mardi 25 avril 2023

Anton Reiser - Karl Philipp Moritz

 Anton Reiser - Karl Philipp Moritz


Première Partie

Ce roman psychologique pourrait à la rigueur s'intituler aussi "Biographie", car les faits qu'il relate sont puisés pour la plupart dans l'existence réelle. Ceux qui savent comment vont les choses de la vie ont souvent remarqué qu'un détail d'abord jugé mineur et insignifiant peut par la suite acquérir une importance capitale : ils ne seront donc pas choqués par le caractère en apparence futile de certains faits rapportés ici. On ne s'attendra pas non plus à trouver, dans un livre destiné à présenter l'histoire d'une âme humaine, une grand variété de personnages, car il n'a pas pour but de distraire l’imagination, mais au contraire, de l'amener à se concentrer, afin de rendre plus pénétrant le regard que le lecteur jettera ensuite sur sa propre âme. Certes, la tâche n'est pas facile et toute tentative dans ce sens n'est pas forcément couronné de succès. Et pourtant, du point de vue pédagogique surtout, attirer davantage l'attention de l'homme sur l'homme et rendre plus importante à ses yeux son existence individuelle ne saurait être une entreprise totalement vaine.

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La maisonnée entière, jusqu'au plus humble serviteur, se composait de personnes dont tous les efforts n'avaient (ou semblaient n'avoir) qu'un but unique : la prise de conscience de leur propre néant (pour parler comme Mme Guyon), le renoncement à toute passion, l'effacement de tout caractère individuel.

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La notion de lieu est si puissante que nous y rattachons toutes nos autres représentions. Les différentes rues et les maison qu'Anton revoyait quotidiennement constituaient la partie immuable de ses représentations; les événements successifs de sa vie venaient s'y rattacher et alors seulement ils acquéraient un sens cohérent, une réalité, lui permettant de distinguer s'il les avaient vraiment vécus ou seulement rêvés.

Il est d'un nécessité primordiale que dans l'enfance toutes les autres idées se rattachent à l'idée de lieu, car elles n'ont pour ainsi dire pas encore assez de consistance propre et ne peuvent pas substituer si elle n'ont pas d'appui en dehors d'elles.

C'est pourquoi aussi il est difficile à l'enfant de faire la distinction entre l'état de veille et de sommeil et je me souviens que l'un de nos plus grande philosophe actuels m'a conté une fort étrange observation ayant trait à sa propre enfance.

A cause d’une mauvaise habitude, fort répandue chez les enfants, on l’avait fréquemment corrigé à coups de verges. Mais lui, comme c’est souvent le cas, avait toujours fait le même rêve très clair : debout contre un mur, il... Or, lorsque dans la journée il lui arrivait de se mettre effectivement contre un mur à cette fin, il se rappelait la dure correction tant de fois reçue, et à maintes reprises il hésitait longuement avant d’oser satisfaire un besoin naturel : il craignait en effet d’être en train de rêver et d’encourir, s’il se laissait aller, un douloureux châtiment. Il lui fallait alors observer soigneusement le lieu où il se trouvait, calculer ensuite à quel moment du jour ou de la nuit on était pour se convaincre enfin sans crainte d’erreur qu’il ne rêvait pas.

Il est courant aussi qu’au réveil on soit encore à demi plongé dans un rêve ; on passe peu à peu à l’état de veille en commençant par s’orienter et c’est seulement quand on a pris conscience de la clarté tombant d’une fenêtre que les choses retrouvent d’elles-mêmes leur place.

C’est pourquoi il était fort naturel qu’après avoir passé quelques semaines à B... dans la maison de L..., Anton s’imaginât à chaque aube rêver encore, bien qu’en réalité il ne dormît plus : le lieu où il renouait chaque matin au réveil avec ses pensées du jour précédent et de toutes les journées vécues jusque-là (et c’est alors seulement qu’elles acquéraient cohérence et réalité) avait changé : ce lieu ne correspondait plus à l’idée qu’il en avait.

