu gis
Dans le silence, à l’abri des vicissitudes?

L’Amour fidèle a ravivé ton souvenir —
Mais comment t’oublier? Sous l’empire de quelle
Force ai-je pu, même la plus courte parcelle
D’un instant, m’aveugler au point de démentir

Ma plus cruelle perte ! — Avec cette pensée,
C’est le plus dur chagrin que j’aie eu en partage,
À part l’autre, le seul, lorsque désespéré

J’appris que le trésor de mon cœur n’était plus ;
Que le moment présent ne rendrait à ma vue,
Ni les ans à venir, ton céleste visage.



Aveugle quand il juge et faible en son vouloir,
Sous le poids du malheur, l’Homme n’a que des joies
Plutôt tristes, si éphémère est leur éclat !
Le souvenir l’accable et le trahit l’espoir.

De notre sort mortel il pourrait peindre en noir
Les jours, celui qui n’aurait le magique don
D’élever notre esprit plus haut que la raison
Et nimber cette vie assombrie d’une gloire.

L’imagination est ce pouvoir sacré,
L’imagination altière et raffinée,
A elle de cueillir l’amaranthine fleur

De la Foi, et nouer au front de la douleur
La palme qui résiste aux maux qui pleuvent dru
Et au vent du chagrin ne se rétracte plus.

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