mardi 25 avril 2023

Une bibliothèque idéale - Hermann Hesse

 Une bibliothèque idéale - Hermann Hesse

De la lecture

La majorité des gens ne comprennent rien à la lecture et ne savent pas au juste pourquoi ils lisent. Pour les uns, c’est un chemin d’accès à la «culture», difficile mais indispensable. Avec tout ce qu’ils ont lu* ils sont effectivement très « cultivés ». Pour d'autres, en revanche, la lecture est une distraction facile qui permet de tuer agréablement le temps ; ils sont prêts, au fond, à lire n’importe quoi pour ne pas s’ennuyer.

Ainsi, monsieur Müller se plonge dans l’Egmont de Goethe ou dans les Mémoires de la marquise de Bayreuth pour élargir sa culture et combler l’une des nombreuses lacunes dont souffrent d'après lui ses connaissances. L’angoisse qu’il éprouve à l’égard de ces lacunes et le contrôle qu’il exerce sur elles sont déjà symptomatiques : il prétend parvenir à la culture par l’extérieur et l’envisage comme quelque chose que l’on acquiert à force de travail ; il aura beau étudier, toute culture restera en lui morte et stérile.

Monsieur Meier, lui, lit « pour le plaisir », c’est-à-dire par ennui. Il est rentier ; il a du temps ; il en a même tellement qu’il ne parvient pas à en venir à bout par ses propres moyens, Il doit donc faire appel aux écrivains pour l’aider à remplir ses longues journées. Il lit Balzac comme il fume un havane, et Lenau comme il lit le journal.

Dans d’autres domaines, cependant, messieurs Müller et Meier — comme leur épouse et leurs enfants — se montrent beaucoup plus circons-| pects et autonomes. Ils n’achètent et ne vendent aucune obligation d’État sans une raison précise ; ils ont constaté qu’un dîner lourd est plus difficile à digérer ; ils ne font pas d’efforts physiques, sauf si cela s’avère nécessaire à leur santé. Bon nombre de leurs semblables font même du sport et connaissent les secrets de ce singulier passe-temps qui permet à un homme d’esprit de se divertir, de pouvoir rajeunir et se fortifier.

Monsieur Müller ferait bien de lire comme il fait de la gymnastique ou de l’aviron ! Les heures qu’il consacre à ses lectures devraient être aussi rentables que celles qu’il passe à travailler ; seuls devraient l’impressionner les livres susceptibles de l’enrichir d’une connaissance vécue, d’améliorer légèrement sa santé, de le rajeunir d’une journée. Il ne devrait pas plus se soucier de se cultiver qu’il ne brigue un poste à l’Université ; il devrait éprouver autant de honte à fréquenter des brigands et des souteneurs de roman que de telles crapules en chair et en os.

Les pensées du lecteur sont pourtant loin d’être aussi simples : il peut très bien voir dans le monde de l'imprimé un univers supérieur où le bien et le mal n’existent pas. Mais il peut tout aussi bien le mépriser intérieurement, le considérer comme un monde irréel, inventé par des rêveurs, dans lequel on pénètre uniquement par ennui et que l’on quitte avec pour seule impression le sentiment d’avoir passé quelques heures plus ou moins agréables.

Toutefois, même s’il tient à tort la littérature en piètre estime, monsieur Müller (comme monsieur Meier) lit en général beaucoup trop. Il pourrait très bien employer son temps et son attention à faire tout autre chose, mais il préfère les sacrifier à cette activité qui ne le touche pas profondément. Il pressent donc vaguement que les livres recèlent une certaine richesse, mais il s’obstine à les aborder avec un manque de personnalité qui aurait tôt fait de ruiner ses affaires.

Le lecteur qui cherche à se reposer, à passer le temps, et celui qui veut se cultiver pensent trouver dans les livres des forces capables de vivifier et d’élever l’esprit, bien qu’ils n’en connaissent ni la nature ni la portée. Ils se comportent comme un malade dénué de raison qui, sachant qu’une pharmacie regorge de remèdes efficaces, te mettrait à essayer tous les médicaments, tiroir après tiroir, bocal après bocal. Et pourtant, comme dans une vraie pharmacie, chacun devrait pouvoir trouver dans sa librairie et sa bibliothèque l’herbe qui le guérira ; au lieu de se gaver et de s’empoisonner, il pourrait y puiser de quoi retrouver des forces et de l’énergie.

