Les deux sources de la morale et de la religion - Henri Bergson
Chapitre I : L’obligation morale
Nature et société. – L’individu dans la société. – La société dans l’individu. – Obéissance spontanée. – Résistance à la résistance. – L’obligation et la vie. – La société close. – L’appel du héros. Force propulsive de l’émotion. – Émotion et création. Émotion et représentation. – Libération de l’âme. Marche en avant. – Morale close et morale ouverte. Le respect de soi. – La justice. – De l’intellectualisme en morale. – L’éducation morale. – Dressage et mysticité.
Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n’était recouvert par d’autres, auxquels nous préférons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissés faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. I
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De ce premier point de vue, la vie sociale nous apparaît comme un système d’habitudes plus ou moins fortement enracinées qui répondent aux besoins de la communauté. Certaines d’entre elles sont des habitudes de commander, la plupart sont des habitudes d’obéir, soit que nous obéissions à une personne qui commande en vertu d’une délégation sociale, soit que de la société elle-même, confusément perçue ou sentie, émane un ordre impersonnel. Chacune de ces habitudes d’obéir exerce une pression sur notre volonté. Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle, ramenés à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été dérangé, il devrait se rétablir. Bref, comme par toute habitude, nous nous sentons obligés.
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C’est à elle aussi que pensent les philosophes, quand ils croient résoudre l’obligation en éléments rationnels. Pour résister à la résistance, pour nous maintenir dans le droit chemin quand le désir, la passion ou l’intérêt nous en détournent, nous devons nécessairement nous donner à nous-mêmes des raisons. Même si nous avons opposé au désir illicite un autre désir, celui-ci, suscité par la volonté, n’a pu surgir qu’à l’appel d’une idée.
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. Est-il étonnant alors que, dans le court moment qui sépare l’obligation purement vécue de l’obligation pleinement représentée et justifiée par toute sorte de raisons, l’obligation prenne en effet la forme de l’impératif catégorique : « il faut parce qu’il faut » ?
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Nous avons cherché l’obligation pure. Pour la trouver, nous avons dû réduire la morale à sa plus simple expression. L’avantage a été de voir en quoi l’obligation consiste. L’inconvénient a été de rétrécir la morale énormément. Non pas, certes, que ce que nous en avons laissé de côté ne soit pas obligatoire : imagine-t-on un devoir qui n’obligerait pas ? Mais on conçoit que, ce qui est primitivement et purement obligatoire étant bien ce que nous venons de dire, l’obligation s’irradie, se diffuse, et vienne même s’absorber en quelque autre chose qui la transfigure. Voyons donc maintenant ce que serait la morale complète. Nous allons user de la même méthode et passer encore, non plus en bas mais en haut, à la limite.
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Qu’une émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne nous paraît pas douteux. Non pas seulement parce que l’émotion est un stimulant, parce qu’elle incite l’intelligence à entreprendre et la volonté à persévérer. Il faut aller beaucoup plus loin. Il y a des émotions qui sont génératrices de pensée ; et l’invention, quoique d’ordre intellectuel, peut avoir de la sensibilité pour substance. C’est qu’il faut s’entendre sur la signification des mots « émotion », « sentiment », « sensibilité ». Une émotion est un ébranlement affectif de l’âme, mais autre chose est une agitation de la surface, autre chose un soulèvement des profondeurs. Dans le premier cas l’effet se disperse, dans le second il reste indivisé. Dans l’un, c’est une oscillation des parties sans déplacement du tout ; dans l’autre, le tout est poussé en avant. Mais sortons des métaphores. Il faut distinguer deux espèces d’émotion, deux variétés de sentiment, deux manifestations de sensibilité, qui n’ont de commun entre elles que d’être des états affectifs distincts de la sensation et de ne pas se réduire, comme celle-ci, à la transposition psychologique d’une excitation physique. Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne. C’est l’agitation de la sensibilité par une représentation qui y tombe. Mais l’autre émotion n’est pas déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance par un développement organique. La première est infra-intellectuelle ; c’est d’elle que les psychologues s’occupent généralement, et c’est à elle qu’on pense quand on oppose la sensibilité à l’intelligence ou quand on fait de l’émotion un vague reflet de la représentation. Mais de l’autre nous dirions volontiers qu’elle est supra-intellectuelle, si le mot n’évoquait tout de suite, et exclusivement, l’idée d’une supériorité de valeur ; il s’agit aussi bien d’une antériorité dans le temps, et de la relation de ce qui engendre à ce qui est engendré. Seule, en effet, l’émotion du second genre peut devenir génératrice d’idées.
