vendredi 7 mars 2025

Durée et simultanéité À propos de la théorie d’Einstein - Henri Bergson

 

Durée et simultanéité À propos de la théorie d’Einstein - Henri Bergson

Chapitre I : La demi-relativité

L’expérience Michelson-Morley. – La demi-relativité ou relativité « unilatérale ». – Signification concrète des termes qui entrent dans les formules de Lorentz. – Dilatation du Temps. – Dislocation de la simultanéité. – Contraction longitudinale.

Chapitre II : La relativité complète

De la réciprocité du mouvement. – Relativité « bilatérale » et non plus « unilatérale ». – Interférence de cette seconde hypothèse avec la première : malentendus qui en résulteront. – Mouvement relatif et mouvement absolu. – Propagation et transport. – Systèmes de référence. – De Descartes à Einstein.

La raison pour laquelle la science n’a jamais insisté sur la relativité radicale du mouvement uniforme est qu’elle se sentait incapable d’étendre cette relativité au mouvement accéléré : du moins devait-elle y renoncer provisoirement.

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. C’est ainsi que le dynamisme newtonien parut couper court au développement du mécanisme cartésien. Descartes posait que tout ce qui relève de la physique est étalé en mouvement dans l’espace : par là il donnait la formule idéale du mécanisme universel.

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. Aucun philosophe ne pouvait se contenter tout à fait d’une théorie qui tenait la mobilité pour une simple relation de réciprocité dans le cas du mouvement uniforme, et pour une réalité immanente à un mobile dans le cas du mouvement accéléré.

 

Chapitre III : De la nature du temps

Succession et conscience. – Origine de l’idée d’un Temps universel. – La Durée réelle et le temps mesurable. – De la simultanéité immédiatement perçue : simultanéité de flux et simultanéité dans l’instant. – De la simultanéité indiquée par les horloges. – Le temps qui se déroule. – Le temps déroulé et la quatrième dimension. – À quel signe on reconnaîtra qu’un Temps est réel.

Comment passons-nous de ce temps intérieur au temps des choses ? Nous percevons le monde matériel, et cette perception nous paraît, à tort ou à raison, être à la fois en nous et hors de nous : par un côté, c’est un état de conscience ; par un autre, c’est une pellicule superficielle de matière où coïncideraient le sentant et le senti. À chaque moment de notre vie intérieure correspond ainsi un moment de notre corps, et de toute la matière environnante, qui lui serait « simultané » : cette matière semble alors participer de notre durée consciente{18}. Graduellement nous étendons cette durée à l’ensemble du monde matériel, parce que nous n’apercevons aucune raison de la limiter au voisinage immédiat de notre corps : l’univers nous paraît former un seul tout ; et si la partie qui est autour de nous dure à notre manière, il doit en être de même, pensons-nous, de celle qui l’entoure elle-même, et ainsi encore indéfiniment. Ainsi naît l’idée d’une Durée de l’univers, c’est-à-dire d’une conscience impersonnelle qui serait le trait d’union entre toutes les consciences individuelles, comme entre ces consciences et le reste de la nature{19}. Une telle conscience saisirait dans une seule perception, instantanée, des événements multiples situés en des points divers de l’espace ; la simultanéité serait précisément la possibilité pour deux ou plusieurs événements d’entrer dans une perception unique et instantanée. Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il d’illusoire dans cette manière de se représenter les choses ? Ce qui importe pour le moment, ce n’est pas d’y faire la part de la vérité ou de l’erreur, c’est d’apercevoir nettement où finit l’expérience, où commence l’hypothèse.

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Si je promène mon doigt sur une feuille de papier sans la regarder, le mouvement que j’accomplis, perçu du dedans, est une continuité de conscience, quelque chose de mon propre flux, enfin de la durée. Si maintenant j’ouvre les yeux, je vois que mon doigt trace sur la feuille de papier une ligne qui se conserve, où tout est juxtaposition et non plus succession ; j’ai là du déroulé, qui est l’enregistrement de l’effet du mouvement, et qui en sera aussi bien le symbole. Or cette ligne est divisible, elle est mesurable. En la divisant et en la mesurant, je pourrai donc dire, si cela m’est commode, que je divise et mesure la durée du mouvement qui la trace.