Pour nous autres écrivains, il est très agréable de constater qu’on lit autant, et il peut sembler paradoxal qu’un auteur pense qu’on lit trop. Mais la joie que procure ce métier finit par se dissiper devant les nombreux abus et malentendus dont il est victime. Même si les droits d’auteurs s’en trouvent diminués, il vaut mieux être lu par une dizaine de bons lecteurs, dont la reconnaissance vous comble de joie, que par des centaines de lecteurs indifférents.

C’est pourquoi j’ose affirmer qu’on lit trop et que cet excès de lecture ne fait pas honneur à la littérature ; il lui est même nuisible. Les livres ne sont pas faits pour rendre les gens dépendants plus dépendants encore, et encore moins pour fournir à bon compte une vie illusoire à ceux qui ne savent pas quoi faire de la leur. Les livres, au contraire, n’ont de valeur que s’ils mènent à la vie, que s’ils sont utiles, au service de l’existence. Si elle n’éveille pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur, toute heure passée à lire est une heure perdue.

D’un point de vue purement extérieur, la lecture invite, oblige à se concentrer, et rien n’est plus inepte que de lire pour se « distraire ».

Celui qui ignore la mélancolie n’a nul besoin de distraction ; il doit, à l’inverse, faire un effort de concentration. En tout lieu et en tout temps, quoi qu’il fasse, pense ou ressente, il lui faut rassembler toutes ses forces pour être là, présent. Un bon livre doit donc avant tout susciter chez le lecteur le sentiment d’une concentration, d’une contraction et d’une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification, un concentré d’émotions humaines, et si je n’ai pas la volonté de les partager, d’y prendre part attentivement, c’est que je suis un bien mauvais lecteur. Le tort que je cause ainsi à un poème ou à un roman peut me laisser de glace. Mais c’est surtout à moi-même que je porte préjudice par une mauvaise lecture. J’emploie mon temps à une activité inutile ; je mobilise ma vue et mon attention pour des choses qui ne m’importent pas et dont je sais à l’avance que j’aurai tôt fait de les oublier ; je me fatigue le cerveau avec des impressions qui ne me servent à rien et que je ne désire nullement assimiler.

Les journaux sont souvent tenus pour responsables du fait que les lecteurs ne savent plus lire correctement. Je ne suis pas du tout de cet avis. On peut très bien lire plusieurs quotidiens avec autant de plaisir que de concentration. On peut même se livrer à un exercice très sain et fort utile en choisissant et combinant rapidement les nouvelles. En revanche, un lecteur soucieux de se cultiver ou de se distraire peut parfaitement , se plonger dans les Affinités électives et ne rien en retirer.

La vie est courte et personne dans l’au-delà ne viendra s’enquérir du nombre de livres dont on est venu à bout. C’est pourquoi il est stupide et préjudiciable de passer son temps à lire inutilement. Je ne pense pas ici aux mauvais livres, mais plutôt à la qualité de la lecture elle-même. Dans la vie, chaque pas, chaque respiration est essentielle. Aussi la lecture doit-elle également nous apporter quelque chose ; il faut fournir un  effort qui nous rendra plus fort encore ; il faut se perdre pour se retrouver avec une conscience accrue. Il est vain de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume joie, consolation, force ou sérénité. Lire d’un œil distrait, sans réfléchir, revient à se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Il ne faut pas lire non plus pour s’oublier et oublier la vie de tous les jours. Non, la lecture doit nous permettre de reprendre solidement en mains notre propre destin avec davantage de conscience et de maturité. On ne doit pas aborder les livres comme un élève timide tremblant devant un professeur glacial ou comme un propre à rien attablé devant une bouteille de schnaps ; il faut plutôt se mettre dans la peau d’un alpiniste prêt à escalader les Alpes, d’un combattant entrant dans l’arsenal ; on ne doit pas les aborder comme un fuyard et un mécontent qui subit la vie, mais  comme un homme de bonne volonté qui rend visite à des amis ou à des personnes de bon conseil.

S’il en était vraiment ainsi, on ne lirait plus que le dixième de ce qui est lu aujourd’hui et l’on s’en trouverait dix fois plus heureux et plus riche. Si cela devait nous mener, nous autres auteurs, à ne plus vendre un seul livre et à écrire dix fois moins, personne ne s’en plaindrait. Car l’écriture, à vrai dire, ne se porte pas mieux que la lecture.

