dimanche 30 mars 2025

La spécialité - Bergson

 

La spécialité Bergson

Certes, la division des sciences est chose naturelle. À une époque où l’intelligence humaine était encore dans l’enfance, on pouvait, sans trop d’ambition, aspirer à tout connaître. Telle fut l’illusion généreuse de la philosophie des premiers temps : elle se définissait la science des choses divines et humaines. On n’a pas tardé à faire cette découverte désespérante : l’univers est plus vaste que notre esprit ; la vie est courte, l’éducation longue, la vérité infinie ; il faut se consumer en efforts pénibles, tâtonner longtemps pour mettre la main sur une bien petite parcelle de la vérité : encore meurt-on sans l’avoir trouvée ou même entrevue.

C’est par une espèce de paresse intellectuelle, et pour n’avoir pas besoin d’étudier le reste, qu’on se renferme aujourd’hui dans les limites d’une science spéciale. Je voudrais qu’on modifiât un peu cette formule et qu’on se consacrât à une science spéciale le jour seulement où on n’a plus besoin d’étudier toutes les autres. Nous mettrions ainsi plus de temps à acquérir la science : nous en mettrions moins peut-être à la faire avancer.

Il y a 105 ans que le fondateur de l’économie politique, Adam Smith, faisait déjà la remarque suivante : Si, dans une fabrique d’épingles, un seul ouvrier était chargé de dresser le fil, de le couper, de le blanchir, de faire la pointe et la tête, il aurait de la peine à fabriquer 20 épingles par jour. Mais si l’on répartit le travail entre 10 ouvriers et qu’on les charge chacun d’une seule opération, ils produiront aisément 48,000 épingles par jour, ce qui fait 4,800 pour chacun d’eux. L’industrie arrive à de merveilleux résultats par la division du travail. Il faut que chaque ouvrier ait une « spécialité », et il sera d’autant plus habile qu’il l’aura choisie plus tôt.

Mais c’est qu’on demande au travail manuel d’être avant tout rapide, et il n’est rapide que s’il est machinal. Pourquoi la machine travaille-t-elle plus vite que l’homme ? parce qu’elle divise le travail, parce qu’un mécanisme spécial correspond à chaque partie de la tâche. Et nous, qui prenons modèle sur la machine quand nous travaillons de nos mains, nous ne pouvons mieux faire que de diviser la tâche comme elle la divise ; et nous travaillerons aussi vite et aussi bien quand nous serons machines à notre tour.

Il en est tout autrement dans le monde de l’intelligence. Tandis que nous n’acquérons l’habileté manuelle qu’à la condition de choisir un métier spécial et de faire contracter à nos muscles une seule habitude, au contraire nous ne perfectionnons une de nos facultés qu’à la condition de développer toutes les autres. Elle ne peut rien par elle-même ; séparez-la de son entourage, elle ne tarde pas à s’évanouir, semblable à ces substances chimiques qui s’évaporent dès qu’on les isole. Sans doute il en est toujours une qui domine et qu’on remarque ; mais elle ne se tient si haut que parce que les autres la portent. Je la comparerai à ce bon musicien que l’on rencontre parfois dans un orchestre médiocre : il le domine, et fait qu’on n’entend que lui seul. Peut-être échouera-t-il dans un solo, parce qu’il a besoin d’être soutenu par l’ensemble.

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