Vérité et poésie - Goethe
PREMIÈRE PARTIE.
Mon travail fut beaucoup facilité par une circonstance qui menaçait
de rendre très-volumineux cet ouvrage et, en général, mes productions
littéraires. Un jeune homme de beaucoup de talent, mais que
l’application et la vanité avaient rendu imbécile, demeurait chez mon
père en qualité de pupille ; il vivait tranquille avec nous, et il était
fort silencieux et concentré, mais heureux et obligeant, si on le
laissait à ses habitudes. Il avait écrit avec grand soin ses cahiers
d’université, et s’était fait une écriture rapide et lisible. Écrire
était son occupation favorite ;
il était charmé qu’on lui donnât quelque chose à copier, et plus encore
qu’on lui dictât, parce qu’alors il se reportait à ses heureuses années
d’université. Mon père, qui n’avait point la main légère, et dont
l’écriture allemande était petite et tremblée, ne pouvait rien trouver
plus à souhait, et, pour l’expédition de ses affaires ou de celles
d’autrui, il avait coutume de dicter à ce jeune homme quelques heures
chaque jour. Dans les intervalles, je ne trouvai pas moins commode de
voir fixé sur le papier, par une main étrangère, tout ce qui m’avait
passé par la tête ; et le don de l’invention et de l’imitation s’accrut
chez moi avec la facilité de rédiger et de conserver.
Je n’avais pas encore entrepris d’ouvrage aussi étendu que cette
épopée biblique en prose. Le moment était assez tranquille, et rien ne
rappelait mon imagination de Palestine et d’Égypte. Mon manuscrit
s’enflait donc de jour en jour, d’autant plus que le poème était couché
sur le papier une partie après l’autre, comme je me le contais à
moi-même, pour ainsi dire en l’air, et il n’y avait que peu de feuilles
qu’il fallût recopier de temps en temps. Quand l’ouvrage fut achevé,
car, à mon propre étonnement, j’en vins à bout, je songeai qu’il me
restait des années précédentes diverses poésies, qui, même alors, ne me
semblaient pas à dédaigner, et qui, réunies avec Joseph en un seul manuscrit, feraient un fort joli volume in-quarto, qu’on pourrait intituler : Poésies diverses.
Cela me plaisait fort, parce que je trouvais ainsi l’occasion d’imiter
sans bruit des auteurs connus et célèbres. J’avais composé un bon nombre
de poésies dites anacréontiques, qui coulaient aisément de ma plume, à
cause de la facilité du mètre et de la légèreté du fond ; mais je n’osai
pas les admettre dans mon recueil, parce qu’elles n’étaient pas rimées,
et qu’avant tout je désirais faire quelque chose d’agréable à mon père.
En revanche, les odes sacrées me semblèrent ici parfaitement à leur
place. Je m’étais essayé dans ce genre, avec beaucoup d’ardeur, à
l’imitation du Jugement dernier d’Élie Schlegel. Une ode dans
laquelle je célébrais la descente de Jésus-Christ aux enfers fut
très-approuvée de mes parents et de mes amis, et elle eut le bonheur de
me plaire à moi-même quelques années encore. J’étudiais avec zèle ce
qu’on appelait les textes des chants d’église du dimanche, qui étaient chaque
fois livrés à l’impression : ils étaient très-faibles, il faut le dire,
et il m’était bien permis de croire que les miens (j’en avais compose
plusieurs, comme je viens de l’expliquer) méritaient aussi bien d’être
mis en musique et exécutés pour l’édification de la paroisse. Il y avait
plus d’une année que j’avais transcrit de ma propre main ces chants et
plusieurs autres, parce qu’en faveur de cet exercice particulier, on me
dispensait des exemples du maître d’écriture. Tout se trouvait donc
rédigé et en bon ordre, et je n’eus pas besoin de presser beaucoup mon
copiste zélé pour voir aussi ces poésies transcrites proprement. Je
courus avec mon manuscrit chez le relieur, et, bientôt après, quand je
présentai à mon père le joli volume, il m’en témoigna une satisfaction
particulière, et me pressa de lui remettre chaque année un in-quarto
pareil, ce qu’il fit sans scrupule, tout cela étant le fruit de mes
heures de récréation.
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Si j’aimais la société de ces hommes, pour mettre à profit leurs
conseils, leurs directions, de plus jeunes, qui me devançaient seulement
de peu d’années, excitaient dès lors mon émulation. Je nommerai avant
tous les autres les frères Schloseer et Griesbach. Mais, comme je formai
avec eux une liaison plus intime, qui dura de nombreuses années sans
interruption, je me bornerai à dire pour le moment que l’on nous vantait
alors leurs progrès remarquables dans les langues et les autres études
qui ouvrent la carrière universitaire, qu’on nous les proposait pour
modèles, et que tout le monde s’attendait à les voir se
signaler un jour dans l’État et dans l’Église. Pour moi, je nourrissais
aussi la pensée de produire quelque chose d’extraordinaire ; mais que
serait-ce ? Je ne le voyais pas clairement. Cependant, comme on songe
plutôt à la récompense qu’on voudrait obtenir qu’au mérite qu’on devrait
acquérir, je ne dissimulerai pas que, si je rêvais un bonheur digne
d’envie, son image la plus ravissante était à mes yeux la couronne de laurier que l’on tresse pour le front du poète.
DEUXIÈME PARTIE.
Ce qu’on désire dans la jeunesse, on l’a dans la
vieillesse en abondance.
LIVRE VI.
Mon ami continua de faire parler Marguerite comme une
institutrice, mais déjà je ne l’écoutais plus ; car je pris pour un sanglant
affront qu’elle m’eût traité d’enfant dans l’interrogatoire, et je me crus
soudain guéri de toute passion pour elle ; je me hâtai même d’assurer à mon ami
que c’était désormais une chose finie. En effet, je ne lui parlai plus d’elle,
je ne prononçais plus son nom, mais je ne pouvais perdre la mauvaise habitude
de penser à elle, de me représenter sa figure, son air, ses manières, qui
m’apparaissaient désormais dans un tout autre jour. Je trouvais insupportable
qu’une jeune fille, plus âgée que moi de deux ans tout au plus, osât me traiter
d’enfant, moi qui prétendais être un jeune garçon très-raisonnable et
très-habile. Alors ses manières froides et sévères, qui avaient eu pour moi
tant d’attraits, me semblèrent tout à fait choquantes ; les familiarités
qu’elle se permettait à mon égard, mais qu’elle ne me laissait pas prendre à
mon tour, m’étaient tout à fait odieuses. Cependant j’aurais passé sur tout
cela, si, en signant l’épître amoureuse, où elle me faisait une formelle
déclaration d’amour, elle ne m’avait pas donné le droit de la tenir pour une
égoïste et rusée coquette. Déguisée en marchande de modes, elle ne me
paraissait plus si innocente, et je ne cessai pas de rouler dans mon esprit ces
fâcheuses réflexions, jusqu’à ce que je l’eusse dépouillée de toutes ses
qualités aimables. Ma raison était convaincue, et je croyais devoir me
détourner de Marguerite, mais son image ! … son image me démentait chaque fois
qu’elle revenait à ma pensée, et, je l’avoue, cela m’arrivait encore bien
souvent !