Il ne faut donc pas nous étonner si un changement de lieu contribue souvent à nous faire oublier, comme s’ils étaient des rêves, les événements dont nous voudrions bien nier la réalité.


Deuxième partie

Quiconque commence à réfléchir à sa vie passée croit souvent n’y découvrir d’abord qu’impression d’inutilité, fils déchirés, confusion, ténèbres et obscurité; mais plus son regard se fait attentif, plus l’obscurité se dissipe, l’impression d’inutilité s’efface progressivement, les fils déchirés se renouent entre eux, ce qui paraissait désordonné et confus s’ordonne et les sons discordants se résolvent insensiblement en harmonies et en un chant agréable à l’oreille.

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L’été arrivant sur ces entrefaites, le recteur entreprit un voyage de plusieurs semaines et durant tout ce temps Reiser demeura seul dans la maison de son professeur. Il y passa des jours heureux, car il pouvait se servir de la bibliothèque du recteur ; il y emprunta plusieurs livres et s’enthousiasma entre autres pour les Écrits de Moses Mendelssohn et les Lettres sur la littérature dont il commença dès cette époque à se faire des extraits pour son usage personnel. Il nota en particulier tout ce qui avait trait au théâtre, car ce sujet domina dès ce moment-là toutes ses pensées et on peut dire que tous ses déboires à venir s’y trouvaient en germe.
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Renoncer à cette occupation et lire par exemple une églogue dans le vieux Virgile qu’il possédait encore aurait constitué un vrai début dans l’exercice de la vertu, mais dans sa décision héroïque, il n’avait pas prévu cette hypothèse qui lui semblait trop insignifiante.

Si l’on voulait analyser ce que les gens appellent , on découvrirait peut-être chez la plupart d’entre eux des notions aussi vagues et aussi confuses que chez Reiser. Et à la lumière de cette expérience, on voit à tout le moins combien sont inutiles les sermons traitant de la vertu en général sans faire référence à des exemples précis souvent négligeables en apparence.


Troisième partie

Par la suite, une enfilade de salons illuminés dans une maison étrangère qu’il ne connaissait pas et où il imaginait un certain nombre de familles dont il ignorait la vie et le sort autant qu'elles-mêmes ignoraient les siens a toujours éveillé en lui d’étranges sensations ; elle était pour lui l'image même des limites qui enferment l'individu.
Une vérité lui apparaissait alors : on n’est qu ’une unité parmi les milliers et les milliers d’êtres qui sont et qui furent.

Il souhaitait souvent pouvoir se fondre totalement par la pensée dans l’existence et l’être même d’un autre. Parfois, dans la rue, il marchait tout près d’un homme totalement étranger. L’idée que celui-ci lui était inconnu, qu’ils ignoraient complètement leurs noms et leurs destins respectifs l’envahissait alors avec une telle intensité qu’il s’approchait de cet homme aussi près que les convenances l’y autorisaient pour pénétrer un instant dans son atmosphère et tenter de savoir s’il n’existait pas un moyen de percer le mur qui séparait des siens les souvenirs et les pensées de cet étranger.

Il n’est peut-être pas inopportun de mentionner ici une autre impression remontant à ses années d’enfance. A l’époque, il se demandait parfois ce qui se serait passé s’il avait eu d’autres parents que les siens et si les siens n’avaient eu aucun rapport avec lui et lui avaient été totalement indifférents. Cette pensée lui faisait souvent verser des larmes puériles. On pouvait dire ce qu’on voulait de ses parents, ils n’en demeuraient pas moins les êtres qu’il aimait plus que tous les autres et il ne les aurait pas échangés contre les plus nobles et les plus bienveillants. Mais, dès cette époque, il éprouvait en même temps l’étrange sensation de les savoir perdus dans une foule et il se disait qu’il existait, en dehors d’eux, d’innombrables parents avec des enfants et que les siens disparaissaient dans cette masse.

