L’énergie spirituelle -Henri Bergson
Chapitre I : La conscience et la vie
Conférence Huxley1, faite à l’Université de Birmingham, le 29 mai 1911
Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.
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Représentons-nous alors la matière vivante sous sa forme élémentaire, telle qu’elle a pu s’offrir d’abord. C’est une simple masse de gelée protoplasmique, comme celle de l’amibe ; elle est déformable à volonté, elle est donc vaguement consciente. Maintenant, pour qu’elle grandisse et qu’elle évolue, deux voies s’ouvrent à elle. Elle peut s’orienter dans le sens du mouvement et de l’action – mouvement de plus en plus efficace, action de plus en plus libre : cela, c’est le risque et l’aventure, mais c’est aussi la conscience, avec ses degrés croissants de profondeur et d’intensité. Elle peut, d’autre part, abandonner la faculté d’agir et de choisir dont elle porte en elle l’ébauche, s’arranger pour obtenir sur place tout ce qu’il lui faut au lieu de l’aller chercher : c’est alors l’existence assurée, tranquille, bourgeoise, mais c’est aussi la torpeur, premier effet de l’immobilité ; c’est bientôt l’assoupissement définitif, c’est l’inconscience. Telles sont les deux voies qui s’offraient à l’évolution de la vie.
Chapitre II : L’âme et le corps
Conférence faite à Foi et Vie, le 28 avril 19122
Chapitre III : « Fantômes de vivants » et « recherche psychique »
Conférence faite à la Society for psychical Rescarch de Londres, le 28 mai 1913
Chapitre IV : Le rêve
Conférence faite à l’Institut général Psychologique, le 26 mars 1901
Comment le fabriquons-nous ? Les sensations qui nous servent de matière sont vagues et indéterminées. Prenons celles qui figurent au premier plan, les taches colorées qui évoluent devant nous quand nous avons les paupières closes. Voici des lignes noires sur un fond blanc. Elles pourront représenter un tapis, un échiquier, une page d’écriture, une foule d’autres choses encore. Qui choisira ? Quelle est la forme qui imprimera sa décision à l’indécision de la matière ? – Cette forme est le souvenir.
Remarquons d’abord que le rêve ne crée généralement rien. Sans doute on cite quelques exemples de travail artistique, littéraire ou scientifique, exécuté au cours d’un songe. Je ne rappellerai que le plus connu de tous. Un musicien du XVIIIe siècle, Tartini, s’acharnait à une composition, mais la muse se montrait rebelle. Il s’endormit ; et voici que le diable en personne apparut, s’empara du violon, joua la sonate désirée. Cette sonate, Tartini l’écrivit de mémoire à son réveil ; il nous l’a transmise sous le nom de Sonate du Diable.
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Dans un curieux essai intitulé A chapter on dreams, Stevenson nous apprend que ses contes les plus originaux ont été composés ou tout au moins esquissés en rêve.
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La naissance du rêve n’a donc rien de mystérieux. Nos songes s’élaborent à peu près comme notre vision du monde réel. Le mécanisme de l’opération est le même dans ses grandes lignes. Ce que nous voyons d’un objet placé sous nos yeux, ce que nous entendons d’une phrase prononcée à notre oreille, est peu de chose, en effet, à côté de ce que notre mémoire y ajoute.
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Ne nous fions pas trop aux théories. On a dit que dormir consistait à s’isoler du monde extérieur. Mais nous avons montré que le sommeil ne ferme pas nos sens aux impressions du dehors, qu’il leur emprunte les matériaux de la plupart des songes. On a vu encore dans le sommeil un repos donné aux fonctions supérieures de la pensée, une suspension du raisonnement. Je ne crois pas que ce soit plus exact. Dans le rêve, nous devenons souvent indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Je dirai presque, au risque de côtoyer le paradoxe, que le tort du rêveur est plutôt de raisonner trop. Il éviterait l’absurde s’il assistait en simple spectateur au défilé de ses visions.
Chapitre V : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance
Cette étude a paru dans la Revue philosophique de décembre 1908.
dans un rêve ; on devient étranger à soi-même, tout près de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait. Cette dernière illusion poussée jusqu’au bout et devenue « dépersonnalisation12 », n’est pas indissolublement liée à la fausse reconnaissance ; elle s’y rattache cependant. Tous ces symptômes sont d’ailleurs plus ou moins accusés. L’illusion, au lieu de se dessiner sous sa forme complète, se présente souvent à l’état d’ébauche. Mais, esquisse ou dessin achevé, elle a toujours sa physionomie originale.