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De la lecture de livres

Notre esprit a un besoin inné d’établir des types pour classifier l’humanité. Les Caractères de Théophraste, les quatre humeurs de nos ancêtres et même la psychologie la plus moderne témoignent de ce penchant taxinomique. Tout un chacun, inconsciemment, divise son entourage en différentes catégories, selon que ces individus ressemblent ou non aux caractères qui ont marqué son enfance. Pour autant que ces divisions se révèlent stimulantes et significatives — il importe peu de savoir si elles émanent d’une expérience purement personnelle ou si elles tendent vers une classification scientifique —, il est parfois bon et fécond d’opérer une autre coupe dans le domaine de l’expérience, de constater que chaque personne porte en elle les traits de chaque type, et que les caractères et les tempéraments se succèdent au sein d’une même personnalité.

Dans la suite de cet exposé, je vais déterminer trois types, ou plutôt trois ordres de lecteurs. Je  ne veux pas dire par là que leur univers se divise en trois et quun lecteur rentre dans telle catégorie et un autre dans telle autre. Non, chacun de nous appartient tantôt à ce groupe-ci, tantôt à ce groupe-là.

Il y a d’abord le lecteur naïf. Nous le sommes tous un jour ou l’autre. Il lit un livre comme on engloutit un plat ; il prend sans rien donner ; il mange et boit à satiété : c’est le jeune garçon qui se gave d’histoires d’indiens, la soubrette qui ingurgite des romans de comtesses, l’étudiant qui dévore Schopenhauer. La relation que ce lecteur entretient avec le livre n’est pas un rapport de personne à personne ; elle ressemble plutôt au lien qui unit le cheval à sa mangeoire ou l’attelage à son cocher : le livre conduit, le lecteur suit. Pour lui, la substance d’un texte est une réalité objective. Mais la substance n’est pas tout !

Certains lecteurs d’un raffinement et d’une culture extrêmes - ceux notamment qui apprécient la belle littérature - font partie intégrante de la classe des naïfs. Ils ne sont pas suspendus à l’histoire, certes, pas plus qu’ils ne goûtent un roman en fonction du nombre de morts ou de mariages qu’il relate, mais ils prennent l’écrivain lui-même, l'esthétique du livre, comme des données totalement objectives. Ils sentent avec ravissement leur cœur battre avec celui de l’auteur ; ils adoptent aveuglement ses prises de position ; ils avaient toutes les explications qu’il fournit sur ses propres créations. Le sujet, le milieu et l'intrigue pour les âmes simples ce que l'art, la langue, la culture et lu spiritualité de l'écrivain sont pour ces lecteurs lettrés : c’est à leurs yeux quelque chose d'objectif, l’ultime, la suprême valeur d'une œuvre littéraire. Ils sont comme le jeune lecteur de Karl May qui envisage les exploits d’Oid Shatterhand comme des valeurs réelles, comme la réalité.

Dans sa relation il la lecture, le lecteur naïf n’a aucune personnalité ; il n'est pas lui-même.

II    apprécie les événements d'un roman d'après leur intérêt, leur dangerosité, leur érotisme, leur éclat ou leur misère. Quand il porte au contraire un jugement sur l’écrivain, c’est en mesurant son travail à l’aune d’une esthétique qui, finalement, demeure toujours une convention. Pour lui, un livre doit être jugé sur sa forme et son contenu. Il doit faire l’objet d’une lecture fidèle et attentive, purement et simplement (comme un pain est fait pour être mangé et un lit pour dormir).

Mais on peut aussi adopter un tout autre regard sur les choses et les livres. Dès que l’homme obéit à sa nature et oublie sa culture, il retombe en enfance et se met à jouer avec les objets qui l’entourent : le pain devient une montagne dans laquelle on creuse un tunnel, le lit se transforme en caverne, en jardin, en champ de neige. On retrouve un peu de cette innocence, de ce génie ludique chez le deuxième type de lecteur. Selon lui, l’essentiel dans un livre ne réside pas dans la forme et le fond. Comme les enfants, ce lecteur sait bien que chaque chose peut avoir des dizaines, des centaines de significations. Il est capable, par exemple, de voir les efforts déployés par un poète ou un philosophe pour se persuader du sens, de la valeur qu’il donne aux choses et essayer d’en persuader son public ; il peut en sourire et constater que l’arbitraire et la liberté de l’auteur ne sont en réalité que contraintes et passivité.

