Le monde comme volonté et comme représentation - Arthur Schopenhauer
TRADUIT EN FRANÇAIS PAR A. BURDEAU
LIVRE PREMIER
LE MONDE COMME REPRÉSENTATION
PREMIER POINT DE VUE
LA REPRÉSENTATION
SOUMISE AU PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE :
L’OBJET DE L’EXPÉRIENCE ET DE LA SCIENCE
§ 1.
Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l’homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu’il est capable de l’amener à cet état, on peut dire que l’esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation, dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même. S’il est une vérité qu’on puisse affirmer a priori, c’est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d’espace et de causalité qui l’impliquent.
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Aucune vérité n’est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation.
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. La seule chose dont il soit fait abstraction ici (chacun, j’espère, s’en pourra convaincre par la suite), c’est uniquement la volonté, qui constitue l’autre côté du monde : à un premier point de vue, en effet, ce monde n’existe absolument que comme représentation ; à un autre point de vue, il n’existe que comme volonté.
§ 2.
Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c’est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet.
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Le monde, considéré comme représentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l’objet qui a pour forme l’espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet qui échappe à la double loi du temps et de l’espace, étant toujours tout entier et indivisible dans chaque être percevant.
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Cette mutuelle limitation apparaît dans le fait que les formes générales essentielles à tout objet : temps, espace et causalité, peuvent se tirer et se déduire entièrement du sujet lui-même, abstraction faite de l’objet : ce qu’on peut traduire dans la langue de Kant, en disant qu’elles se trouvent a priori dans notre conscience.
§ 3.
Si, après avoir lu la dissertation qui sert d’introduction au présent ouvrage, on a bien saisi l’unité primitive du principe de raison, sous la diversité possible de ses expressions, on comprendra combien il importe, pour pénétrer à fond l’essence de ce principe, de l’étudier, tout d’abord, dans la plus simple de ses formes pures : le temps. Chaque instant de la durée, par exemple, n’existe qu’à la condition de détruire le précédent qui l’a engendré, pour être aussi vite anéanti à son tour ; le passé et l’avenir, abstraction faite des suites possibles de ce qu’ils contiennent, sont choses aussi vaines que le plus vain des songes, et il en est de même du présent, limite sans étendue et sans durée entre les deux.
§ 4.
Mais la matière n’a pas pour condition le temps et l’espace pris séparément ; c’est leur combinaison qui constitue son essence, celle-ci résidant tout entière, comme nous l’avons démontré, dans l’activité et la causalité.
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. Or, la causalité constituant l’essence propre de la matière, si la première n’existait pas, la seconde aussi disparaîtrait.
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C’est donc la causalité qui forme le lien entre le temps et l’espace. Or nous avons vu que toute l’essence de la matière consiste dans l’activité, autrement dit dans la causalité ; il en résulte que l’espace et le temps se trouvent ainsi coexister dans la matière : celle-ci doit donc réunir dans leur opposition les propriétés du temps et celles de l’espace, et concilier (chose impossible dans chacune des deux formes isolée de l’autre) la fuite inconstante du temps avec l’invariable et rigide fixité de l’espace : quant à la divisibilité infinie, la matière la tient de tous deux ; c’est grâce à cette combinaison que devient possible tout d’abord la simultanéité ; celle-ci ne saurait exister ni dans le temps seul, qui n’admet pas de juxtaposition, ni dans l’espace pur, à l’égard duquel il n’y a pas plus d’avant que d’après ou de maintenant.
Mais l’essence vraie de la réalité, c’est précisément la simultanéité de plusieurs états, simultanéité qui produit tout d’abord la durée ; celle-ci, en effet, n’est intelligible que par le contraste de ce qui passe avec ce qui reste ; de même, c’est l’antithèse du permanent et du variable qui caractérise le changement ou modification dans la qualité et la forme, en même temps que la fixité dans la substance, qui est la matière[13]. Si le monde existait seulement dans l’espace, il serait rigide et immobile : plus de succession, de changement ni d’action ; l’action supprimée, la matière l’est du même coup. Si le monde existait seulement dans le temps, tout deviendrait fugitif ; alors, plus de permanence, plus de juxtaposition, plus de simultanéité et partant plus de durée ; plus de matière non plus, comme tout à l’heure. ---
Après seulement que l’entendement a rattaché l’effet à la cause, le monde apparaît, étendu comme intuition dans l’espace, changeant dans la forme, permanent et éternel en tant que matière ; car l’entendement réunit le temps à l’espace dans la représentation de matière, synonyme d’activité. Si, comme représentation, le monde n’existe que par l’entendement, il n’existe aussi que pour l’entendement. Dans le premier chapitre de ma dissertation sur la Vue et les Couleurs, j’ai déjà expliqué comment, avec les données fournies par les sens, l’entendement crée l’intuition, comment, par la comparaison des impressions que les différents sens reçoivent d’un même sujet, l’enfant s’élève à l’intuition ; j’ai montré que là seulement se trouvait l’explication d’un grand nombre de phénomènes relatifs aux sens : par exemple la vision simple avec deux yeux, la vision double dans le strabisme ou dans le cas où l’œil voit simultanément plusieurs objets placés à des distances inégales l’un derrière l’autre, enfin les diverses illusions qu’amène toujours un changement subit dans l’exercice des organes des sens. Mais j’ai étudié plus longuement et plus à fond cet important sujet dans la seconde édition de ma Dissertation sur le principe de raison, § 21
§ 5.
Mais, d’autre part, il n’y a de causalité que dans et pour l’entendement ; ainsi, le monde réel, c’est-à-dire actif, est toujours, comme tel, conditionné par l’entendement, sans lequel il ne serait rien. Mais cette raison n’est pas la seule : comme, en général, aucun objet, à moins de contradiction, ne saurait être conçu sans un sujet, on doit refuser, par suite, aux dogmatiques la possibilité même de la réalité qu’ils attribuent au monde extérieur, fondée, selon eux, sur son indépendance à l’égard du sujet.
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Voici comment elle se présente : nous avons des songes ; la vie tout entière ne pourrait-elle donc pas être un long rêve ? ou, avec plus de précision : existe-t-il un critérium infaillible pour distinguer le rêve de la veille, le fantôme de l’objet réel ? On ne saurait sérieusement proposer comme signe distinctif entre les deux le degré de netteté et de vivacité, moindre dans le rêve que dans la perception ; personne, en effet, jusqu’ici, n’a eu présentes à la fois les deux choses à comparer, et l’on ne peut mettre en regard de la perception actuelle que le souvenir du rêve. Kant tranche la question en disant que c’est « l’enchaînement des représentations par la loi de causalité qui distingue la vie du rêve ». Mais, dans le rêve lui-même, tout le détail des phénomènes est également soumis à ce principe sous toutes ses formes, et le lien causal ne se rompt qu’entre la veille et le rêve ou d’un songe à l’autre. La seule interprétation que comporte la solution kantienne est la suivante : le long rêve (celui de la vie) est réglé dans ses diverses parties par la loi de causalité, mais n’offre aucune liaison avec les rêves courts, bien que chacun de ceux-ci présente en soi cet enchaînement causal ; entre le premier et les seconds le pont est donc coupé, et c’est ainsi qu’on arrive à les distinguer.
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. Un exemple frappant de cette vérité est l’observation suivante de Hobbes, dans son Léviathan, chapitre II. Il remarque qu’au réveil, nous prenons facilement nos rêves pour des réalités, si nous nous sommes, à notre insu, couchés tout habillés ; cette confusion se produit encore plus aisément, quand, de plus, quelque projet ou quelque entreprise occupant toute notre pensée l’absorbe également dans le rêve : le réveil, en pareil cas, est aussi insensible que la venue du sommeil, et le rêve se mêle à la vie réelle sans qu’on l’en puisse distinguer.
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Enfin Calderon était si profondément pénétré de cette idée, qu’il en fit le sujet d’une sorte de drame métaphysique intitulé : La vie est un songe.
Après toutes ces citations poétiques, je puis moi aussi me permettre d’employer une image. La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons.
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Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette différence. Mais, si l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris en soi présente aussi cette même connexion. Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il faudra accorder aux poètes que la vie n’est qu’un long rêve.
§ 6.
Dans ce premier livre nous n’envisageons provisoirement l’univers que comme représentation, comme objet pour le sujet, et nous ne distinguons pas des autres réalités notre propre corps, par le moyen duquel tout homme a l’intuition du monde : considéré au point de vue de la connaissance, il n’est, en effet, que représentation.
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. Cette aptitude de l’entendement à saisir les rapports de causalité entre les objets connus médiatement trouve son application non seulement dans les sciences de la nature (où elle produit toutes les découvertes), mais encore dans la vie pratique elle-même : elle prend alors le nom de prudence (Klugheit), tandis qu’au point de vue théorique elle s’appelle plutôt perspicacité (Scharfsinn), pénétration, sagacité : le mot prudence, dans son acception étroite, désigne l’entendement mis au service de la volonté.
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Le manque d’entendement est ce qu’on nomme proprement stupidité : c’est une sorte d’inaptitude à faire usage du principe de causalité, une incapacité à saisir d’emblée les liaisons soit de la cause à l’effet, soit du motif à l’acte.
L’homme inintelligent ne comprend jamais la connexion des phénomènes, ni dans la nature où ils surgissent spontanément, ni dans leurs applications mécaniques, où ils sont combinés en vue d’une fin spéciale ; aussi croit-il aisément à la sorcellerie et aux miracles. Un esprit fait de la sorte ne remarque pas que plusieurs personnes, en apparence isolées les unes des autres, peuvent, en fait, agir de concert ; il se laisse souvent jouer et mystifier ; il ne pénètre pas les secrètes raisons des conseils qu’on lui donne ou des jugements qu’il entend porter : un don lui manque, toujours le même : la vivacité, la rapidité, la facilité à appliquer le principe de causalité, en un mot la force de l’entendement. -
§ 7.
-Toute science repose sur deux données fondamentales : la première, le principe de raison, sous une quelconque de ses formes, servant de principe régulateur ; la seconde, l’objet même qu’elle étudie et qui se présente toujours à l’état de problème.
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La dernière contradiction, à laquelle nous avons été conduits nécessairement, est cependant résolue par la considération suivante : on peut dire, en parlant le langage de Kant, que le temps, l’espace et la causalité appartiennent non à la chose en soi, mais au phénomène dont ils sont la forme, ce qui peut se traduire dans la terminologie que j’adopte : le monde objet, ou le monde comme représentation, n’est pas la seule face de l’univers, il n’en est pour ainsi dire que la superficie ; il y a, en outre, la face interne, absolument différente de la première, essence et noyau du monde et véritable chose en soi. C’est elle que nous étudierons dans le livre suivant, et que nous désignerons sous le nom de volonté, la volonté étant l’objectivation la plus immédiate du monde. Le monde comme représentation, le seul qui nous occupe ici, n’existe, à proprement parler, que du jour où s’ouvre le premier œil ; il ne saurait, en effet, sortir du néant où il était plongé que par le moyen de la connaissance. Auparavant, sans cet œil, c’est-à-dire en dehors de toute pensée, aucun temps, aucune antériorité n’étaient possibles. Il n’en résulte pas que le temps ait commencé, puisqu’au contraire tout commencement est en lui ; mais il est, comme on sait, la forme la plus générale de la connaissance, forme dans laquelle viennent se grouper, suivant la loi de causalité, tous les phénomènes ; par suite, il existe, avec sa double infinité, dès la première connaissance ; et en effet, le phénomène qui remplit ce premier présent est nécessairement rattaché par un lien de causalité à une série infinie de phénomènes dans le passé ; ce passé est d’ailleurs conditionné par ce premier présent, qu’il conditionne lui-même en tant que présent.
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La marche de ma pensée se distingue toto genere de ces deux observations opposées, voici comment : je ne pars ni du sujet ni de l’objet pris séparément, mais du fait de la représentation, qui sert de point de départ à toute connaissance, et a pour forme primitive et essentielle le dédoublement du sujet et de l’objet ; à son tour, la forme de l’objet est représentée par les divers modes du principe de raison, et chacun d’eux règle si parfaitement la classe de représentations placée sous son autorité, qu’il suffit de posséder le principe pour avoir en même temps l’essence commune à la classe tout entière ; cette essence, en effet, envisagée comme représentation, consiste uniquement dans la forme même du principe : ainsi, le temps n’est que le principe d’existence au point de vue de la durée, c’est-à-dire la succession ; l’espace n’est que le principe de raison déterminé par rapport à l’étendue, autrement dit la position ; la matière n’est autre chose que la causalité ; le concept (comme nous le verrons bientôt) est tout ce qui tient du principe de connaissance.
§ 8.
Cette nouvelle conscience, sorte de connaissance au second degré, cette transformation abstraite de tout élément intuitif en un concept non intuitif de la raison, communique seule à l’homme cette prévoyance (Besonnenheit) qui distingue si profondément son intelligence de celle des animaux, et qui rend sa conduite si différente de la vie de ses frères dépourvus de raison. Il les surpasse aussi de beaucoup par sa puissance et sa capacité de souffrir. Eux ne vivent que dans le présent, lui vit de plus dans l’avenir et dans le passé ; ils ne satisfont que des besoins momentanés, lui devine ceux qui ne sont pas encore et y pourvoit par mille institutions ingénieuses, pour un temps où peut-être il n’existera plus.
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. L’animal sent et perçoit, l’homme pense et sait ; tous les deux ils veulent. L’animal communique ses sensations et son humeur par des mouvements et des cris ; l’homme dévoile ou cache à autrui ses pensées à l’aide du langage. Le langage est le premier produit et l’instrument nécessaire de sa raison : aussi voit-on en grec et en italien le même mot signifier à la fois la raison et le langage : ὁ λόγος, il discorso. En allemand, Vernunft vient de vernehmen (comprendre), qui n’est pas synonyme de hören (entendre), mais qui signifie l’intelligence des idées exprimées par les mots.
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L’animal n’a l’idée de la mort que dans la mort même ; l’homme marche chaque jour vers elle avec pleine connaissance, et cette conscience répand sur la vie une teinte de mélancolique gravité, même chez celui qui n’a pas encore compris qu’elle est faite d’une succession d’anéantissements. Cette prescience de la mort est le principe des philosophies et des religions ; pourtant, on ne saurait dire si elles ont jamais produit la chose qui a le plus de prix dans la conduite humaine, la libre bonté et la noblesse de cœur.
§ 9.
Les concepts forment une classe spéciale de représentations, entièrement distinctes des représentations intuitives dont il a été question jusqu’ici, car elles n’existent que dans l’esprit humain.
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Les diverses combinaisons possibles de concepts se ramènent aux cas précédents ; on en peut déduire toute la théorie des jugements : (conversion, contraposition, réciprocité, disjonction (cette dernière d’après la troisième figure) ; on en tirerait aussi bien les caractères des jugements, sur lesquels Kant a fondé ses prétendues catégories de l’entendement. Il faut cependant faire une exception pour la forme hypothétique, qui n’est pas une simple combinaison de concepts, mais bien une synthèse de jugements ; il faut également mettre à part la modalité, dont il sera traité expressément dans l’Appendice, ainsi que de tous les caractères qui ont servi de base aux catégories kantiennes.
§ 10.
Dans les autres sciences tout ce qui n’est pas emprunté aux précédentes appartient à l’expérience. Savoir signifie en général : avoir dans son esprit, pour les reproduire à volonté, des jugements tels que leur principe de raison suffisante de connaissance, c’est-à-dire le caractère auquel on les reconnaît comme vrais, soit en dehors d’eux-mêmes.
§ 11.
S’il en est ainsi, le sentiment s’oppose naturellement au savoir : le concept, que désigne le mot sentiment, a un contenu absolument négatif. Il veut dire simplement qu’il y a quelque chose actuellement présent dans la conscience, — qui n’est ni un concept, ni une notion abstraite de la raison.
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L’origine de ce concept du sentiment, concept si disproportionné par rapport aux autres, est la suivante. Tous les concepts, et les mots ne désignent pas autre chose que des concepts, n’existent que pour la raison et procèdent d’elle. Avec eux on n’est placé qu’à un point de vue unilatéral. Mais de ce point de vue, tout ce qui est proche nous semble avoir un sens et nous être donné comme positif ; tout ce qui s’en éloigne, au contraire, nous semble confus, et nous ne l’envisageons bientôt plus que comme négatif. C’est ainsi que chaque nation traite les autres d’« étrangers » ; le Grec voyait partout des barbares ; pour l’Anglais, tout ce qui n’est pas anglais est « continental ». Le croyant appelle le reste des hommes hérétiques ou païens ; le noble, roturiers ; l’étudiant, philistins, etc. La raison elle-même, si étrange que cela paraisse, est exposée à cette étroitesse, on peut même dire à cette grossière et orgueilleuse ignorance, lorsqu’elle embrasse tout le concept de sentiment, toute modification de la conscience, qui ne rentre pas directement dans son mode de représentation, c’est-à-dire qui n’est pas un concept abstrait. Elle en a jusqu’ici porté la faute ; comme elle ne s’est pas rendu compte de son expérience, par une analyse de ses propres principes fondamentaux, elle s’est trompée sur l’étendue de son domaine, ou elle s’est exposée là-dessus à mille malentendus, si bien qu’on en est arrivé à établir une faculté spéciale du sentiment et à en construire des théories.