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Création signifie, avant tout, émotion. Il ne s’agit pas seulement de la littérature et de l’art. On sait ce qu’une découverte scientifique implique de concentration et d’effort. Le génie a été défini une longue patience. Il est vrai qu’on se représente l’intelligence à part, et à part aussi une faculté générale d’attention, laquelle, plus ou moins développée, concentrerait plus ou moins fortement l’intelligence.
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Quiconque s’exerce à la composition littéraire a pu constater la différence entre l’intelligence laissée à elle-même et celle que consume de son feu l’émotion originale et unique, née d’une coïncidence entre l’auteur et son sujet, c’est-à-dire d’une intuition. Dans le premier cas l’esprit travaille à froid, combinant entre elles des idées, depuis longtemps coulées en mots, que la société lui livre à l’état solide. Dans le second, il semble que les matériaux fournis par l’intelligence entrent préalablement en fusion et qu’ils se solidifient ensuite à nouveau en idées cette fois informées par l’esprit lui-même : si ces idées trouvent des mots préexistants pour les exprimer, cela fait pour chacune l’effet d’une bonne fortune inespérée ; et, à vrai dire, il a souvent fallu aider la chance, et forcer le sens du mot pour qu’il se modelât sur la pensée. L’effort est cette fois douloureux, et le résultat aléatoire.
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En résumé, à côté de l’émotion qui est l’effet de la représentation et qui s’y surajoute, il y a celle qui précède la représentation, qui la contient virtuellement et qui en est jusqu’à un certain point la cause. Un drame qui est à peine une œuvre littéraire pourra secouer nos nerfs et susciter une émotion du premier genre, intense sans doute, mais banale, cueillie parmi celles que nous éprouvons couramment dans la vie, et en tout cas vide de représentation. Mais l’émotion provoquée en nous par une grande œuvre dramatique est d’une tout autre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l’âme du poète, et là seulement, avant d’ébranler la nôtre ; c’est d’elle que l’œuvre est sortie, car c’est à elle que l’auteur se référait au fur et à mesure de la composition de l’ouvrage. Elle n’était qu’une exigence de création, mais une exigence déterminée, qui a été satisfaite par l’œuvre une fois réalisée et qui ne l’aurait été par une autre que si celle-ci avait eu avec la première une analogie interne et profonde, comparable à celle qui existe entre deux traductions, également acceptables, d’une même musique en idées ou en images.
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L’héroïsme, d’ailleurs, ne se prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement. C’est qu’il est, lui-même, retour au mouvement, et qu’il émane d’une émotion – communicative comme toute émotion – apparentée à l’acte créateur. La religion exprime cette vérité à sa manière en disant que c’est en Dieu que nous aimons les autres hommes. Et les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d’un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain.
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L’humanité a beau s’être civilisée, la société a beau s’être transformée, nous prétendons que les tendances en quelque sorte organiques à la vie sociale sont restées ce qu’elles étaient à l’origine. Nous pouvons les retrouver, les observer. Le résultat de cette observation est net : c’est pour des sociétés simples et closes que la structure morale, originelle et fondamentale de l’homme, est faite.
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Entre l’âme close et l’âme ouverte il y a l’âme qui s’ouvre. Entre l’immobilité de l’homme assis, et le mouvement du même homme qui court, il y a son redressement, l’attitude qu’il prend quand il se lève. Bref, entre le statique et le dynamique on observe en morale une transition.
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Ainsi, l’homme strictement inséré dans le cadre de son métier ou de sa profession, qui serait tout entier à son labeur quotidien, qui organiserait sa vie de manière à fournir la plus grande quantité et la meilleure qualité possible de travail, s’acquitterait généralement ipso facto de beaucoup d’autres obligations. La discipline aurait fait de lui un honnête homme.
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On a peut-être raison, mais on devrait ajouter que, de ce côté, la religion ne fait guère autre chose que promettre une extension et un redressement de la justice humaine par la justice divine : aux sanctions établies par la société, et dont le jeu est si imparfait, elle en superpose d’autres, infiniment plus hautes, qui doivent nous être appliquées dans la cité de Dieu quand nous aurons quitté celle des hommes ; toutefois, c’est sur le plan de la cité humaine qu’on se maintient ainsi ; on fait intervenir la religion, sans doute, mais non pas dans ce qu’elle a de plus spécifiquement religieux ; si haut qu’on s’élève, on envisage encore l’éducation morale comme un dressage, et la moralité comme une discipline ; c’est à la première des deux méthodes qu’on s’attache encore, on ne s’est pas transporté à la seconde. D’autre part, c’est aux dogmes religieux, à la métaphysique qu’ils impliquent, que nous pensons généralement dès que le mot « religion » est prononcé : de sorte que lorsqu’on donne la religion pour fondement à la morale, on se représente un ensemble de conceptions, relatives à Dieu et au monde, dont l’acceptation aurait pour conséquence la pratique du bien.