Cependant cette flèche barbelée était arrachée de mon
cœur, et il s’agissait de savoir comment on viendrait en aide à la vertu
salutaire que porte en soi la jeunesse. Je fis un effort sur moi-même, et je
commençai par me défaire aussitôt des pleurs et des
emportements, que je considérai désormais comme des enfantillages. C’était un
grand pas vers la guérison, car je m’étais abandonné souvent à ces douleurs, la
moitié de la nuit, avec la dernière violence, tellement qu’à force de pleurer
ut de sangloter, j’en étais venu à ne pouvoir presque plus avaler ; je ne
pouvais ni manger ni boire sans souffrir, et la poitrine, qui tient de si près
à ces organes, semblait affectée. Le dépit que je continuais à ressentir de
cette découverte me lit bannir toute mollesse ; je trouvais horrible d’avoir
sacrifié sommeil, repos et santé pour une jeune fille à qui il avait plu de me
considérer comme un nourrisson et de se croire, auprès de moi, toute la sagesse
d’une nourrice.
Ces idées maladives, je me persuadai sans peine que
l’activité pouvait seule les bannir. Mais que devais-je entreprendre ? J’avais
en beaucoup de choses des lacunes à combler, et j’avais à me préparer sur plus
d’un point pour l’université, où je devais bientôt me rendre. Mais je ne
trouvais de goût, je ne réussissais à rien. Beaucoup de choses me semblaient
connues et triviales ; je ne trouvais ni chez moi la force ni au dehors
l’occasion de poser de nouvelles bases. Je me laissai entraîner par le goût de
mon excellent voisin vers une étude toute nouvelle et tout étrangère pour moi,
et qui m’offrit pour longtemps un vaste champ de réflexions et de
connaissances. Mon ami commença en effet à m’initier aux secrets de la
philosophie. Il avait étudié à Iéna sous Daries ; sa tête fort bien organisée
avait saisi vivement l’ensemble de ces leçons, et il cherchait à me les
communiquer. Malheureusement, ces idées ne voulaient pas s’arranger comme cela
dans ma cervelle. Je faisais des questions auxquelles il promettait de répondre
plus tard ; j’élevais des prétentions qu’il promettait de satisfaire dans la
suite. Cependant ce qui nous divisait surtout, c’est que, selon moi, il n’était
point nécessaire de mettre à part la philosophie, puisqu’elle était comprise
tout entière dans la poésie et la religion. C’était ce qu’il ne voulait point
m’accorder ; il cherchait au contraire à me démontrer que la poésie et la
religion doivent se baser d’abord sur la philosophie. Je le niais obstinément,
et, dans la suite de nos entretiens, je trouvais à chaque pas des arguments en
faveur de mon opinion. En effet, comme la poésie suppose une
certaine foi à l’impossible, et la religion une foi pareille à l’impénétrable,
les philosophes, qui voulaient expliquer et démontrer l’un et l’autre dans leur
domaine, me semblaient être dans une position très-difficile, et je reconnus aussi
très-vite, par l’histoire de la philosophie, que chacun cherchait toujours une
autre base que ses devanciers, et qu’enfin le sceptique déclarait tout sans
base et sans fond.
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Pour suivre les principes d’une bonne pédagogie, les
personnes d’âge mûr ne devraient ni interdire à un jeune homme les choses qui
lui plaisent, telles qu’elles soient, ni l’en dégoûter, si elles ne peuvent pas
mettre en même temps autre chose à la place. Chacun protestait contre mes goûts
et mes inclinations, et ce qu’on me vantait en échange était si éloigné de moi,
que je ne pouvais en reconnaître les avantages, ou si proche,
que je ne le jugeais pas supérieur à ce qu’on blâmait. Cela me jeta dans un
trouble profond. Je m’étais promis les meilleurs effets d’un cours d’Ernesti
sur l’Orateur de Cicéron. J’en retirai sans doute
quelque instruction, mais je ne fus pas éclairé sur ce qui m’intéressait le
plus. Je demandais une règle du jugement, et je crus m’apercevoir que personne
ne la possédait, car personne ne s’accordait avec les autres, même quand ils
présentaient des exemples. Où donc nous fallait-il chercher une règle,
lorsqu’on savait énumérer tant de défauts chez un écrivain comme Wieland, dont
les aimables ouvrages captivaient entièrement nos jeunes esprits ?
LIVRE VII.
On conçoit aisément dans quel trouble se sentaient
jetés déjeunes esprits par ces maximes décousues, ces lois mal comprises et ces
leçons éparses. On s’en tenait aux modèles et l’on n’y gagnait rien non plus :
les étrangers étaient trop éloignés, tout autant que les anciens, et dans les
meilleurs écrivains nationaux brillait toujours une individualité marquée, dont
les mérites étaient inaccessibles et les défauts séducteurs. Pour une
intelligence qui se sentait féconde, c’était une situation désespérante.
Si l’on considère attentivement ce qui manquait à la
poésie allemande, on reconnaîtra que c’était un fond et un fond national. Les
talents ne manquèrent jamais. Mentionnons ici Gunther, qu’on peut appeler un
véritable poëte, un talent décidé, ayant l’intelligence, l’imagination, la
mémoire, le don de saisir et de se représenter les objets, éminemment fécond,
au rythme facile, plein d’esprit, de saillies, et aussi d’une instruction
variée : en un mot, il avait tout ce qu’il faut pour produire poétiquement une
seconde vie dans la vie, dans la vie réelle et commune. Nous admirons sa grande
facilité à relever par le sentiment toutes les situations dans ses poëmes de
circonstance ; à les orner de pensées, d’images assorties, de traditions
historiques et fabuleuses. Ce qu’on v trouve de rude et de grossier appartient
à son époque, à son genre de vie et surtout à son caractère, ou, si l’on veut,
à son défaut de caractère. Il ne savait pas se dompter, et voilà comment se
dissipèrent sa vie et son génie poétique. Par son inconséquence, Gunther
s’était frustré de l’avantage d’être placé à la cour d’Auguste II, où l’on voulait, parmi toutes les autres magnificences,
avoir aussi un poëte de cour, qui pût animer et décorer les fêtes et
immortaliser des splendeurs passagères. De Kœnig fut plus réglé et plus heureux
; il remplit cet office avec dignité et avec succès.
LIVRE VIII.
Cependant un jeune homme qui, au milieu des
conversations de personnes âgées, occupées d’objets qu’elles connaissent, ne
reçoit l’instruction qu’en passant, et à qui on laisse le travail le plus
difficile, savoir de tout coordonner, doit se trouver dans une situation
pénible. Je cherchais donc ardemment, avec d’autres, de nouvelles lumières, et
nous devions les trouver chez un homme auquel nous étions déjà bien redevables.