§ 12.
Le savoir, tel que nous l’avons défini, en l’opposant à son contraire le concept du sentiment, est la connaissance abstraite, c’est-à-dire la connaissance rationnelle. Mais comme la raison se borne toujours à reporter devant la connaissance ce qui a été perçu d’autre part, elle n’élargit pas à proprement parler notre connaissance, mais elle lui donne une autre forme : ainsi, tout ce qui était intuitif, tout ce qui était connu in concreto est connu comme abstrait et comme général.
§ 14.
Après ces diverses considérations, qui, je l’espère, feront mieux comprendre la différence et le rapport qu’il y a entre le mode de connaissance de la raison pure, la science et le concept d’une part, et la connaissance immédiate d’autre part, dans l’intuition purement sensorielle et mathématique, ainsi que l’aperception par l’entendement ; après la théorie épisodique du sentiment et du rire, à laquelle nous sommes arrivés presque inévitablement, par suite de ce merveilleux rapport qui existe entre tous nos modes de connaissance, je reviens à la science, et je vais en poursuivre l’examen, comme celui du troisième privilège que la raison a donné à l’homme, en outre du langage et de la conduite réfléchie. Les considérations générales sur la science, que nous allons aborder, concerneront, les unes la forme, les autres le fond même de ses jugements, et enfin sa substance.
§ 15.
Cela n’a pas médiocrement contribué au prestige de la démonstration a priori. Mais cette infaillibilité est toute relative ; car elle fait tout rentrer, par subsomption, dans les principes premiers de la science : ce sont eux qui contiennent tout le fonds de la vérité scientifique ; ils n’ont pas besoin d’être prouvés, mais ils doivent se fonder sur l’intuition, qui est pure dans les quelques sciences a priori que nous avons citées, mais ailleurs toujours empirique et élevée au général par voie d’induction. Si donc, dans les sciences expérimentales, on a prouvé le général par le particulier, le général, à son tour, a tiré du particulier tout ce qu’il contient de vérité ; il n’est qu’un grenier à provisions, et non un terrain qui produit de son propre fonds.
Voilà pour le fondement de la vérité.
§ 16.
Déjà, au début de mes considérations sur la raison, j’ai remarqué en général combien les actions et la conduite de l’homme diffèrent de celles des animaux, et que cela provient uniquement de la présence de concepts abstraits dans sa conscience. Cette influence est tellement frappante et significative, qu’elle nous met, avec les animaux, dans le même rapport que les animaux qui voient avec ceux qui ne voient pas (certaines larves, les vers, les zoophytes).
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Tel n’est pas l’avis de ceux qui vivent plus en paroles qu’en actions, et qui ont plus regardé dans les livres et les papiers que dans la vie réelle, au point d’en être devenus pédants et cuistres. Cela seul peut nous faire comprendre comment Leibniz et Wolf, avec tous leurs successeurs, ont pu s’égarer au point d’affirmer après Duns Scot que la connaissance intuitive n’est que la connaissance abstraite confuse. Je dois avouer, à l’honneur de Spinoza, qu’à l’encontre de ces philosophes, et avec un sens plus droit, il déclare que toutes les notions générales naissent de la confusion inhérente aux connaissances intuitives (Eth., II, prop. 40, schol. 1). C’est la même absurde opinion qui a aussi fait rejeter des mathématiques l’évidence qui leur est propre, pour y introduire l’évidence logique ; c’est elle encore qui a fait ranger sous la large dénomination de sentiment tout ce qui n’est pas connaissance abstraite, et l’a fait déprécier ; c’est elle-même, en un mot, qui a poussé Kant à affirmer, en morale, que la bonne volonté spontanée, celle qui élève sa voix immédiatement après avoir pris connaissance des faits, et qui porte l’homme à la justice et au bien, n’est qu’un vain sentiment et un emportement momentané, sans valeur ni mérite, et à ne reconnaître de valeur morale qu’à la conduite dirigée suivant des maximes abstraites.
LIVRE DEUXIÈME
LE MONDE CONSIDÉRÉ COMME VOLONTÉ
PREMIER POINT DE VUE
L’OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ
§ 17.
Dans le premier livre, nous avons considéré la représentation comme telle, c’est-à-dire uniquement sous sa forme générale. Toutefois, en ce qui concerne la représentation abstraite, le concept, nous l’avons étudiée aussi dans son contenu, et nous avons vu qu’elle n’a de contenu et de signification que par son rapport avec la représentation intuitive, sans laquelle elle serait vide et insignifiante. Arrivés ainsi à la représentation intuitive, nous allons nous préoccuper de connaître son contenu, ses déterminations exactes, et les formes qu’elle nous présente. Nous serons heureux, surtout, si nous pouvons nous prononcer sur la signification propre, sur cette signification qu’on ne fait que sentir, et grâce à laquelle ces formes, qui sans cela seraient étrangères et insignifiantes pour nous, nous parlent directement, nous deviennent compréhensibles et obtiennent à nos yeux un intérêt qui saisit notre être tout entier.
§ 18.
Mais il n’en est pas ainsi ; loin de là, l’individu est en même temps le sujet de la connaissance, et il trouve là le mot de l’énigme : ce mot est Volonté. Cela, cela seul lui donne la clef de sa propre existence phénoménale, lui en découvre la signification, lui montre la force intérieure qui fait son être, ses actions, son mouvement. Le sujet de la connaissance, par son identité avec le corps, devient un individu ; dès lors, ce corps lui est donné de deux façons toutes différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d’autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d’autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot Volonté. Tout acte réel de notre volonté est en même temps et à coup sûr un mouvement de notre corps ; nous ne pouvons pas vouloir un acte réellement sans constater aussitôt qu’il apparaît comme mouvement corporel. L’acte volontaire et l’action du corps ne sont pas deux phénomènes objectifs différents, reliés par la causalité ; ils ne sont pas entre eux dans le rapport de la cause à l’effet. Ils ne sont qu’un seul et même fait ; seulement ce fait nous est donné de deux façons différentes : d’un côté immédiatement, de l’autre comme représentation sensible.
§ 19.
Si, dans notre premier livre, nous avons déclaré, non sans répugnance, que notre corps, comme tous les autres objets du monde de l’intuition, n’est pour nous qu’une pure représentation du sujet connaissant, désormais nous voyons clairement ce qui, dans la conscience de chacun, distingue la représentation de son corps de celle, — en tout semblable pour le reste, — des autres objets ; cette différence consiste en ce que le corps peut encore être connu d’une autre manière absolument différente, et que l’on désigne par le mot volonté ; cette double connaissance de notre corps nous donne sur celui-ci, sur ses actes et ses mouvements, comme sur sa sensibilité aux influences extérieures, en un mot sur ce qu’il est en dehors de la représentation, sur ce qu’il est en soi, des éclaircissements que nous ne pouvons obtenir directement sur l’essence, sur l’activité, sur la passivité des autres objets réels.
§ 20.
Ces actes de volonté ont toujours un fondement, en dehors d’eux-mêmes, dans leurs motifs. Cependant ils ne déterminent jamais que ce que je veux, à tel moment, à tel endroit, dans telle circonstance ; et non pas mon vouloir en général, ou le contenu de mon vouloir en général, c’est-à-dire la règle qui caractérise tout mon vouloir.
§ 22.
La chose en soi (nous conserverons l’expression kantienne, comme une formule consacrée), qui, comme telle, n’est jamais un objet, — parce que tout objet n’est déjà plus que son phénomène, et non elle-même, — a besoin, pour être pensée objectivement, d’emprunter un nom et une notion à quelque chose d’objectivement donné, par conséquent à un de ses phénomènes ; mais celui-ci, pour pourvoir à l’intelligence, doit être le plus parfait de tous, c’est-à-dire le plus apparent, le plus développé, et en outre directement éclairé par la connaissance : or c’est dans ces conditions que se trouve la volonté humaine.
§ 23.
En effet, j’appelle cause, au sens le plus étroit du mot, tout état de la matière qui en produit un autre nécessairement et qui subit en même temps une modification égale à celle qu’il cause (loi de l’égalité entre l’action et la réaction). Il y a plus : dans la cause proprement dite, l’action croît proportionnellement à l’intensité de la cause, et par conséquent il en est de même de la réaction ; ainsi, le mode d’action une fois connu, l’intensité de la cause nous permet de mesurer et de calculer celle de son effet ; la réciproque est également vraie. Ce sont ces causes proprement dites qui agissent dans tous les phénomènes de la mécanique, de la chimie, en un mot dans toutes les modifications des corps inorganiques. Au contraire, j’appelle excitation une cause qui ne subit pas une réaction proportionnée à son action, dont l’intensité ne varie point parallèlement à l’intensité de celle-ci, et qui ne peut, par conséquent, servir à la mesurer : il arrive souvent qu’un faible accroissement de l’excitation en produit un considérable dans son effet, ou, au contraire, détruit complètement l’effet déjà produit, etc.
§ 24.
L’illustre Kant nous a appris que le temps, l’espace et la causalité, avec toutes leurs lois et toutes leurs formes possibles, existent dans la conscience, indépendamment des objets qui apparaissent dans ces formes, et qui en font tout le contenu. En d’autres termes, on peut les trouver aussi bien en partant du sujet qu’en partant de l’objet ; c’est pourquoi on peut les appeler avec autant de raison : modes d’intuition du sujet, ou propriétés de l’objet, en tant qu’il est objet (chez Kant, phénomène), c’est-à-dire représentation.
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Maintenant, les objets apparaissant sous ces formes ne devaient pas être de vains fantômes, mais avoir une signification, exprimer quelque chose qui ne serait pas encore un objet comme eux, une représentation, quelque chose de purement relatif et de conditionné par le sujet, quelque chose qui existerait indépendamment de toute condition essentielle et de toute forme, c’est-à-dire une représentation : l’objet, pour avoir un sens, doit exprimer la chose en soi. C’est ce qui expliquerait cette question toute naturelle : Ces objets, ces représentations sont donc quelque chose, en dehors de ce fait qu’ils sont des représentations ? Et alors que sont : ils, dans ce cas ? Par quel autre côté diffèrent-ils si profondément de la représentation ? Qu’est-ce, enfin, que la chose en soi ? — C’est la volonté, telle a été notre réponse, mais nous en ferons abstraction pour le moment.
Quoi que puisse être la chose en soi, Kant a eu grandement raison de conclure que le temps, l’espace et la causalité (que nous avons reconnus plus haut comme les formes du principe de raison, de même que nous avons reconnu ce dernier comme l’expression générale des formes phénoménales), Kant a eu raison, dis-je, de conclure que ces trois formes ne sont pas des déterminations de la chose en soi, et qu’elles ne peuvent lui convenir qu’autant qu’elle est elle-même représentation, c’est-à-dire qu’elles appartiennent au phénomène, et non à la chose en soi ; si, en effet, le sujet les tire de lui-même et en a une connaissance parfaite indépendamment de tout objet, elles font toute l’existence de la représentation en tant que telle, mais non de ce qui devient représentation.
§ 26.
Ainsi donc, l’homme nous apparaît comme une manifestation particulière et caractérisée de la volonté, dans une certaine mesure, comme une idée particulière ; les animaux, au contraire, manquent de ce caractère individuel, attendu que l’espèce seule a une signification particulière et que les traces de caractère disparaissent à mesure qu’on s’éloigne de l’homme ; les plantes n’ont d’autres particularités individuelles que celles qui résultent de l’influence favorable ou défavorable du climat, ou de toute autre circonstance. Toute individualité disparaît enfin dans le règne inorganique de la nature. Le cristal seul, dans une certaine mesure, peut être encore considéré comme un individu : c’est une unité d’effort dans des directions déterminées, effort arrêté brusquement par la solidification, qui en conserve la trace.
§ 28.
Le caractère de chaque homme, dans la mesure où il est individuel et ne se ramène pas tout entier à celui de l’espèce, peut être envisagé comme une idée particulière, correspondant à un acte particulier d’objectivation de la volonté. Cet acte lui-même serait alors son caractère intelligible, et le phénomène de celui-ci serait le caractère empirique. Le caractère empirique est complètement déterminé par le caractère intelligible, lequel est volonté, volonté sans raison, c’est-à-dire volonté soustraite comme chose en soi au principe de raison, qui est la forme du phénomène. Le caractère empirique doit, dans le cours de l’existence, présenter le reflet du caractère intelligible, et il ne peut se comporter autrement que ne l’exige la nature de celui-ci.
§ 29.
. Tout acte particulier a un but ; la volonté même n’en a pas ; comme tous les phénomènes naturels isolés, son apparition à tel lieu, à tel moment, est déterminée par une cause qui en rend raison ; mais la force plus générale qui se manifeste dans ce phénomène n’a pas elle-même de cause, puisqu’il n’est qu’un degré des manifestations de la chose en soi, de la volonté qui échappe au principe de raison. La seule conscience générale d’elle-même qu’ait la volonté est la représentation totale, l’ensemble du monde qu’elle aperçoit : il est son objectité, sa manifestation et son miroir ; et ce qu’il exprime à ce point de vue sera l’objet de nos considérations ultérieures[59].
LIVRE TROISIÈME
LE MONDE COMME REPRÉSENTATION
SECOND POINT DE VUE
LA REPRÉSENTATION, CONSIDÉRÉE INDÉPENDAMMENT DU PRINCIPE DE RAISON.
L’IDÉE PLATONICIENNE. L’OBJET DE L’ART.
§ 30.
Après avoir, dans le premier livre, étudié le monde à titre de simple représentation, d’objet mis en regard d’un sujet, nous l’avons, dans le second livre, considéré sous un autre point de vue : nous avons découvert que ce point de vue est celui de la volonté ; or, la volonté se manifeste uniquement comme ce qui constitue le monde, abstraction faite de la représentation ; c’est alors que, conformément à cette notion, nous avons donné au monde considéré à titre de représentation le nom suivant, qui correspond à son ensemble comme à ses parties : l’objectité de la volonté, ce qui signifie : la volonté devenue objet, c’est-à-dire représentation.
§ 31.
Cela s’explique clairement en peu de mots. Voici en substance ce que dit Kant : « L’espace, le temps, la causalité ne sont point des caractères de la chose en soi ; ils n’appartiennent qu’à son phénomène, attendu qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance. Mais, puisque toute pluralité, tout commencement et toute fin ne sont possibles que par le temps, l’espace et la causalité, il s’ensuit que la pluralité, le commencement, la fin se rapportent au phénomène, pas du tout à la chose en soi.
§ 33.
Car l’individu considère son corps comme un objet au milieu d’autres objets, uni à chacun de ces objets par des relations et des rapports compliqués d’après le principe de raison ; la considération de ces objets doit donc toujours, par un chemin plus ou moins détourné, aboutir au corps, et par suite à la volonté.
§ 34.
Dès qu’on supprime la connaissance, le monde considéré comme représentation, il ne reste plus en définitive que simple volonté, effort aveugle. Que la volonté s’objective et qu’elle devienne représentation elle pose du même coup le sujet et l’objet ; qu’en outre cette objectité devienne une pure, parfaite et adéquate objectité de la volonté, elle pose l’objet à titre d’idée, affranchie des formes du principe de raison, elle pose le sujet à titre de pur sujet connaissant, affranchi de son individualité et de sa servitude à l’égard de la volonté.
§ 35.
Pour arriver à une intuition plus profonde de l’être du monde, il faut de toute nécessité faire une distinction entre la volonté considérée comme chose en soi et son objectité adéquate ; puis en faire une seconde entre les différents degrés de clarté et de perfection de cette objectité, c’est-à-dire les Idées, d’une part, et, d’autre part, le simple phénomène des idées soumis aux différentes expressions du principe de raison et de la modalité inhérente à la connaissance individuelle.
§ 36.
— Suivant le courant interminable des causes et des effets, tel qu’il se manifeste sous ses quatre formes, la science se trouve, à chaque découverte, renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon) ; l’art, au contraire, a partout son terme. En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace. L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet.
Nous pouvons en conséquence définir l’art : la contemplation des choses, indépendante du principe de raison ; il s’oppose ainsi au mode de connaissance, ci-dessus défini, qui conduit à l’expérience et à la science. On peut comparer ce dernier mode de connaissance à une ligne horizontale qui court indéfiniment ; quant à l’art, c’est une ligne perpendiculaire qui coupe facultativement la première en un point ou en un autre. La connaissance soumise au principe de raison constitue la connaissance rationnelle ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans la vie pratique et dans la science : la contemplation, qui s’abstrait du principe de raison, est le propre du génie ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans l’art.
§ 38.
Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique deux éléments inséparables : la connaissance de l’objet considéré non comme chose particulière, mais comme idée platonicienne, c’est-à-dire comme forme permanente de toute une espèce de choses ; puis la conscience, celui qui connaît, non point à titre d’individu, mais à titre de sujet connaissant pur, exempt de volonté. Nous avons également vu la condition nécessaire pour que ces deux éléments se montrent toujours réunis : il faut renoncer à la connaissance liée au principe de raison, laquelle cependant est seule valable pour le service de la volonté comme pour la science. — Nous allons voir également que le plaisir esthétique, provoqué par la contemplation du beau, procède de ces deux éléments ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui nous le procure davantage, selon l’objet de notre contemplation esthétique.
