L’évolution créatrice - Henri Bergson
Introduction
C’est dire que la théorie de la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables l’une de l’autre. Une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs.
Chapitre I : De l’évolution de la vie. Mécanisme et finalité
Je constate d’abord que je passe d’état en état. J’ai chaud ou j’ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m’entoure Ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n’est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu’on ne le croirait d’abord.
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De cette survivance du passé résulte l’impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n’est plus sur la même personne qu’elles agissent, puisqu’elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l’expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C’est pourquoi notre durée est irréversible. Nous ne saurions en revivre une parcelle, car il faudrait commencer par effacer le souvenir de tout ce qui a suivi. Nous pourrions, à la rigueur, rayer ce souvenir de notre intelligence, mais non pas de notre volonté.
Ainsi notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant.
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Remarquons d’abord que, des deux hypothèses que nous venons de formuler, la seconde est la seule qui ne prête pas à équivoque. L’idée darwinienne d’une adaptation s’effectuant par l’élimination automatique des inadaptés est une idée simple et claire. En revanche, et justement parce qu’elle attribue à la cause extérieure, directrice de l’évolution, une influence toute négative, elle a déjà bien de la peine à rendre compte du développement progressif et rectiligne d’appareils complexes comme ceux que nous allons examiner.
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Passons donc à la seconde hypothèse, et voyons comment elle résoudrait le problème. L’adaptation ne consistera plus simplement en l’élimination des inadaptés. Elle sera due à l’influence positive des conditions extérieures qui auront modelé l’organisme sur leur forme propre. C’est bien par la similitude de la cause que s’expliquera cette fois la similitude des effets. Nous serons, en apparence, dans le pur mécanisme. Mais regardons de plus près. Nous allons voir que l’explication est toute verbale, que nous sommes encore dupes des mots, et que l’artifice de la solution consiste à prendre le terme « adaptation », en même temps, dans deux sens tout différents.
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Nous proposerions donc d’introduire une distinction entre l’hérédité de l’écart et celle du caractère.
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. Et cette réalité est l’objet propre de la philosophie, laquelle n’est point astreinte à la précision de la science, puisqu’elle ne vise aucune application. Indiquons donc, en deux mots, ce que chacune des trois grandes formes actuelles de l’évolutionnisme nous paraît apporter de positif à la solution du problème, ce que chacune d’elles laisse de côté, et sur quel point, à notre sens, il faudrait faire converger ce triple effort pour obtenir une idée plus compréhensive, quoique par là même plus vague, du processus évolutif.
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Nous revenons ainsi, par un long détour, à l’idée d’où nous étions partis, celle d’un élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d’union.
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Deux points sont également frappants dans un organe tel que l’œil : la complexité de la structure et la simplicité du fonctionnement. L’œil se compose de parties distinctes, telles que la sclérotique, la cornée, la rétine, le cristallin, etc. De chacune de ces parties le détail irait à l’infini.
Chapitre II : Les directions divergentes de l’évolution de la vie. Torpeur, intelligence, instinct.
. Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d’enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu’elles étaient à l’état naissant : cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l’enfance. Mais les personnalités qui s’entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et, comme chacun de nous ne vit qu’une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elles, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément.
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Ce qui constitue l’animalité, disions-nous, c’est la faculté d’utiliser un mécanisme à déclanchement pour convertir en actions « explosives » une somme aussi grande que possible d’énergie potentielle accumulée.
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En résumé, si l’on convient, pour abréger, d’appeler « système sensori-moteur » le système nerveux cérébro-spinal avec, en plus, les appareils sensoriels en lesquels il se prolonge et les muscles locomoteurs qu’il gouverne, on pourra dire qu’un organisme supérieur est essentiellement constitué par un système sensori-moteur installé sur des appareils de digestion, de respiration, de circulation, de sécrétion, etc., qui ont pour rôle de le réparer, de le nettoyer, de le protéger, de lui créer un milieu intérieur constant, enfin et surtout de lui passer de l’énergie potentielle à convertir en mouvement de locomotion57. Il est vrai que, plus la fonction nerveuse se perfectionne, plus les fonctions destinées à la soutenir ont à se développer et deviennent par conséquent exigeantes pour elles-mêmes.
