Matière et mémoire - Henri Bergson
Avant-propos de la septième édition
Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes.
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L’objet de notre premier chapitre est de montrer qu’idéalisme et réalisme sont deux thèses également excessives, qu’il est faux de réduire la matière à la représentation que nous en avons, faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elles.
Chapitre premier : De la sélection des images pour la représentation. – Le rôle du corps
Tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images particulières, dont le type m’est fourni par mon corps.
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Les nerfs afférents sont des images, le cerveau est une image, les ébranlements transmis par les nerfs sensitifs et propagés dans le cerveau sont des images encore. Pour que cette image que j’appelle ébranlement cérébral engendrât les images extérieures, il faudrait qu’elle les contînt d’une manière ou d’une autre, et que la représentation de l’univers matériel tout entier fût impliquée dans celle de ce mouvement moléculaire.
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Faire du cerveau la condition de l’image totale, c’est véritablement se contredire soi-même, puisque le cerveau, par hypothèse, est une partie de cette image. Ni les nerfs ni les centres nerveux ne peuvent donc conditionner l’image de l’univers.
Arrêtons-nous sur ce dernier point. Voici les images extérieures, puis mon corps, puis enfin les modifications apportées par mon corps aux images environnantes. Je vois bien comment les images extérieures influent sur l’image que j’appelle mon corps : elles lui transmettent du mouvement. Et je vois aussi comment ce corps influe sur les images extérieures : il leur restitue du mouvement.
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Mon corps, objet destiné à mouvoir des objets, est donc un centre d’action il ne saurait faire naître une représentation.
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Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux.
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Remarquons d’abord qu’une loi rigoureuse relie l’étendue de La perception consciente à l’intensité d’action dont l’être vivant dispose. Si notre hypothèse est fondée, cette perception apparaît au moment précis où un ébranlement reçu par la matière ne se prolonge pas en réaction nécessaire.
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. Mais elle en entraîne naturellement une autre. Si courte qu’on suppose une perception, en effet, elle occupe toujours une certaine durée, et exige par conséquent un effort de la mémoire, qui prolonge les uns dans les autres une pluralité de moments. Même, comme nous essaierons de le montrer, la « subjectivité » des qualités sensibles consiste surtout dans une espèce de contraction du réel, opérée par notre mémoire. Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses ; et en négligeant cet apport pour rendre notre idée plus claire, nous allons nous avancer beaucoup plus loin qu’il ne convient sur la voie où nous nous sommes engagés.
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Nos « zones d’indétermination » joueraient en quelque sorte le rôle d’écran. Elles n’ajoutent rien à ce qui est ; elles font seulement que l’action réelle passe et que l’action virtuelle demeure.
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Cela revient toujours à dire que ma perception est en dehors de mon corps, et mon affection au contraire dans mon corps.
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Disons d’abord que si l’on pose la mémoire, c’est-à-dire une survivance des images passées, ces images se mêleront constamment à notre perception du présent et pourront même s’y substituer. Car elles ne se conservent que pour se rendre utiles : à tout instant elles complètent l’expérience présente en l’enrichissant de l’expérience acquise ; et comme celle-ci va sans cesse en grossissant, elle finira par recouvrir et par submerger l’autre.
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L’erreur capitale, l’erreur qui, remontant de la psychologie à la métaphysique, finit par nous masquer la connaissance du corps aussi bien que celle de l’esprit, est celle qui consiste à ne voir qu’une différence d’intensité, au lieu d’une différence de nature, entre la perception pure et le souvenir. Nos perceptions sont sans doute imprégnées de souvenirs, et inversement un souvenir, comme nous le montrerons plus loin, ne redevient présent qu’en empruntant le corps de quelque perception où il s’insère.
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Or, l’essence de tout matérialisme est de soutenir le contraire, puisqu’il prétend faire naître la conscience avec toutes ses fonctions du seul jeu des éléments matériels.
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Au contraire, une étude empirique de la mémoire peut et doit les départager. Le souvenir pur est en effet, par hypothèse, la représentation d’un objet absent.
Chapitre II : De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau
I. Le passé se survit sous deux formes distinctes : 1º dans des mécanismes moteurs ; 2º dans des souvenirs indépendants.
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II. La reconnaissance d’un objet présent se fait par des mouvements quand elle procède de l’objet, par des représentations quand elle émane du sujet.