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J’espère avoir montré clairement par ces considérations la nature et l’importance de la condition subjective du plaisir esthétique ; cette condition, nous l’avons vu, consiste à affranchir la connaissance que la volonté asservissait, à oublier le moi individuel, à transformer la conscience en un sujet connaissant pur et affranchi de la volonté, du temps, de toute relation. En même temps que ce côté subjectif de la contemplation esthétique, son côté objectif, c’est-à-dire la conception intuitive de l’Idée platonicienne, se manifeste toujours à titre de corrélatif nécessaire. Mais avant d’étudier l’Idée et la création artistique dans ses rapports avec elle, il est nécessaire d’insister encore un peu sur le côté subjectif du plaisir esthétique ; nous allons compléter l’étude de ce côté subjectif par l’examen d’un sentiment qui s’y rattache exclusivement et qui dérive d’une de ses modifications, le sentiment du sublime. Après quoi nous passerons à l’étude du côté objectif, et ce sera le complément naturel de notre analyse du plaisir esthétique.
§ 39.
Le sentiment du sublime naît ici de la manière suivante : nous prenons une conscience intime de l’inconstance et du néant de notre propre corps comparé à une grandeur qui pourtant ne réside elle-même que dans notre représentation, et dont, à titre de sujet connaissant, nous sommes le support ; le sentiment du sublime, en résumé, provient ici comme partout d’un contraste entre l’insignifiance et la servitude de notre moi individuel, phénomène de la volonté, d’une part, et, d’autre part, la conscience de notre être à titre de pur sujet connaissant. La voûte du ciel étoile peut encore, lorsqu’on la considère sans réfléchir, nous faire simplement le même effet qu’une voûte architecturale ; dans ce cas elle n’agit point sur nous par sa vraie grandeur, mais seulement par sa grandeur apparente. — Beaucoup d’objets de notre intuition provoquent le sentiment du sublime, par ce fait qu’en raison de leur grande étendue, de leur haute antiquité, de leur longue durée, nous nous sentons, en face d’eux, réduits à rien et nous nous absorbons malgré tout dans la jouissance de les contempler : à cette catégorie appartiennent les très hautes montagnes, les pyramides d’Égypte, les ruines colossales de l’antiquité.
Notre théorie du sublime s’applique également au domaine moral, particulièrement à ce qu’on appelle un caractère sublime. Ici encore le sublime résulte de ce que la volonté ne se laisse point atteindre par des objets qui semblaient destinés à l’ébranler, de ce qu’au contraire la connaissance conserve toujours le dessus.
§ 41.
Voilà pourquoi la beauté humaine dépasse toute autre beauté, voilà aussi pourquoi la représentation de l’essence de l’homme est le but le plus élevé de l’art. La forme humaine et son expression constituent l’objet principal de l’art plastique ; de même les actes de l’homme constituent l’objet principal de la poésie. —
§ 45.
Ainsi opère la nature. Comment procède l’art ? — Les uns croient qu’il imite la nature. Mais comment l’artiste reconnaîtra-t-il dans la nature le chef-d’œuvre, le modèle à imiter, comment le distinguera-t-il parmi la foule des êtres manqués, s’il n’a une conception de la beauté antérieure à l’expérience ? D’ailleurs, la nature a-t-elle jamais produit un homme parfaitement beau en toutes ses parties ? — D’après une autre opinion, l’artiste devrait se mettre en quête des beautés isolées et éparses dans un grand nombre d’individus, puis, avec de tels matériaux, composer un bel ensemble : c’est là une opinion absurde et irréfléchie. Car, encore une fois, la même question se pose : comment peut-il reconnaître que telles formes sont précisément les formes belles et que telles autres ne le sont pas ? — D’ailleurs nous savons jusqu’où sont parvenus, en fait de beauté, les vieux peintres allemands avec l’imitation de la nature. Il suffit d’étudier leurs figures nues. —
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. Nous savons tous reconnaître la beauté humaine, lorsque nous la voyons ; mais le véritable artiste la sait reconnaître avec une telle clarté, qu’il la montre telle qu’il ne l’a jamais vue ; sa création dépasse la nature : pareille chose n’est possible que parce que nous sommes nous-mêmes cette volonté dont il s’agit ici d’analyser et de créer l’objectivation adéquate, dans ses degrés supérieurs.
§ 49.
L’Idée au contraire, que l’on peut à la rigueur définir le représentant adéquat du concept, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu, en tant qu’individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s’élever à l’état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu’elle est cachée à tous, si ce n’est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de sa faculté de connaissance pure (due le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie : l’Idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels ; pour eux les chefs-d’œuvre sont impénétrables, ils sont à l’écart, séparés par un large abîme et ils ressemblent au prince dont l’abord n’est pas permis au peuple. Malgré tout, les plus sots des hommes n’en louent pas moins de confiance les chefs-d’œuvre consacrés ; car ils ne veulent point laisser voir leur sottise, mais ils n’en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à condamner ces mêmes chefs-d’œuvre, dès qu’on leur fait espérer qu’ils le peuvent faire sans aucun danger de se dévoiler ; alors ils déchargent avec volupté cette haine longtemps nourrie en secret contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ne peuvent pardonner aux chefs-d’œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien.
§ 50.
Le but de l’art est donc de communiquer l’Idée, une fois conçue ; après être ainsi passée par l’esprit de l’artiste, où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger, elle est intelligible, même à une intelligence d’une faible réceptivité et d’une stérilité complète ; nous savons d’ailleurs qu’il n’est point permis à l’artiste de puiser ses inspirations dans des concepts.
§ 52.
Car, nous l’avons dit, ce qui distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la volonté ; elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène.
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Aussi ne devient-elle pas, comme il arrive pour le saint, parvenu à la résignation, et que nous considérerons dans le livre suivant, un « calmant » de la volonté ; elle ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts : ce n’est pas encore la voie qui mène hors de la vie. Elle n’est qu’une consolation provisoire pendant la vie, jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa force augmentée et, d’autre part, lassé de ce jeu, il en vienne aux choses sérieuses.
LIVRE QUATRIÈME
LE MONDE COMME VOLONTÉ
SECOND POINT DE VUE
Arrivant à se connaître elle-même, la volonté de vivre s’affirme, puis se nie.
§ 53
La dernière partie de ces études en sera aussi, on le comprend, la plus importante ; en effet, ce dont il s’agira maintenant, c’est la pratique de la vie : question qui d’elle-même s’offre à chacun de nous, devant laquelle nul ne demeure étranger ni indifférent ; bien au contraire, c’est à elle que nous rapportons toutes les autres, et c’est là un mouvement si naturel, que nous ne saurions étudier aucun problème, de ceux qui touchent à celui-là, sans nous porter tout d’abord vers la partie pratique, et sans y voir, au moins en ce qui nous concerne, le vrai résumé du tout.
§ 54
La volonté, la volonté sans intelligence (en soi, elle n’est point autre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je, grâce au monde représenté, qui vient s’offrir à elle et qui se développe pour la servir, arrive à savoir qu’elle veut, à savoir ce qu’est ce qu’elle veut : c’est ce monde même, c’est la vie, telle justement qu’elle se réalise là. Voilà pourquoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c’est toujours la vie, c’est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c’est faire un pléonasme que de dire : « la volonté de vivre », et non pas simplement « la volonté », car c’est tout un.
Donc, la volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l’essentiel de l’univers, tandis que la vie, le monde visible, le phénomène, n’est que le miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la volonté : l’ombre ne suit pas plus nécessairement le corps ; et partout où il y a de la volonté, il y aura de la vie, un monde enfin. Aussi vouloir vivre, c’est aussi être sûr de vivre, et tant que la volonté de vivre nous anime, nous n’avons pas à nous inquiéter pour notre existence, même à l’heure de la mort.
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Car la volonté a pour propriété, à elle assurée, la vie ; et la vie, le présent. Parfois, quand nous reviennent en l’esprit tant de milliers d’années écoulés, tant de millions d’hommes qui y ont vécu, alors nous nous demandons : qu’est-ce qu’ils étaient donc ? et de ce qu’ils étaient, qu’est-il advenu ? —
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Pourquoi lui, lui qui parle, a-t-il tant de bonheur, que d’avoir en sa possession cette chose si précieuse, si fugitive, la seule réelle, le présent ; tandis que ces générations d’hommes par centaines, tandis que les héros, les sages des temps, ont sombré dans la nuit du passé, sont tombés dans le néant ?
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L’objet qui manifeste la volonté a pour forme essentielle le présent, ce point sans étendue qui divise en deux le temps sans bornes, et qui demeure en place, invariable, semblable à un perpétuel midi, auquel jamais ne succéderait la fraîcheur du soir.
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— Et quant au fait contraire, la négation de la volonté de vivre, il consiste en ce que, après cette découverte, la volonté cesse, les apparences individuelles cessant, une fois connues pour telles, d’être des motifs, des ressorts capables de la faire vouloir, et laissant la place à la notion complète de l’univers pris dans son essence, et comme miroir de la volonté, notion encore éclairée par le commerce des Idées, notion qui joue le rôle de calmant pour la volonté : grâce à quoi celle-ci, librement, se supprime.
§ 55
L’origine du regret n’est jamais dans un changement de la volonté, il n’en est point de tels, mais dans un changement de la pensée. Ce que j’ai une fois voulu, tout au moins l’essentiel, le fond de ce que j’ai voulu, je dois le vouloir encore : car je suis ce même vouloir, supérieur au temps et au changement. Ce que je peux regretter, ce n’est donc pas ce que j’ai voulu, mais bien ce que j’ai fait : induit en erreur par de fausses notions, j’ai agi peu conformément à mon vouloir. Je m’en aperçois, mon jugement s’étant rectifié : et voilà le regret. Il ne se prend pas seulement aux fautes qui viennent de l’inhabileté, du mauvais choix des moyens, de la disconvenance entre notre but et notre volonté véritable : il s’applique aussi à la valeur morale des actes.
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C’est l’expérience seule qui nous enseigne combien le caractère des hommes est peu maniable, et longtemps, comme des enfants, nous croyons pouvoir, par de sages représentations, par la prière et la menace, par l’exemple, par un appel à la générosité, amener les hommes à quitter leur façon d’être, à changer leur conduite, à se relâcher de leur opinion, à agrandir leur capacité : de même pour notre propre personne. Il faut que les épreuves viennent nous apprendre ce que nous voulons, ce que nous pouvons : et jusque-là nous l’ignorons, nous n’avons pas de caractère ; et il faut plus d’une fois que de rudes échecs viennent nous rejeter dans notre vraie voie. —
§ 57
La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui.
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Pour la plupart, la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincus. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie, que la peur de la mort, qui pourtant est là, quelque part cachée, prête à paraître à tout instant. — La vie elle-même est une mer pleine d’écueils et de gouffres ; l’homme, à force de prudence et de soin, les évite, et sait pourtant que, vînt-il à bout par son énergie et son art de se glisser entre eux, il ne fait ainsi que s’avancer peu à peu vers le grand, le total, l’inévitable et l’irrémédiable naufrage ; qu’il a le cap sur le lieu de sa perte, sur la mort : voilà le terme dernier de ce pénible voyage, plus redoutable à ses yeux que tant d’écueils jusque-là évités.
Et de même, il faut bien le remarquer, d’une part, la souffrance et les chagrins arrivent facilement à un degré où la mort nous devient désirable et nous attire sans résistance : et pourtant qu’est-ce que la vie, sinon la fuite devant cette même mort ? et d’autre part, le besoin et la souffrance ne nous accordent pas plus tôt un répit, que l’ennui arrive : il faut à tout prix quelque distraction.
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Mais qu’on y songe un peu : la douleur est donc inévitable ; les souffrances se chassent l’une l’autre ; celle-ci ne vient que pour prendre la place de la précédente. De là une hypothèse paradoxale, non pas absurde pourtant : chaque individu aurait une part déterminée de souffrance, cela par essence : c’est sa nature qui une fois pour toutes lui fixerait sa mesure ; cette mesure ne saurait ni rester vide, ni déborder, quelque forme d’ailleurs que la douleur pût prendre. Ce qui déterminerait la quantité de maux et de biens à lui réservée, ce ne serait donc pas une puissance extérieure, mais cette mesure même, cette disposition innée ; sans doute, de temps en temps et selon les variations de sa santé, cette mesure pourrait bien être ou dépassée ou mal remplie, mais, au total, elle serait juste atteinte : ce serait là ce que chacun appelle son tempérament,
§ 58.
La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif. Il n’y a pas de satisfaction qui d’elle-même et comme de son propre mouvement vienne à nous : il faut qu’elle soit la satisfaction d’un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi.
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— Et ce que nous voyons dans la poésie, nous le retrouvons dans la musique : la mélodie nous offre comme une histoire très intime de la volonté arrivée à la conscience des mystères de la vie, du désir, de la souffrance et de la joie, du flux et du reflux du cœur humain ; et nous nous y reconnaissons. La mélodie, c’est un écart par lequel on quitte la tonique et, à travers mille merveilleux détours, on arrive à une dissonance douloureuse, pour retrouver enfin la tonique, qui parle de satisfaction et d’apaisement de la volonté ; mais après elle, plus rien à faire, et quant à la soutenir un peu longtemps, ce serait la monotonie même, fatigante, insignifiante, et qui traduit l’ennui.
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Voilà les hommes : des horloges ; une fois monté, cela marche sans savoir pourquoi ; à chaque conception, à chaque engendrement, c’est l’horloge de la vie humaine qui se remonte, pour reprendre sa petite ritournelle, déjà répétée une infinité de fois, phrase par phrase, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes. —
§ 61.
moi, de cette goutte d’eau dans un océan, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel à tous les êtres dans la nature ; c’est par lui, au reste, que la contradiction intime de la volonté se révèle, et sous un aspect effroyable. L’égoïsme, en effet, a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre à une loi formelle, au principe d’individuation ; par suite, elle se produit en une infinité d’individus, toujours pareille à elle-même, toujours entière, complète, avec ses deux faces {la volonté et la représentation).
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chacun de nous, notre mort est la fin du monde ; quant à celle de nos connaissances, c’est chose assez indifférente, à moins qu’elle ne touche à quelqu’un de nos intérêts personnels. Quand la conscience atteint à son plus haut degré, c’est-à-dire chez l’homme, la douleur et la joie, par conséquent l’égoïsme, doivent, comme l’intelligence, s’élever à leur suprême intensité, et nulle part n’aura éclaté plus violemment le combat des individus, l’égoïsme en étant la cause. C
§ 62.
Considérons le motif général sous lequel se manifeste l’injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse ; au sens moral et pour l’essentiel, c’est tout un.
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Le mensonge a toujours pour but d’agir sur la volonté d’autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s’il veut toucher l’esprit, c’est qu’il le prend pour moyen, et s’en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d’un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d’agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d’autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l’intelligence d’autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement.
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La doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire, le droit moral, se trouve retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument comme la mathématique pure à la base des mathématiques appliquées. Les points les plus importants de cette doctrine, telle que la philosophie doit la constituer pour l’usage de la politique, sont les suivants :
1° Explication des notions de l’injuste et du juste, quant à leur origine et quant à leur sens intime et propre, et enfin quant à leur usage et leur place dans la morale ;
2° Déduction du droit de propriété ;
3° Déduction du principe moral de la valeur des contrats : le fondement moral du contrat social en dépend ;
4° Explication de la naissance et de la destination de l’État ; du rapport de cette destination avec la morale, et de la nécessité qui en résulte, de transporter, après inversion, la doctrine morale du droit dans la politique ;
5° Déduction du droit de punir.
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Kant a déclaré qu’en dehors de l’État il n’y a pas de droit parfait de propriété : c’est une erreur profonde.
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Voici donc l’État, tel que nous avons appris à le connaître : l’État est un moyen dont se sert l’égoïsme éclairé par la raison, pour détourner les effets funestes qu’il produit et qui se retourneraient contre lui-même ; dans l’État, chacun poursuit le bien de tous, parce que chacun sait que son bien propre est enveloppé dans celui-là. Si l’État pouvait atteindre parfaitement son but, alors, disposant des forces humaines, réunies sous sa loi, il saurait s’en servir pour tourner de plus en plus au service de l’homme le reste de la nature et ainsi, expulsant du monde le mal sous toutes ses formes, il arriverait à nous faire un pays de cocagne, ou quelque chose d’approchant. Seulement, d’une part, l’État est toujours resté bien loin de ce but ; de plus, quand il l’atteindrait, on verrait subsister encore une multitude innombrable de maux, inséparables de la vie ; enfin, ces maux viendraient à disparaître, que l’un d’entre eux demeurerait encore : c’est l’ennui, qui prendrait bien vite la place laissée vide par les autres ; si bien que la douleur ne perdrait aucune de ses positions.
§ 65.