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Voyons, en effet, comment se forme le souvenir. Mais entendons-nous bien : le souvenir dont nous allons parler sera toujours un état psychologique, tantôt conscient, tantôt semi-conscient, le plus souvent inconscient. Sur le souvenir qui serait une trace laissée dans le cerveau, nous nous sommes expliqués ailleurs. Nous disions que les diverses mémoires sont bien localisables dans le cerveau, en ce sens que le cerveau possède pour chaque catégorie de souvenirs un dispositif spécial, destiné à convertir le souvenir pur en perception ou image naissantes : que si l’on va plus loin, si l’on prétend assigner à tout souvenir sa place dans la matière cérébrale, on se borne à traduire des faits psychologiques incontestés dans un langage anatomique contestable, et l’on aboutit à des conséquences démenties par l’observation. À vrai dire, quand nous parlons de nos souvenirs, nous pensons à quelque chose que notre conscience possède ou qu’elle peut toujours rattraper, pour ainsi dire, en tirant à elle le fil qu’elle tient : le souvenir va et vient, en effet, du conscient à l’inconscient, et la transition entre les deux états est si continue, la limite si peu marquée, que nous n’avons aucun droit de supposer entre eux une différence radicale de nature. Tel est donc le souvenir dont nous allons nous occuper. Convenons, d’autre part, pour abréger, de donner le nom de perception à toute conscience de quelque chose de présent, aussi bien à la perception interne qu’à la perception extérieure. Nous prétendons que la formation du souvenir n’est jamais postérieure à celle de la perception ; elle en est contemporaine. Au fur et à mesure que la perception se crée, son souvenir se profile à ses côtés, comme l’ombre à côté du corps. Mais la conscience ne l’aperçoit pas d’ordinaire, pas plus que notre œil ne verrait notre ombre s’il l’illuminait chaque fois qu’il se tourne vers elle.
Supposons en effet que le souvenir ne se crée pas tout le long de la perception même : je demande à quel moment il naîtra. Attend-il, pour surgir, que la perception se soit évanouie ? C’est ce qu’on admet généralement sous forme implicite, soit qu’on fasse du souvenir inconscient un état psychologique, soit qu’on y voie une modification cérébrale. Il y aurait d’abord l’état psychologique présent, puis, quand il n’est plus, le souvenir de cet état absent. Il y aurait d’abord l’entrée en jeu de certaines cellules, et ce serait la perception, puis une trace laissée dans ces cellules une fois la perception évanouie, et ce serait le souvenir. Mais, pour que la chose se passât ainsi, il faudrait que le cours de notre existence consciente se composât d’états bien tranchés, dont chacun eût objectivement un commencement, objectivement aussi une fin. Comment ne pas voir que ce morcelage de notre vie psychologique en états, comme d’une comédie en scènes, n’a rien d’absolu, qu’il est tout relatif à notre interprétation, diverse et changeante, de notre passé ? Selon le point de vue où je me place, selon le centre d’intérêt que je choisis, je découpe diversement ma journée d’hier, j’y aperçois des groupes différents de situations ou d’états. Bien que ces divisions ne soient pas toutes également artificielles, aucune n’existait en soi, car le déroulement de la vie psychologique est continu. L’après-midi que je viens de passer à la campagne avec des amis s’est décomposé en déjeuner + promenade + dîner, ou en conversation + conversation + conversation, etc. ; et d’aucune de ces conversations, qui empiétaient les unes sur les autres, on ne peut dire qu’elle forme une entité distincte. Vingt systèmes de désarticulation sont possibles ; nul système ne correspond à des articulations nettes de la réalité. De quel droit supposer que la mémoire choisit l’un d’eux, divise la vie psychologique en périodes tranchées, attend la fin de chaque période pour régler ses comptes avec la perception ?
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Disons donc, comme nous l’expliquions dans Matière et Mémoire55, qu’il est à la perception ce que l’image aperçue derrière le miroir est à l’objet placé devant lui, L’objet se touche aussi bien qu’il se voit ; il agira sur nous comme nous agissons sur lui ; il est gros d’actions possibles, il est actuel. L’image est virtuelle et, quoique semblable à l’objet, incapable de rien faire de ce qu’il fait. Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir.
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Nous venons de décrire les trois principaux aspects sous lesquels nous nous apparaîtrions à nous-mêmes, à l’état normal, si nous pouvions assister à la scission de notre présent. Or, ce sont précisément les caractères de la fausse reconnaissance. On les trouve d’autant plus accentués que le phénomène est plus net, plus complet, plus profondément analysé par celui qui en fait l’expérience.
Plusieurs ont parlé en effet d’un sentiment d’automatisme, et d’un état comparable à celui de l’acteur qui joue un rôle. Ce qui se dit et ce qui se fait, ce qu’on dit et ce qu’on fait soi-même, semble « inévitable ». On assiste à ses propres mouvements, à ses pensées, à ses actions56. Les choses se passent comme si l’on se dédoublait, sans pourtant qu’on se dédouble effectivement. Un des sujets écrit : « Ce sentiment de dédoublement n’existe que dans la sensation ; les deux personnes ne font qu’un au point de vue matériel.57 » Il entend sans doute par là qu’il éprouve un sentiment de dualité, mais accompagné de la conscience qu’il s’agit d’une seule et même personne.