L’esprit peut arriver de deux manières à de grandes jouissances, par
l’intuition et par l’idée. Mais l’intuition veut un noble objet, qui ne s’offre
pas toujours, et une culture proportionnée, à laquelle on peut n’être pas arrivé
; l’idée, au contraire, ne demande que la réceptivité ; l’idée apporte le fonds
avec elle, et est elle-même l’instrument de la culture. Aussi fut-il accueilli
de nous avec une grande joie, le trait de lumière que le plus admirable penseur
fit descendre sur nous à travers les nuages. Il faut être jeune pour se
représenter l’effet que le Laocoon de Lessing exerça
sur nous, en nous entraînant du domaine d’une étroite intuition dans les libres
espaces de la pensée. Le fameux ut pictura poesis, si
longtemps mal compris, était mis de côté ; la différence entre l’art plastique
et l’art oratoire était manifeste ; les sommets de l’un et de l’autre se
montraient séparés, de si près qu’ils se touchassent à leurs bases. L’art
plastique devait se renfermer dans les limites du beau, lors même que l’art
oratoire, qui ne peut se passer de tout exprimer, était autorisé à franchir ces
bornes. L’un travaille pour le sens externe, que le beau peut seul satisfaire,
l’autre, pour l’imagination, qui peut s’arranger du laid. Toutes les
conséquences de celte magnifique pensée s’offrirent à nous comme un trait de
lumière ; toute l’ancienne critique doctorale et magistrale
fut rejetée comme un vieux vêtement ; nous nous sentions délivrés de tout mal,
et nous croyions pouvoir abaisser un regard de compassion sur ce seizième
siècle, jusque-là si admirable, où l’on ne savait voir la vie dans les œuvres
d’art et les poèmes allemands que sous la figure d’un fou coiffé de sonnettes,
la mort, sous l’uniforme d’un squelette craquetant, et les maux nécessaires et
accidentels du monde, sous l’image grotesque du diable. Nous étions surtout
ravis de cette belle pensée, que les anciens avaient regardé la mort comme le
frère du sommeil, et les avaient représentés comme deux Ménechmes, pareils, à
s’y méprendre. Nous pouvions donc enfin célébrer le triomphe du beau ; et le
laid, en tout genre, qu’on ne saurait après tout bannir du monde, nous pouvions
le rejeter dans la sphère inférieure du domaine de l’art, dans le comique.
La beauté de ces idées fondamentales ne se révèle qu’à
l’esprit sur lequel elles exercent leur action infinie ; elle ne se révèle qu’à
l’époque où, vivement désirées, elles apparaissent dans le bon moment. Ceux
pour lesquels a été servie une telle nourriture s’en occupent avec amour durant
des époques entières de leur vie, et ils en reçoivent un immense développement,
tandis qu’il ne manque pas de gens qui résistent sur-le-champ à cette influence
et d’autres qui, dans la suite, rabaissent et critiquent la haute conception.
Mais, comme l’idée et l’intuition se fécondent mutuellement, je ne pouvais
longtemps méditer ces nouvelles pensées sans concevoir un désir extrême de voir
une fois en grand nombre des œuvres d’art importantes. Je résolus donc de
visiter Dresde sans retard. L’argent nécessaire ne me manquait pas, mais il y
avait d’autres difficultés à vaincre, et je les augmentais encore sans
nécessité par mon humeur fantasque. En effet, je cachai mon projet à tout le
monde, parce que je désirais voir de la manière qui me convenait les
chefs-d’œuvre de cette capitale, et ne voulais pas que personne pût m’induire
en erreur.
LIVRE X.
Nous n’avions pas vécu longtemps ensemble de la sorte,
quand il me confia son projet de disputer le prix proposé à Berlin pour le
meilleur mémoire sur l’origine des langues. Son travail était presque achevé,
et, comme il avait une très-belle écriture, il put bientôt me communiquer par
cahiers un manuscrit lisible. Je n’avais jamais médité sur ces matières ;
j’étais encore trop arrêté au milieu des choses, pour songer au commencement et
à la fin. La question me semblait d’ailleurs un peu oiseuse. Car, si Dieu avait
créé l’homme ce qu’il est, le langage était aussi inné chez lui que la marche
droite. Tout comme il devait observer d’abord qu’il pouvait marcher et saisir,
il devait aussi s’apercevoir qu’il pouvait chanter avec le gosier et modifier
les sons de diverses manières avec la langue, les lèvres et le palais. L’homme
était-il d’origine divine, la langue l’était aussi ; et l’homme, considéré dans
le cercle de la nature, était-il un être naturel, la langue était naturelle
également. Je ne pouvais jamais séparer ces deux choses, non plus que l’âme et le corps. Sussmilch, avec son réalisme cru, mais un peu
fantastique, s’était décidé pour l’origine divine, c’est-à-dire que Dieu avait
joué auprès du premier homme le rôle de maître d’école. Le traité de Herder
tendait à montrer comment l’homme, en qualité d’homme, pouvait et devait
parvenir à un langage par ses propres forces. Je lus ce traité avec un grand
plaisir et pour mon instruction particulière. Mais je n’étais assez avancé ni
dans la science ni dans la méditation pour en porter un jugement solide. Je
témoignai donc à l’auteur mon approbation, en n’y ajoutant qu’un petit nombre
d’observations, qui dérivaient de mon sentiment, mais l’un fut reçu comme
l’autre. On était grondé et blâmé, que l’on approuvât avec ou sans réserve. Le
gros chirurgien eut moins de patience que moi : il refusa plaisamment la
communication du manuscrit destiné au concours, et assura qu’il n’était
nullement préparé à réfléchir sur des matières si abstraites. Il était plus
pressé de jouera l’hombre, qui était, le soir, notre amusement ordinaire.
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Je me rappelle encore une épigramme qu’il m’envoya, un
soir que je lui avais beaucoup parlé de la galerie de Dresde. A la vérité, je
n’avais pas encore senti ce qu’il y a de plus élevé dans l’école italienne,
mais Dominique Feti, artiste remarquable, quoique humoriste, et qui, par
conséquent, n’est pas de premier ordre, m’avait beaucoup plu. On voulait des
tableaux religieux : il se borna aux paraboles du Nouveau Testament, et il les
traitait volontiers, avec beaucoup d’originalité, de goût et de bonne humeur.
Par là il les rapprochait tout à fait de la vie ordinaire, et les détails aussi
spirituels que naïfs de ses compositions, que faisait valoir un libre pinceau,
avaient produit sur moi une vive impression. Herder se moqua de mon
enthousiasme enfantin dans l’épigramme suivante : « Par sympathie, un maître me
plaît surtout : Dominique Feti est son nom. Il parodie si joliment les
paraboles de la Bible en fables de fous, par sympathie ! 0 folle parabole ! »
Je pourrais encore citer d’autres boutades, plus ou moins gaies ou abstruses,
joviales ou amères. Elles ne me fâchaient point, mais elles m’étaient
importunes. Toutefois, comme je savais estimer à haut prix tout ce qui
contribuait à mon développement, et que j’avais même abandonné plusieurs fois
des opinions et des inclinations antérieures, je m’accoutumai bientôt à son
humeur, et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible,
au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives
injustes. Aussi n’y avait-il pas de jour qui ne fût pour moi fertile eu leçons
excellentes. J’appris à connaître la poésie sous une face toute nouvelle et
dans un esprit tout nouveau, que je trouvai fort à mon gré. La poésie
hébraïque, qu’il traitait avec génie, d’après son devancier Lowth ; la poésie
populaire, dont il nous encourageait à rechercher les traditions en Alsace, les
plus antiques documents, considérés au point de vue poétique, témoignaient que
la poésie est un don universel et populaire, et non
l’héritage particulier de quelques hommes d’une culture élégante. Je dévorais
tout cela, et plus je recueillais avidement, plus il donnait avec libéralité,
si bien que nous passions ensemble les heures les plus intéressantes. Je
m’efforçais de continuer mes études sur les sciences naturelles ; et, comme on
a toujours assez de temps quand on veut bien l’employer, je réussissais parfois
à faire le double et le triple. Enfin, ce petit nombre de semaines que nous
vécûmes ensemble turent si bien remplies, que (je puis le dire) tout ce que
Herder a plus tard exécuté successivement me fut indiqué en germe, et j’eus le
bonheur de me voir ainsi en état de compléter tout ce que j’avais appris,
médité, ce que je m’étais approprié jusqu’alors ; de le rattacher à un point de
vue plus élevé et de le développer. Si Herder avait été plus méthodique,
j’aurais aussi trouvé chez lui les plus précieuses indications pour suivre dans
mon développement une direction constante ; mais il était plus disposé à
examiner et à stimuler qu’à diriger et à conduire. Ainsi, par exemple, il me
fit connaître, le premier, les ouvrages de Hamann, dont il faisait le plus
grand cas ; mais, au lieu de me les expliquer et de me faire comprendre
l’enchaînement et la marche de cet esprit extraordinaire, il se faisait
d’habitude un jeu de mes efforts, assez bizarres, il est vrai, pour arriver à
l’intelligence de ces feuilles sibyllines. Cependant, je sentais bien dans les
écrits de Hamann quelque chose qui me satisfaisait, à quoi je m’abandonnais, sans
connaître ni le point de départ ni le but.