Par la suite, chaque fois qu’il se retrouvait dans une cohue cette impression précise de petitesse, d’isolement et d’insignifiance toute proche de la non-existence renaissait en lui. Combien y a-t-il ici de cette matière dont je suis fait moi-même ! Quelle quantité de cette masse humaine dont on fait les États et les armées, comme on construit les maisons et les tours avec des troncs d’arbres !

Telles étaient à peu près les pensées qui, à l’époque, provoquaient en lui une émotion confuse, car il n’était pas à même de les traduire en mots et de se les formuler clairement.
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Mais souvent déjà le monde des livres avait été son ultime recours contre le monde réel quand il était réduit à la dernière extrémité et il en fut de même cette fois : le hasard voulut qu’il empruntât justement au bouquiniste la traduction des œuvres de Shakespeare par Wieland. Quel monde nouveau s’ouvrit alors à sa réflexion et à son imagination !

Rien de ce qu’il avait pensé, lu et ressenti jusque-là n’atteignait à l’intensité de ces textes. Il lut Macbeth, Hamlet, Lear et sentit son esprit emporté par un souffle irrésistible. Dans cette période de sa vie, chaque heure consacrée à la lecture de Shakespeare était pour lui un trésor inestimable. Où qu’il se trouvât alors, il vivait, pensait et rêvait dans l’univers de Shakespeare, et son désir le plus cher était de partager avec quelqu’un tous les sentiments qu’il éprouvait en le lisant. Et le premier être à qui il put en faire part et qui était capable de vibrer à l’unisson était son ami Philipp Reiser. Celui-ci habitait dans un quartier éloigné où il s’était aménagé un nouvel atelier : c’est là qu’il construisait des clavecins ; il faisait toujours partie de la chorale, mais il ne chantait pas dans le même groupe qu’Anton.

En dépit de leur amitié, si intime à ses débuts, ils avaient été séparés durant un long moment par les conditions matérielles de leur existence.

Mais à présent qu’il était impossible à Anton Reiser de goûter son Shakespeare tout seul, il ne lui vint pas à l’esprit de meilleur auditeur que son romantique ami, c’est pourquoi il courut droit chez lui.

Lui lire un long passage de Shakespeare en en soulignant avec complaisance tous les sentiments et les traits frappants fut pour Reiser la plus grande joie qu’il eût jamais ressentie jusque-là.

Ils consacrèrent à cette lecture des nuits entières au cours desquelles Philipp Reiser jouait le rôle de l’hôte : à minuit il faisait du café et remettait des bûches sur le feu, puis ils se retrouvaient tous deux assis à une petite table sous la faible lumière de la lampe et Philipp Reiser penchait son long cou vers le livre pendant qu’Anton Reiser poursuivait sa lecture et que montait le flot des passions au fur et à mesure que croissait l’intérêt du drame.

Ces nuit shakespeariennes font partie des meilleurs souvenirs jalonnant la vie d’Anton Reiser.

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Il en résulta que ses plaintes s’exprimèrent sur un ton plus noble qu’auparavant. Dans une certaine mesure déjà, la lecture des Pensées nocturnes de Young avait, il est vrai, produit ce même effet mais Shakespeare supplanta même ces Pensées. Shakespeare vint renouer plus fermement les liens d’amitié qui s’étaient relâchés entre Philipp Reiser et Anton Reiser. Anton Reiser avait besoin d’un être à qui s’ouvrir de toutes ses pensées et de tous ses sentiments et sur qui son choix aurait-il mieux pu tomber sinon sur celui qui avait partagé totalement avec lui son culte pour Shakespeare !
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Philipp Reiser ne lui fît pas de compliments quand il lut ce poème ; et pourtant, pour chaque rime sur laquelle il peinait, Anton Reiser avait escompté des félicitations. Mais son ami était un juge sévère et impartial qui ne laissait pas passer sans les critiquer en termes cinglants une idée exsangue, une rime affectée ou une cheville. Il se gaussa particulièrement d’un passage dans le poème d'Anton Reiser où on lisait :