Quand un homme, en toute occasion, dès que nulle puissance ne le retient, a un penchant à commettre l’injustice, nous disons qu’il est méchant. Rappelons-nous notre explication du mot « injustice » ; ce que nous voulons dire, c’est qu’il ne se contente pas d’affirmer la Volonté de vivre, telle qu’elle se manifeste dans son corps ; mais il pousse cette affirmation jusqu’à nier la Volonté en tant qu’elle apparaît dans d’autres individus ; et la preuve, c’est qu’il tente d’asservir leurs forces à sa propre volonté, et de supprimer leur existence dès qu’ils font obstacle aux prétentions de cette volonté. La source dernière de cette humeur, c’est l’égoïsme porté à un degré extrême, et tel que nous l’avons analysé précédemment. De là ressortant deux vérités : d’abord celle-ci, que ce qui apparaît en un pareil homme, c’est une volonté de vivre extraordinairement violente et qui dépasse de beaucoup la simple affirmation de son propre corps ; et en second lieu, cette autre, que l’esprit de cet homme est soumis sans réserve au principe de causalité et comme prisonnier du principium individuationis ; d’où vient qu’il prend tout à fait au sérieux les distinctions absolues introduites par ce principe entre sa personne et tout le reste des êtres ; qu’il cherche son bien-être particulier, et cela seul, entièrement indifférent d’ailleurs à celui de tous les autres : ceux-ci, pour mieux dire, lui sont tout à fait étrangers ; il les voit séparés de lui comme par un large abîme, et même il ne voit en eux que de purs fantômes sans nulle réalité. — Ces deux traits sont les deux éléments essentiels du caractère méchant.
§ 66.
Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d’action, parce qu’elle ne donne pas de motifs. D’autre part, une morale qui en donne ne peut agir, qu’en se servant de l’égoïsme : or, ce qui sort d’une pareille source n’a aucune valeur morale. D’où il suit qu’on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation d’aucune vertu authentique ; elle ne peut naître que de l’intuition, qui reconnaît en un étranger le même être qui réside en nous.
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Une connaissance abstraite ne fait que donner des motifs ; or, les motifs, nous l’avons vu, peuvent bien changer la direction de la volonté : ils ne peuvent changer la volonté même. Or, une connaissance communicable ne peut agir sur la volonté qu’à titre de motif : donc, de quelque façon que les dogmes inclinent la volonté, ce sera toujours la même chose, que l’homme voudra d’une volonté proprement dite et générale : s’il reçoit des idées nouvelles, ce sera au sujet de la voie à suivre pour arriver à ce qu’il veut, et les motifs qu’on lui aura fait imaginer le conduiront parallèlement à ses motifs réels.
§ 67.
Dès lors que faisons-nous pour les autres, avec toute notre bonté, notre tendresse, notre générosité ? nous adoucissons leurs souffrances. Qu’est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes actions, des actes de douceur ? la connaissance de la souffrance d’autrui : nous la devinons d’après les nôtres, et nous l’égalons à celles-ci.
§ 68.
. La Volonté alors se détache de la vie : les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie, et elle en a horreur. L’homme arrive à l’état d’abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d’arrêt absolu du vouloir. —
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Un mystique
plus grand encore est maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent enfin
(1857) d’être rendus accessibles, grâce à l’édition de Franz Pfeiffer. C’est
lui qui dit, p. 459, tout à fait dans le même sens : « Je m’appuie
ici sur le Christ, car il dit : Quand je serai élevé de la terre,
j’élèverai toutes choses à ma suite (S. Jean, XII, 32).
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L’ascétisme se manifeste encore dans la pauvreté volontaire et intentionnelle ; elle n’est pas l’effet d’un accident : le pauvre volontaire se dépouille de ses biens pour adoucir les souffrances d’autrui ; la pauvreté est proprement son but, il veut s’en servir pour mortifier sa volonté, pour empêcher que jamais plus elle ne se redresse, excitée par un désir satisfait, ou par quelqu’une des douceurs de la vie : car cette volonté, il l’a prise en horreur depuis qu’il se connaît lui-même. Celui qui en est arrivé là ressent encore tous les désirs de la Volonté, en tant qu’il est un corps animé, et une manifestation du vouloir : mais il les foule aux pieds exprès, il se contraint à ne rien faire de ce qui lui plairait à faire, et à faire tout ce qui lui déplaît, n’y eût-il à en attendre que ce seul résultat, de contribuer à la mortification de la Volonté.
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Ainsi, c’est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme de l’ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition.
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On se rappelle que, dans le troisième livre, nous avons fait consister, en grande partie, le plaisir esthétique, en ce que, — dans la contemplation pure, — nous nous dérobons pour un instant au vouloir, c’est-à-dire à tout désir, à tout souci ; nous nous dépouillons de nous-mêmes, nous ne sommes plus cet individu qui connaît uniquement pour vouloir, le sujet corrélatif à l’objet particulier et pour qui tous les objets deviennent des motifs de volitions, mais le sujet sans volonté et éternel de la connaissance pure, le corrélatif de l’Idée ; nous savons aussi que les instants où, délivrés de la tyrannie douloureuse du désir, nous nous élevons en quelque sorte au-dessus de la lourde atmosphère terrestre, sont les plus heureux que nous connaissions.
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. C’est pourquoi ceux qui sont arrivés à la négation de la Volonté luttent énergiquement pour se maintenir dans cette voie ; ils doivent s’infliger des privations de toute sorte, se soumettre à une pénitence rigoureuse, rechercher enfin tout ce qui pourra les mortifier : tout cela pour comprimer la Volonté toujours rebelle.
§ 69.
. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu’on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s’affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne le lui permettent point et il en ressent une grande douleur. Le vouloir-vivre lui-même se trouve, dans ce phénomène isolé, tellement entravé qu’il ne peut développer son effort.
§ 70.
Maintenant que j’ai terminé tout cet exposé de ce que j’appelle la négation de la Volonté, peut-être pourrait-on croire qu’il est inconciliable avec mes considérations antérieures sur la nécessité inhérente à la motivation aussi bien qu’à toutes les autres expressions du principe de raison, nécessité en vertu de laquelle les motifs, comme toutes les causes, ne sont que des causes occasionnelles, aidant le caractère à développer son essence et à la manifester avec toute la rigueur d’une loi scientifique ; c’est également pour cette raison que je niais absolument la liberté en tant que liberum arbitrium indifferentiæ.
§ 71.
À ce propos, je dois observer, d’abord, que le concept du néant est essentiellement relatif ; il se rapporte toujours à un objet déterminé, dont il prononce la négation. D’après une analyse, dont Kant est le principal auteur, l’on distingne le nihil privativum et le nihil negativum ; le premier, seul, est relatif : c’est une quantité précédée du signe —, par opposition à une autre précédée du signe + ; mais il reste possible, en se plaçant au point de vue contraire, de changer le signe — en signe + : à ce nihil privativum on oppose le nihil negativum, lequel est un néant absolu ; l’on donne comme exemple du nihil negativum la contradiction logique qui se détruit elle-même. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’y a point de néant absolu ; le nihil negativum proprement dit n’existe point, ce n’est pas une notion pensable ; tout néant de ce genre, dès qu’on le considère à un point de vue plus élevé, dès qu’on le subsume sous un concept plus étendu, ne peut manquer de se réduire au nihil privativum. Tout néant n’est qualifié de néant que par rapport à une autre chose ; tout néant suppose ce rapport, et par suite un objet positif. La contradiction logique elle-même n’est qu’un néant relatif.
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Quant à nous, qui nous en tenons scrupuleusement au point de vue de la philosophie, nous devons nous contenter de la notion négative, heureux d’avoir pu parvenir à la frontière où commence la connaissance positive. Nous avons donc constaté que le monde en soi était la Volonté ; nous n’avons reconnu dans tous ses phénomènes que l’objectité de la Volonté ; nous avons suivi cette objectité depuis l’impulsion inconsciente des forces obscures de la nature jusqu’à l’action la plus consciente de l’homme ; arrivés à ce point, nous ne nous soustrairons pas aux conséquences de notre doctrine : en même temps que l’on nie et que l’on sacrifie la Volonté, tous les phénomènes doivent être également supprimés ; supprimées aussi l’impulsion et l’évolution sans but et sans terme qui constituaient le monde à tous les degrés d’objectité ; supprimées ces formes diverses qui se suivaient progressivement ; en même temps que le vouloir, supprimée également la totalité de son phénomène ; supprimées enfin les formes générales du phénomène, le temps et l’espace ; supprimée la forme suprême et fondamentale de la représentation, celle de sujet et objet. Il n’y a plus ni volonté, ni représentation, ni univers.
Désormais il ne reste plus devant nous que le néant.
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. Cependant cette contemplation est la seule chose qui nous puisse consoler d’une manière durable, une fois que nous avons reconnu que le phénomène de la Volonté, l’univers, n’est essentiellement que douleur irrémédiable et misère infinie, et que d’autre part nous voyons avec la volonté le monde s’évanouir, le néant seul subsister devant nous. Il est donc bon de méditer la vie et les actes des saints, sinon en nous confrontant avec eux, ce qui serait une chance bien hasardeuse, du moins en consultant l’image que l’histoire ou que l’art nous en donne, surtout cette dernière qui est marquée d’un cachet infaillible de vérité ; tel est le meilleur moyen de dissiper la sombre impression que nous produit le néant, ce néant que nous redoutons, comme les enfants ont peur des ténèbres ; cela vaut mieux que de tromper notre terreur, comme les Hindous, avec des mythes et des mots vides de sens, tels que la résorption eh Brahma, ou bien le nirvana des bouddhistes. Nous autres, nous allons hardiment jusqu’au bout : pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.
APPENDICE
CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE KANTIENNE
Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi.
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Kant, il est vrai, n’est pas arrivé à découvrir l’identité du phénomène et du monde comme représentation d’une part, l’identité de la chose en soi et du monde comme volonté d’autre part. Mais il a fait voir que le monde phénoménal est conditionné par le sujet tout autant que par l’objet ; il a isolé les formes les plus générales du phénomène, c’est-à-dire de la représentation, et par le fait il a démontré que, pour connaître les formes mêmes, pour en embrasser toute la sphère d’application, l’on peut partir non seulement de l’objet, mais aussi du sujet ; car, entre l’objet et le sujet, elles jouent le rôle d’un véritable mur mitoyen ; et il en a conclu qu’en raison de ce mur l’on ne pénètre l’essence intime ni de l’objet ni du sujet, autrement dit que l’on ne connaît jamais l’essence du monde, la chose en soi.
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Kant commence par traiter isolément de l’espace et du temps ; sur le contenu de l’espace et du temps, sur ce monde de l’intuition dans lequel nous vivons et où nous sommes, il se tire d’affaire au moyen de la formule suivante, formule qui ne signifie rien du tout : « Le contenu empirique de l’intuition nous est donné », dit-il. Tout aussitôt il passe d’un seul bond au fondement logique de toute sa philosophie, au tableau des concepts.
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1. Ce qu’on appelle quantité des jugements vient de l’essence des concepts considérés comme tels ; par suite la quantité repose exclusivement sur la raison, et n’a aucune relation immédiate avec l’entendement ou la connaissance intuitive. — En effet, comme je l’ai expliqué dans le premier livre, c’est une propriété essentielle des concepts pris comme tels, d’avoir un domaine circonscrit, une sphère ; le plus large, le plus indéterminé contient le plus étroit et le plus déterminé ; mais celui-ci à son tour peut être considéré isolément. Cette dernière opération peut se faire, soit en se bornant à caractériser d’une manière générale le petit concept comme une partie indéterminée du grand, soit encore en distinguant le petit concept d’une manière précise et complète grâce à l’emploi d’un nom particulier. Le jugement qui accomplit cette opération s’appelle dans le premier cas un jugement particulier[83] ; dans le second, un jugement général[84]. Voici un exemple : Soit une seule et même partie de la sphère du concept arbre : elle peut être isolée soit par un jugement spécial, soit par un jugement général ; en effet, l’on peut dire, ou bien : « certains arbres portent des noix de galle », ou bien : « tous les chênes portent des noix de galle ». — On voit que la différence des deux opérations est très petite ; disons même que, si on peut les distinguer, cela tient à la richesse de la langue. Malgré cela, Kant a prétendu que cette différence est l’indice de deux opérations foncièrement différentes, de deux fonctions, de deux catégories de l’entendement pur, lequel, par ce moyen, détermine a priori l’expérience.
L’on peut enfin se servir d’un concept pour arriver par le moyen de ce concept à une représentation déterminée, particulière, intuitive, laquelle, accompagnée de plusieurs autres, a donné lieu à ce concept : cette opération se fait par le jugement particulier[85]. Un tel jugement se borne à marquer les limites de la connaissance abstraite et de la connaissance intuitive, du reste il sert de transition pour passer immédiatement à celle-ci : « Cet arbre-ci porte des noix de galle ». — Kant a encore fait de cela une catégorie particulière.
Après tout ce que nous avons dit, il n’y a plus lieu de discuter là-dessus.
2. La qualité des jugements, elle aussi, réside uniquement dans le domaine de la raison ; elle n’est nullement le reflet[86] d’une loi de l’entendement qui rendrait l’intuition possible ; par suite, il est inutile d’y recourir. La nature des concepts abstraits, laquelle est précisément l’essence de la raison, conçue objectivement, comporte la possibilité d’unir et de séparer leurs sphères[87] ; et c’est sur cette possibilité que reposent deux lois générales de la pensée qui à leur tour supposent elles-mêmes cette possibilité : ces deux lois sont la loi d’identité et celle de contradiction ; pour moi je leur ai attribué la vérité métalogique, attendu qu’elles émanent a priori de la raison et qu’on n’en doit pas chercher l’explication ailleurs. Ces lois exigent que ce qui est uni soit uni, que ce qui est séparé soit séparé ; par suite elles empêchent que ce qui est une fois posé soit enlevé ; donc elles supposent la possibilité de l’union et de la séparation des sphères, c’est-à-dire le jugement. Mais tout cela, quant à la forme, repose uniquement et exclusivement sur la raison ; cette forme n’est point empruntée, comme le contenu des jugements, à la connaissance intuitive de l’entendement ; par suite il est inutile de lui chercher dans la connaissance intuitive aucun corrélatif, aucun analogue. L’intuition, une fois engendrée par et pour l’entendement, est arrivée à la perfection ; elle n’est plus sujette à aucun doute ni à aucune erreur ; l’affirmation et la négation lui sont inconnues ; car elle s’exprime elle-même, et elle n’a point, comme la connaissance abstraite de la raison, toute sa valeur et tout son contenu à la merci de quelque chose d’extérieur : telle est en effet la loi qu’impose à la connaissance abstraite le principe de raison de la connaissance. Donc l’intuition est purement réalité, toute négation est étrangère à son essence et ne peut être ajoutée à l’intuition que par la réflexion, c’est-à-dire que par le fait la négation demeure, — ici comme partout, dans le domaine de la pensée abstraite.
Aux jugements affirmatifs et négatifs, Kant ajoute encore, faisant revivre les chimères des scolastiques, les jugements infinis ; c’est un bouche-trou subtilement inventé ; mais en réalité une telle classe de jugements ne méritait pas même qu’il en fût question. Bref, c’est encore une fausse fenêtre, comme Kant en a tant fait dans l’intérêt de la symétrie architectonique.
3. Sous le concept très vaste de la relation, Kant a groupé trois espèces de jugements tout à fait différentes ; il nous faut donc, pour en connaître l’origine, les étudier séparément.
a. Le jugement hypothétique est l’expression abstraite de la forme la plus générale de toute notre connaissance, le principe de raison. Or ce principe a quatre significations tout à fait différentes ; dans chacune de ces quatre significations, il émane d’une faculté de connaissance différente et il concerne une classe de représentations également différente ; j’ai déjà démontré tout cela en 1813 dans ma Dissertation sur le principe de raison. De là il résulte assez clairement que l’origine du jugement hypothétique, cette forme générale de la pensée, ne peut pas être simplement, comme le veut Kant, l’entendement et sa catégorie de la causalité ; car la loi de causalité, qui, d’après mon exposition, est l’unique forme de connaissance de l’entendement pur, la loi de causalité n’est qu’une des expressions du principe de raison lequel comprend toute connaissance pure ou a priori ; or le principe de raison, dans chacune de ses quatre significations, a pour expression cette forme hypothétique du jugement. Maintenant nous voyons tout à fait clairement cette vérité, que certaines connaissances ont beau être tout à fait différentes quant à leur origine et à leur signification ; que malgré tout, si on les pense abstraitement par le moyen de la raison, l’on découvre qu’en elles l’union des concepts, les jugements ont une seule et même forme, et que dans cette forme il n’y a plus de distinction à faire ; qu’en un mot, pour établir des différences, il faut retourner à la connaissance intuitive et abandonner tout à fait la connaissance abstraite. Aussi est-ce le contraire de la bonne méthode que celle inaugurée en cette matière par Kant. En quoi consistait-elle en effet ? À se mettre au point de vue de la connaissance abstraite pour découvrir les éléments et les rouages intérieurs de la connaissance intuitive elle-même ! D’ailleurs l’on peut, dans une certaine mesure, considérer tout mon traité préparatoire sur le principe de raison comme une étude approfondie de la forme hypothétique du jugement et de sa signification ; je ne m’appesantis donc pas davantage sur cette matière.
b. La forme du jugement catégorique n’est pas autre chose que la forme du jugement en général dans le sens le plus exact du mot. En effet, rigoureusement parlant, ce qui s’appelle juger, c’est uniquement penser la liaison ou l’incompatibilité des sphères des concepts : par suite la liaison hypothétique et la liaison disjonctive ne sont point, à proprement parler, des formes particulières de jugement ; en effet, on se borne à les superposer sur des jugements déjà préparés ; mais dans ces jugements la liaison des concepts demeure toujours et nécessairement la liaison catégorique ; les formes hypothétiques et disjonctives servent toutefois à relier les jugements entre eux, puisque la première exprime leur dépendance respective la deuxième leur incompatibilité. Mais les simples concepts n’ont qu’une seule relation entre eux, celle qui s’exprime dans les jugements catégoriques. Si l’on veut déterminer de plus près cette relation, si l’on veut y faire des subdivisions, l’on peut distinguer la pénétration mutuelle et la complète séparation des sphères des concepts, c’est-à-dire l’affirmation et la négation, lesquelles d’ailleurs ont été érigées par Kant en deux catégories particulières sous un titre tout différent, la qualité. La pénétration et la séparation se subdivisent à leur tour, selon que les sphères sont pénétrées entièrement par d’autres sphères ou seulement en partie ; ce point de vue constitue la quantité des jugements ; de celle-ci Kant a encore fait une classe de catégorie à part. De cette façon il séparait des choses tout à fait voisines, identiques même, je veux dire les nuances presque imperceptibles de la seule relation possible des concepts entre eux. Au contraire il unissait sous la rubrique relation des choses fort différentes.
