vendredi 7 mars 2025

La pensée et le mouvant -Henri Bergson

 

 

La pensée et le mouvant -Henri Bergson

I. Introduction (première partie). Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai.

De la précision en philosophie. – Les systèmes. – Pourquoi ils ont négligé la question du Temps. – Ce que devient la connaissance quand on y réintègre les considérations de durée. – Effets rétroactifs du jugement vrai. – Mirage du présent dans le passé. – De l’histoire et des explications historiques. – Logique de rétrospection.

II. Introduction (deuxième partie). De la position des problèmes.

Durée et intuition. – Nature de la connaissance intuitive. – En quel sens elle est claire. – Deux espèces de clarté. – L’intelligence. – Valeur de la connaissance intellectuelle. – Abstractions et métaphores. – La métaphysique et la science. – À quelle condition elles pourront s’entr’aider. – Du mysticisme. – De l’indépendance d’esprit. – Faut-il accepter les « termes » des problèmes ? – La philosophie de la cité. – Les idées générales. – Les vrais et les faux problèmes. – Le criticisme kantien et les théories de la connaissance. – L’illusion « intellectualiste ». – Méthodes d’enseignement. – L’homo loquax. – Le philosophe, le savant et « l’homme intelligent ».

Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté.

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Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. – C’est ensuite de la conscience élargie, pressant sur le bord d’un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d’obscurité et de lumière, elle nous fait constater que l’inconscient est là ; contre la stricte logique elle affirme que le psychologique a beau être du conscient, il y a néanmoins un inconscient psychologique. – Ne va-t-elle pas plus loin ? N’est-elle que l’intuition de nous-mêmes ?

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. Nous le disions plus haut : qu’on donne le nom qu’on voudra à la « chose en soi », qu’on en fasse la Substance de Spinoza, le Moi de Fichte, l’Absolu de Schelling, l’Idée de Hegel, ou la Volonté de Schopenhauer, le mot aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des choses.

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Peu m’importe qu’on dise « Tout est mécanisme » ou « Tout est volonté » : dans les deux cas tout est confondu. Dans les deux cas, « mécanisme » et « volonté » deviennent synonymes d’« être », et par conséquent synonymes l’un de l’autre. Là est le vice initial des systèmes philosophiques.

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Nous devons maintenant passer à la troisième catégorie que nous annoncions, aux idées générales créées tout entières par la spéculation et l’action humaines. L’homme est essentiellement fabricant. La nature, en lui refusant des instruments tout faits comme ceux des insectes par exemple, lui a donné l’intelligence, c’est-à-dire le pouvoir d’inventer et de construire un nombre indéfini d’outils. Or, si simple que soit la fabrication, elle se fait sur un modèle, perçu ou imaginé : réel est le genre que définit ou ce modèle lui-même ou le schéma de sa construction. Toute notre civilisation repose ainsi sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu, puisque nous l’avons fait, et dont la valeur est éminente, puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles.

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Tout l’objet de la Critique de la Raison pure est en effet d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents.

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L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher.

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Il pourra être utile de disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et par conséquent à la comprendre.

III. Le possible et le réel

Essai publié dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift en novembre 193016.

Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai déjà parlé, la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma part, je crois l’expérimenter à chaque instant.

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. Si je délibère avant d’agir, les moments de la délibération s’offrent à ma conscience comme les esquisses successives, chacune seule de son espèce, qu’un peintre ferait de son tableau : et l’acte lui-même, en s’accomplissant, a beau réaliser du voulu et par conséquent du prévu, il n’en a pas moins sa forme originale. –

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Ils naissent, en effet, de ce que nous transposons en fabrication ce qui est création. La réalité est croissance globale et indivisée, invention graduelle, durée : tel, un ballon élastique qui se dilaterait peu à peu en prenant à tout instant des formes inattendues.

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Mais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication à celui de la création, quand nous nous demandons pourquoi il y a de l’être, pourquoi quelque chose ou quelqu’un, pourquoi le monde ou Dieu existe et pourquoi pas le néant, quand nous nous posons enfin le plus angoissant des problèmes métaphysiques, nous acceptons virtuellement une absurdité ; car si toute suppression est une substitution, si l’idée d’une suppression n’est que l’idée tronquée d’une substitution, alors parler d’une suppression de tout est poser une substitution qui n’en serait pas une c’est se contredire soi-même.

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. S’il n’y a pas finalité ou volonté, c’est qu’il y a mécanisme ; si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté, du caprice, de la finalité.

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Mais j’insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s’imposent quand il s’agit d’une œuvre d’art. Je crois qu’on finira pas trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre. D’où vient donc qu’on hésitera probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n’est-il pas une œuvre d’art, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n’y a-t-il pas autant d’absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l’avenir se dessine d’avance, que la possibilité préexistait à la réalité ?

IV. L’intuition philosophique

Quelle est cette intuition ? Si le philosophe n’a pas pu en donner la formule, ce n’est pas nous qui y réussirons. Mais ce que nous arriverons à ressaisir et à fixer, c’est une certaine image intermédiaire entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante, qui hante, inaperçue peut-être, l’esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n’est pas l’intuition même, s’en rapproche beaucoup plus que l’expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l’intuition doit recourir pour fournir des « explications ».