Il est donc bien vrai que le temps se mesure par l’intermédiaire du mouvement. Mais il faut ajouter que, si cette mesure du temps par le mouvement est possible, c’est surtout parce que nous sommes capables d’accomplir des mouvements nous-mêmes et que ces mouvements ont alors un double aspect : comme sensation musculaire, ils font partie du courant de notre vie consciente, ils durent ; comme perception visuelle, ils décrivent une trajectoire, ils se donnent un espace. Je dis « surtout », car on pourrait à la rigueur concevoir un être conscient réduit à la perception visuelle et qui arriverait néanmoins à construire l’idée de temps mesurable. Il faudrait alors que sa vie se passât à la contemplation d’un mouvement extérieur se prolongeant sans fin.

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Et l’ininterruption de déroulement resterait encore distincte de la trace divisible laissée dans l’espace, laquelle est encore du déroulé. Celle-ci se divise et se mesure parce qu’elle est espace. L’autre est durée. Sans le déroulement continu, il n’y aurait plus que l’espace, et un espace qui, ne sous-tendant plus une durée, ne représenterait plus du temps.

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 Nous appelons alors simultanés deux flux extérieurs qui occupent la même durée parce qu’ils tiennent l’un et l’autre dans la durée d’un même troisième, le nôtre : cette durée n’est que la nôtre quand notre conscience ne regarde que nous, mais elle devient également la leur quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible.

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Simultanéité dans l’instant et simultanéité de flux sont donc choses distinctes, mais qui se complètent réciproquement.

Chapitre IV : De la pluralité des temps

Les Temps multiples et ralentis de la théorie de la Relativité : comment ils sont compatibles avec un Temps unique et universel. – La simultanéité « savante », dislocable en succession : comment elle est compatible avec la simultanéité « intuitive » et naturelle. – Examen des paradoxes relatifs au temps. L’hypothèse du voyageur enfermé dans un boulet. Le schéma de Minkowski. – Confusion qui est à l’origine de tous les paradoxes.

. Ce temps-là n’est donc pas vécu par Pierre. Mais nous savons qu’il ne l’est pas non plus par Paul. Il ne l’est donc ni par Pierre ni par Paul. À plus forte raison ne l’est-il pas par d’autres.

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Sans doute Pierre colle sur ce Temps une étiquette au nom de Paul ; mais s’il se représentait Paul conscient, vivant sa propre durée et la mesurant, par là même il verrait Paul prendre son propre système pour système de référence, et se placer alors dans ce Temps unique, intérieur à chaque système, dont nous venons de parler : par là même aussi, d’ailleurs, Pierre ferait provisoirement abandon de son système de référence, et par conséquent de son existence comme physicien, et par conséquent aussi de sa conscience ; Pierre ne se verrait plus lui-même que comme une vision de Paul.

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Plus leur vitesse est grande, plus elle est éloignée de mon immobilité. C’est cette plus ou moins grande distance de leur vitesse à ma vitesse nulle que j’exprime dans ma représentation mathématique des autres systèmes quand je leur compte des Temps plus ou moins lents, d’ailleurs tous plus lents que le mien, de même que c’est la plus ou moins grande distance entre Jacques et moi que j’exprime en réduisant plus ou moins sa taille. La multiplicité des Temps que j’obtiens ainsi n’empêche pas l’unité du temps réel ; elle la présupposerait plutôt, de même que la diminution de la taille avec la distance, sur une série de toiles où je représenterais Jacques plus ou moins éloigné, indiquerait que Jacques conserve la même grandeur.

L’énergie spirituelle -Henri Bergson

 L’énergie spirituelle -Henri Bergson

Chapitre I : La conscience et la vie

Conférence Huxley1, faite à l’Université de Birmingham, le 29 mai 1911

Mais toute conscience est anticipation de l’avenir. Considérez la direction de votre esprit à n’importe quel moment : vous trouverez qu’il s’occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L’attention est une attente, et il n’y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir.