Ainsi douleur et plaisir alternent tout au long de la vie,

Et la vie elle-même descend dans la tombe froide et

                                                                        [silencieuse

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Mais il ne s'intéressait pas vraiment aux souffrances proprement dites de Werther. Il dut faire effort pour compatir à ses chagrins d’amour et se faire violence pour imaginer cette situation s’il voulait qu'elle l'émût. En effet, un homme qui aime et qui est aimé lui semblait un être étranger, totalement différent de lui, car il tenait pour impossible que lui-même pourrait être un jour objet d’amour pour une femme. Quand Werther parlait de son amour, il se sentait à peu près dans les mêmes dispositions qu’au moment ou Philipp Reiser l'entretenait, souvent durant des heures, des progrès qu'il venait d’accomplir dans les faveurs de son amie.

Mais ce qui parlait surtout au cœur de Reiser, c’étaient les considérations générales sur la vie et l’existence, l’illusion des efforts humains, l’inutilité de se mêler à la cohue en ce bas monde, l’authenticité des scènes de nature que l'auteur avait  su reproduire avec tant de vie sur le papier et ses pensées sur la destinée et les fins de l’homme.

Le passage où Werther compare la vie à un théâtre de marionnettes dont les personnages sont mus par des fils de fer et dans lequel lui-même joue son rôle (ou plutôt on le lui fait jouer), touche la main de son voisin, sent qu’elle est en bois et recule en frissonnant éveillait chez Reiser le souvenir d’une impression analogue, ressentie souvent lorsqu’il donnait à quelqu’un une poignée de mains. L’habitude quotidienne nous fait oublier qu’en fin de compte nous avons un corps soumis à toutes les lois de la décomposition valables pour le monde matériel, ni plus ni moins qu’un morceau de bois que nous scions ou débitons et que les mouvements de ce corps obéissent aux mêmes lois que les machines construites par la main de l’homme. Cette fragilité de notre corps, ces contingences matérielles auxquelles il est soumis ne nous sont révélées qu’à l’occasion de certaines crises. Alors nous prenons peur de nous-même, car nous nous rendons compte brutalement que nous pensions être quelque chose qu’en réalité nous ne sommes pas, mais qu’en revanche nous sommes quelque chose que nous redoutions d’être. Quand nous tendons la main à un homme dont nous ne voyons et ne touchons que le corps sans avoir le moindre soupçon de ce que sont ses pensées, la notion d’existence physique nous frappe davantage que lors de l’observation de notre propre corps ; en effet, nous ne pouvons pas séparer celui-ci de l’idée que nous nous en faisons et finalement cette idée nous le dissimule.
 

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 Et Reiser avait amassé pour cette occasion tant de matières à entretiens mystiques que, durant ce séjour, leurs conversations se prolongèrent souvent tard dans la nuit. Car Reiser s’efforçait d’expliquer en termes de métaphysique toutes les idées mystiques de son père, tirées des écrits de Mme Guyon, sur la multiplicité et l'unité, sur la fusion finale dans l’unité, etc. Ce lui fut une tâche facile, car le mysticisme et la métaphysique ont effectivement un point commun : le premier a dans bien des cas découvert    fortuitement,par l’effet de l'imagination, ce qui

est pour l’autre fruit de l’exercice de la raison. Le père de Reiser, qui n’avait jamais soupçonné l’existence de pareilles pensées chez son fils, se fit, semble-t-il, une haute idée de celui-ci et parut éprouver à son égard un sentiment qui ressemblait fort à du respect.