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Prenons l’idéalisme. Il ne consiste pas seulement à dire que les corps sont des idées. À quoi cela servirait-il ? Force nous serait bien de continuer à affirmer de ces idées tout ce que l’expérience nous fait affirmer des corps, et nous aurions simplement substitué un mot à un autre ; car Berkeley ne pense certes pas que la matière cessera d’exister quand il aura cessé de vivre. Ce que l’idéalisme de Berkeley signifie, c’est que la matière est coextensive à notre représentation ; qu’elle n’a pas d’intérieur, pas de dessous ; qu’elle ne cache rien, ne renferme rien ; qu’elle ne possède ni puissances ni virtualités d’aucune espèce ; qu’elle est étalée en surface et qu’elle tient tout entière, à tout instant, dans ce qu’elle donne.

V. La perception du changement.

Conférences faites à l’Université d’Oxford les 26 et 27 mai 1911.

Première conférence

 

Voici d’abord un point sur lequel tout le monde s’accordera. Si les sens et la conscience avaient une portée illimitée, si, dans la double direction de la matière et de l’esprit, la faculté de percevoir était indéfinie, on n’aurait pas besoin de concevoir, non plus que de raisonner.

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Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. –

Deuxième conférence

VI. Introduction à la métaphysique20

Exprimons la même idée avec plus de précision. Si je considère la durée comme une multiplicité de moments reliés les uns aux autres par une unité qui les traverserait comme un fil, ces moments, si courte que soit la durée choisie, sont en nombre illimité. Je puis les supposer aussi voisins qu’il me plaira ; il y aura toujours, entre ces points mathématiques, d’autres points mathématiques, et ainsi de suite à l’infini.

VII La philosophie de Claude Bernard

VIII. Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité29

La structure de notre esprit est donc en grande partie notre œuvre, ou tout au moins l’œuvre de quelques-uns d’entre nous. Là est, ce me semble, la thèse la plus importante du pragmatisme, encore qu’elle n’ait pas été explicitement dégagée. C’est par là que le pragmatisme continue le kantisme. Kant avait dit que la vérité dépend de la structure générale de l’esprit humain. Le pragmatisme ajoute, ou tout au moins implique, que la structure de l’esprit humain est l’effet de la libre initiative d’un certain nombre d’esprits individuels.

Cela ne veut pas dire, encore une fois, que la vérité dépende de chacun de nous : autant vaudrait croire que chacun de nous pouvait inventer le phonographe.

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Le pragmatisme aboutit ainsi à intervertir l’ordre dans lequel nous avons coutume de placer les diverses espèces de vérité. En dehors des vérités qui traduisent des sensations brutes, ce seraient les vérités de sentiment qui pousseraient dans la réalité les racines les plus profondes. Si nous convenons de dire que toute vérité est une invention, il faudra, je crois, pour rester fidèle à la pensée de William James, établir entre les vérités de sentiment et les vérités scientifiques le même genre de différence qu’entre le bateau à voiles, par exemple, et le bateau à vapeur : l’un et l’autre sont des inventions humaines ; mais le premier ne fait à l’artifice qu’une part légère, il prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu’il utilise ; dans le second, au contraire, c’est le mécanisme artificiel qui tient la plus grande place ; il recouvre la force qu’il met en jeu et lui assigne une direction que nous avons choisie nous-mêmes.

La définition que James donne de la vérité fait donc corps avec sa conception de la réalité.

IX. La vie et l’œuvre de Ravaisson34

La thèse de doctorat que M. Ravaisson soutint vers cette époque (1838) est une première application de la méthode. Elle porte un titre modeste : De l’habitude. Mais c’est toute une philosophie de la nature que l’auteur y expose. Qu’est-ce que la nature ? Comment s’en représenter l’intérieur ? Que cache-t-elle sous la succession régulière des causes et des effets ? Cache-t-elle même quelque chose, ou ne se réduirait-elle pas, en somme, à un déploiement tout superficiel de mouvements qui s’engrènent mécaniquement les uns dans les autres ? Conformément à son principe, M. Ravaisson demande la solution de ce problème très général à une intuition très concrète, celle que nous avons de notre propre manière d’être quand nous contractons une habitude. Car l’habitude motrice, une fois prise, est un mécanisme, une série de mouvements qui se déterminent les uns les autres : elle est cette partie de nous qui est insérée dans la nature et qui coïncide avec la nature ; elle est la nature même. Or, notre expérience intérieure nous montre dans l’habitude une activité qui a passé, par degrés insensibles, de la conscience à l’inconscience et de la volonté à l’automatisme. N’est-ce pas alors sous cette forme, comme une conscience obscurcie et une volonté endormie, que nous devons nous représenter la nature ? L’habitude nous donne ainsi la vivante démonstration de cette vérité que le mécanisme ne se suffit pas à lui-même : il ne serait, pour ainsi dire, que le résidu fossilisé d’une activité spirituelle.

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