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Représentons-nous alors la matière vivante sous sa forme élémentaire, telle qu’elle a pu s’offrir d’abord. C’est une simple masse de gelée protoplasmique, comme celle de l’amibe ; elle est déformable à volonté, elle est donc vaguement consciente. Maintenant, pour qu’elle grandisse et qu’elle évolue, deux voies s’ouvrent à elle. Elle peut s’orienter dans le sens du mouvement et de l’action – mouvement de plus en plus efficace, action de plus en plus libre : cela, c’est le risque et l’aventure, mais c’est aussi la conscience, avec ses degrés croissants de profondeur et d’intensité. Elle peut, d’autre part, abandonner la faculté d’agir et de choisir dont elle porte en elle l’ébauche, s’arranger pour obtenir sur place tout ce qu’il lui faut au lieu de l’aller chercher : c’est alors l’existence assurée, tranquille, bourgeoise, mais c’est aussi la torpeur, premier effet de l’immobilité ; c’est bientôt l’assoupissement définitif, c’est l’inconscience. Telles sont les deux voies qui s’offraient à l’évolution de la vie.

Chapitre II : L’âme et le corps

Conférence faite à Foi et Vie, le 28 avril 19122

Chapitre III : « Fantômes de vivants » et « recherche psychique »

Conférence faite à la Society for psychical Rescarch de Londres, le 28 mai 1913

Chapitre IV : Le rêve

Conférence faite à l’Institut général Psychologique, le 26 mars 1901

Comment le fabriquons-nous ? Les sensations qui nous servent de matière sont vagues et indéterminées. Prenons celles qui figurent au premier plan, les taches colorées qui évoluent devant nous quand nous avons les paupières closes. Voici des lignes noires sur un fond blanc. Elles pourront représenter un tapis, un échiquier, une page d’écriture, une foule d’autres choses encore. Qui choisira ? Quelle est la forme qui imprimera sa décision à l’indécision de la matière ? – Cette forme est le souvenir.

Remarquons d’abord que le rêve ne crée généralement rien. Sans doute on cite quelques exemples de travail artistique, littéraire ou scientifique, exécuté au cours d’un songe. Je ne rappellerai que le plus connu de tous. Un musicien du XVIIIe siècle, Tartini, s’acharnait à une composition, mais la muse se montrait rebelle. Il s’endormit ; et voici que le diable en personne apparut, s’empara du violon, joua la sonate désirée. Cette sonate, Tartini l’écrivit de mémoire à son réveil ; il nous l’a transmise sous le nom de Sonate du Diable.

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Dans un curieux essai intitulé A chapter on dreams, Stevenson nous apprend que ses contes les plus originaux ont été composés ou tout au moins esquissés en rêve.

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La naissance du rêve n’a donc rien de mystérieux. Nos songes s’élaborent à peu près comme notre vision du monde réel. Le mécanisme de l’opération est le même dans ses grandes lignes. Ce que nous voyons d’un objet placé sous nos yeux, ce que nous entendons d’une phrase prononcée à notre oreille, est peu de chose, en effet, à côté de ce que notre mémoire y ajoute.

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Ne nous fions pas trop aux théories. On a dit que dormir consistait à s’isoler du monde extérieur. Mais nous avons montré que le sommeil ne ferme pas nos sens aux impressions du dehors, qu’il leur emprunte les matériaux de la plupart des songes. On a vu encore dans le sommeil un repos donné aux fonctions supérieures de la pensée, une suspension du raisonnement. Je ne crois pas que ce soit plus exact. Dans le rêve, nous devenons souvent indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Je dirai presque, au risque de côtoyer le paradoxe, que le tort du rêveur est plutôt de raisonner trop. Il éviterait l’absurde s’il assistait en simple spectateur au défilé de ses visions.

Chapitre V : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance

Cette étude a paru dans la Revue philosophique de décembre 1908.

dans un rêve ; on devient étranger à soi-même, tout près de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait. Cette dernière illusion poussée jusqu’au bout et devenue « dépersonnalisation12 », n’est pas indissolublement liée à la fausse reconnaissance ; elle s’y rattache cependant. Tous ces symptômes sont d’ailleurs plus ou moins accusés. L’illusion, au lieu de se dessiner sous sa forme complète, se présente souvent à l’état d’ébauche. Mais, esquisse ou dessin achevé, elle a toujours sa physionomie originale.