Chapitre II : La religion statique
De l’absurdité chez l’être raisonnable. – La fonction fabulatrice. – La fabulation et la vie. – Signification de l’« élan vital ». – Rôle social de la fabulation. – Thèmes généraux de fabulation utile. – Assurance contre la désorganisation. – Assurance contre la dépression. – Assurance contre l’imprévisibilité. – Du hasard. – « Mentalité primitive » chez le civilisé. – Personnification partielle de l’événement. – De la magie en général. – Magie et science. – Magie et religion. – Déférence à l’égard des animaux. – Totémisme. – Croyance aux dieux. – La fantaisie mythologique. – Fonction fabulatrice et littérature. – De l’existence des dieux. – Fonction générale de la religion statique.
Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. Encore si elle s’en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d’un peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l’homme un être intelligent.
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Remarquons maintenant que la psychologie, quand elle décompose l’activité de l’esprit en opérations, ne s’occupe pas assez de savoir à quoi sert chacune d’elles : c’est justement pourquoi la subdivision est trop souvent insuffisante ou artificielle. L’homme peut sans doute rêver ou philosopher, mais il doit vivre d’abord ; nul doute que notre structure psychologique ne tienne à la nécessité de conserver et de développer la vie individuelle et sociale. Si la psychologie ne se règle pas sur cette considération, elle déformera nécessairement son objet.
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Reportons à l’inné cette transmissibilité régulière – nous nous conformerons à l’expérience, et nous dirons que ce n’est pas l’action mécanique des causes extérieures, que c’est une poussée interne, passant de germe à germe à travers les individus, qui porte la vie, dans une direction donnée, à une complication de plus en plus haute. Telle est la troisième idée qu’évoquera l’image de l’élan vital
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étaient les idées que nous enfermions dans l’image de l’« élan vital ». À les négliger, comme on l’a fait trop souvent, on se trouve naturellement devant un concept vide, comme celui du pur « vouloir-vivre », et devant une métaphysique stérile. Si l’on tient compte d’elles, on a une idée chargée de matière, empiriquement obtenue, capable d’orienter la recherche, qui résumera en gros ce que nous savons du processus vital et qui marquera aussi ce que nous en ignorons.
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Que d’ailleurs l’espèce humaine soit sortie ou non d’une souche unique, qu’il y ait un ou plusieurs spécimens irréductibles d’humanité, peu importe : l’homme présente toujours deux traits essentiels, l’intelligence et la sociabilité.
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La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme.
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Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence.
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Nous venons d’indiquer la première fonction de la religion, celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles.
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. Tel animal « fera le mort » pour échapper à un ennemi ; mais c’est nous qui désignons ainsi son attitude ; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux ; à supposer qu’on ne se soit pas trompé, la distance est grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra ; autre chose est accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose imaginer l’état qui s’ensuivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort.
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Mais fermons cette parenthèse et résumons-nous. À l’origine des croyances que nous venons d’envisager nous avons trouvé une réaction défensive de la nature contre un découragement qui aurait sa source dans l’intelligence.
Chapitre III : La religion dynamique
Deux sens du mot religion. – Pourquoi l’on emploie un seul mot. – Le mysticisme grec. – Le mysticisme oriental. – Les prophètes d’Israël. – Le mysticisme chrétien. – Mysticisme et rénovation. – Valeur philosophique du mysticisme. – De l’existence de Dieu. -Nature de Dieu. Création et amour. – Le problème du mal. – La survie. De l’expérience et de la probabilité en métaphysique.
Il est vrai qu’on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. La religion statique attache l’homme à la vie, et par conséquent l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants. Sans doute ce ne sont pas des histoires comme les autres. Issues de la fonction fabulatrice par nécessité, et non pas pour le simple plaisir, elles contrefont la réalité perçue au point de se prolonger en actions : les autres créations imaginatives ont cette tendance, mais elles n’exigent pas que nous nous y laissions aller ; elles peuvent rester à l’état d’idées ; celles-là, au contraire, sont idéo-motrices.