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A quel point je devais être arriéré dans la
littérature nouvelle, on peut en juger par la manière dont j’avais vécu à
Francfort et par les études auxquelles je m’étais livré. Ma résidence à
Strasbourg n’avait pu m’avancer dans ces connaissances. Herder arriva, et,
outre son instruction étendue, il m’apporta divers secours, sans parler de
plusieurs livres nouveaux. Dans le nombre, il nous annonça le Vicaire de Wakefield, comme un excellent ouvrage, qu’il
voulait nous lire lui-même dans la traduction allemande. Sa manière de lire
était toute particulière. Qui l’a entendu prêcher pourra s’en faire une idée.
Il présentait tout, et le roman Comme le reste, gravement et simplement.
Absolument étranger à toute exposition mimique et dramatique, il évitait
jusqu’à cette variété qui est permise et même demandée dans le récit, je veux
dire un léger changement de ton, quand différentes personnes prennent la
parole, qui fait ressortir ce que chacun dit, et distingue l’action de la
narration. Sans être monotone, Herder lisait tout d’une manière uniforme, comme
si rien n’était actuel, mais que tout fût simplement historique ; comme si les
ombres de ces figures poétiques n’étaient pas vivantes et agissantes devant
lui, et ne faisaient que glisser doucement sous ses yeux. Mais ce genre de
lecture avait dans sa bouche un charme infini : comme il sentait tout
profondément, et qu’il savait estimer hautement la variété d’un ouvrage de ce
genre, le mérite d’une production ressortait tout entier d’une manière pure et
d’autant plus distincte qu’on n’était pas distrait par des détails vivement
exprimés, ni arraché à l’impression que l’ensemble devait produire.
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Si Herder avait un défaut comme lecteur, c’était
l’impatience. Il n’attendait pas que l’auditeur eût compris et saisi une
certaine partie du développement pour être en état de le bien sentir et d’en
juger sainement. Dans sa précipitation, il voulait voir des effets
sur-le-champ, et néanmoins il était mécontent de ceux qui se manifestaient. Il
blâmait l’excès de sentiment qui débordait chez moi davantage à chaque pas. Je
sentais en homme, en jeune homme ; pour moi tout était vivant, vrai, présent ;
lui, qui ne considérait que le fond et la forme, il voyait bien que j’étais
dominé par le sujet, et c’est ce qu’il ne voulait pas souffrir. Les réflexions
de Péglow, qui n’étaient pas des plus fines, étaient encore plus mal reçues. Ce
qui l’indignait surtout, c’est que, par défaut de pénétration, nous ne
prévoyions pas les contrastes dont l’auteur use fréquemment ; nous nous laissions émouvoir et entraîner, sans remarquer l’artifice qui
revenait souvent ; mais que, dès le commencement, où Burchell, en passant, dans
un récit, de la troisième personne à la première, est sur le point de se trahir,
nous n’eussions pas vu d’abord ou du moins soupçonné qu’il est lui-même le lord
dont il parle, c’est ce qu’il ne nous pardonnait pas ; et lorsqu’à la fin, la
découverte ou la transformation du pauvre misérable passant en un riche et
puissant seigneur nous causa une joie enfantine, il rappela cet endroit,
auquel, suivant l’intention de l’auteur, nous n’avions fait qu’une légère
attention, et nous fit de violents reproches de notre stupidité. On voit par là
qu’il considérait le livre uniquement comme une œuvre d’art, et qu’il exigeait
la même chose de nous, qui nous trouvions pourtant dans des dispositions où il
nous est bien permis de laisser les œuvres d’art agir sur nous comme des
productions naturelles.
On a pourvu à ce que les arbres ne s’élèvent pas
jusqu’au ciel.
LIVRE XI.
Une belle enfant, que nous nommons Berthe avec
plaisir, nous croirions l’offenser, si nous devions la nommer Urselblandine.
Assurément un pareil nom s’arrêterait sur les lèvres d’un homme bien élevé, et
bien plus encore sur celles d’un amant. Laissons un monde froid et exclusif
juger ridicule et blâmable toute manifestation de la fantaisie : le sage, qui
connaît les hommes, doit savoir l’estimer à sa valeur. Cette comparaison,
à laquelle un fripon les avait contraints, eut les suites les plus agréables
pour la position des deux amants sur la belle rive du Rhin. On n’arrête pas la
pensée sur soi, quand on se regarde au miroir, mais on se sent et l’on
s’accepte. Il en est de même de ces images morales dans lesquelles on
reconnaît, comme dans une esquisse, et l’on s’efforce de saisir et d’embrasser,
avec une tendresse fraternelle, ses mœurs et ses inclinations, ses habitudes et
ses particularités.
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Il y a peu de biographies qui puissent présenter un
progrès pur, paisible, continuel, de l’individu. Notre vie est, comme l’univers
dans lequel nous sommes renfermés, un incompréhensible mélange de liberté et de
nécessité. Notre vouloir est un pronostic de ce que nous ferons dans toutes les
circonstances ; mais ces circonstances nous saisissent d’une manière qui leur
est propre. Le quoi est en nous, le comment dépend rarement de nous, nous ne devons pas
demander le pourquoi, et c’est à cause de cela qu’on
nous renvoie justement à quia. J’avais aimé la langue
française dès mon enfance ; j’avais appris à la connaître dans une vie plus
animée, et, par elle, une vie plus animée m’était apparue ; elle m’était
devenue familière sans grammaire et sans leçons, par la conversation et par la
pratique, comme une seconde langue maternelle. Après cela, j’avais désiré m’en
rendre l’usage plus facile, et j’avais préféré Strasbourg à d’autres
universités pour mon second séjour scolaire. Mais je devais, par malheur, y
éprouver le contraire de ce que j’avais espéré, et être détourné de cette
langue et de ces mœurs plutôt qu’attiré vers elles.
LIVRE XII.
Néanmoins ces feuilles furent bien reçues, et
réimprimées dans la brochure de Herder Sur la manière et
l’art allemand.