Les jugements catégoriques ont pour principe métalogique l’identité et la contradiction, lois de la pensée. Mais la raison qui donne lieu à l’union des sphères des concepts, qui confère au jugement — c’est-à-dire à cette union — la vérité, cette raison n’est pas du même ordre dans tous les jugements : selon l’ordre auquel elle appartient, la vérité du jugement peut être logique, empirique, métaphysique ou métalogique ; j’ai du reste expliqué ce point dans mon traité préparatoire (§§ 30,33) et il est inutile d’y revenir ici. L’on voit par là combien différentes peuvent être les variétés de la connaissance immédiate, bien qu’abstraitement parlant nous nous les représentions toutes comme l’union des sphères de deux concepts, l’un sujet, l’autre prédicat ; l’on voit qu’il est tout à fait impossible d’invoquer, pour correspondre à cette connaissance immédiate et pour la produire, une seule et unique fonction de l’entendement. Voici par exemple les jugements suivants : « L’eau cuit les aliments. — Le sinus est la mesure de l’angle. — La volonté se décide. — L’occupation distrait — La distinction est difficile. — » Ils expriment par la même forme logique les relations les plus diverses : cela nous prouve encore une fois combien il est absurde de vouloir se mettre au point de vue de la connaissance abstraite pour analyser la connaissance immédiate et intuitive. — D’ailleurs une connaissance venue de l’entendement proprement dit, dans le sens que j’attache à ce mot, ne peut donner naissance à un jugement catégorique, si ce n’est à un jugement catégorique exprimant une causalité ; or cela est le cas de tous les jugements qui expriment une qualité physique. En effet, lorsque je dis : « Ce corps est lourd, dur, liquide, vert, acide, alcalin, organique, etc… », cela exprime toujours la manière dont ce corps agit, autrement dit une connaissance qui n’est possible que par l’entendement pur. Or les connaissances de cette espèce ayant été exprimées abstraitement, sous forme de sujet et prédicat, à la manière de plusieurs autres connaissances fort différentes (telles que par exemple la subordination de concepts souverainement abstraits), l’on a transporté les simples rapports des concepts entre eux dans la connaissance intuitive, et l’on s’est figuré que le sujet et le prédicat du jugement devaient avoir dans l’intuition leur corrélatif propre et spécial : la substance et l’accident. Mais je démontrerai plus loin que le concept de substance n’a, en réalité, d’autre contenu que celui du concept de matière. Quant aux accidents, ils correspondent simplement aux différentes espèces d’activité : par conséquent la prétendue idée de substance et d’accident se réduit à l’idée de cause et d’effet, idée de l’entendement pur. Mais comment, à vrai dire, prend naissance la représentation de la matière ? cette question est traitée en partie dans mon premier livre[88], puis d’une manière plus étendue dans mon traité sur le Principe de Raison[89] ; pour le reste, je compte l’étudier de plus près encore, lorsque j’examinerai le principe de permanence de la matière.
c. Les jugements disjonctifs ont leur origine dans le principe du tiers exclu, loi de la pensée et vérité métalogique ; par suite ils sont la propriété exclusive de la raison pure et ils n’ont point leur origine dans l’entendement. En déduisant des jugements disjonctifs la catégorie de la communauté (Gemeinschaft) ou action réciproque (Wechselwirkung), Kant a donné un exemple bien frappant des violences qu’il se permet de temps en temps à l’égard de la vérité, par pur amour de la symétrie architectonique. L’impossibilité de cette déduction a été déjà souvent et à bon droit signalée ; elle a été démontrée par nombre d’arguments ; je renvoie entre autres à la Critique de la philosophie théorétique, par G.-E. Schulze et à l’Épicritique de la philosophie, par Berg. — Quelle analogie réelle y a-t-il entre la détermination d’un concept mise en lumière par des prédicats qui s’excluent mutuellement, et, d’autre part, l’idée d’action réciproque ? Ces deux termes sont même tout à fait opposés : en effet dans le jugement disjonctif, par le fait seul que l’on pose l’un des deux membres, l’on supprime nécessairement l’autre ; au contraire, lorsque l’on pense deux choses sous la relation d’action réciproque, par le fait seul que l’on pose l’une, l’on pose aussi nécessairement l’autre, et réciproquement. Donc le véritable correspondant logique de l’action réciproque est incontestablement le cercle vicieux ; en effet, dans le cercle vicieux comme dans l’action réciproque, le principe est conséquence et, réciproquement, la conséquence est principe. De même que la logique répudie le cercle vicieux, la métaphysique, elle aussi, doit bannir le concept d’action réciproque. Aussi suis-je tout à fait résolu à démontrer ce qui suit : il n’existe point d’action réciproque au sens propre du mot ; ce concept a beau être — grâce au défaut si commun de précision dans la pensée — d’un usage populaire ; toujours est-il que, si on l’examine de près, on en découvre le vide, la fausseté, le néant. Tout d’abord, que l’on se rappelle ce qu’est la causalité ; je renvoie également, à titre d’éclaircissement, à l’exposition que j’ai faite de la causalité, dans mon traité préparatoire (§ 20), dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté (Ch. III. pp. 27 et suiv.), et enfin dans le quatrième livre de mes Suppléments. La causalité est la loi d’après laquelle les états de la matière se déterminent une place dans le temps. Dans la causalité il n’est question que des états, c’est-à-dire que des changements, mais non point de la matière, en tant que matière, ni de ce qui demeure sans changer la matière en tant que matière ne rentre point sous la loi de causalité, puisqu’elle ne devient point et qu’elle ne passe point ; par conséquent la causalité ne règne point sur la totalité des choses, comme on le dit communément, mais seulement sur les états de la matière. La loi de causalité n’a rien à faire avec ce qui demeure ; car là où rien ne change, il n’y a pas d’action, il n’y a pas de causalité, il n’y a qu’un état de repos permanent. — Si maintenant cet état vient à changer, de deux choses l’une : ou bien le nouvel état est encore un état permanent, ou bien il ne l’est point ; dans ce cas il en amène aussitôt un troisième, et la nécessité, qui préside à ce changement, est précisément la loi de causalité ; or la loi de causalité, étant une expression du principe de raison, n’a pas besoin de plus ample explication, attendu que le principe de raison est lui-même la source de toute explication, de toute nécessité. De là il résulte clairement que le fait d’être cause et effet se trouve en étroite liaison, en rapport nécessaire avec la succession dans le temps. Que faut-il en effet pour que l’état A soit cause et l’état B effet ? Il faut que l’état A précède dans le temps l’état B, que leur succession soit nécessaire et non point contingente, autrement dit qu’elle ne soit pas une simple suite, mais une conséquence. Mais le concept d’action réciproque implique que les deux sont à la fois effet et cause l’un de l’autre : cela revient à dire que chacun des deux est à la fois antérieur et postérieur à l’autre, ce qui est un non-sens. Deux états simultanés, qui se nécessiteraient l’un l’autre, c’est chose inadmissible. Qu’y a-t-il en effet au fond de ce concept, deux états nécessairement liés et simultanés ? En réalité ces deux états n’en font qu’un seul : pour que cet état dure, il faut, il est vrai, la présence permanente de toutes ses déterminations ; mais sans que parmi ces déterminations il s’agisse ni de changement ni de causalité : il n’y est question que de durée et de repos. Et qu’implique encore notre concept ? Uniquement ceci, à savoir que, si une seule des déterminations de l’état ainsi existant vient à être changée, le nouvel état survenu par ce fait ne peut être durable, qu’il est pour le reste des déterminations de l’état primitif une cause d’altération, et par suite qu’il occasionne lui-même un nouvel et troisième état : toutes choses qui ont lieu purement et simplement d’après la loi de causalité ; il n’y a point là de place pour une nouvelle loi, telle que l’action réciproque.
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4. Les catégories de la modalité ont sur toutes les autres un grand avantage : ce que chacune d’elles exprime correspond véritablement à la forme du jugement dont on la déduit ; or avec les autres catégories ce n’est presque jamais le cas, attendu que le plus souvent elles sont déduites des formes du jugement de la manière la plus forcée, et la plus arbitraire.
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— Toutefois nous voulons examiner la chose encore de plus près et nous poser à nouveau la question : que sont les formes de la pensée ?
1. — La pensée se compose tout entière de jugements : les jugements sont les fils dont elle est tout entière tissée. En effet, si l’on n’emploie pas un verbe, notre pensée ne bouge point de place ; et dès que l’on fait usage d’un verbe, on forme un jugement.
2. — Tout jugement consiste dans la connaissance d’un rapport entre le sujet et le prédicat : ce rapport est un rapport de séparation ou de liaison, accompagné de restrictions variées. Le rapport de liaison a lieu : 1° Lorsqu’on reconnaît l’identité effective des deux termes, cette identité ne se présente que dans le cas de deux concepts convertibles entre eux ; 2° Lorsque l’un des deux termes implique toujours l’autre, mais non réciproquement, c’est le cas du jugement universel affirmatif ; 3° Lorsque l’un des deux termes est quelquefois impliqué dans l’autre, c’est le cas du jugement particulier affirmatif. Les jugements négatifs suivent la marche inverse. Ainsi l’on doit trouver dans chaque jugement un sujet, un prédicat et une copule, cette dernière affirmative ou négative ; toutefois il peut se faire qu’il n’y ait pas de mot spécial pour désigner chacun de ces éléments ; d’ailleurs il en est le plus souvent ainsi. Souvent il n’y a qu’un mot pour désigner le prédicat et la copule ; ex. : « Caïus vieillit ». Quelquefois il n’y a qu’un mot pour désigner les trois éléments ; ex. : concurritur, c’est-à-dire : « les armées en viennent aux mains », « les armées — deviennent — étant aux prises ». Cela confirme ce que je disais tout à l’heure : ce n’est point directement ni immédiatement dans les mots qu’il faut chercher les formes de la pensée, ce n’est pas même dans les parties du discours : en effet, le même jugement dans des langues différentes et même dans la même langue, peut être exprimé par des mots différents et même par des parties du discours différentes, bien que la pensée reste la même et que par suite sa forme ne change pas ; car la pensée ne pourrait être la même, si la forme de pensée devenait différente. Quant à la tournure grammaticale, elle peut parfaitement être différente, tout en exprimant la même pensée, sous la même forme de pensée : la tournure grammaticale n’est en effet que le vêtement extérieur de la pensée ; la pensée au contraire est inséparable de la forme. Ainsi, des formes de la pensée, la grammaire n’étudie que le vêtement. Les parties du discours se déduisent des formes de la pensée primordiales, indépendantes de toute langue particulière : exprimer les formes de la pensée avec toutes les modifications qu’elles comportent, telle est leur destination. Elles sont l’instrument des formes de la pensée, elles en sont le vêtement, vêtement si exactement ajusté que l’on peut, sous les parties du discours, reconnaître les formes de la pensée.
3. — Ces formes réelles, inaltérables, primordiales de la pensée, sont exactement celles que Kant énumère dans le Tableau logique des jugements : pourtant, ici encore, il convient de négliger toutes les fausses fenêtres que Kant a dessinées, par amour de la symétrie, par analogie avec le tableau des catégories ; ajoutons encore que l’ordre de son tableau ne vaut rien. Quant à moi, voici comment je dresserais la liste :
a. — Qualité : Affirmation ou négation, c’est-à-dire liaison ou séparation des concepts : deux formes. La qualité dépend de la copule.
b. — Quantité : Le concept-sujet est considéré en tout ou en partie : totalité ou pluralité. À la première classe appartiennent également les jugements dont les sujets sont des individus : qui dit « Socrate » veut dire « tous les Socrate ». La quantité n’a donc que deux formes. Elle dépend du sujet.
c. — Modalité : elle a trois formes. Elle détermine la qualité, à titre de chose nécessaire, réelle ou contingente. Par conséquent elle dépend de la copule.
Ces trois formes de pensée émanent des lois de contradiction et d’identité, lois de la pensée. Mais du principe de raison et du principe du tiers exclu procède la :
d. — Relation. Elle ne se présente que lorsqu’on porte un jugement sur des jugements déjà formulés ; voici donc uniquement en quoi elle consiste : tantôt elle affirme la dépendance d’un jugement au regard d’un autre, ou bien de plusieurs jugements au regard de plusieurs autres ; dans ce cas elle les unit par un jugement hypothétique ; tantôt elle affirme que des jugements s’excluent entre eux ; dans ce cas elle les sépare par un jugement disjonctif. La relation dépend de la copule qui sépare ou unit les jugements déjà formulés.
SUPPLÉMENT AU LIVRE PREMIER
PREMIÈRE PARTIE
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION INTUITIVE
(§§ 1-7 du premier volume)
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE VUE IDÉALISTE
— « Le monde est ma représentation » — voilà une proposition, semblable aux axiomes d’Euclide, que tout le monde doit admettre dès qu’il l’a comprise cependant ce n’est pas une de ces vérités qu’il suffit d’entendre pour l’admettre. —
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Le soleil, la lune et les étoiles éclairent cet univers, comme avant ; mais tout cela est bien inutile, puisqu’il n’y a pas d’œil pour le voir. Introduisons maintenant un être doué de connaissance. Cet univers se représente et se répète à l’intérieur de son cerveau, exactement tel qu’il existait tout à l’heure en dehors de ce cerveau. Un second univers est venu s’ajouter au premier, et quoique profondément séparé de lui, il lui ressemble point pour point. Le monde subjectif de l’intuition dans l’espace subjectif de la connaissance, est absolument identique au monde objectif, dans l’espace objectif infini. Mais ce monde subjectif a en outre l’avantage de savoir que cet espace qui est là au dehors est infini ; il peut même indiquer à l’avance minutieusement, exactement, et sans examen préalable, l’ordonnance régulière de tous les événements qui peuvent s’y produire et qui n’y sont pas encore réalisés ; il peut l’annoncer même à l’égard de la succession dans le temps, et du rapport de la cause à l’effet, qui règle au dehors tous les changements. Tout cela, je pense, paraît assez absurde pour nous convaincre que ce monde objectif absolu, existant en dehors du cerveau, indépendamment de lui, et avant toute connaissance, ce monde que nous croyions pouvoir penser, n’est autre que le second, celui que nous connaissons subjectivement, le monde de la représentation, qui est le seul que nous puissions réellement penser. Aussi arrivons-nous tout naturellement à cette hypothèse que ce monde, tel que nous le connaissons, n’existe que par notre connaissance, uniquement dans la représentation, et non en dehors d’elle[151]. Conformément à cette hypothèse, la chose en soi, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment de toute connaissance, est absolument différente de la représentation et de tous ses attributs, par conséquent de l’objectivité en général ce qu’est cette chose en soi, le second livre nous l’apprendra.
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. Car si le grossier principe de l’entendement « Le monde, l’objet existerait encore, en l’absence de tout sujet », est faux, cet autre ne l’est pas moins : « Le sujet serait encore connaissant en l’absence de tout objet, c’est-à-dire de toute représentation ». Une conscience sans objet n’est pas une conscience. Un sujet pensant a des concepts en rapport avec son objet, un sujet intuitif a des objets doués de qualités correspondantes à son organisation. Si maintenant nous dépouillons le sujet des qualités et formes les plus intimes de sa connaissance, toutes les propriétés de l’objet disparaissent en même temps, et il ne reste plus rien que la matière sans forme et sans qualités, qui est aussi peu matière d’expérience que le sujet sans les formes de la connaissance, mais qui reste cependant en face du sujet nu, lequel, étant son reflet, ne peut disparaître qu’avec lui. Bien que le matérialisme s’imagine borner ses postulats à cette matière, à l’atome, il y ajoute inconsciemment non seulement le sujet, mais aussi l’espace, le temps et la cause, qui reposent sur des déterminations particulières du sujet.
Le monde comme représentation, le monde objectif a donc deux pôles : le sujet connaissant pur et simple, dépouillé des formes de sa connaissance, et ensuite la matière brute, sans formes ni qualités.