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Voyons, en effet, comment se forme le souvenir. Mais entendons-nous bien : le souvenir dont nous allons parler sera toujours un état psychologique, tantôt conscient, tantôt semi-conscient, le plus souvent inconscient. Sur le souvenir qui serait une trace laissée dans le cerveau, nous nous sommes expliqués ailleurs. Nous disions que les diverses mémoires sont bien localisables dans le cerveau, en ce sens que le cerveau possède pour chaque catégorie de souvenirs un dispositif spécial, destiné à convertir le souvenir pur en perception ou image naissantes : que si l’on va plus loin, si l’on prétend assigner à tout souvenir sa place dans la matière cérébrale, on se borne à traduire des faits psychologiques incontestés dans un langage anatomique contestable, et l’on aboutit à des conséquences démenties par l’observation. À vrai dire, quand nous parlons de nos souvenirs, nous pensons à quelque chose que notre conscience possède ou qu’elle peut toujours rattraper, pour ainsi dire, en tirant à elle le fil qu’elle tient : le souvenir va et vient, en effet, du conscient à l’inconscient, et la transition entre les deux états est si continue, la limite si peu marquée, que nous n’avons aucun droit de supposer entre eux une différence radicale de nature. Tel est donc le souvenir dont nous allons nous occuper. Convenons, d’autre part, pour abréger, de donner le nom de perception à toute conscience de quelque chose de présent, aussi bien à la perception interne qu’à la perception extérieure. Nous prétendons que la formation du souvenir n’est jamais postérieure à celle de la perception ; elle en est contemporaine. Au fur et à mesure que la perception se crée, son souvenir se profile à ses côtés, comme l’ombre à côté du corps. Mais la conscience ne l’aperçoit pas d’ordinaire, pas plus que notre œil ne verrait notre ombre s’il l’illuminait chaque fois qu’il se tourne vers elle.

Supposons en effet que le souvenir ne se crée pas tout le long de la perception même : je demande à quel moment il naîtra. Attend-il, pour surgir, que la perception se soit évanouie ? C’est ce qu’on admet généralement sous forme implicite, soit qu’on fasse du souvenir inconscient un état psychologique, soit qu’on y voie une modification cérébrale. Il y aurait d’abord l’état psychologique présent, puis, quand il n’est plus, le souvenir de cet état absent. Il y aurait d’abord l’entrée en jeu de certaines cellules, et ce serait la perception, puis une trace laissée dans ces cellules une fois la perception évanouie, et ce serait le souvenir. Mais, pour que la chose se passât ainsi, il faudrait que le cours de notre existence consciente se composât d’états bien tranchés, dont chacun eût objectivement un commencement, objectivement aussi une fin. Comment ne pas voir que ce morcelage de notre vie psychologique en états, comme d’une comédie en scènes, n’a rien d’absolu, qu’il est tout relatif à notre interprétation, diverse et changeante, de notre passé ? Selon le point de vue où je me place, selon le centre d’intérêt que je choisis, je découpe diversement ma journée d’hier, j’y aperçois des groupes différents de situations ou d’états. Bien que ces divisions ne soient pas toutes également artificielles, aucune n’existait en soi, car le déroulement de la vie psychologique est continu. L’après-midi que je viens de passer à la campagne avec des amis s’est décomposé en déjeuner + promenade + dîner, ou en conversation + conversation + conversation, etc. ; et d’aucune de ces conversations, qui empiétaient les unes sur les autres, on ne peut dire qu’elle forme une entité distincte. Vingt systèmes de désarticulation sont possibles ; nul système ne correspond à des articulations nettes de la réalité. De quel droit supposer que la mémoire choisit l’un d’eux, divise la vie psychologique en périodes tranchées, attend la fin de chaque période pour régler ses comptes avec la perception ?