Il est vrai qu’une dernière question se pose, celle de savoir comment se conservent ces représentations et quels rapports elles entretiennent avec les mécanismes moteurs. Cette question ne sera approfondie que dans notre prochain chapitre, quand nous aurons traité de l’inconscient et montré en quoi consiste, au fond, la distinction du passé et du présent.
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III. On passe, par degrés insensibles, des souvenirs disposés le long du temps aux mouvements qui en dessinent l’action naissante ou possible dans l’espace. Les lésions du cerveau peuvent atteindre ces mouvements, mais non pas ces souvenirs.
Reste à savoir si l’expérience vérifie ces trois propositions.
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II. De la reconnaissance en général : images-souvenirs et mouvements. – Il y a deux manières habituelles d’expliquer le sentiment du « déjà vu ». Pour les uns, reconnaître une perception présente consisterait à l’insérer par la pensée dans un entourage ancien.
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III. – Passage graduel des souvenirs aux mouvements. La reconnaissance et l’attention. – Nous touchons ici au point essentiel du débat. Dans les cas où la reconnaissance est attentive, c’est-à-dire où les souvenirs-images rejoignent régulièrement la perception présente, est-ce la perception qui détermine mécaniquement l’apparition des souvenirs, ou sont-ce les souvenirs qui se portent spontanément au-devant de la perception ?
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En d’autres termes enfin, les centres où naissent les sensations élémentaires peuvent être actionnés, en quelque sorte, de deux côtés différents, par devant et par derrière. Par devant ils reçoivent les impressions des organes des sens et par conséquent d’un objet réel ; par derrière ils subissent, d’intermédiaire en intermédiaire, l’influence d’un objet virtuel. Les centres d’images, s’ils existent, ne peuvent être que les organes symétriques des organes des sens par rapport à ces centres sensoriels. Ils ne sont pas plus dépositaires des souvenirs purs, c’est-à-dire des objets virtuels, que les organes des sens ne sont dépositaires des objets réels.
Chapitre III : De la survivance des images. La mémoire et l’esprit
Résumons brièvement ce qui précède. Nous avons distingué trois termes, le souvenir pur, le souvenir-image et la perception, dont aucun ne se produit d’ailleurs, en fait, isolément. La perception n’est jamais un simple contact de l’esprit avec l’objet présent ; elle est tout imprégnée des souvenirs-images qui la complètent en l’interprétant. Le souvenir-image, à son tour, participe du « souvenir pur » qu’il commence à matérialiser, et de la perception où il tend à s’incarner : envisagé de ce dernier point de vue, il se définirait une perception naissante. Enfin le souvenir pur, indépendant sans doute en droit, ne se manifeste normalement que dans l’image colorée et vivante qui le révèle. En symbolisant ces trois termes par les segments consécutifs AB, BC, CD d’une même ligne droite AD, on peut dire que notre pensée décrit cette ligne d’un mouvement continu qui va de A en D, et qu’il est impossible de dire avec précision où l’un des termes finit, où commence l’autre.
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L’erreur constante de l’associationnisme est de substituer à cette continuité de devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité discontinue d’éléments inertes et juxtaposés.
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Imaginer n’est pas se souvenir. Sans doute un souvenir, à mesure qu’il s’actualise, tend à vivre dans une image ; mais la réciproque n’est pas vraie, et l’image pure et simple ne me reportera au passé que si c’est en effet dans le passé que je suis allé la chercher, suivant ainsi le progrès continu qui l’a amenée de l’obscurité à la lumière.
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On chercherait vainement, en effet, à caractériser le souvenir d’un état passé si l’on ne commençait par définir la marque concrète, acceptée par la conscience, de la réalité présente.
Chapitre IV : De la délimitation et de la fixation des images. Perception et matière. Âme et corps.