Mais même dans cette situation, le penchant à l’hypocondrie demeura constamment dominant chez Reiser. Il était sur le pas de la porte avec sa mère quand ils virent passer l’enterrement de l’enfant d’un voisin. Le père, plongé dans le chagrin, les cheveux pendants et les yeux noyés de larmes, suivait le cercueil. Si seulement ils m’emportaient moi aussi ! dit la mère de Reiser, qui n’avait certes pas connu beaucoup de joies durant son existence. Et son fils, à qui pourtant la vie pouvait encore réserver bien du bonheur, reprit ce souhait à son compte du fond du cœur avec autant de ferveur que s’il avait souffert du plus douloureux chagrin d’amour.
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C’est pourquoi il interprétait les marques d’amitié que d’autres lui témoignaient comme des gestes de condescendance ; du fait, simplement, qu’il se croyait susceptible de provoquer le , on le méprisait, et il voyait souvent du mépris là où un autre, plus sûr de lui, n’en aurait pas décelé. Il semble bien que tel est le rapport des forces spirituelles : lorsqu’une volonté ne trouve pas en face d’elle une volonté antagoniste, elle se précipite dans la brèche qui s’ouvre devant sa poussée et détruit tout en semant la dévastation autour d’elle, semblable à un fleuve dont les digues se sont rompues. Sans cesse, le Moi le plus fort dévore le plus faible cependant qu’il se moque de lui, le méprise et le couvre de ridicule. Se sentir ridicule revient en quelque sorte à se sentir anéanti et rendre quelqu’un ridicule équivaut presque à porter à son Moi une atteinte mortelle qu’aucune autre offense ne saurait égaler. En revanche, être haï de tous excepté de soi-même est un état souhaitable, voire désirable. Une telle détestation générale n’entraînerait pas la mort du Moi, au contraire : elle l’emplirait d’un sentiment de bravade qui lui permettrait de survivre des siècles durant et de clamer sa colère face à un monde de haine. Mais n’avoir pas d’ami ni même d’ennemi, voilà l’enfer véritable dans lequel un être pensant éprouve les tourments de l’anéantissement progressif sous toutes leurs formes.

Telles étaient précisément les souffrances infernales de Reiser chaque fois que, par manque de confiance en son Moi, il estimait mériter dérision et mépris ; son seul plaisir alors était de se retrouver seul et d’éclater d’un rire sarcastique à ses propre dépens, achevant pour ainsi dire dans sa personne même le mal que d'autres avaient commencé à lui faire.


Si ces êtres plus forts et plus parfaits que moi 

M’accablent de leurs traits cruels et destructeurs, 

Pourquoi prêter l’oreille aux voix de la pitié?

Quoi ? Pleurer sur moi-même ? Est-il honte plus grande ?

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Quatrième partie

Un tel état d’âme l’incitait toujours à désirer l’arrivée de la nuit, le sommeil profond et l’oubli total de soi. Il avait l’impression que le temps se traînait lamentablement, et il ne pouvait s’expliquer pourquoi il était vivant en cet instant précis.

Au début de son séjour à Erfurt, de tels moments étaient fort rares. Sa vision de l’existence se faisait de plus en plus globale, son changement de lieu était encore récent, les petits événements qui se reproduisent régulièrement n’avaient pas encore entamé sa puissance de rêve.

Ce retour immuable des mêmes faits et des mêmes situations semble bien être ce qui bride le plus sûrement les élans des hommes et maintient leurs ambitions dans un espace restreint. Peu à peu on se sent irrésistiblement envoûté par l’uniformité du cercle dans lequel on se meut, on se prend d’amour pour les choses qui ont toujours été là et on fuit les nouveautés. Quitter cet environnement qui a l'air d'être devenu un second corps dans lequel le premier s’est niché semblerait sacrilège.

Le logement de Reiser dans le quartier de la Kirschlache semblait précisément fait pour fournir à ses rêves un aliment nouveau.

En effet, la vue du couvent des chartreux par-delà les jardins avait un caractère romantique qui l'attirait irrésistiblement ; ses regards ne pouvaient se détacher de cette retraite silencieuse vers laquelle une secrète nostalgie l’entraînait.