Ce genre de lecteur sait déjà ce qui échappe souvent totalement aux professeurs de lettres et aux critiques littéraires: la matière et la forme ne résultent pas d’un libre choix. Lorsqu’un historien de la littérature affirme que Schiller a choisi en telle année de traiter tel sujet en pentamètres ïambiques, ce lecteur-là sait que le mètre et la matière de ce poème ne dépendent pas d’un choix de son auteur. Son plaisir consiste à voir que le poète né s’empare pas de son sujet, mais qu’il est contraint par son sujet. De ce point de vue, les prétendues valeurs esthétiques ne sont pas loin de s’effondrer et c’est là, précisément, que les écarts et les incertitudes peuvent présenter un charme exquis, une valeur extraordinaire. Ce lecteur, en effet, ne suit pas l’auteur comme un cheval, son cocher, mais comme le chasseur suit une piste. Un rapide coup d’œil sur les contraintes et la passivité de l’écrivain (situées au-delà de son apparente liberté) peut le ravir davantage que toutes les beautés d’une bonne technique et d’une langue recherchée.

Nous arrivons enfin à l’ultime étape de notre chemin, au troisième et dernier type de lecteur. Encore une fois, chacun n’est pas nécessairement et définitivement cantonné dans l’une de ces catégories : on peut tout à fait appartenir aujourd’hui à la deuxième, demain à la troisième, et après-demain à la première. Arrêtons-nous sur cet individu qui se trouve apparemment aux antipodes de ce que l’on appelle d’habitude un « bon » lecteur. Ce troisième personnage possède une telle personnalité, il est tellement lui-même qu’il est entièrement libre de ses lectures. Il ne cherche ni à se cultiver, ni à se divertir. Il se sert du livre comme de n’importe quel autre objet ; ce n’est pour lui qu’un point de départ, une incitation. Au fond, peu lui importe ce qu’il lit. Il ne s’intéresse pas à un philosophe pour le croire, embrasser ses vues, les critiquer ou les combattre. Il ne lit pas un poète pour avoir une interprétation du monde ; il a la sienne.

On peut le considérer, si l’on veut, comme un véritable enfant. Il joue avec tout et n’importe quoi — et dans un sens rien n’est plus fécond, plus productif. Face à une belle formule, un aphorisme ou une pensée pleine de sagesse, il essayera d’abord de les retourner. Il sait depuis longtemps que le contraire de toute vérité est aussi vrai que cette vérité elle-même. Il sait depuis longtemps que tout point de vue intellectuel est un pôle auquel s’oppose un autre pôle tout aussi valable. C’est un enfant dans la mesure où il fait grand cas de la pensée associative, mais pas de manière exclusive. Dès l’instant où il accède à ce stade, ce lecteur - ou plutôt chacun d’entre nous - peut donc lire ce qui lui chante : un roman, une grammaire, un horaire, des épreuves.

À partir du moment où notre imagination et notre faculté d’association sont à leur apogée, nous ne lisons plus le papier que nous avons sous les yeux : nous nageons dans le flot des suggestions et des idées suscitées par ce qui s’y trouve écrit. Elles peuvent être éveillées par le texte, comme par la seule présentation typographique. Une annonce de journal peut devenir une révélation. La pensée la plus réjouissante, la plus positive, peut naître d’un mot parfaitement insignifiant que l’on retourne, dont on s’amuse à déplacer les lettres comme on joue avec une mosaïque. Dans ces conditions, Le Petit Chaperon rouge peut se lire comme une cosmogonie, une philosophie, ou un texte d’un érotisme torride. L’inscription Colorado maduro figurant sur une boîte à cigares peut aussi nous inviter à jouer avec les mots, les lettres ou les sonorités, et nous faire ainsi voyager dans notre for intérieur à travers les cent royaumes du savoir, du souvenir et de la pensée.

Mais, me dira-t-on, tout cela relève-t-il encore de la lecture ? Peut-on encore passer pour un lecteur lorsqu’on aborde une page de Goethe comme une annonce ou un imbroglio de lettres sans se préoccuper des intentions et des opinions de son auteur ? Ce troisième et dernier ordre de lecteurs, comme tu l’appelles, ne serait-il pas en réalité l’ordre le plus bas, le plus infantile, le plus barbare ? Où sont passées pour eux la musique de Hôlderlin, la passion de Lenau, la volonté de Stendhal, l’abondance de Shakespeare ? C’est une objection légitime. Il n’y a plus de lecteurs dans cette troisième catégorie. Celui qui en ferait constamment partie finirait vite par ne plus rien lire du tout. Car le motif d’un tapis ou l’agencement des pierres dans un mur auraient pour lui autant de valeur que la page ordonnée avec le plus grand soin. Son seul livre serait une feuille de papier portant les lettres de l’alphabet.