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Disons donc, comme nous l’expliquions dans Matière et Mémoire55, qu’il est à la perception ce que l’image aperçue derrière le miroir est à l’objet placé devant lui, L’objet se touche aussi bien qu’il se voit ; il agira sur nous comme nous agissons sur lui ; il est gros d’actions possibles, il est actuel. L’image est virtuelle et, quoique semblable à l’objet, incapable de rien faire de ce qu’il fait. Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir.

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Nous venons de décrire les trois principaux aspects sous lesquels nous nous apparaîtrions à nous-mêmes, à l’état normal, si nous pouvions assister à la scission de notre présent. Or, ce sont précisément les caractères de la fausse reconnaissance. On les trouve d’autant plus accentués que le phénomène est plus net, plus complet, plus profondément analysé par celui qui en fait l’expérience.

Plusieurs ont parlé en effet d’un sentiment d’automatisme, et d’un état comparable à celui de l’acteur qui joue un rôle. Ce qui se dit et ce qui se fait, ce qu’on dit et ce qu’on fait soi-même, semble « inévitable ». On assiste à ses propres mouvements, à ses pensées, à ses actions56. Les choses se passent comme si l’on se dédoublait, sans pourtant qu’on se dédouble effectivement. Un des sujets écrit : « Ce sentiment de dédoublement n’existe que dans la sensation ; les deux personnes ne font qu’un au point de vue matériel.57 » Il entend sans doute par là qu’il éprouve un sentiment de dualité, mais accompagné de la conscience qu’il s’agit d’une seule et même personne.

D’autre part, comme nous le disions au début, le sujet se trouve souvent dans le singulier état d’âme d’une personne qui croit savoir ce qui va se passer, tout en se sentant incapable de le prédire. « Il me semble toujours, dit l’un d’eux, que je vais prévoir la suite, mais je ne pourrais pas l’annoncer réellement. » Un autre se rappelle ce qui va arriver « comme on se rappelle un nom qui est sur le bord de la Mémoire »58 Une des plus anciennes observations est celle d’un malade qui s’imagine anticiper tout ce que fera son entourage59. Voilà donc un autre caractère de la fausse reconnaissance.

Mais le plus général de tous est celui dont nous parlions d’abord : le souvenir évoqué est un souvenir suspendu en l’air, sans point d’appui dans le passé. Il ne correspond à aucune expérience antérieure. On le sait, on en est convaincu, et cette conviction n’est pas l’effet d’un raisonnement : elle est immédiate. Elle se confond avec le sentiment que le souvenir évoqué doit être simplement un duplicatum de la perception actuelle. Est-ce alors un « souvenir du présent » ?

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» Là est bien, en effet, la caractéristique du phénomène. Quand on parle de « fausse reconnaissance », ou devrait spécifier qu’il s’agit d’un processus qui ne contrefait pas réellement la reconnaissance vraie et qui n’en donne pas l’illusion. Qu’est-ce, en effet, que la reconnaissance normale ? Elle peut se produire de deux manières, soit par un sentiment de familiarité qui accompagne la perception présente, soit par l’évocation d’une perception passée que la perception présente semble répéter. Or, la fausse reconnaissance n’est ni l’une ni l’autre de ces deux opérations. Ce qui caractérise la reconnaissance du premier genre, c’est qu’elle exclut tout rappel d’une situation déterminée, personnelle, où l’objet reconnu aurait été déjà perçu. Mon cabinet de travail, ma table, mes livres ne composent autour de moi une atmosphère de familiarité qu’à la condition de ne faire surgir le souvenir d’aucun événement déterminé de mon histoire. S’ils évoquent le souvenir précis d’un incident auquel ils ont été mêlés, je les reconnais encore comme y ayant pris part, mais cette reconnaissance se surajoute à la première et s’en distingue profondément, comme le personnel se distingue de l’impersonnel. Or, la fausse reconnaissance est autre chose que ce sentiment de familiarité. Elle porte toujours sur une situation personnelle, dont on est convaincu qu’elle reproduit une autre situation personnelle, aussi précise et aussi déterminée qu’elle.