Tout l’édifice de ses chimères s'était effondré et il n'avait réussi à jouer ni dans la vie réelle ni au théâtre l’un de ces drames pleins de bruit dont le monde a le secret ; c’est pourquoi il tomba, la chose est fort commune, avec toutes les ressources de sa sensibilité dans l’autre extrême.

Une existence totalement coupée du monde, sans contact avec les hommes, baignée de silence et d'isolement, présentait pour lui des charmes indicibles — et ce choix de la retraite avait à ses yeux une valeur d’autant plus grande qu’il représentait un lourd sacrifice. Car il renonçait par là à ses désirs les plus chers, à ceux qui semblaient constituer la trame même de son existence.

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Il en était pour lui comme pour le vicaire de Wakefield ‘ qui réussit un coup de dés extraordinaire en jouant pour quelques sous avec un ami peu de temps avant d’apprendre la banqueroute du marchand à qui il avait confié toute sa fortune.

Le sort tint encore en réserve un petit moment les avanies qu’il destinait à Reiser et le laissa jouir en paix du plaisir que lui procura la deuxième représentation théâtrale où on lui avait attribué trois rôles.

Son vœu le plus ardent était donc exaucé dans une certaine mesure, encore qu’il n’eût pas l’occasion de briller dans un rôle tragique. Qui plus est, on avait une sorte de confiance dans son jugement en matière de théâtre, on lui demandait conseil ; sa participation à la comédie et la publication de ses poésies augmentèrent sa popularité parmi les étudiants ; ils se conduisaient fort civilement envers lui, ce qui le changeait agréablement de la manière dont on l’avait traité à l’école de H...

Durant tout ce temps, il fréquenta assidûment la bibliothèque de l’université où il se plongea avec un plaisir particulier dans l’étude de la Description de la Chine par Duhalde, ce qui lui fit perdre beaucoup de temps. C’est juste à cette époque aussi que parut Siegwart, roman qui a pour cadre un couvent. Avec son ami N..., il le lut à plusieurs reprises de la première à la dernière page, et en dépit de l’affreux ennui qui s’en dégageait, ils s’imposèrent, dans le feu de l’émotion qui s’était emparée d’eux aux premières pages, la lecture des trois volumes.

Pour finir, Reiser ne rêvait de rien de moins que de composer avec le contenu de ce roman un drame historique ; il rédigea effectivement quantité d’ébauches à cette fin, gaspillant ainsi un temps précieux.

Quand ses efforts n’aboutissaient pas selon ses vœux, il connaissait après chaque tentative avortée les heures les plus sombres et les plus découragées qu’on puisse imaginer. La nature entière et ses propres idées perdaient alors tout leur attrait pour lui, chaque instant de vie lui pesait et l’existence lui était au plein sens du terme un tourment.


Les souffrances infligées par la poésie peuvent donc à bon droit constituer à elles seules un chapitre particulier dans la douloureuse histoire de Reiser. Ce récit a pour but de décrire ses états d’âme autant que sa situation matérielle à tous les moments de son existence et de mettre ainsi en évidence des vérités que beaucoup d’hommes portent durant toute leur vie au plus obscur d’eux-mêmes sans en être conscients, car ils n’osent pas aller jusqu’au fond, jusqu’à l’origine de leurs sensations pénibles.

Ces souffrances secrètes, Reiser dut les affronter depuis sa petite enfance ou presque.

Quand le désir de composer un poème s’emparait de lui, sa première réaction était un sentiment de nostalgie ; il s’imaginait une œuvre dans laquelle il se fondait tout entier avec tout ce qu’il avait jamais pu entendre, lire ou penser et qui, s’il réussissait à lui donner une forme concrète, lui procurerait une joie indicible, telle qu’il n’en avait pas connu jusque-là.

Mais il n’apparaissait pas encore si ce serait une tragédie, une romance ou une élégie ; toutefois il faudrait qu’elle provoque chez le lecteur la totalité de la sensation dont le poète n’avait éprouvé en quelque sorte que les prémices.