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Torpeur végétative, instinct et intelligence, voilà donc enfin les éléments qui coïncidaient dans l’impulsion vitale commune aux plantes et aux animaux, et qui, au cours d’un développement où ils se manifestèrent dans les formes les plus imprévues, se dissocièrent par le seul fait de leur croissance. L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant. La différence entre elles n’est pas une différence d’intensité, ni plus généralement de degré, mais de nature.
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La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge61 Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.
Maintenant, un animal inintelligent possède-t-il aussi des outils ou des machines ? Oui, certes, mais ici l’instrument fait partie du corps qui l’utilise. Et, correspondant à cet instrument, il y a un instinct qui sait s’en servir. Sans doute il s’en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d’utiliser un mécanisme inné.
Chapitre III : De la signification de la vie. L’ordre de la nature et la forme de l’intelligence.
Au cours de notre premier chapitre, nous avons tracé une ligne de démarcation entre l’inorganique et l’organisé, mais nous indiquions que le sectionnement de la matière en corps inorganisés est relatif à nos sens et à notre intelligence, et que la matière, envisagée comme un tout indivisé, doit être un flux plutôt qu’une chose. Par là nous préparions les voies à un rapprochement entre l’inerte et le vivant.
D’autre part, nous avons montré dans notre second chapitre que la même opposition se retrouve entre l’intelligence et l’instinct, celui-ci accordé sur certaines déterminations de la vie, celle-là modelée sur la configuration de la matière brute. Mais instinct et intelligence se détachent l’un et l’autre, ajoutions-nous, sur un fond unique, qu’on pourrait appeler, faute d’un meilleur mot, la Conscience en général, et qui doit être coextensif à la vie universelle. Par là nous faisions entrevoir la possibilité d’engendrer l’intelligence, en partant de la conscience qui l’enveloppe.
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Commençons, au contraire, par tracer une ligne de démarcation entre l’inerte et le vivant. Nous trouverons que le premier entre naturellement dans les cadres de l’intelligence, que le second ne s’y prête qu’artificiellement, que dès lors il faut adopter vis-à-vis de celui-ci une attitude spéciale et l’examiner avec des yeux qui ne sont pas ceux de la science positive. La philosophie envahit ainsi le domaine de l’expérience. Elle se mêle de bien des choses qui, jusqu’ici, ne la regardaient pas. Science, théorie de la connaissance et métaphysique vont se trouver portées sur le même terrain. Il en résultera d’abord une certaine confusion parmi elles. Toutes trois croiront d’abord y avoir perdu quelque chose. Mais toutes trois finiront par tirer profit de la rencontre.
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Ce que l’Esthétique transcendantale de Kant nous paraît avoir établi d’une manière définitive, c’est que l’étendue n’est pas un attribut matériel comparable aux autres.
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L’intelligence, telle que Kant nous la représente, baigne dans une atmosphère de spatialité à laquelle elle est aussi inséparablement unie que le corps vivant à l’air qu’il respire. Nos perceptions ne nous arrivent qu’après avoir traversé cette atmosphère.
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Mais la vérité est qu’il y en a une quatrième, à laquelle Kant ne paraît pas avoir songé, – d’abord parce qu’il ne pensait pas que l’esprit débordât l’intelligence, ensuite (et c’est, au fond, la même chose) parce qu’il n’attribuait pas à la durée une existence absolue, ayant mis a priori le temps sur la même ligne que l’espace. Cette solution consisterait d’abord à considérer l’intelligence comme une fonction spéciale de l’esprit, essentiellement tournée vers la matière inerte. Elle consisterait ensuite à dire que ni la matière ne détermine la forme de l’intelligence, ni l’intelligence n’impose sa forme à la matière, ni la matière et l’intelligence n’ont été réglées l’une sur l’autre par je ne sais quelle harmonie préétablie, mais que progressivement l’intelligence et la matière se sont adaptées l’une à l’autre pour s’arrêter enfin à une forme commune. Cette adaptation se serait d’ailleurs effectuée tout naturellement, parce que c’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses.
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Quand un poète me lit ses vers, je puis m’intéresser assez à lui pour entrer dans sa pensée, m’insérer dans ses sentiments, revivre l’état simple qu’il a éparpillé en phrases et en mots.
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. Une comparaison de ce genre fera comprendre, dans une certaine mesure, comment la même suppression de réalité positive, la même inversion d’un certain mouvement originel, peut créer tout à la fois l’extension dans l’espace et l’ordre admirable que notre mathématique y découvre.