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La fausse reconnaissance est une de ces anomalies. Elle tient à un affaiblissement temporaire de l’attention générale à la vie : le regard de la conscience, ne se maintenant plus alors dans sa direction naturelle, se laisse distraire à considérer ce qu’il n’a aucun intérêt à apercevoir. Mais que faut-il entendre ici par « attention à la vie » ? Quel est le genre spécial de distraction qui aboutit à la fausse reconnaissance ? Attention et distraction sont des termes vagues : peut-on les définir plus nettement dans ce cas particulier ? Nous allons essayer de le faire, sans prétendre cependant atteindre, en un sujet aussi obscur, à la clarté complète et à la précision définitive.

Chapitre VI : L’effort intellectuel

Cette étude a paru dans la Revue philosophique de janvier 1902.

Le problème que nous abordons ici est distinct du problème de l’attention, tel que le pose la psychologie contemporaine. Quand nous nous remémorons des faits passés, quand nous interprétons des faits présents, quand nous entendons un discours, quand nous suivons la pensée d’autrui et quand nous nous écoutons penser nous-mêmes, enfin quand un système complexe de représentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes différentes, l’une de tension et l’autre de relâchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l’effort est présent dans l’une et absent de l’autre. Le jeu des représentations est-il le même dans les deux cas ? Les éléments intellectuels sont-ils de même espèce et entretiennent-ils entre eux les mêmes rapports ? Ne trouverait-on pas dans la représentation elle-même, dans les réactions intérieures qu’elle accomplit, dans la forme, le mouvement et le groupement des états plus simples qui la composent, tout ce qui est nécessaire pour distinguer la pensée qui se laisse vivre de la pensée qui se concentre et qui fait effort ? Même, dans le sentiment que nous avons de cet effort, la conscience d’un certain mouvement de représentations tout particulier n’entrerait-elle pas pour quelque chose ? Telles sont les questions que nous voulons nous poser. Elles se ramènent toutes à une seule : Quelle est la caractéristique intellectuelle de l’effort intellectuel ?

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Concluons pour le moment que l’effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les éléments s’entrepénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent.

Chapitre VII : Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique

Mémoire lu au Congrès de Philosophie de Genève en 1904 et publié dans la Revue de métaphysique et de morale sous ce titre : Le paralogisme psychophysiologique.

La pensée et le mouvant -Henri Bergson

 

 

La pensée et le mouvant -Henri Bergson

I. Introduction (première partie). Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai.

De la précision en philosophie. – Les systèmes. – Pourquoi ils ont négligé la question du Temps. – Ce que devient la connaissance quand on y réintègre les considérations de durée. – Effets rétroactifs du jugement vrai. – Mirage du présent dans le passé. – De l’histoire et des explications historiques. – Logique de rétrospection.

II. Introduction (deuxième partie). De la position des problèmes.

Durée et intuition. – Nature de la connaissance intuitive. – En quel sens elle est claire. – Deux espèces de clarté. – L’intelligence. – Valeur de la connaissance intellectuelle. – Abstractions et métaphores. – La métaphysique et la science. – À quelle condition elles pourront s’entr’aider. – Du mysticisme. – De l’indépendance d’esprit. – Faut-il accepter les « termes » des problèmes ? – La philosophie de la cité. – Les idées générales. – Les vrais et les faux problèmes. – Le criticisme kantien et les théories de la connaissance. – L’illusion « intellectualiste ». – Méthodes d’enseignement. – L’homo loquax. – Le philosophe, le savant et « l’homme intelligent ».

Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté.

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Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. – C’est ensuite de la conscience élargie, pressant sur le bord d’un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d’obscurité et de lumière, elle nous fait constater que l’inconscient est là ; contre la stricte logique elle affirme que le psychologique a beau être du conscient, il y a néanmoins un inconscient psychologique. – Ne va-t-elle pas plus loin ? N’est-elle que l’intuition de nous-mêmes ?

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. Nous le disions plus haut : qu’on donne le nom qu’on voudra à la « chose en soi », qu’on en fasse la Substance de Spinoza, le Moi de Fichte, l’Absolu de Schelling, l’Idée de Hegel, ou la Volonté de Schopenhauer, le mot aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des choses.