Si, par inclination ou dans un but poétique et par
d’autres vues, je m’occupais avec plaisir des antiquités nationales et
cherchais à les faire revivre devant moi, j’en étais toutefois détourné de
temps en temps par les études bibliques et par les émotions religieuses ; la
vie et les actes de Luther, qui jettent dans le seizième siècle un éclat si
magnifique, devaient toujours me ramener aux Saintes Écritures et à la
méditation des idées et des sentiments religieux. Je me complaisais, dans mon
petit orgueil, à considérer la Bible comme une œuvre collective, formée peu à peu,
remaniée à diverses époques : car cette conception n’était point encore
dominante, et surtout elle n’était point admise dans la société au milieu de
laquelle je vivais. Pour le sens général, je m’en tenais à la version de Luther
; pour les détails, je recourais à la traduction littérale de Schmid, et je
m’aidais, aussi bien que possible, du peu d’hébreu que je savais.
Qu’il se trouve dans la Bible des contradictions, personne aujourd’hui ne le
contestera. On cherchait à les lever en prenant pour base le passage le plus
clair, et en s’efforçant de concilier avec celui-là le passage qui l’était
moins et qui le contredisait. Moi, je voulais découvrir, par l’examen,
l’endroit qui exprimait le mieux l’idée de la chose ; je m’attachais à ces
passages, et je rejetais les autres comme interpolés.
Car dès lors s’était affermie chez moi, sans que je
pusse dire si elle m’avait été inspirée ou insinuée, ou si elle était née de
mes propres réflexions, cette idée fondamentale, que, dans toute tradition et
particulièrement dans la tradition écrite, l’essentiel est le fonds,
l’intérieur, le sens, la direction de l’ouvrage ; là se trouve ce qui est
originel, divin, efficace, inviolable, inaltérable ; ni le temps ni aucune
influence, aucune condition extérieure, n’ont de prise sur ce fonds intime, du
moins pas plus que la maladie du corps n’en a sur une âme bien faite. La
langue, le dialecte, les idiotismes, le style et enfin l’écriture, devaient
donc être considérés comme le corps de tout ouvrage d’esprit. Ce corps, assez intimement
uni, il est vrai, avec l’intérieur, est toutefois exposé aux altérations, aux
détériorations, car, en général, aucune tradition ne peut, par sa nature, être
transmise dans une pureté parfaite, et, quand elle le serait, elle ne pourrait,
dans la suite, être toujours parfaitement intelligible : l’un est impossible à
cause de l’insuffisance des organes par lesquels elle est transmise ; l’autre,
à cause de la différence des temps et des lieux, mais particulièrement à cause
de la différence des facultés et des opinions humaines, et c’est pourquoi les
interprètes ne s’accorderont jamais. Rechercher la nature intime, le caractère
propre d’un livre qui nous plaît particulièrement, est donc l’affaire de
chacun, et, pour cela, il faut, avant toute chose, examiner dans quels rapports
le livre est avec notre propre nature et à quel point cette force vivante anime
et féconde la nôtre ; en revanche, tout l’extérieur, qui est sans action sur
nous ou sujet à un doute, on doit l’abandonner à la critique, qui, fût-elle
même en état de morceler et de disperser l’ensemble, ne parviendrait jamais à
nous ravir le fonds véritable, auquel nous tenons fermement, et même
ne troublerait pas un moment notre conviction, une fois qu’elle s’est formée.
---
Mais à quoi des jeunes gens prendront-ils le plus
grand intérêt, comment éveilleront-ils l’intérêt parmi leurs égaux, si l’amour
ne les anime pas, si les affaires de cœur, de quelque nature qu’elles soient,
ne sont pas en eux vivantes ? J’avais à déplorer en secret un amour perdu. Cela
me rendait indulgent et doux, et plus agréable à la société que dans l’époque
brillante où je n’avais à me reprocher aucun tort, aucun faux pas, et où je
m’élançais dans la vie, libre de tout engagement. La réponse de Frédérique à
une lettre d’adieux me déchira le cœur. C’était la même main, la même pensée,
le même sentiment, qui s’étaient développés pour moi et par moi. Alors
seulement, je compris la perte qu’elle faisait, et je ne voyais aucune
possibilité de la réparer ni même de l’adoucir. Frédérique m’était toujours
présente. Je sentais constamment qu’elle me manquait, et, ce qui était le plus
douloureux, je ne pouvais me pardonner mon propre malheur. On m’avait ôté
Marguerite, Annette m’avait quitté : ici j’étais coupable pour la première fois
; j’avais blessé profondément le plus noble cœur, et cette époque d’un sombre
repentir, auquel se joignait la privation d’un amour accoutumé, délices de ma
vie, me fut extrêmement pénible et même insupportable. Mais l’homme veut vivre
: je prenais donc aux autres un intérêt sincère ; je cherchais à les tirer de
leurs embarras, à rejoindre ce qui voulait se séparer, afin de leur épargner
mon sort. C’est pourquoi on avait coutume de m’appeler le confident, et aussi
le pèlerin, à cause de mes courses vagabondes dans la contrée. Cet apaisement
de mon cœur, je ne le trouvais qu’en plein air, dans les vallées, sur les
hauteurs, dans les campagnes et les bois, et je l’avais à ma portée, grâce à la
position de Francfort entre Darmstadt et Hombourg, deux séjours agréables, qui
étaient en bonne intelligence à cause de la parenté des deux cours. Je
m’accoutumai à vivre sur la route, allant et venant, comme un messager, de la
montagne à la plaine. Seul ou en compagnie, il m’arrivait souvent de traverser
ma ville natale, comme si elle m’eût été étrangère ; je dînais dans une des
grandes auberges de la Fahrgasse, après quoi, je poursuivais
ma route. Plus que jamais, je cherchais le vaste monde et la libre nature.
Chemin faisant, je chantais des hymnes et des dithyrambes étranges, dont un
s’est conservé sous le titre de Chant d’orage du pèlerin. J’allais
chantant avec entraînement cette demi-extravagance, surpris en chemin par un
temps affreux, qu’il me fallait braver.
---
Dans cette chevalerie se perdait encore un ordre
bizarre qui devait être philosophique et mystique, et qui n’avait point de nom
particulier. Le premier degré s’appelait le passage ; le second, le passage du
passage ; le troisième, le passage du passage au passage ; et le quatrième, le
passage du passage au passage du passage. Expliquer le sens profond de cette
suite de degrés était le devoir des initiés, et l’on y procédait en se réglant
sur un petit livre imprimé, dans lequel ces expressions étranges étaient
expliquées, ou plutôt amplifiées d’une manière plus étrange encore. S’occuper
de ces choses était le passe-temps favori. La folie de Behrisch et la déraison
de Lenz semblaient réunies : je me borne à répéter qu’il n’y avait pas derrière
ces symboles l’apparence d’un dessein.
Je m’étais associé très-volontiers à ces badinages ;
j’avais même eu l’idée, le premier, de mettre en ordre les fragments des Quatre fils Aymon, et proposé la manière en laquelle ils
seraient lus dans les fêtes et les solennités ; je savais moi-même les débiter
avec emphase : cependant je m’étais bientôt lassé de tout cela, et, comme je
regrettais ma société de Francfort et de Darmstadt, je fus charmé d’avoir
trouvé Gotter, qui me voua une sincère affection, que je lui rendis de bon
cœur. Son esprit était délicat, clair et serein, son talent exercé et réglé ;
il s’attachait à l’élégance française, et il aimait la partie de la littérature
anglaise qui s’occupe d’objets agréables et moraux. Nous passâmes ensemble
beaucoup de belles heures à nous communiquer mutuellement nos connaissances,
nos projets et nos goûts. Il m’excita à divers petits travaux, et, comme il
était lié avec les littérateurs de Gœtlingue, il me demanda particulièrement
quelques-unes de mes poésies pour l’almanach de Boie.