C’est ainsi : ce lecteur n’en est plus un. Il se moque de Goethe. Il n’a nul besoin de Shakespeare. Il ne lit plus rien. Des livres ? Pour quoi faire ? Ne porte-t-il pas en lui l’univers tout entier ?

Mais personne ne reste éternellement à ce stade où l’on ne lit plus. Toutefois, celui qui n’en a jamais fait l’expérience est un mauvais lecteur, un lecteur immature. Il ne sait pas qu’il possède en lui-même toute la littérature et toute la philosophie du monde. Il ne soupçonne pas que les plus grands écrivains eux-mêmes ont puisé à cette source que nous portons tous au fond de nous. Consacre donc ne serait-ce qu’une heure, un jour de ta vie à cette troisième étape où toute lecture est abolie. Il est si facile d’en revenir ! Tu liras, écouteras et interpréteras d’autant mieux tout ce qui est écrit. Arrête-toi, ne serait-ce qu’une seule fois, en ce lieu où la pierre qui borde le chemin a autant de signification pour toi qu’elle en a eu pour Goethe et Tolstoï. Tu tireras de leur lecture et de celle des autres auteurs infiniment plus de profit, de sève et de miel. Tu seras alors en accord avec la vie et avec toi-même comme tu ne l’as jamais été. Car les œuvres de Goethe ne sont pas Goethe, les volumes de Dostoïevski ne sont pas Dostoïevski. Ce ne sont que des tentatives sans fin et incertaines pour conjurer un monde aux voix et aux sens multiples, un monde dont ils ont été le centre.

Essaie au moins une fois de noter quelques idées, comme celles qui te viennent en te promenant, ou tente de consigner le simple rêve que tu as fait cette nuit, ça paraît plus facile ! Tu as rêvé qu’un homme te menaçait avec un bâton pour te décerner ensuite une médaille. Mais qui était cet homme ? Tu te souviens ; tu retrouves chez lui des traits de ton ami, de ton père. Mais il avait aussi autre chose, quelque chose de féminin qui te rappelle inconsciemment une sœur ou une amante. Son bâton était muni d’une poignée qui te fait penser à la canne que tu avais lors de ta première sortie scolaire. Voilà alors que des centaines de milliers de souvenirs font irruption, et si tu veux conserver et noter le contenu de ce simple rêve (ne serait-ce qu en sténo et par mots-clés), tu peux déjà avoir écrit un, deux ou dix livres avant d’en arriver à la remise de la médaille. Car le rêve ouvre sur le contenu de ton âme, et ce contenu n’est autre que le monde, ni plus ni moins ; le monde entier, de ta naissance à aujourd’hui, de Homère à Heinrich Mann, du Japon à Gibraltar, de Sirius à la Terre, de Bergson au Petit Chaperon . En tentant de coucher ton rêve sur le papier, tu entretiens avec l’univers qui l’embrasse un rapport identique à celui qui unit l’œuvre d’un auteur à ce qu’il a voulu dire.

Pendant près d’un siècle, des spécialistes et des amateurs se sont penchés sur le second Faust de Goethe pour en donner les interprétations les plus profondes et les plus banales, les plus belles et les plus bêtes. Mais même si elle se trouve masquée, cachée sous la surface, il existe dans toute œuvre littéraire une obscure ambiguïté, une « surdétermination des symboles », pour reprendre les termes de la psychologie moderne. Si tu ne l’as pas entrevue ne serait-ce qu’un instant dans sa plénitude infinie, son mystère inexplicable, tu te sentiras complètement dépassé devant n’importe quel penseur, n’importe quel écrivain ; tu prendras la partie pour le tout et tu te fieras à des interprétations superficielles.

Quel que soit son domaine, tout un chacun peut vivre tes métamorphoses que connaît le lecteur lorsqu’il passe d’un ordre à l’autre. Cela va dé soi. Tu peux en faire l’expérience en occupant les innombrables niveaux que présentent ces tfofe stades, aussi bien en peinture, en architecture, en histoire ou en zoologie. Ce sera partout la troisième étape — celle où tu t’arrêtes le plus — qui te privera de ton public, qui dissoudra l’art, la littérature, l’histoire universelle. Mais si tu n’en soupçonnes pas l’existence, tu continueras à aborder les livres, les sciences et les arts comme un écolier lit une grammaire.








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