CHAPITRE III
SUR LES SENS
Les sens ne sont que des prolongements du cerveau ; c’est par eux qu’il reçoit du dehors, sous forme de sensation, la matière dont il va se servir pour élaborer la représentation intuitive. Ces sensations, qui devaient servir principalement à la composition objective du monde extérieur, ne pouvaient être par elles-mêmes ni agréables, ni désagréables, c’est-à-dire qu’elles ne pouvaient émouvoir la volonté.
SECONDE PARTIE
LA DOCTRINE DE LA REPRÉSENTATION ABSTRAITE
OU DE LA PENSÉE
(§§ 8 et 9 du premier volume)
CHAPITRE VII
DES RAPPORTS DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE ET DE LA CONNAISSANCE ABSTRAITE
Les livres ne suggèrent que des représentations secondaires. Le simple concept d’une chose, sans l’intuition, n’en donne qu’une notion toute générale.
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Dans la pratique, la connaissance intuitive de l’entendement peut servir de règle immédiate à notre conduite, tandis que la connaissance abstraite de la raison a besoin, pour cela, de l’intermédiaire de la mémoire.
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Le concept en effet peut être absolument faux et dépourvu de fondement ; ou bien l’objet proposé ne rentre pas sous sa catégorie ; il appartient à une tout autre espèce, ou n’appartient pas tout à fait à la même. Si nous nous apercevons brusquement de cette discordance, et cela aussi dans un cas donné, nous voilà déconcertés ; si nous ne nous en apercevons pas, ce sont les conséquences qui nous en instruisent. C’est pourquoi Vauvenargues a dit : « Personne n’est sujet à plus de fautes, que ceux qui n’agissent que par réflexion ». E
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L’intuition n’est pas seulement la source de toute connaissance, elle est la connaissance même (ϰατ’ἐξοχην) ; c’est la seule qui soit inconditionnellement vraie, la seule pure, la seule qui mérite vraiment le nom de connaissance, car c’est la seule qui nous fasse voir à proprement parler, la seule que l’homme s’assimile réellement, qui le pénètre tout entier, et qu’il puisse appeler vraiment sienne. Les concepts au contraire se développent artificiellement ; ce sont des pièces de rapport.
CHAPITRE VIII
À PROPOS DE LA THÉORIE DU RIDICULE[169]
Une seconde catégorie du rire suit, comme nous l’avons dit, une marche inverse : on y va du concept abstrait à la réalité intuitive dont il éveille la pensée ; mais dans ce processus se révèle quelque disconvenance de la réalité et du concept dont on ne s’était pas douté ; de là une absurdité, et si cette absurdité est réalisée, un acte insensé. Comme le théâtre veut de l’action, cette catégorie du rire est essentielle à la comédie.
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Le contraire du rire et de l’enjouement est le sérieux. Le sérieux consiste donc dans la conscience de l’harmonie complète du concept, ou pensée, avec l’intuition ou réalité.
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La plaisanterie est ce qui fait rire à dessein, et s’efforce d’établir un désaccord entre les concepts d’un autre et la réalité, en modifiant légèrement la nature d’un de ces deux éléments ; le sérieux, au contraire, consiste au moins à rechercher l’harmonie complète de la réalité et du concept. Si la plaisanterie se dissimule derrière le sérieux, nous avons l’ironie, ainsi, par exemple, quand nous semblons sérieusement entrer dans des idées contraires aux nôtres et les partager avec notre adversaire, jusqu’à ce que le résultat final le désabuse sur nos intentions et sur la valeur de ses propres pensées.
CHAPITRE XIV
DE L’ASSOCIATION DES IDÉES
La présence des représentations et des pensées dans notre conscience est aussi sévèrement soumise aux différentes formes du principe de raison que le mouvement des corps l’est à la loi de causalité. Pas plus qu’un corps ne peut entrer en mouvement sans cause, une pensée ne saurait entrer dans la conscience sans une occasion qui l’amène. Cette occasion est ou extérieure (impression exercée sur les sens), ou intérieure (pensée qui en amène une autre en vertu de l’association).
CHAPITRE XV
DES IMPERFECTIONS ESSENTIELLES DE NOTRE INTELLECT
. L’intellect n’appréhende que successivement ; pour saisir ceci, il faut qu’il laisse échapper cela, n’en retenant que des traces, qui vont s’affaiblissant sans cesse. La pensée qui m’occupe vivement en ce moment m’aura bientôt fui tout à fait ; une nuit d’un bon sommeil, et il est possible que je ne la retrouve jamais, à moins qu’elle ne soit liée à mon intérêt personnel, c’est-à-dire à ma volonté qui demeure toujours présente et maîtresse.
C’est dans cette imperfection de l’intellect qu’il faut chercher la cause du caractère rhapsodique et souvent fragmentaire du cours de nos pensées (j’ai déjà effleuré ce point à la fin du chapitre précédent) et ce caractère, à son tour, engendre la dispersion inévitable de notre pensée. Ce sont les impressions des sens qui, en l’envahissant, la troublent et l’interrompent, lui imposant à tout moment les choses les plus étranges ; c’est l’association, grâce à laquelle une pensée en amène une autre qui la chasse ; enfin, l’intellect lui-même n’est guère capable de se fixer longtemps et d’une manière soutenue sur une même pensée : l’œil, quand il demeure longtemps attaché sur un même objet, finit par ne plus le voir ; les contours se brouillent les uns avec les autres, se confondent et tout rentre dans l’obscurité ; de même, une méditation continue sur un même objet rend peu à peu la pensée confuse, l’émousse et la réduit à la torpeur.
CHAPITRE XVI[184]
SUR L’USAGE PRATIQUE DE LA RAISON ET SUR LE STOÏCISME
Tous les systèmes de morale de l’antiquité, excepté celui de Platon, n’étaient que des méthodes pour vivre heureux : aussi le but de vertu, chez eux, ne se trouve pas au-delà de la mort, mais en ce monde même. Elle est en effet pour eux le seul chemin qui conduise au vrai bonheur ; c’est pourquoi le sage se déclare son adepte.
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. Les éclaircissements, par lesquels saint Augustin ouvre son exposé de la morale antique, sont donc aussi justes que conformes à l’esprit chrétien (De civit. Dei, XIX, c. i) « Exponenda sunt nobis argumenta mortalium, quibus sibi ipsi beatitudinem facere in hujus vitæ infelicitate moliti sunt ; ut ab eorum rebus vanis spes nostra quid differat clarescat. De finibus bonorum et malorum multa inter se philosophi disputarunt ; quam quæstionem maxima intentione versantes, invenire conati sunt, quid efficiat hominem beatum : Illud enim est finis bonorum. » Je veux faire ressortir le but eudémonique de la morale antique par quelques passages significatifs empruntés aux anciens eux-mêmes. Aristote dit (Ethic. magn. 1,4) : ἡ εὐδαιμονία ἐν τῷ εὖ ζῆν ἐστι, τὸ δὲ εὖ ζῇν ἐν τῷ ϰατὰ τὰς ἀρετὰς ζῆν. Cf. Éth. à Nicomaque, I, 5. Cicéron, Tuscul., V : « Nam quum ea causa impulerit eos, qui primi se ad philosophias studia contulerunt, ut, omnibus rebus posthabitis, totos se in optimo vitæ statu exquirendo collocarent, profecto spe beate vivendi tantam in eo studio curam operamque posuerunt. » —
CHAPITRE XVII
SUR LE BESOIN MÉTAPHYSIQUE DE L’HUMANITÉ
Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence ; c’est pour tous une chose si naturelle, qu’ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l’animal ; car, chez lui, l’intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu’à leur rencontre, ils soient l’un à l’autre un sujet d’étonnement. Ici, le phénomène tout entier, est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature, d’où il sort ; il participe, sans le savoir plus qu’elle-même, à l’omniscience de la Mère Universelle. —
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Je laisse ainsi subsister intacte la doctrine de Kant, suivant laquelle le monde de l’expérience est un pur phénomène, auquel seul sont applicables les connaissances a priori ; mais j’y ajoute ceci, que précisément comme phénomène, ce monde est la manifestation de la chose qui y apparaît et que j’appelle avec lui la chose en soi. Cette chose doit imprimer son essence et son caractère dans le monde de l’expérience ; en interprétant cette expérience, dans sa matière bien entendu et non pas seulement dans sa forme, il doit être possible d’y retrouver l’empreinte de la chose en soi. La philosophie n’est donc que l’intelligence exacte et universelle de l’expérience même, l’explication vraie de son sens et de son contenu. Ce contenu, c’est la chose métaphysique, dont le phénomène n’est que le vêtement et l’enveloppe, et cette chose est au phénomène ce que la pensée est aux mots.
SUPPLÉMENT AU SECOND LIVRE
CHAPITRE XIX[2]
DU PRIMAT DE LA VOLONTÉ DANS LA CONSCIENCE DE NOUS-MÊMES.
IV. — L’intellect se fatigue, la volonté est infatigable. Après un travail de tête soutenu, on ressent une fatigue au cerveau, comme on en ressent une au bras après un travail physique soutenu. Toute connaissance est liée à l’effort ; la volonté au contraire est notre essence la plus intime et les manifestations s’en opèrent sans peine, avec une entière spontanéité. Aussi,
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Et ainsi chaque jour notre intellect est aveuglé et corrompu par les mirages trompeurs des inclinations. Bacon nous offre une très belle expression de ce fait : « Intellectus luminis sicci non est ; sed recipit infusionem a voluntate et affectibus, id quod generat ad quod vult scientias : quod enim mavult homo, id potius credit. Innumeris modis, iisque interdum imperceptibilibus, affectus intellectum imbuit et inficit. » (Org. nov., I, 14.)
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L’intellect obéit souvent à la volonté, par exemple quand nous cherchons à nous remémorer quelque chose et que nous y réussissons après quelques efforts ; de même, quand nous voulons concentrer sur quelque chose une attention réfléchie, etc. D’autres fois, l’intellect refuse d’obéir à la volonté, par exemple, quand nous cherchons en vain à fixer notre esprit sur quelque objet, ou quand nous faisons à la mémoire un appel inutile.
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Mais l’intellect n’a aucun pouvoir sur le vouloir lui-même, sur la direction essentielle, sur la maxime fondamentale de la volonté.
CHAPITRE XX[12]
OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ DANS L’ORGANISME ANIMAL
Sur ce point, ma thèse est la suivante : Ce qui dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, se présente sous la forme de l’intellect, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme du cerveau ; ce qui, dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, prend la forme de la volonté, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme de l’organisme dans son ensemble.
CHAPITRE XXII[16]
VUE OBJECTIVE DE L’INTELLECT
Les Affinités électives de Gœthe, comme l’indique déjà le seul titre, reposent, quoique à l’insu de l’auteur, sur cette idée que la volonté, fondement de notre être propre, est identique à celle qui se manifeste dès les phénomènes inorganiques les plus humbles, d’où dérive, avec la régularité, l’analogie parfaite des deux ordres de phénomènes.
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Si nous envisageons la volonté là où personne ne la conteste, c’est-à-dire dans les êtres doués de connaissance, nous lui trouvons partout pour tendance fondamentale chez tous les êtres, sa propre conservation : omnis natura vult esse conservatrix sui.
CHAPITRE XXIV
DE LA MATIÈRE
En conséquence, la matière est la volonté même, non plus en soi, mais en tant que perçue par intuition, c’est-à-dire en tant que revêtue de la forme de la représentation objective : ce qui objectivement est matière est donc subjectivement volonté.
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Quand la volonté s’objective, c’est-à-dire passe à l’état de représentation, la matière est le substratum universel de cette objectivation, ou mieux encore l’objectivation même prise in abstracto, c’est-à-dire abstraction faite de toute forme.
CHAPITRE XXVIII[21]
CARACTÈRE DU VOULOIR-VIVRE
Notre second livre se ferme sur la question du but dernier et de la fin de cette volonté qui s’est révélée comme l’essence en soi de toute chose en ce monde. Les considérations suivantes sont destinées à compléter la réponse générale donnée à cette question, en traçant dans ses principales lignes le caractère de cette volonté.
Un tel exposé est possible, parce que nous avons reconnu pour l’essence intime du monde une réalité absolue, une donnée de l’expérience. La dénomination d’ « âme du monde », donnée par maint philosophe à cette essence intime, n’y substitue déjà au contraire qu’un pur être de raison (ens rationis) car le mot « âme » indique une unité de conscience individuelle, évidemment étrangère à cette essence, en général d’ailleurs cette notion d’ « âme » ne peut ni se justifier, ni s’employer, parce qu’elle personnifie la connaissance et le vouloir rassemblés dans une union inséparable et néanmoins indépendants de tout organisme animal. Il ne faudrait user de ce terme qu’au sens figuré, car il est bien plus perfide que ceux de ψυχή ou d’anima, qui signifient seulement souffle.
SUPPLÉMENT AU TROISIÈME LIVRE
CHAPITRE XXXI[28]
DU GÉNIE
Une aptitude prédominante au genre de connaissance décrit dans les deux chapitres précédents, et d’où naissent les véritables productions des arts, de la poésie et même de la philosophie, voilà proprement ce qu’on désigne du nom de génie. Comme cette connaissance a pour objet les idées platoniciennes et que les idées se conçoivent non pas in abstracto, mais par la seule intuition, l’essence du génie doit consister dans la perfection et l’énergie de la connaissance intuitive. Aussi entendons-nous nommer tout particulièrement œuvres de génie celles qui procèdent directement de l’intuition, et qui s’adressent à elle, c’est-à-dire celles des arts plastiques, et ensuite celles de la poésie qui transmet ses intuitions par l’intermédiaire de l’imagination. —
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C’est en ce sens que je prends le mot de Jean Paul (Éléments d’esthétique, § 12) : « L’essence du génie est la réflexion. » L’homme normal, en effet, est plongé dans le tourbillon et dans le tumulte de la vie, à laquelle il appartient par sa volonté ; son intellect est tout rempli des choses et des événements de la vie ; quant aux choses mêmes, quant à l’existence même, dans leur signification objective, il ne les remarque pas : son cas est celui du marchand qui, à la bourse d’Amsterdam, entend parfaitement les paroles de son voisin, mais non ce bourdonnement semblable au bruit de la mer qui s’élève de la bourse entière et étonne l’observateur placé à distance. Pour le génie au contraire, dont l’intellect est détaché de la volonté et par suite de la personne, rien de tout ce qui concerne l’individu ne lui voile le monde et les choses ; il les perçoit distinctement, il les voit, tels qu’ils sont en eux-mêmes, dans une intuition objective : c’est en ce sens qu’il est « réfléchi ».
CHAPITRE XXXIII[33]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR LA BEAUTÉ NATURELLE
L’impression si agréable que produit sur nous la vue d’un beau paysage tient, entre autres choses, à la constante vérité et à la conséquence de la nature. Sans doute la nature ne suit pas ici la méthode logique, qui consiste dans l’enchaînement des principes de connaissance, des antécédents et des conséquents, des prémisses et des conclusions ; mais elle obéit à une loi analogue, à la loi de causalité constituée par l’enchaînement visible des causes et des effets.
CHAPITRE XXXIV[34]
DE L’ESSENCE INTIME DE L’ART
Il résulte des chapitres précédents et de toute ma théorie de l’art que l’art a pour but d’aider à la connaissance des Idées du monde (au sens platonicien, le seul que je reconnaisse au mot Idée). Or les Idées sont essentiellement un objet d’intuition, et par là inépuisables dans leurs déterminations plus intimes. Pour les communiquer, il faut prendre alors la voie intuitive, qui est celle de l’art. Tout homme qui est plein de la conception d’une idée et veut la communiquer est donc autorisé à choisir l’art comme intermédiaire. —
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L’impression produite par une œuvre d’art ne nous satisfait entièrement que s’il en reste une partie qu’aucune réflexion ne peut rabaisser à la précision d’un simple concept. La conception est d’origine hybride, c’est-à-dire née de pures notions, quand l’auteur d’une œuvré d’art, avant de passer à l’exécution, peut indiquer exactement en paroles ce qu’il se propose de représenter ; car alors il pourrait aussi bien atteindre son but par ces simples paroles.
CHAPITRE XXXVII[37]
DE L’ESTHÉTIQUE DE LA POÉSIE
Je trouve une confirmation toute particulière de ce que j’ai dit à ce sujet dans le passage suivant d’une lettre de Wieland à Merck publiée depuis : « J’ai passé deux jours et demi sur une seule strophe, et tout revenait au fond à un seul mot dont j’avais besoin et que je ne pouvais pas trouver. Je me creusais le cerveau, je tournais et retournais la chose en tous sens ; car, puisqu’il s’agissait d’un tableau, je tenais naturellement à évoquer dans l’esprit du lecteur la même vision déterminée qui flottait devant mes yeux, et en cela, ut nosti, tout dépend souvent d’un seul trait, saillie ou reflet. » (Lettres à Merck, édit. Wagner, 1835, page 193.)