---
Ces gravures de Gessner augmentèrent notre goût pour
les objets champêtres, et un petit poème que nous lûmes dans notre cercle
intime, avec le plus vif plaisir, ne nous permit plus de considérer autre
chose. Le Deserted village de Goldsmith devait nous
charmer tous, au degré de culture et avec les sentiments qu’on nous connaît. On
y trouvait retracé, non pas comme vivant et agissant, mais comme passé et
disparu, tout ce qu’on voyait si volontiers de ses yeux, ce qu’on aimait, qu’on
estimait, qu’on recherchait avec passion dans la réalité, pour y prendre part
avec la joie de la jeunesse : les jours de fête à la campagne, les
consécrations d’églises et les foires, la grave assemblée des vieillards sous
le tilleul du village, bientôt remplacée par la danse des jeunes gens, à
laquelle même les élégants prenaient part. Que ces plaisirs paraissaient
convenables, modérés par un honnête pasteur de campagne, qui savait d’abord
aplanir et régler ce qui pouvait dépasser les bornes ou donner lieu à des noises
et des querelles ! Là encore, nous retrouvions notre vénérable vicaire de
Wakefield dans sa société bien connue, mais non plus agissant et vivant.
C’était comme une ombre évoquée par les doux gémissements du poète élégiaque.
La seule idée de ce tableau est des plus heureuses, une fois qu’on a résolu de
ressusciter, avec une gracieuse tristesse, un passé innocent. Et comme cette
œuvre sentimentale du poète anglais est à tous égards heureusement accomplie !
Je partageais l’enthousiasme de Gotter pour ce délicieux poëme. Nous
entreprîmes tous deux de le traduire. Son travail vaut mieux que le mien, parce
que je m’étais efforcé trop scrupuleusement d’imiter dans notre langue la
délicate énergie de l’original, et, par là, j’avais fidèlement
reproduit quelques passages, mais non pas l’ensemble.
Or, si le bonheur suprême réside dans la mélancolie,
et si la vraie mélancolie ne doit avoir pour objet que l’inaccessible, tout
concourait pour faire du jeune homme que nous suivons ici dans ses égarements
le plus heureux des mortels. Son amour pour une femme promise et fiancée, ses
efforts pour donner et approprier à notre littérature des chefs-d’œuvre
étrangers, son application à peindre la nature, non-seulement avec le langage,
mais aussi avec le burin et le pinceau, et cela sans véritable technique :
chacune de ces choses eût été suffisante pour gonfler le cœur et serrer la
poitrine ; mais, pour arracher à cette situation celui qui éprouvait de si
douces souffrances, pour lui préparer de nouvelles relations, et, par là, de
nouvelles inquiétudes, voici ce qui arriva. A Giessen se trouvait Hœpfner,
professeur de droit. Merck et Schlosser reconnaissaient en lui un jurisconsulte
habile, un penseur, un homme de mérite, et ils l’honoraient infiniment. Il y
avait longtemps que je désirais faire sa connaissance, et, ces deux amis ayant
résolu de lui faire une visite pour conférer sur des sujets littéraires, nous
convînmes qu’à cette occasion je me rendrais aussi à Giessen. Mais, comme il
arrive dans l’intempérance des époques de joie et de paix, nous avions de la
peine à faire quelque chose tout uniment, et, en véritables enfants, nous
tachions de faire jaillir même du nécessaire quelque plaisanterie. Il fut donc
convenu que je me présenterais comme un inconnu, sous une forme étrangère, et
que je satisferais encore une fois mon goût de paraître sous un déguisement.
Par une belle matinée, avant le lever du soleil, je partis de Wetzlar et
remontai l’agréable vallée en côtoyant la Lahn. Ces promenades faisaient aussi
mon bonheur. J’inventais, j’enchaînais, je travaillais à fond, et, dans la
solitude, livré à moi-même, j’étais joyeux et content ; je réduisais à sa
valeur ce que le monde, contradicteur éternel, m’avait mal à propos et
confusément imposé. Arrivé au terme de mon voyage, je cherchai la demeure de
Hœpfner, et je frappai à la porte de son cabinet. Quand il m’eut crié : «
Entrez ! » je me présentai modestement, comme un étudiant qui retournait de
l’université dans la maison paternelle, et qui voulait faire
en chemin la connaissance des hommes les plus distingués. J’étais préparé à ses
questions sur mes relations personnelles ; je lui fis un conte croyable,
vulgaire, dont il parut satisfait. Après cela, je me donnai pour un étudiant en
droit, et je ne soutins pas mal l’épreuve, car je connaissais son mérite dans
ce domaine, et je savais qu’il s’occupait justement du droit naturel. Cependant
la conversation languit quelquefois, et le savant semblait attendre mon album
ou ma révérence : je sus temporiser’, car j’étais sûr que Schlosser, dont je
connaissais la ponctualité, ne tarderait pas à paraître. Il arriva en effet ;
il fut reçu à bras ouverts, et, après m’avoir regardé de côté, il parut faire
peu d’attention à moi. Hœpfner, au contraire, m’associa à la conversation, et
montra une véritable bienveillance. Enfin je pris congé, et je courus à
l’auberge, où j’échangeai à la hâte quelques mots avec Merck, pour nous
entendre sur la suite.
LIVRE XIII.
Les romans de Richardson avaient déjà fait connaître à
la société bourgeoise une délicate moralité. Les suites funestes et inévitables
de la faute d’une femme étaient analysées dans Clarisse
d’une manière cruelle. Lessing traita le même sujet dans Miss
Sara Sampson. Le Marchand de Londres montra
dans la situation la plus horrible un jeune homme séduit. Les drames français
avaient le même but, mais ils procédaient plus modérément, et savaient plaire
en finissant par tout arranger. Le Père de famille de
Diderot, l’Honnête criminel, le Vinaigrier,
le Philosophe sans le savoir, Eugénie et d’autres
ouvrages pareils étaient conformes au respectable esprit de cité et de famille,
qui prévalait de plus en plus. Chez nous, le Fils
reconnaissant, le Déserteur par amour filial
et leur séquelle avaient la même tendance. Le Ministre,
Clémentine et les autres pièces de Gobler, le Père de
famille allemand de Gemmingen, tous présentaient le spectacle
sentimental des vertus de la classe moyenne et même de la classe inférieure, et
ravissaient le grand public. Eckhof, par son noble caractère, qui prêtait à la
condition du comédien une certaine dignité, dont elle avait manqué jusqu’alors,
releva extraordinairement les premiers rôles de ers pièces, car, en honnête
homme qu’il était, il rendait parfaitement l’expression de l’honnêteté.
---
On voit assez clairement combien ces conversations
idéales ont d’affinité avec une correspondance épistolaire. Seulement celle-ci
répond à une confiance établie, tandis que, dans l’autre cas, on trouve moyen
de s’en procurer une nouvelle, toujours changeante, et qui reste sans réponse.