Dans cet état prémonitoire où l’âme baigne dans la félicité, la langue ne pouvait que balbutier des sons isolés, semblables à ceux qu’on trouve par exemple dans certaines odes de Klop-stock et dont des points de suspension remplissent les intervalles.

Mais ces sons isolés n’exprimaient chaque fois que le sens général de notions telles que : grand, élevé, larmes de joie, etc.

Cet état d’âme durait jusqu’à ce que la sensation qui en était l’origine retombât d’elle-même, mais sans avoir donné naissance ne fût-ce qu’à quelques lignes cohérentes qui auraient constitué le début d’un texte précis.

Cette crise n’avait donc pas abouti à la création d’une chose belle en soi à laquelle, par la suite, l’âme aurait pu se reporter, et du même coup toutes les œuvres déjà existantes ne méritaient plus qu’on leur accordât le moindre regard. Tout se passait comme si l’âme avait pris vaguement conscience d’un état dont l’accès lui était interdit, mais dont la seule existence la rabaissait à un rang méprisable.


Il existe en effet un signe infaillible auquel on reconnaît qu’un homme n’a pas la vocation de poète : c'est seulement une sensation diffuse qui l’incite à écrire des vers, mais le sujet précis qu ’il va traiter ne s’impose pas à lui avant cette sensation ou à tout le moins en même temps qu ’elle. Bref, celui qui, au moment où il éprouve une sensation, ne domine pas la totalité de son sujet jusque dans les détails, n’a que cette sensation, mais non le don poétique.

Et il est certain qu’il n’y a rien de plus dangereux que de se laisser aller à un penchant fallacieux de cette espèce ; la voix de la prudence n’incitera jamais trop tôt le jeune homme à s’examiner soigneusement et à se demander si ses désirs ne lui tiennent pas lieu d’aptitude ; dans l’affirmative, un tourment incessant serait la punition de celui qui voudrait jouir d’un bonheur interdit.

Tel était le cas de Reiser, qui gâta les plus belles heures de sa vie dans des tentatives avortées, dans la vaine poursuite d’un mirage qui planait sans cesse devant son esprit, mais se dissolvait brutalement en fumée quand il croyait l’atteindre.

S’il est un homme chez qui le goût pour la poésie était en contradiction avec sa vie et son destin, c’est bien Reiser : depuis l’enfance, il s’était trouvé dans un milieu qui l’humiliait au dernier degré et dans lequel, pour accéder au monde de la poésie, il lui fallait à chacune de ses tentatives sauter un échelon de l’évolution qui conduit à l’épanouissement de l’homme, sans savoir s’il pourrait se maintenir sur l’échelon suivant.

Il en était ainsi, à cette date, pour ce qui concerne sa situation matérielle ; il n’avait en fait pas de chambre à lui et, la saison devenant de plus en plus froide, il lui fallait se tenir dans la pièce commune, dont les occupants devaient sortir chaque fois qu’on la balayait.

La famille entière vivait là, avec Reiser et un autre étudiant encore ; chacun y recevait la visite de personnes venues de l’extérieur ; on y bavardait, les enfants menaient grand tapage, chantaient, se querellaient et criaient ; tel était le cadre dans lequel Reiser s’efforçait d’écrire son essai philosophique sur le sentimentalisme et de mettre sur le papier ses visions poétiques.

C’était donc là que devait naître la tragédie Siegwart qui débutait par l’arrivée du héros chez l’ermite, idée qui avait toujours plu à Reiser et qui a les faveurs de la plupart des jeunes gens convaincus d’avoir une vocation poétique.

Quoi de plus naturel ? L’état d’ermite n’est-il pas en quelque sorte tout baigné de poésie ? Ainsi le poète trouve-t-il son sujet presque traité à l’avance.

Mais quand un écrivain commence à choisir cette sorte de thème, c’est presque toujours le signe qu’il n’a pas la veine poétique : il cherche en effet la poésie dans la matière à traiter alors qu’il devrait la posséder en lui-même pour en revêtir tout motif qui se présenterait à son esprit.