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L’intention du poète, quand il met en mouvement notre imagination, est de nous révéler les idées, c’est-à-dire de nous montrer sur un exemple ce qu’est la vie, ce qu’est le monde. La première condition pour atteindre ce résultat est de les connaître lui-même, et la valeur de sa poésie dépendra de celle de cette connaissance. Il y a donc dans le talent des poètes des degrés en nombre infini, comme il y en a dans la profondeur et dans la clarté de notre conception de la nature des choses. Tout poète doit se croire excellent, dès qu’il a exprimé exactement ce qu’il a reconnu, dès que son image correspond à son original ; il doit se tenir pour l’égal des meilleurs, parce que dans leur œuvre il ne retrouve rien de plus que dans la sienne, c’est-à-dire rien de plus que dans la nature même, et parce qu’une fois pour toutes son regard ne peut pénétrer plus avant. Le grand poète, de son côté, reconnaît sa valeur en voyant combien la vue des autres est superficielle, combien il se cache encore de choses qu’ils étaient incapables de rendre, faute de les apercevoir, et combien son regard et son œuvre s’étendent plus loin.
CHAPITRE XXXIX[41]
DE LA MÉTAPHYSIQUE ET DE LA MUSIQUE
Le rythme une fois expliqué, j’ai maintenant à montrer comment l’essence de la mélodie consiste dans le désaccord et la réconciliation toujours renouvelés de l’élément rythmique avec l’élément harmonique. L’élément rythmique suppose une mesure donnée ; de même l’élément harmonique suppose le ton fondamental : il consiste ensuite à s’en écarter, à parcourir tous les sons de la gamme, jusqu’à ce qu’il atteigne, après des évolutions plus ou moins longues, un degré harmonique, le plus souvent la dominante ou la sous-dominante, qui lui procure un demi-repos. Puis il revient par un chemin d’égale longueur, au ton fondamental, où il trouve le repos parfait.
SUPPLÉMENT AU QUATRIÈME LIVRE
CHAPITRE XLI[43]
DE LA MORT ET DE SES RAPPORTS AVEC L’INDESTRUCTIBILITÉ DE NOTRE ÊTRE EN SOI
La mort est proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie, et Socrate a pu définir aussi la philosophie « θανάτου μελέτη ». Sans la mort, il serait même difficile de philosopher. Il sera donc tout naturel de donner place ici, en tête du dernier, du plus sérieux, du plus important de nos livres, à quelques considérations spéciales sur ce point.
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Nous ne cesserons pas d’avoir ces notions fausses sur l’indestructibilité de notre être véritable par la mort, tant qu’au lieu de nous résoudre à commencer par étudier cette persistance chez les animaux nous nous en arrogerons à nous seuls une toute spéciale, sous le nom ambitieux d’immortalité. Or cette prétention et l’étroitesse de vue d’où elle procède suffisent à expliquer l’opiniâtreté avec laquelle la plupart des hommes se refusent à admettre cette vérité manifeste qu’en substance et dans nos éléments essentiels nous sommes identiques aux animaux ; de là même vient ce mouvement de recul et d’effroi de leur part à la moindre allusion faite à notre parenté avec l’animal.
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Les affres de la mort reposent en grande partie sur cette apparence illusoire que c’est le moi qui va disparaître, tandis que le monde demeure. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : le monde s’évanouit ; mais elle persiste, la substance intime du moi, le support et le créateur de ce sujet dont la représentation constituait toute l’existence du monde.
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En tant que volonté de vivre qui s’affirme, l’homme trouve dans l’espèce la racine de son existence. La mort est ainsi la perte d’une individualité et l’acquisition d’une individualité nouvelle ; c’est donc pour l’homme un changement d’individualité opéré sous la direction exclusive de sa propre volonté.
CHAPITRE XLII
VIE DE L’ESPÈCE
À tout cela répond le rôle important que jouent les rapports sexuels dans le monde humain, où ils sont, à vrai dire, le centre invisible de tous les actes et de tous les faits, qui ressort de toutes parts sous les voiles dont on essaie de le couvrir. L’instinct sexuel est cause de la guerre et but de la paix ; il est le fondement de toute action sérieuse, l’objet de toute plaisanterie, la source inépuisable des mots d’esprits, la clef de toutes les allusions, l’explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif, la pensée et l’aspiration quotidienne du jeune homme et souvent aussi du vieillard, l’idée fixe qui occupe toutes les heures de l’impudique et la vision qui s’impose sans cesse à l’esprit de l’homme chaste ; il est toujours une matière à raillerie toute prête, justement parce qu’il est au fond la chose du monde la plus sérieuse. Le côté piquant et plaisant du monde, c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible.
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À la procréation se rattache la conservation de la progéniture, et à l’instinct sexuel l’amour paternel, éléments qui perpétuent la vie de l’espèce. En conséquence, l’affection de l’animal pour sa progéniture a, comme l’instinct sexuel, une puissance de beaucoup supérieure à celle des efforts tournés vers la simple conservation de l’individu lui-même. La preuve en est que les animaux même les plus paisibles sont tout prêts à affronter pour leur progéniture, au péril de leur vie, le combat même le plus inégal, et que, chez presque toutes les espèces animales, la femelle, pour protéger ses petits, va au-devant de tous les dangers, et dans bien des cas même au-devant d’une mort assurée.
CHAPITRE XLIV
MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR
Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l’amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel.
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Tout amour a donc pour fondement un instinct visant uniquement l’enfant à procréer : nous en trouvons l’entière confirmation dans une analyse plus exacte dont nous ne pouvons nous dispenser pour cette raison. — Nous devons commencer par dire que l’homme est, de nature, porté à l’inconstance en amour, et la femme à la constance. L’amour de l’homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction ; presque toutes les autres femmes l’attirent plus que celle qu’il possède déjà, il aspire au changement. L’amour de la femme, au contraire, augmente à partir de ce moment ; résultat conforme à la fin que se propose la nature, à savoir la conservation et l’accroissement aussi considérable que possible de l’espèce.
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L’honneur, qui jusqu’alors l’avait emporté sur tout autre intérêt, est vaincu ici, dès que l’intérêt de l’espèce entre en jeu et a en vue un avantage assuré, car l’intérêt de l’espèce surpasse infiniment l’intérêt de l’individu, si important qu’il soit. Honneur, devoir, fidélité, ne peuvent tenir devant lui, après avoir résisté à toutes les autres tentations, même aux menaces de mort. — Nous voyons encore dans la vie privée que, sur aucun point, la délicatesse de conscience n’est aussi rare ; des gens d’ailleurs loyaux et droits la laissent parfois de côté en pareil cas, et commettent sans scrupule un adultère, dès qu’ils sont dominés par un amour passionné, c’est-à-dire par l’intérêt de l’espèce.
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I. — L’indestructibilité de l’essence propre de l’homme qui continue à exister dans cette génération future. Car cet intérêt si vif et si ardent, sorti, sans réflexion et sans dessein prémédité, de l’instinct et de l’impulsion la plus intime de notre être, ne pourrait pas exister si indélébile, et exercer une grande influence sur l’homme, si l’homme était une créature absolument éphémère et s’il devait être suivi, dans le seul ordre des temps, par une race réellement et radicalement différente de lui-même.
II. — La seconde vérité est que l’essence propre de l’homme réside plus dans l’espèce que dans l’individu. Car cet intérêt attaché à la constitution spéciale de l’espèce, qui est la base de toute intrigue amoureuse, depuis la plus fugitive jusque la passion la plus grave, est, à vrai dire, pour chacun l’affaire la plus importante, celle dont la réussite ou l’échec émeut le plus notre sensibilité ; de là le nom préféré d’affaire de cœur : quand cet intérêt s’est exprimé avec résolution et avec force, on lui subordonne, on lui sacrifie celui qui ne concerne que la personne.
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Cet élément c’est le vouloir-vivre, c’est ce qui recherche d’un désir si pressant la vie et la persistance.
APPENDICE AU CHAPITRE PRÉCÉDENT
CHAPITRE XLV[63]
DE L’AFFIRMATION DE LA VOLONTÉ DE VIVRE
Si la volonté de vivre ne se manifestait que comme simple instinct de conservation personnelle, il n’y aurait là qu’une affirmation du phénomène individuel, pour le temps bien court de sa durée naturelle. Les peines et les soucis d’une telle vie seraient médiocres, et la vie serait ainsi facile et sereine. Comme, au contraire, la volonté désire la vie absolument et pour toujours, elle se manifeste en même temps sous la forme de l’instinct sexuel qui a en vue toute une suite infinie de générations. Cet instinct supprime l’insouciance, l’enjouement et l’innocence qui accompagneraient la seule existence individuelle, en introduisant dans la conscience l’agitation et la mélancolie, dans le cours de la vie les infortunes, les inquiétudes et les besoins. —
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Poursuivons : l’opération qui permet à la volonté de s’affirmer et à l’homme de naître est un acte dont tous les individus éprouvent une honte intime, dont ils se cachent avec soin, effrayés, si on les saisit sur le fait, comme s’ils étaient surpris dans l’accomplissement d’un crime.
CHAPITRE XLVI[65]
DE LA VANITÉ ET DES SOUFFRANCES DE LA VIE
Balthazar Gracian nous dépeint aussi la détresse de l’existence sous les couleurs les plus noires dans le Criticon, Parte I, Crisi 5, au début, et crisi 7 à la fin, où il représente la vie comme une farce tragique.
Personne cependant n’a été autant au fond du sujet et ne l’a autant épuisé que de nos jours l’a fait Leopardi. Il en est tout rempli et tout pénétré : la dérision et la misère de notre existence, voilà le tableau qu’il trace à chaque page de ses œuvres, mais pourtant avec une telle diversité de formes et de tours, avec une telle richesse d’images, que, loin de provoquer jamais l’ennui, il excite bien plutôt chaque fois l’intérêt et l’émotion.
CHAPITRE XLVII[72]
DE LA MORALE
Cette identité métaphysique de la volonté en tant que chose en soi, au milieu de la multiplicité sans nombre de ses formes apparentes, sert de fondement général à trois phénomènes, qu’on peut grouper sous la notion commune de sympathie : 1° la compassion, base, nous l’avons montré, de la justice et de l’amour de l’homme, caritas ; 2° l’amour sexuel, avec son choix obstiné, amour qui est la vie de l’espèce faisant valoir sa prédominance sur celle des individus ; 3° la magie, avec le magnétisme animal et les cures sympathiques qui s’y rapportent. Il s’ensuit que la sympathie peut se définir : la manifestation empirique de l’identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes, manifestation qui annonce un enchaînement bien différent de cette connexion due aux formes phénoménales et que nous comprenons sous le principe de raison.
CHAPITRE XLVIII[75]
THÉORIE DE LA NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE
L’homme a reçu l’existence et l’être soit avec sa volonté, c’est-à-dire de son consentement, soit contre son gré : dans ce dernier cas une telle existence, aigrie par des douleurs multiples et inévitables, serait une criante injustice. — Les anciens, les stoïciens notamment, et avec eux les péripatéticiens et les académiciens, s’efforçaient vainement de démontrer que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse ; l’expérience proclamait hautement le contraire.
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. Il s’ensuit que notre unique et véritable péché est proprement le péché originel. Le mythe chrétien ne place sans doute ce péché qu’après la naissance de l’homme, et il attribue per impossibile à l’homme qui l’a commis une volonté libre : mais il ne fait justement tout cela qu’à titre de mythe. L’essence intime et l’esprit du christianisme sont identiques à ceux du brahmanisme et du bouddhisme : tous ils enseignent que la race humaine est chargée d’une lourde culpabilité par le fait même de son existence ; la différence du christianisme d’avec les antiques doctrines religieuses sur ce point est qu’il procède par intermédiaire et par détour, en faisant naître la faute, non pas directement de l’existence même, mais d’une action accomplie par le premier couple humain.
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C’est donc entre ces deux points que se trouve l’élément moral : il accompagne l’homme comme une lumière placée sur sa route de l’affirmation à la négation du vouloir-vivre, ou, allégoriquement, depuis le moment du péché originel jusqu’à la délivrance par la foi en la médiation du Dieu qui a pris corps (avatar) ; ou encore, selon la doctrine védique, à travers la suite des renaissances, conséquences de nos œuvres successives, jusqu’à ce qu’apparaisse la connaissance droite, et avec elle le salut, jusqu’à ce que se réalise le Mokscha, c’est-à-dire la réunion définitive avec Brahma. Quant aux bouddhistes, ils désignent la chose, en toute franchise, par une pure négation, par le nom de Nirwana, qui est la négation de ce monde ou Sansara. Définir Nirwana le néant revient seulement à dire que le Sansara ne contient pas un seul élément qui pourrait servir à la définition ou à la construction du Nirwana. Aussi les Jainas, différents des bouddhistes par le nom seul, appellent-ils les brahmanes qui croient aux Védas des Sabdapramanes, sobriquet destiné à marquer qu’ils croient par ouï-dire ce qui ne peut ni se savoir ni se démontrer. (Asiat. Researches, vol. VI, p. 474.)
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Sans doute, l’individualité est tout d’abord inhérente à l’intellect, l’intellect reflète le phénomène, en fait partie, et le phénomène a pour forme le principe d’individuation. Mais elle est inhérente aussi à la volonté, en tant que le caractère est individuel : cependant le caractère est lui-même supprimé dans la négation de la volonté. L’individualité est aussi inhérente à la volonté dans la seule affirmation, non dans la négation qui s’en produit. Déjà la sainteté qui s’attache à toute action sincèrement morale repose sur ce qu’une telle action a pour origine en dernière analyse la connaissance immédiate de l’identité numérique de l’essence intime chez toutes les créatures vivantes[78]. Mais cette identité ne se présente à vrai dire que dans l’état de négation de la volonté (Nirwana), puisque l’affirmation de cette volonté (Sansara) a pour forme ses phénomènes dans leur pluralité. Affirmation du vouloir-vivre, monde des phénomènes, diversité de tous les êtres, individualité, égoïsme, haine, méchanceté, tout cela a une même racine, et de même, d’autre part, monde de la chose en soi, identité de tous les êtres, justice, humanité, négation du vouloir-vivre. Si donc, comme je l’ai suffisamment montré, les vertus morales naissent déjà de la perception de cette identité de tous les êtres, et si à son tour cette identité réside non dans le phénomène, mais seulement dans la chose en soi, dans le principe de toutes les créatures, alors l’action vertueuse est un passage momentané par le point auquel la négation du vouloir-vivre est un retour durable.
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Or c’est là précisément le point où le mystique use encore de procédés positifs, et à partir duquel il ne lui reste plus que le complet mysticisme. Celui qui cependant à la connaissance négative, à laquelle seule la philosophie peut le mener, voudrait ajouter des compléments de ce genre, en trouverait les éléments les mieux combinés et les plus riches dans l’Oupnekhat, puis dans les Ennéades de Plotin, dans Scot Erigène, dans quelques endroits de Jacob Bœhme, mais surtout dans l’étonnant ouvrage de la Guyon, les Torrents, dans Angelus Silesius, enfin dans les poèmes des Sofis, dont Tholuk a publié un recueil en latin et un second traduit en allemand, et encore dans maint autre ouvrage.
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Le quiétisme, c’est-à-dire le renoncement à tout vouloir, l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification préméditée de la volonté propre, et le mysticisme, c’est-à-dire la conscience de l’identité de son être propre avec celui de toutes choses, ou avec l’essence du monde, se trouvent dans la relation la plus étroite : aussi celui qui professe l’une de ces doctrines est-il amené peu à peu à admettre les autres, et cela même contre son propre dessein.
CHAPITRE XLIX
L’ORDRE DE LA GRÂCE
On peut toujours essayer de rejeter la faute de son infortune personnelle tantôt sur les circonstances, tantôt sur les autres, tantôt sur sa propre malchance, ou encore sur sa propre maladresse ; on peut reconnaître aussi que toutes ces causes réunies y ont contribué ; mais tout cela ne change rien au résultat : le véritable but de la vie, qui consiste dans le bien-être, n’en est pas moins manqué ; et les réflexions sur ce sujet, surtout quand la vie penche déjà vers son déclin, mènent souvent au désespoir : de là, sur presque tous les visages un peu vieux, l’expression de ce que l’anglais appelle disappointement.
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Dans le cours naturel des choses, le dépérissement du corps que provoque la vieillesse est précédé de celui de la volonté. La soif des jouissances disparaît aisément avec la faculté de les goûter. La source du plus violent vouloir, le foyer de la volonté, l’instinct sexuel, est le premier à s’éteindre, ce qui met l’homme dans un état voisin de celui d’innocence où il était avant le développement du système génital. Les illusions, qui faisaient prendre des chimères pour les biens les plus souhaitables, s’évanouissent, remplacées par la connaissance du néant de tous les avantages terrestres. L’égoïsme est supplanté par l’amour des enfants, et l’homme commence ainsi à vivre plus dans le moi étranger que dans le moi propre, qui ne tardera pas à ne plus être. Tel est du moins le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté. Dans l’espoir d’y atteindre, il est ordonné aux brahmanes, les meilleures années de la vie une fois écoulées, d’abandonner leurs biens et leur famille et de mener la vie d’ermite. (Manou, vol. VI.) Mais si, au contraire, l’avidité survit à la capacité de jouir, et si l’homme regrette quelques plaisirs manqués dans sa vie, au lieu de reconnaître le vide et le néant de toutes les joies ; si les objets des désirs, pour lesquels le sens n’existe plus, se trouvent remplacés par le représentant abstrait de tous ces objets, par l’argent, qui excite désormais les mêmes passions violentes qu’éveillaient autrefois, mais avec plus d’excuse, les objets mêmes de la jouissance réelle, et si alors, malgré le dépérissement, des sens, sa volonté se porte sur un objet inanimé mais indestructible, avec une convoitise tout aussi indestructible ; ou encore, de même, si ce qu’il est dans l’opinion d’autrui remplace ce qu’il est et ce qu’il fait dans le monde réel et allume les mêmes passions, — alors, sous forme d’avarice ou d’ambition, la volonté s’est sublimée et spiritualisée, mais du même coup elle s’est jetée dans la dernière forteresse où seule encore la mort viendra la forcer. Le but de l’existence est manqué.