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L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. -
Chapitre IV : Remarques finales ; Mécanique et mystique
Société close et société ouverte. – Persistance du naturel. -Caractères de la société naturelle. – Société naturelle et démocratie. – La société naturelle et la guerre. – L’âge industriel. – Évolution des tendances. – Loi de dichotomie. – Loi de double frénésie. – Retour possible à la vie simple. -Mécanique et mystique.
Un des résultats de notre analyse a été de distinguer profondément, dans le domaine social, le clos de l’ouvert. La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat. Telle est la société humaine quand elle sort des mains de la nature. L’homme était fait pour elle, comme la fourmi pour la fourmilière. Il ne faudrait pas forcer l’analogie ; nous devons pourtant remarquer que les communautés d’hyménoptères sont au bout de l’une des deux principales lignes de l’évolution animale, comme les sociétés humaines à l’extrémité de l’autre, et qu’en ce sens elles se font pendant. Sans doute les premières ont une forme stéréotypée, tandis que les autres varient ; celles-là obéissent à l’instinct, celles-ci à l’intelligence. Mais si la nature, précisément parce qu’elle nous a faits intelligents, nous a laissés libres de choisir jusqu’à un certain point notre type d’organisation sociale, encore nous a-t-elle imposé de vivre en société. Une force de direction constante, qui est à l’âme ce que la pesanteur est au corps, assure la cohésion du groupe en inclinant dans un même sens les volontés individuelles. Telle est l’obligation morale. Nous avons montré qu’elle peut s’élargir dans la société qui s’ouvre, mais qu’elle avait été faite pour une société close. Et nous avons montré aussi comment une société close ne peut vivre, résister à certaine action dissolvante de l’intelligence, conserver et communiquer à chacun de ses membres la confiance indispensable, que par une religion issue de la fonction fabulatrice. Cette religion, que nous avons appelée statique, et cette obligation, qui consiste en une pression, sont constitutives de la société close.
De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d’élite, elle réalise chaque fois quelque chose d’elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l’homme, permet de surmonter des difficultés jusque-là insurmontables.
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Il y a d’autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l’exigence sociale. La première obligation, en tant que pression, est infra-rationnelle. La seconde, en tant qu’aspiration, est supra-rationnelle. Mais l’intelligence survient.
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Nous ne le pensons pas. Le présent travail avait pour objet de rechercher les origines de la morale et de la religion. Nous avons abouti à certaines conclusions. Nous pourrions en rester là. Mais puisqu’au fond de nos conclusions il y avait une distinction radicale entre la société close et la société ouverte, puisque les tendances de la société close nous ont paru subsister, indéracinables, dans la société qui s’ouvre, puisque tous ces instincts de discipline convergeaient primitivement vers l’instinct de guerre, nous devons nous demander dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé ou tourné, et répondre par quelques considérations additionnelles à une question qui se pose à nous tout naturellement.
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Dans ces conditions, comme il a été dit plus haut, un retour à la simplicité n’a rien d’invraisemblable. La science elle-même pourrait bien nous en montrer le chemin. Tandis que physique et chimie nous aident à satisfaire et nous invitent ainsi à multiplier nos besoins, on peut prévoir que physiologie et médecine nous révéleront de mieux en mieux ce qu’il y a de dangereux dans cette multiplication, et de décevant dans la plupart de nos satisfactions. J’apprécie un bon plat de viande : tel végétarien, qui l’aimait jadis autant que moi, ne peut aujourd’hui regarder de la viande sans être pris de dégoût. On dira que nous avons raison l’un et l’autre, et qu’il ne faut pas plus disputer des goûts que des couleurs. Peut-être ; mais je ne puis m’empêcher de constater la certitude inébranlable où il est, lui végétarien, de ne jamais revenir à son ancienne disposition, alors que je me sens beaucoup moins sûr de conserver toujours la mienne. Il a fait les deux expériences ; je n’en ai fait qu’une.
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. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine.
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La contrefaçon n’avait d’ailleurs aucune intention délictueuse ; elle était à peine voulue. Rappelons-nous en effet que la « religion statique » est naturelle à l’homme, et que la nature humaine ne change pas. Les croyances innées à nos ancêtres subsistent au plus profond de nous-mêmes ; elles reparaissent, dès qu’elles ne sont plus refoulées par des forces antagonistes.
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Joie serait en effet la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. À défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une « réglementation » de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. Mais, qu’on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une décision s’impose. L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.
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