Aussi, quand je me proposai de peindre ce dégoût de la vie, que les hommes
ressentent sans être pressés par la nécessité, je dus songer aussitôt à exposer
par lettres mes sentiments, car le découragement est toujours l’enfant, le
nourrisson de la solitude. Celui qui s’y abandonne fuit toute contradiction, et
qu’est-ce qui le contredit plus que toute société joyeuse ? Le bonheur des
autres lui est un douloureux reproche, et ce qui devrait l’engager à sortir de
lui-même l’y refoule plus profondément. S’il veut peut-être s’expliquer
là-dessus, il le fera par lettres, car un épanchement écrit, qu’il soit joyeux
ou chagrin, ne rencontre aucun contradicteur direct ; une réponse, où sont
exposées les raisons contraires, donne au solitaire l’occasion de se confirmer
dans ses rêveries, un sujet de s’obstiner toujours davantage. Si les lettres de
Werther, écrites dans cet esprit, ont un attrait si varié, c’est que le fonds
très-divers en avait été élaboré dans ces conversations imaginaires avec nombre
de personnes, et qu’ensuite, dans la composition, elles paraissent adressées à
un seul ami, à un seul confident. Il serait peu opportun
d’en dire davantage sur la rédaction de cet opuscule, qui a fait tant de bruit,
mais je puis ajouter quelques réflexions sur le fond.
Ce dégoût de la vie a ses causes physiques et ses
causes morales. Laissons le médecin étudier les premières et le moraliste les
secondes, et, dans un sujet si souvent approfondi, ne considérons que le point
principal, où ce phénomène se révèle avec le plus de clarté. Tout bien-être
dans la vie est fondé sur un retour régulier des objets extérieurs. La
succession du jour et de la nuit, des saisons, des fleurs et des fruits et de
tout ce qui s’offre à nous de période en période, pour que l’homme puisse et
doive en jouir, tels sont les véritables ressorts de la vie terrestre. Plus
nous sommes ouverts à ces jouissances, plus nous nous sentons heureux ; mais,
si ces phénomènes divers passent et repassent devant nous sans nous intéresser,
si nous sommes insensibles à de si nobles avances, alors prend naissance le
plus grand mal, la plus grave maladie ; on regarde la vie comme un pénible
fardeau. On rapporte d’un Anglais qu’il se pendit pour n’avoir pas à s’habiller
et se déshabiller chaque jour. J’ai connu un bonhomme de jardinier, inspecteur
d’un grand parc, qui s’écria un jour avec chagrin : « Faudra-t-il donc que je
voie toujours ces nuages pluvieux passer du couchant au levant ? » On raconte
d’un de nos hommes les plus distingués, qu’il voyait avec ennui le printemps
reverdir : il aurait voulu, pour changer, le voir rouge une fois. Ce sont là
proprement les symptômes du dégoût de la vie, qu’il n’est pas rare de voir
aboutir au suicide, et qui, chez les hommes réfléchis et concentrés en
eux-mêmes, a été plus fréquent qu’on ne peut croire.
Mais rien n’occasionne plus ce dégoût que le retour de
l’amour. Le premier amour est l’unique, dit-on avec raison. Car, dans le second
et par le second, le sens le plus élevé de l’amour est déjà perdu. L’idée de
l’éternité et de l’infini, qui l’élève et le porte, est détruite ; il parait
passager comme tout ce qui revient. La séparation du physique et du moral, qui,
dans les complications de la vie civilisée, isole la tendresse et le désir,
provoque encore ici une exagération, qui ne peut produire aucun bien.
D’ailleurs un jeune homme s’aperçoit bientôt, sinon
chez lui-même, du moins chez les autres, que les époques morales alternent
aussi bien que les saisons. La faveur des grands, les bonnes grâces des hommes
puissants, les encouragements des personnes actives, l’inclination de la
multitude, l’amitié des individus, tout change et passe, sans que nous
puissions le fixer plus que le soleil, la lune et les étoiles. Et pourtant ces
choses ne sont pas de simples phénomènes naturels ; elles nous échappent par
notre faute ou par celle d’autrui, par le hasard ou la destinée ; elles
changent, et nous ne sommes jamais assurés d’elles.
Toutefois, ce qui tourmente surtout un jeune homme qui
a de la sensibilité, c’est l’inévitable retour de nos fautes ; car nous tardons
longtemps à reconnaître qu’en cultivant nos vertus, nous cultivons aussi nos
défauts. Nos vertus reposent sur nos défauts comme sur leurs racines, et nos défauts se ramifient en secret avec autant de force et de
diversité que nos vertus à la lumière du jour. Or, comme nous exerçons le plus
souvent nos vertus avec volonté et conscience, tandis que nous sommes surpris à
noire insu par nos défauts, elles nous procurent rarement quelque joie, lundis
qu’ils nous causent sans cesse douleur et tourment. C’est ce qui nous rend
surtout difficile et presque impossible la connaissance de nous-mêmes. Qu’on se
représente avec cela un jeune sang qui bouillonne, une imagination que les
objets particuliers enchaînent aisément, puis les alternatives du jour, et l’on
trouvera assez naturel un impatient désir de s’affranchir d’une pareille gêne.
Cependant ces sombres réflexions, qui égarent dans
l’infini celui qui s’y abandonne, n’auraient pu se développer d’une manière
aussi marquée dans les cœurs de la jeunesse allemande, si une cause extérieure
ne l’avait excitée et encouragée à ce funeste travail. Ce fui l’œuvre de la
littérature et surtout de la poésie anglaise, dont les grands mérites sont
accompagnés d’une grave mélancolie, qu’elle communique à quiconque s’occupe
d’elle. L’Anglais intelligent se voit dès son enfance entouré d’une société
puissante, qui stimule toutes ses forces ; il s’aperçoit lot ou tard que, pour
s’accommoder avec elle, il doit rassembler toute son intelligence. Combien de
leurs poëtes n’ont-ils pas mené dans leur jeunesse une vie dissolue et
tumultueuse, et ne se sont-ils pas crus du bonne heure autorisés à se plaindre
de la vanité des choses humaines ! Combien se sont essayés dans les affaires
publiques, et, dans le parlement, à la cour, dans le ministère, dans les
ambassades, ont joué, soit les premiers rôles, soit des rôles inférieurs ; ont
pris une part active aux troubles intérieurs, aux révolutions politiques, et
ont fait, sinon par eux-mêmes, du moins par leurs amis et leurs protecteurs,
des expériences plus souvent tristes que satisfaisantes ! Combien se sont vus
bannis, chassés, emprisonnés, lésés dans leurs biens !