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Le quinzième sermon de maître Eckhard mérite d’être lu ; on le trouvera en parfaite harmonie avec ces vues.
LIVRE
PREMIER
Le Monde comme représentation.
Premier
point de vue : La représentation soumise au principe de raison
suffisante ;
l’objet de l’expérience et de la science.
§ 1. — Le monde est ma représentation. Matière du livre premier.
§ 2. — Objet et sujet ; ils se conditionnent mutuellement ; le principe de raison.
§ 3. — La représentation intuitive. Ses formes, dérivées du principe de raison : le temps et l’espace.
§ 4. — La matière, objet de l’entendement. Elle est essentiellement active, et soumise a priori à la causalité.
§ 5. — Le problème de la réalité du monde extérieur. Le rêve et la réalité.
§ 6. — Le corps propre, objet immédiat ; passage aux objets médiats. L’illusion.
§ 7. — Erreur de vouloir tirer le sujet de l’objet (matérialisme), ou l’objet du sujet (idéalisme de Fichte). Relativité du monde comme représentation.
§ 8. — La connaissance réfléchie, ou connaissance par concepts, est la fonction de la raison.
§ 9. — Rapports des concepts avec les intuitions : celles-ci sont supposées par ceux-là. Rapport des concepts entre eux : la logique, art de raisonner et science de la raison.
§ 10. — Toute science, à part la logique, qui a pour objet les principes rationnels et les règles des rapports des concepts, est une connaissance de concepts abstraits.
§ 11. — Le sentiment : son domaine, opposé à celui du savoir.
§ 12. — Rôle du savoir et rôle du sentiment dans la pratique : le privilège du savoir est d’être communicable ; le sentiment ne l’est point.
§ 13. — Théorie psychologique du rire, fondée sur la distinction qui précède.
§ 14. — Vérité intuitive et vérité démontrée. La vérité intuitive est le fondement de l’autre.
§ 15. — Abus de la démonstration dans la géométrie euclidienne. De la cause de l’erreur. Les sciences et la philosophie, fonction suprême de la raison.
§ 16. — De la raison pratique. Erreur de vouloir fonder sur elle seule une morale : échec du stoïcisme.
LIVRE
DEUXIÈME
Le Monde comme volonté.
Premier point de vue : L’objectivation de la volonté.
§ 17. — Problème : la science n’explique pas l’essence des phénomènes : comment atteindre cette essence ?
§ 18. — La nature de mon corps éclaire celle des autres objets ; découverte de l’identité de mon corps avec la volonté.
§ 19. — Passage de mon corps aux autres objets ; absurdité de l’égoïsme théorique ; la volonté seule essence possible de tous les corps.
§ 20. — Chaque mouvement du corps répond à un acte de la volonté ; le corps dans son ensemble manifeste la volonté dans son essence caractéristique. L’échelle des formes animales et les degrés de la volonté.
§ 21. — La volonté est l’essence des phénomènes de la matière brute comme de la matière vivante.
§ 22. — Du mot Volonté : la volonté n’est qu’un concept de l’essence inaccessible des choses ; mais c’en est le concept le plus immédiat.
§ 23. — Différence entre les motifs des phénomènes de la volonté accompagnés de conscience, chez l’homme et les animaux ; les excitations des phénomènes de volonté inconscients, chez les êtres végétatifs ; et les causes des phénomènes de volonté dans la matière brute. Cette différence n’empêche pas la volonté d’être la même en tous, également libre en soi et déterminée dans ses manifestations partout.
§ 24. — Ce qu’il y a de plus clair dans la connaissance, c’est la forme ; ce qui reste obscur, c’est la réalité. Vanité des explications matérialistes, qui réduisent les choses à leurs éléments mathématiques. Supériorité d’une philosophie qui explique tout par la chose en soi, aperçue immédiatement dans la volonté.
§ 25. — Unité de la volonté, malgré la pluralité de ses degrés et celle des individus qui la manifestent en chacun de ses degrés. Les Idées de Platon.
§ 26. — L’étiologie, ou science des causes, n’explique que l’enchaînement dans le temps et l’espace, des phénomènes de la volonté ; la philosophie seule peut atteindre l’origine de ces phénomènes, en les rattachant à des idées ou forces naturelles et par là à la volonté.
§ 27. — La science étiologique ne peut légitimement réduire à l’unité les forces de la nature. Gradation de ces forces : comment chacune d’elles sort d’une plus basse, qu’elle subjugue. Apparition de la connaissance dans le monde.
§ 28. — Finalité intime et finalité extérieure dans les phénomènes : elle s’explique par l’unité de l’idée dans l’individu, et par l’unité de la volonté dans le monde. Elle ne tend qu’à la conservation des espèces.
§ 29. — Résumé. La volonté en soi n’a pas de but, parce qu’elle n’a pas de cause : le principe de causalité ne vaut que pour les phénomènes.
LIVRE
TROISIÈME
Le Monde comme représentation.
Second point de vue : La représentation, considérée indépendamment du principe de raison. L’Idée platonicienne. L’objet de l’art.
§ 30. — L’objet de ce livre : les idées.
§ 31. — La doctrine des idées dans Platon et la doctrine de la chose en soi dans Kant : leur accord profond.
§ 32. — Différence entre l’Idée et la chose en soi : celle-là n’est que la manifestation la plus immédiate de celle-ci, en dehors du principe de raison.
§ 33. — La connaissance, autant qu’elle est au service de la volonté, n’atteint que les relations des choses, résultant de leur soumission au principe de raison.
§ 34. — L’individu s’élève, par la contemplation désintéressée des choses, à l’état de sujet pur dont tout le contenu est l’objet pur. Cette identité du sujet et de l’objet constitue l’Idée.
§ 35. — Les événements n’ont d’importance, aux yeux de la connaissance philosophique que comme manifestation des Idées.
§ 36. — La contemplation des Idées, l’art, le génie. — Opposition entre le génie et la connaissance discursive. — Génie et folie.
§ 37. — L’homme est capable de s’élever à la contemplation, même sans génie : l’art nous y conduit.
§ 38. — Le plaisir esthétique : il naît d’un exercice de la faculté de connaître, indépendant de la volonté.
§ 39. — Du sublime : il résulte de l’effort par lequel l’individu, en face d’objets hostiles, se soustrait à la volonté, se fait sujet pur, et les contemple. Sublime dynamique et sublime mathématique. Exemples.
§ 40. — Du joli : il flatte la volonté et détruit la contemplation. Il doit être exclu de l’art.
§ 41. — De la beauté : qu’il y a de la beauté partout, même dans les œuvres les plus imparfaites de l’art.
§ 42. — Deux formes du plaisir esthétique : Idées inférieures, Idées supérieures.
§ 43. — La beauté en architecture : elle résulte de la contemplation de deux forces élémentaires : la résistance et la lumière. L’hydraulique artistique.
§ 44. — La beauté dans l’art des jardins, dans la peinture de paysage, chez les animaliers.
§ 45. — La beauté humaine dans la sculpture. L’artiste ne copie pas la réalité, il en dégage l’Idée.
§ 46. — Digression : pourquoi Laocoon, dans le groupe qui porte son nom, n’est pas représenté dans l’action de crier.
§ 47. — Du nu et du vêtement en sculpture.
§ 48. — De la peinture : peinture de genre ; peinture d’histoire ; stérilité de l’histoire judéo-chrétienne en sujets pittoresques ; la morale chrétienne, inspiration artistique incomparable.
§ 49. — Différence entre l’Idée et le concept, entre le génie et l’imitation. Pourquoi le génie est souvent méconnu.
§ 50. — De l’allégorie : déplacée en peinture, où elle nous fait redescendre de l’intuition au concept, elle est excellente en poésie, où elle ajoute au concept une image intuitive.
§ 51. — La poésie : son objet propre est l’idée de l’homme. Sa supériorité à l’égard de l’histoire et même de l’autobiographie. Poésie subjective ou lyrique. Poésie objective : idylle, roman, épopée, drame. La tragédie est la forme suprême de la poésie : elle nous montre l’aspect terrible de la vie. La tragédie la plus parfaite est celle qui nous présente le malheur comme un élément naturel, familier, constant.
§ 52. —
La musique. Définition de Leibniz : elle est vraie, mais insuffisante. La
musique est en dehors de la hiérarchie des autres arts : elle n’exprime
pas les Idées ; elle est, parallèlement aux Idées, une expression de la
volonté elle-même. Analogies entre la musique et le monde : la note
fondamentale et la matière brute ; la gamme et l’échelle des
espèces ; la mélodie et la volonté consciente, etc. La musique n’est pas
seulement une arithmétique, elle est une métaphysique.
Conclusion du livre. En quel sens l’art est la fleur de la vie.
LIVRE
QUATRIÈME
Le Monde comme volonté.
Second point
de vue : Arrivant à se connaître elle-même,
la volonté de vivre s’affirme, puis se nie.
§ 53. — Objet du livre : philosophie de la vie pratique. Elle ne sera ni une morale impérative, ni une métaphysique transcendante, ni une cosmogonie. Véritable esprit de la philosophie.
§ 54. — De la volonté de vivre. La vie est inhérente à la volonté ; la mort ni le temps ne la lui peuvent ravir. L’horreur de la mort n’est que l’attachement à la forme individuelle de la vie. Elle disparaît chez le sage qui se sait identique à l’éternelle volonté. Négation de la volonté de vivre : définition préliminaire.
§ 55. — Du caractère. Comment il sert à concilier la liberté du vouloir avec le déterminisme du phénomène. Le caractère intelligible : il est antérieur à l’intelligence ; il est libre. Le caractère empirique : comment l’intelligence, par les motifs, agit sur lui. De la délibération. Le caractère empirique est invariable. Cette maxime ne justifie pas le fatalisme paresseux. Le caractère acquis : comment l’homme peut prendre connaissance peu à peu de son caractère empirique. Sagesse et avantages qui résultent de cette connaissance.
§ 56. — Dessein de la suite de ce livre. La souffrance est le fond de toute vie.
§ 57. — La vie humaine est la plus douloureuse forme de la vie. Elle va de la souffrance à l’ennui. Une seule consolation : la douleur n’est pas accidentelle, mais inévitable. De cette pensée peut naître la sérénité stoïque.
§ 58. — La souffrance est positive ; le bonheur n’en est que la négation. Les consolations de l’art ; celles de la superstition.
§ 59. — Preuve expérimentale de l’identité de la vie avec la souffrance. Nulle puissance extérieure ne peut donc nous en délivrer. Impiété de l’optimisme.
§ 60. — L’affirmation de la volonté. Conservation de la vie, ou affirmation de la volonté dans l’individu : bonheur que le vulgaire y trouve. Propagation de la vie, ou affirmation de la volonté au-delà de l’individu : du péché originel. Première vue sur la justice qui préside à l’univers.
§ 61. — De l’égoïsme. L’individu se paraît à lui-même l’univers tout entier ; les autres individus comptent à ses yeux pour zéro.
§ 62. — De l’injustice. Elle consiste à nier la volonté chez autrui. Injustice contre les personnes ; elle comprend les attentats contre les propriétés : fondement de la propriété. Formes de l’injustice : violence et ruse. Du droit, ou de la légitime défense contre l’injustice. D’un droit de mentir : exemples. Le droit est naturel, et non conventionnel. Ce qu’y ajoute la convention ou contrat social. Naissance et destination de l’État. La doctrine morale du droit est la base de la politique : celle-ci n’a pour objet que de prévenir par la terreur les violations du droit. Déduction du droit de punir : le châtiment a pour but unique la sécurité sociale. Idéal de l’État : il peut donner à l’homme le bonheur.
§ 63. — De la justice universelle. Elle résulte de l’unité de la volonté qui se manifeste en tous les individus, en lutte contre elle-même, à la fois bourreau chez l’un et victime chez l’autre. Pour l’apercevoir, il faut dépasser le point de vue du principe de raison et d’individuation. La formule védique et le mythe de la transmigration des âmes.
§ 64. — L’esprit du vulgaire même comporte une notion de la justice universelle : de l’idée du châtiment ; de la vengeance juste et pour laquelle on sacrifie sa vie.
§ 65. — Bonté et méchanceté. Absurdité de l’expression : bien absolu. La méchanceté : elle implique un développement excessif de la volonté, et par suite des souffrances excessives. L’une de ces souffrances est le remords, ou sentiment de l’identité entre le bourreau et la victime, et de la liaison fatale entre la volonté et la douleur.
§ 66. — Toute morale abstraite est stérile. La vertu naît de l’intuition de l’identité de la volonté en moi et en autrui. À mesure que cette intuition devient plus claire, elle produit la justice, l’esprit de sacrifice, qu’accompagne la bonne conscience.
§ 67. — Toute bonté est, au fond, pitié. Les larmes, mêmes celles que nous versons sur nous-mêmes, viennent de la pitié.
§ 68. — De la négation du vouloir-vivre. Première manière d’y arriver : l’intuition de la vérité exposée dans ce livre. Celui qui en est pénétré souffre de toutes les souffrances éparses dans le monde, et se détache de la vie. La chasteté : comment elle pourrait procurer la délivrance du monde. L’ascétisme, ou anéantissement volontaire de la volonté. Exemples empruntés à diverses religions ; la sainteté est la même partout, en dépit de la diversité des dogmes par lesquels on l’explique. Sérénité du saint, comparée au plaisir esthétique. Dangers de rechute dans le vouloir-vivre : nécessité de la pénitence. Seconde manière d’arriver à la négation du vouloir-vivre : le désespoir amené par une suite de malheurs affreux ; une seule déception, mais immense. Puissance sanctifiante de la douleur. La béatitude dans la mort.
§ 69. — Du suicide. Bien loin d’être la négation du vouloir-vivre, il en est une affirmation passionnée. Mais il met en lumière la contradiction de la volonté avec elle-même. Cas du père qui tue ses enfants. De la mort par inanition volontaire.
§ 70. — Comment la volonté peut, à l’instant où elle se nie, agir sur le phénomène, et produire l’ascétisme. Qu’en cela le principe du déterminisme n’est pas violé : le caractère n’est pas modifié, mais supprimé. Comparaison de cette doctrine avec le christianisme : péché originel et rédemption ; méchanceté naturelle de l’homme ; le salut possible, non par les œuvres, mais par la foi.
§ 71. — Le terme où aboutit la négation du vouloir-vivre est le néant. Mais ce mot n’a qu’un sens relatif. Aux yeux du saint, parvenu à la sérénité suprême, ce néant est la seule réalité vraie ; et c’est notre monde actuel qui est le néant véritable.
SUPPLÉMENTS AUX QUATRE LIVRES DU PREMIER VOLUME
Première partie : La théorie de la Représentation intuitive
(§§ 1-7 du premier volume)
Le point de vue idéaliste.
Supplément à la théorie de la connaissance intuitive ou d’entendement.
Sur les sens.
Sur la connaissance a priori.
Tableau des Prædicabilia a priori.
Remarques sur la Tableau précédent.
Seconde
partie : La Doctrine de la Représentation abstraite ou de la Pensée.
(§§ 8-9 du premier volume)
De l’intellect irrationnel.
Appendice à la théorie de la connaissance abstraite ou rationnelle.
Des rapports de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite.
À propos de la théorie du ridicule.
À propos de la logique en général.
À propos de la théorie du syllogisme.
À propos de la rhétorique.
Théorie de la
science.
Chapitre
XIII
À propos de la méthodologie des mathématiques.
De l’association des idées.
Des imperfections essentielles de notre intellect.
Sur l’usage pratique de la raison pratique et sur le stoïcisme.
Sur le besoin métaphysique de l’humanité.
Comment la chose en soi est connaissable
Du primat de la volonté dans la connaissance de nous-mêmes
Objectivation de la volonté dans l’organisme animal
Revue et considération générale
Vue objective de l’intellect
De l’objectivation de la volonté dans la nature inanimée
De la matière
Considérations transcendantes sur la volonté comme chose en soi
De la téléologie
De l’instinct en général et de l’instinct d’industrie
Caractère du vouloir-vivre
SUPPLÉMENT AU TROISIÈME LIVRE.
De la connaissance des idées
Du pur sujet de la connaissance
Du génie
De la folie
Remarques détachées sur la beauté de la nature
De l’essence intime de l’art
L’esthétique de l’architecture
Remarques détachées sur l’esthétique des arts plastiques
De l’esthétique de la poésie
De l’histoire
De la métaphysique de la musique
SUPPLÉMENT
AU QUATRIÈME LIVRE.
Avant-propos
271
De la mort et de ses rapports avec l’indestructibilité de notre être en soi
Vie de l’espèce
Hérédité des qualités
Métaphysique de l’amour
De l’affirmation de la volonté de vivre
De la vanité et des souffrances de la vie
De la morale
Théorie de la négation du vouloir-vivre
L’ordre de la grâce
Épiphilosophie
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME ET DERNIER
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