Pour la même raison, le choix de l’horrible est également un mauvais signe, si le génie poétique supposé donne dès ses débuts d’écrivain dans ce type d’inspiration ; car il est bien évident qu’alors le contenu poétique préexiste à l’œuvre et les éléments extérieurs doivent intervenir pour dissimuler le manque d’idées et la stérilité de l’imagination.

Le cas s’était déjà présenté pour Reiser à l’école de H... où il avait tenté d’accumuler faux serment, inceste et parricide dans une tragédie qui devait s’intituler le Parjure ; en la composant, il pensait sans cesse au jour où elle serait représentée et à l' effet qu’elle produirait sur les spectateurs.

Ce second critère devrait aussi constituer une sérieuse mise en garde pour tous ceux qui s’interrogent attentivement sur leur vocation d’écrivain. Car le vrai poète et l’artiste en général ne cherche ni ne trouve sa récompense dans l’effet que son œuvre produira ; c’est dans son élaboration qu’est la source de son plaisir et il ne la jugerait pas inutile même si personne ne devait en connaître l’existence. Son œuvre exerce sur lui une fascination dont il n’est pas conscient ; il puise en lui-même la force qui le fait aller de l’avant et les honneurs ne sont pour lui qu’une incitation à mieux faire.

La soif de célébrité peut certes inspirer à elle seule le désir de se lancer dans un ouvrage d’envergure, mais elle ne saurait donner la force de l’achever à celui qui ne la possède pas avant même de se mettre à la tâche, avant même que le goût du succès lui soit venu.

Il faut mentionner encore un troisième signe de mauvais augure : c’est le cas où de jeunes auteurs choisissent de préférence pour cadre des lieux lointains et peu connus ; ils se servent d’ingrédients empruntés à l’imagination ; ils montrent alors des scènes qui se déroulent en Orient ou dans d’autres pays semblables, où tout est différent de la vie quotidienne que mènent les gens ordinaires et où par conséquent le sujet traité est    déjà poétique par lui-même.

Reiser entrait précisément dans cette catégorie ; depuis longtemps il portait en lui les éléments d’un poème sur la Création, sujet le transportant, il faut bien le dire, aussi loin que son imagination pouvait remonter et dans lequel il voyait non pas les détails, qui le faisaient reculer, mais ces grandes masses dont la représentation est considérée comme la tâche poétique par excellence, celle que les jeunes poètes ignorants choisissent toujours, plutôt que de traiter des sujets plus terre à terre ; car leur génie doit conférer à ceux-ci une noblesse qui n’y est pas et qu’ils s’imaginent trouver dans celles-là.

Durant cette période, la situation matérielle de Reiser ne cessa de se dégrader ; en effet les subsides qu’on devait lui envoyer de H... n’arrivaient pas et ses logeurs le regardaient de plus en plus de travers au fur et à mesure qu’ils se rendaient compte qu’il n’avait pas d’argent et ne devait pas s’attendre à en recevoir. Il n’était plus à même de payer le petit déjeuner et le dîner qu’il prenait chez eux et on lui fit sentir sans ambages qu’on n’avait pas l’intention de lui faire crédit plus longtemps ; comme on ne pouvait plus tirer de bénéfice de sa présence et que de surcroît il était un triste compagnon de table, on en vint naturellement à souhaiter se débarrasser de lui et on lui signifia son congé.

Quelque peu étonnant que fût ce dénouement, Reiser le prit au tragique. La pensée qu’il était indésirable, que les gens parmi lesquels il vivait le toléraient tout juste, lui rendit odieuse, par contrecoup, sa propre existence. Tous les souvenirs de sa jeunesse et de son enfance lui revinrent en foule. Lui-même entassa sur sa tête tous les motifs de honte ; dans son désespoir, il était prêt à accepter une fois de plus tous les coups d’un destin aveugle.



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