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Peu m’importe qu’on dise « Tout est mécanisme » ou « Tout est volonté » : dans les deux cas tout est confondu. Dans les deux cas, « mécanisme » et « volonté » deviennent synonymes d’« être », et par conséquent synonymes l’un de l’autre. Là est le vice initial des systèmes philosophiques.

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Nous devons maintenant passer à la troisième catégorie que nous annoncions, aux idées générales créées tout entières par la spéculation et l’action humaines. L’homme est essentiellement fabricant. La nature, en lui refusant des instruments tout faits comme ceux des insectes par exemple, lui a donné l’intelligence, c’est-à-dire le pouvoir d’inventer et de construire un nombre indéfini d’outils. Or, si simple que soit la fabrication, elle se fait sur un modèle, perçu ou imaginé : réel est le genre que définit ou ce modèle lui-même ou le schéma de sa construction. Toute notre civilisation repose ainsi sur un certain nombre d’idées générales dont nous connaissons adéquatement le contenu, puisque nous l’avons fait, et dont la valeur est éminente, puisque nous ne pourrions pas vivre sans elles.

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Tout l’objet de la Critique de la Raison pure est en effet d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents.

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L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher.

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Il pourra être utile de disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et par conséquent à la comprendre.

III. Le possible et le réel

Essai publié dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift en novembre 193016.

Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai déjà parlé, la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma part, je crois l’expérimenter à chaque instant.

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. Si je délibère avant d’agir, les moments de la délibération s’offrent à ma conscience comme les esquisses successives, chacune seule de son espèce, qu’un peintre ferait de son tableau : et l’acte lui-même, en s’accomplissant, a beau réaliser du voulu et par conséquent du prévu, il n’en a pas moins sa forme originale. –

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Ils naissent, en effet, de ce que nous transposons en fabrication ce qui est création. La réalité est croissance globale et indivisée, invention graduelle, durée : tel, un ballon élastique qui se dilaterait peu à peu en prenant à tout instant des formes inattendues.

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Mais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication à celui de la création, quand nous nous demandons pourquoi il y a de l’être, pourquoi quelque chose ou quelqu’un, pourquoi le monde ou Dieu existe et pourquoi pas le néant, quand nous nous posons enfin le plus angoissant des problèmes métaphysiques, nous acceptons virtuellement une absurdité ; car si toute suppression est une substitution, si l’idée d’une suppression n’est que l’idée tronquée d’une substitution, alors parler d’une suppression de tout est poser une substitution qui n’en serait pas une c’est se contredire soi-même.

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. S’il n’y a pas finalité ou volonté, c’est qu’il y a mécanisme ; si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté, du caprice, de la finalité.

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Mais j’insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s’imposent quand il s’agit d’une œuvre d’art. Je crois qu’on finira pas trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre. D’où vient donc qu’on hésitera probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n’est-il pas une œuvre d’art, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n’y a-t-il pas autant d’absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l’avenir se dessine d’avance, que la possibilité préexistait à la réalité ?

IV. L’intuition philosophique

Quelle est cette intuition ? Si le philosophe n’a pas pu en donner la formule, ce n’est pas nous qui y réussirons. Mais ce que nous arriverons à ressaisir et à fixer, c’est une certaine image intermédiaire entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante, qui hante, inaperçue peut-être, l’esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n’est pas l’intuition même, s’en rapproche beaucoup plus que l’expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l’intuition doit recourir pour fournir des « explications ».

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Prenons l’idéalisme. Il ne consiste pas seulement à dire que les corps sont des idées. À quoi cela servirait-il ? Force nous serait bien de continuer à affirmer de ces idées tout ce que l’expérience nous fait affirmer des corps, et nous aurions simplement substitué un mot à un autre ; car Berkeley ne pense certes pas que la matière cessera d’exister quand il aura cessé de vivre. Ce que l’idéalisme de Berkeley signifie, c’est que la matière est coextensive à notre représentation ; qu’elle n’a pas d’intérieur, pas de dessous ; qu’elle ne cache rien, ne renferme rien ; qu’elle ne possède ni puissances ni virtualités d’aucune espèce ; qu’elle est étalée en surface et qu’elle tient tout entière, à tout instant, dans ce qu’elle donne.