Une conclusion générale découle des trois premiers chapitres de ce livre : c’est que le corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel. S’agit-il de la perception ? Par la place qu’il occupe à tout instant dans l’univers, notre corps marque les parties et les aspects de la matière sur lesquels nous aurions prise : notre perception, qui mesure justement notre action virtuelle sur les choses, se limite ainsi aux objets qui influencent actuellement nos organes et préparent nos mouvements. Considère-t-on la mémoire ? Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale. Il est vrai que cette seconde sélection est beaucoup moins rigoureuse que la première, parce que notre expérience passée est une expérience individuelle et non plus commune, parce que nous avons toujours bien des souvenirs différents capables de cadrer également avec une même situation actuelle, et que la nature ne peut pas avoir ici, comme dans le cas de la perception, une règle inflexible pour délimiter nos représentations. Une certaine marge est donc nécessairement laissée cette fois à la fantaisie ; et si les animaux n’en profitent guère, captifs qu’ils sont du besoin matériel, il semble qu’au contraire l’esprit humain presse sans cesse avec la totalité de sa mémoire contre la porte que le corps va lui entr’ouvrir : de là les jeux de la fantaisie et le travail de l’imagination, – autant de libertés que l’esprit prend avec la nature. Il n’en est pas moins vrai que l’orientation de notre conscience vers l’action paraît être la loi fondamentale de notre vie psychologique.
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I. – Tout mouvement, en tant que passage d’un repos à un repos, est absolument indivisible.
II. - Il y a des mouvements réels.
IV. – Le mouvement réel est plutôt le transport d’un état que d’une chose.
Résumé et conclusion
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Idéalisme et matérialisme sont donc les deux pôles entre lesquels ce genre de dualisme oscillera toujours ; et lorsque, pour maintenir la dualité des substances, il se décidera à les mettre l’une et l’autre sur le même rang, il sera amené à voir en elles deux traductions d’un même original, deux développements parallèles, réglés à l’avance, d’un seul et même principe, à nier ainsi leur influence réciproque, et, par une conséquence inévitable, à faire le sacrifice de la liberté.
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La perception n’est alors qu’une sélection. Elle ne crée rien ; son rôle est au contraire d’éliminer de l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n’aurais aucune prise, puis, de chacune des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n’intéresse pas les besoins de l’image que j’appelle mon corps.
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En résumé, si nous supposons une continuité étendue, et, dans cette continuité même, le centre d’action réelle qui est figuré par notre corps, cette activité paraîtra éclairer de sa lumière toutes les parties de la matière sur lesquelles à chaque instant elle aurait prise.
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IV. – Mais cette théorie de la « perception pure » devait être atténuée et complétée tout à la fois sur deux points. Cette perception pure, en effet, qui serait comme un fragment détaché tel quel de la réalité, appartiendrait à un être qui ne mêlerait pas à la perception des autres corps celle de son corps, c’est-à-dire ses affections, ni à son intuition du moment actuel celle des autres moments, c’est-à-dire ses souvenirs.
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V. – Mais tant que nous en restons à la sensation et à la perception pure, on peut à peine dire que nous ayons affaire à l’esprit. Sans doute nous établissons contre la théorie de la conscience-épiphénomène qu’aucun état cérébral n’est l’équivalent d’une perception. Sans doute la sélection des perceptions parmi les images en général est l’effet d’un discernement qui annonce déjà l’esprit. Sans doute enfin l’univers matériel lui-même, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles, s’équilibrant les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s’empêchent réciproquement de faire saillie. Mais pour toucher la réalité de l’esprit, il faut se placer au point où une conscience individuelle, prolongeant et conservant le passé dans un présent qui s’en enrichit, se soustrait ainsi à la loi même de la nécessité, qui veut que le passé se succède sans cesse à lui-même dans un présent qui le répète simplement sous une autre forme, et que tout s’écoule toujours. En passant de la perception pure à la mémoire, nous quittions définitivement la matière pour l’esprit.
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Mais qu’est-ce que cette mémoire pure, et que sont ces souvenirs purs ? En répondant à cette question, nous complétions la démonstration de notre thèse. Nous venions d’en établir le premier point, à savoir que la mémoire est autre chose qu’une fonction du cerveau. Il nous restait à montrer, par l’analyse du « souvenir pur », qu’il n’y a pas entre le souvenir et la perception une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature.
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Quelle est l’erreur capitale de l’associationnisme ? C’est d’avoir mis tous les souvenirs sur le même plan, d’avoir méconnu la distance plus ou moins considérable qui les sépare de l’état corporel présent, c’est-à-dire de l’action.
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