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On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses83. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ? Mais ce n’est pas assez dire.
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L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même. C’est pourquoi nous disons que la répétition qui sert de base à nos généralisations est essentielle dans l’ordre physique, accidentelle dans l’ordre vital. Celui-là est un ordre « automatique » ; celui-ci est, je ne dirai pas volontaire, mais analogue à l’ordre « voulu ».
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Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. Dans la composition d’une œuvre géniale comme dans une simple décision libre, nous avons beau tendre au plus haut point le ressort de notre activité et créer ainsi ce qu’aucun assemblage pur et simple de matériaux n’aurait pu donner (quelle juxtaposition de courbes connues équivaudra jamais au trait de crayon d’un grand artiste ?), il n’y en a pas moins ici des éléments qui préexistent et survivent à leur organisation.
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Étendons alors à l’ensemble de notre système solaire, mais limitons à ce système relativement clos, comme aux autres systèmes relativement clos, les deux lois les plus générales de notre science, le principe de la conservation de l’énergie et celui de la dégradation. Voyous ce qui en résultera. Il faut d’abord remarquer que ces deux principes n’ont pas la même portée métaphysique. Le premier est une loi quantitative, et par conséquent relative, en partie, à nos procédés de mesure.
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. La loi de conservation de l’énergie exprimerait bien que quelque chose se conserve en quantité constante. Mais il y a en réalité des énergies de nature diverse87, et la mesure de chacune d’elles a été évidemment choisie de manière à justifier le principe de la conservation de l’énergie.
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Il en est autrement du second principe de la thermodynamique. La loi de dégradation de l’énergie, en effet, ne porte pas essentiellement sur des grandeurs. Sans doute l’idée première en naquit, dans la pensée de Carnot, de certaines considérations quantitatives sur le rendement des machines thermiques.
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Toutes nos analyses nous montrent en effet dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend.
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L’élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien. Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté. Comment s’y prend-il ?
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Ainsi, qu’on se place en bas ou en haut de la série des animaux, on trouve toujours que la vie animale consiste 1° à se procurer une provision d’énergie, 2° à la dépenser, par l’entremise d’une matière aussi souple que possible, dans des directions variables et imprévues.
Maintenant, d’où vient l’énergie ? De l’aliment ingéré, car l’aliment est une espèce d’explosif, qui n’attend que l’étincelle pour se décharger de l’énergie qu’il emmagasine. Qui a fabriqué cet explosif ? L’aliment peut être la chair d’un animal qui se sera nourri d’animaux, et ainsi de suite ; mais, en fin de compte, c’est au végétal qu’on aboutira. Lui seul recueille véritablement l’énergie solaire. Les animaux ne font que la lui emprunter, ou directement, ou en se la repassant les uns aux autres.
Chapitre IV : Le mécanisme cinématographique de la pensée95 et l’illusion mécanistique. Coup d’œil sur l’histoire des systèmes. Le devenir réel et le faux évolutionnisme.
Il nous reste à examiner en elles-mêmes deux illusions théoriques que nous avons constamment rencontrées sur notre chemin, et dont nous avions envisagé jusqu’à présent les conséquences plutôt que le principe. Tel sera l’objet du présent chapitre. Il nous fournira l’occasion d’écarter certaines objections, de dissiper certains malentendus, et surtout de définir plus nettement, en l’opposant à d’autres, une philosophie qui voit dans la durée l’étoffe même de la réalité.
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L’acte par lequel on déclare un objet irréel pose donc l’existence du réel en général. En d’autres termes, se représenter un objet comme irréel ne peut pas consister à le priver de toute espèce d’existence, puisque la représentation d’un objet est nécessairement celle de cet objet existant. Un pareil acte consiste simplement à déclarer que l’existence attachée par notre esprit à l’objet, et inséparable de sa représentation, est une existence tout idéale, celle d’un simple possible.
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Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet.
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En résumé, pour un esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible. Un pareil esprit verrait des faits succéder à des faits, des états à des états, des choses à des choses. Ce qu’il noterait à tout moment, ce sont des choses qui existent, des états qui apparaissent, des faits qui se produisent. Il vivrait dans l’actuel et, s’il était capable de juger, il n’affirmerait jamais que l’existence du présent.
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