V. La perception du changement.

Conférences faites à l’Université d’Oxford les 26 et 27 mai 1911.

Première conférence

 

Voici d’abord un point sur lequel tout le monde s’accordera. Si les sens et la conscience avaient une portée illimitée, si, dans la double direction de la matière et de l’esprit, la faculté de percevoir était indéfinie, on n’aurait pas besoin de concevoir, non plus que de raisonner.

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Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. –

Deuxième conférence

VI. Introduction à la métaphysique20

Exprimons la même idée avec plus de précision. Si je considère la durée comme une multiplicité de moments reliés les uns aux autres par une unité qui les traverserait comme un fil, ces moments, si courte que soit la durée choisie, sont en nombre illimité. Je puis les supposer aussi voisins qu’il me plaira ; il y aura toujours, entre ces points mathématiques, d’autres points mathématiques, et ainsi de suite à l’infini.

VII La philosophie de Claude Bernard

VIII. Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité29

La structure de notre esprit est donc en grande partie notre œuvre, ou tout au moins l’œuvre de quelques-uns d’entre nous. Là est, ce me semble, la thèse la plus importante du pragmatisme, encore qu’elle n’ait pas été explicitement dégagée. C’est par là que le pragmatisme continue le kantisme. Kant avait dit que la vérité dépend de la structure générale de l’esprit humain. Le pragmatisme ajoute, ou tout au moins implique, que la structure de l’esprit humain est l’effet de la libre initiative d’un certain nombre d’esprits individuels.

Cela ne veut pas dire, encore une fois, que la vérité dépende de chacun de nous : autant vaudrait croire que chacun de nous pouvait inventer le phonographe.

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Le pragmatisme aboutit ainsi à intervertir l’ordre dans lequel nous avons coutume de placer les diverses espèces de vérité. En dehors des vérités qui traduisent des sensations brutes, ce seraient les vérités de sentiment qui pousseraient dans la réalité les racines les plus profondes. Si nous convenons de dire que toute vérité est une invention, il faudra, je crois, pour rester fidèle à la pensée de William James, établir entre les vérités de sentiment et les vérités scientifiques le même genre de différence qu’entre le bateau à voiles, par exemple, et le bateau à vapeur : l’un et l’autre sont des inventions humaines ; mais le premier ne fait à l’artifice qu’une part légère, il prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu’il utilise ; dans le second, au contraire, c’est le mécanisme artificiel qui tient la plus grande place ; il recouvre la force qu’il met en jeu et lui assigne une direction que nous avons choisie nous-mêmes.

La définition que James donne de la vérité fait donc corps avec sa conception de la réalité.

IX. La vie et l’œuvre de Ravaisson34

La thèse de doctorat que M. Ravaisson soutint vers cette époque (1838) est une première application de la méthode. Elle porte un titre modeste : De l’habitude. Mais c’est toute une philosophie de la nature que l’auteur y expose. Qu’est-ce que la nature ? Comment s’en représenter l’intérieur ? Que cache-t-elle sous la succession régulière des causes et des effets ? Cache-t-elle même quelque chose, ou ne se réduirait-elle pas, en somme, à un déploiement tout superficiel de mouvements qui s’engrènent mécaniquement les uns dans les autres ? Conformément à son principe, M. Ravaisson demande la solution de ce problème très général à une intuition très concrète, celle que nous avons de notre propre manière d’être quand nous contractons une habitude. Car l’habitude motrice, une fois prise, est un mécanisme, une série de mouvements qui se déterminent les uns les autres : elle est cette partie de nous qui est insérée dans la nature et qui coïncide avec la nature ; elle est la nature même. Or, notre expérience intérieure nous montre dans l’habitude une activité qui a passé, par degrés insensibles, de la conscience à l’inconscience et de la volonté à l’automatisme. N’est-ce pas alors sous cette forme, comme une conscience obscurcie et une volonté endormie, que nous devons nous représenter la nature ? L’habitude nous donne ainsi la vivante démonstration de cette vérité que le mécanisme ne se suffit pas à lui-même : il ne serait, pour ainsi dire, que le résidu fossilisé d’une activité spirituelle.