D’autre part, comme nous le disions au début, le sujet se trouve souvent dans le singulier état d’âme d’une personne qui croit savoir ce qui va se passer, tout en se sentant incapable de le prédire. « Il me semble toujours, dit l’un d’eux, que je vais prévoir la suite, mais je ne pourrais pas l’annoncer réellement. » Un autre se rappelle ce qui va arriver « comme on se rappelle un nom qui est sur le bord de la Mémoire »58 Une des plus anciennes observations est celle d’un malade qui s’imagine anticiper tout ce que fera son entourage59. Voilà donc un autre caractère de la fausse reconnaissance.
Mais le plus général de tous est celui dont nous parlions d’abord : le souvenir évoqué est un souvenir suspendu en l’air, sans point d’appui dans le passé. Il ne correspond à aucune expérience antérieure. On le sait, on en est convaincu, et cette conviction n’est pas l’effet d’un raisonnement : elle est immédiate. Elle se confond avec le sentiment que le souvenir évoqué doit être simplement un duplicatum de la perception actuelle. Est-ce alors un « souvenir du présent » ?
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» Là est bien, en effet, la caractéristique du phénomène. Quand on parle de « fausse reconnaissance », ou devrait spécifier qu’il s’agit d’un processus qui ne contrefait pas réellement la reconnaissance vraie et qui n’en donne pas l’illusion. Qu’est-ce, en effet, que la reconnaissance normale ? Elle peut se produire de deux manières, soit par un sentiment de familiarité qui accompagne la perception présente, soit par l’évocation d’une perception passée que la perception présente semble répéter. Or, la fausse reconnaissance n’est ni l’une ni l’autre de ces deux opérations. Ce qui caractérise la reconnaissance du premier genre, c’est qu’elle exclut tout rappel d’une situation déterminée, personnelle, où l’objet reconnu aurait été déjà perçu. Mon cabinet de travail, ma table, mes livres ne composent autour de moi une atmosphère de familiarité qu’à la condition de ne faire surgir le souvenir d’aucun événement déterminé de mon histoire. S’ils évoquent le souvenir précis d’un incident auquel ils ont été mêlés, je les reconnais encore comme y ayant pris part, mais cette reconnaissance se surajoute à la première et s’en distingue profondément, comme le personnel se distingue de l’impersonnel. Or, la fausse reconnaissance est autre chose que ce sentiment de familiarité. Elle porte toujours sur une situation personnelle, dont on est convaincu qu’elle reproduit une autre situation personnelle, aussi précise et aussi déterminée qu’elle.
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La fausse reconnaissance est une de ces anomalies. Elle tient à un affaiblissement temporaire de l’attention générale à la vie : le regard de la conscience, ne se maintenant plus alors dans sa direction naturelle, se laisse distraire à considérer ce qu’il n’a aucun intérêt à apercevoir. Mais que faut-il entendre ici par « attention à la vie » ? Quel est le genre spécial de distraction qui aboutit à la fausse reconnaissance ? Attention et distraction sont des termes vagues : peut-on les définir plus nettement dans ce cas particulier ? Nous allons essayer de le faire, sans prétendre cependant atteindre, en un sujet aussi obscur, à la clarté complète et à la précision définitive.
Chapitre VI : L’effort intellectuel
Cette étude a paru dans la Revue philosophique de janvier 1902.
Le problème que nous abordons ici est distinct du problème de l’attention, tel que le pose la psychologie contemporaine. Quand nous nous remémorons des faits passés, quand nous interprétons des faits présents, quand nous entendons un discours, quand nous suivons la pensée d’autrui et quand nous nous écoutons penser nous-mêmes, enfin quand un système complexe de représentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes différentes, l’une de tension et l’autre de relâchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l’effort est présent dans l’une et absent de l’autre. Le jeu des représentations est-il le même dans les deux cas ? Les éléments intellectuels sont-ils de même espèce et entretiennent-ils entre eux les mêmes rapports ? Ne trouverait-on pas dans la représentation elle-même, dans les réactions intérieures qu’elle accomplit, dans la forme, le mouvement et le groupement des états plus simples qui la composent, tout ce qui est nécessaire pour distinguer la pensée qui se laisse vivre de la pensée qui se concentre et qui fait effort ? Même, dans le sentiment que nous avons de cet effort, la conscience d’un certain mouvement de représentations tout particulier n’entrerait-elle pas pour quelque chose ? Telles sont les questions que nous voulons nous poser. Elles se ramènent toutes à une seule : Quelle est la caractéristique intellectuelle de l’effort intellectuel ?
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Concluons pour le moment que l’effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les éléments s’entrepénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent.
Chapitre VII : Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique
Mémoire lu au Congrès de Philosophie de Genève en 1904 et publié dans la Revue de métaphysique et de morale sous ce titre : Le paralogisme psychophysiologique.
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