Mais il suffit d’être spectateur de si grands
événements pour être porté au sérieux ; et, le sérieux, où peut-il nous
conduire qu’à la pensée de la fragilité et de la vanité de toutes les choses
terrestres ? L’Allemand aussi est sérieux, et, par conséquent, la poésie
anglaise lui convenait parfaitement, et, parce qu’elle émanait d’une condition supérieure,
elle lui paraissait imposante. On trouve partout en elle une intelligence
grande, forte, éprouvée, un sentiment profond, délicat, une excellente volonté,
une action passionnée, les plus nobles qualités qu’on admire chez des hommes
intelligents et cultivés ; mais tout cela réuni ne fait pas encore un poêle. La
véritable poésie se révèle à ceci, que, par une sérénité intérieure, par un
bien-être extérieur, comme un évangile mondain, elle t-ait nous délivrer des
fardeaux terrestres qui pèsent sur nous. Comme un aérostat, elle nous élève,
avec le lest qui s’attache à nous, dans des régions supérieures, et laisse les
confus labyrinthes de la terre se développer devant nous à vol d’oiseau. Les
œuvres les plus gaies et les plus sérieuses ont le même but, de modérer la joie
aussi bien que la douleur par une heureuse et spirituelle peinture. Que l’on
considère dans cet esprit ta plupart des poésies anglaises, le plus souvent
morales et didactiques, et l’on verra qu’elles ne témoignent, en général, qu’un
sombre dégoût de la vie. Non-seulement les Nuits d’Young, où ce thème est essentiellement développé,
mais aussi les autres poésies contemplatives nous égarent insensiblement dans
ce triste champ, où est proposé à l’esprit un problème qu’il ne suffit pas à
résoudre, car la religion elle-même, quelle que soit celle qu’il pourra se
construire, le laisse sans secours. On pourrait réunir des volumes entiers, qui
serviraient de commentaires à ce texte terrible :
« Le vieil âge et l’expérience, la main dans la main. le
mènent à la mort, et lui font comprendre, après une recherche si douloureuse et
si longue, que toute sa vie il a été dans l’erreur. »
Ce qui achève de rendre misanthropes les poêles
anglais, et ce qui répand dans leurs écrits le pénible sentiment du dégoût de
toutes choses. c’est que les nombreuses dissidences de leur vie publique les
contraignent, les uns et les autres, de vouer, sinon toute leur vie, du moins
la pari la meilleure, à toi ou lui parti. Comme un écrivain ainsi placé ne peut
ni louer ni prôner les amis auxquels il est dévoué, la cause qu’il a embrassée,
parce qu’il ne ferait qu’exciter la haine et l’envie, il exerce son talent à
dire des adversaires tout te mal possible, à aiguiser, à empoisonner même,
autant qu’il peut, les traits de la satire. Que cela se fasse de part et
d’autre, et le monde intermédiaire est détruit et anéanti, en sorte que, chez
une grande nation, active, intelligente, on ne peut, avec la plus extrême
indulgence, découvrir que sottise et folie. Leurs poésies tendres s’occupent
elles-mêmes de tristes objets. Ici meurt une jeune fille abandonnée, là se noie
un amant fidèle, ou bien, tandis qu’il nage précipitamment, il est dévoré par
un requin avant d’atteindre sa bien-aimée ; et, lorsqu’un porte comme Gray
s’établit dans un cimetière de village, et rechante ces mélodies connues, il
peut être assuré de rassembler en foule autour de lui les amis de la
mélancolie. Il faut que l’Allegro de Millon commence
par exorciser le chagrin en vers énergiques, avant de pouvoir arriver à une
gaieté très-modérée, et le joyeux Goldsmith lui-même se perd dans des
sentiments élégiaques, quand son Village abandonné
nous retrace, avec autant de grâce que de tristesse, un paradis perdu, que son Voyageur recherche sur toute la terre. Je ne doute pas
qu’on ne puisse me citer aussi et m’opposer des œuvres gaies, des poésies
sereines ; mais la plupart et les meilleures appartiennent certainement y
l’époque antérieure, et les plus récentes qu’on pourrait ranger dans le nombre
inclinent également vers la satire : elles sont amères et surtout elles
rabaissent les femmes.
Enfin ces poëmes, que je viens de rappeler en ternies
généraux, ces poèmes sérieux, qui sapaient la base de la nature humaine,
étaient nos auteurs favoris, préférés entre tous les autres ; l’un, selon son
caractère, recherchait la tristesse légère, élégiaque, l’autre, le désespoir
accablant, qui rejette tout salut. Chose étrange ! notre père et maître
Shakspeare. qui sait répandre une si pure allégresse, fortifiait lui-même cette
hypocondrie. Hamlet et ses monologues demeuraient comme des fantômes qui ne
cessaient d’apparaître à toutes les jeunes imaginations. Chacun savait par cœur
les principaux endroits et se plaisait à les réciter ; et chacun croyait devoir
être mélancolique comme le prince de Danemark, sans avoir vu
toutefois comme lui aucun fantôme et sans avoir un auguste père à venger.
Mais, afin que toute cette mélancolie eût un théâtre
fait pour elle, Ossian nous avait attirés dans la Thulé lointaine, où,
parcourant l’immense bruyère grisâtre, parmi les pierres moussues des tombeaux,
nous voyions autour de nous les herbes agitées par un vent horrible, et sur nos
têtes un ciel chargé de nuages. La lune enfin changeait en jour cette nuit
calédonienne ; des héros trépassés, des beautés pâlies, planaient autour de
nous ; enfin nous croyions voir, dans sa forme effroyable, l’esprit même de
Loda.
Dans un pareil milieu, aven une pareille société, avec
des goûts et des études de ce genre, tourmenté de passions non satisfaites,
n’étant excité par aucun mobile extérieur à une sérieuse activité, sans autre
perspective que l’obligation de se renfermer dans une insipide et languissante
vie bourgeoise, on se familiarisait, dans son orgueil chagrin. avec la pensée
de pouvoir à volonté quitter la vie, quand on ne la trouverait plus à son gré,
et, par là, on se dérobait quelque peu aux injustices et à l’ennui journaliers.
Cette disposition était générale, et, si Werther
produisit un grand effet, c’est qu’il était à l’unisson de toutes les âmes, et qu’il
exprimait ouvertement et clairement le secret d’une maladive et juvénile
rêverie. A quel point les Anglais connaissaient cette maladie, c’est ce que
prouvent ces lignes significatives, écrites avant l’apparition de Werther :
« Enclin à des douleurs qu’il aimait, il connut plus
de souffrances que la nature ne lui en avait imposé, cependant que son
imagination lui présentait le malheur sous des couleurs idéales et sombres, cl
avec des horreurs étrangères. »
Le suicide est un événement de la nature humaine, qui,
après tout ce qu’on a dit et débattu sur ce sujet, réclame l’attention de
chacun, et qui veut qu’on le traite de nouveau à chaque époque. Montesquieu
accorde a ses héros et ses grands hommes le droit de se donner la mort à
volonté, en disant qu’il doit être loisible à chacun de finir où il lui plaît
le cinquième acte de sa tragédie. Mais il n’est pas ici question de ces
personnages qui ont mené une vie active, marquante, qui ont consacré leurs
jours à un grand État ou à la cause de la liberté, et qu’on ne saurait guère
blâmer lorsque, voyant disparue de et ; monde l’idée qui les animait, ils
songent à la poursuivra au delà du tombeau. Nous avons affaire à des gens qui,
par défaut d’activité dans la condition la plus paisible du monde, prennent la vie
en dégoût, grâce à leurs prétentions exagérées pour eux-mêmes. Comme j’ai connu
moi-même cet état, et que je sais parfaitement quelles peines il m’a fait
souffrir, quels efforts il m’en a coûté pour y échapper, je ne veux pas taire
les réflexions que j’ai faites mûrement sur les différents genres de mort qu’on
pourrait choisir. Qu’un homme se sépare violemment de lui-même, qu’il en vienne
non-seulement à se blesser, mais à se détruire, c’est une chose si contraire à
la nature, qu’il recourt le plus souvent à des moyens mécaniques pour mettre
son projet à exécution. Quand Ajax se jette sur son épée, c’est le poids de son
corps qui lui rend le suprême service ; quand le guerrier fait promettre à son écuyer de ne pas le laisser tomber dans les mains des ennemis,
c’est encore une force extérieure dont il s’assure : seulement c’est une force
morale au lieu d’une force physique. Les femmes cherchent dans l’eau
l’apaisement de leur désespoir, et In moyen essentiellement mécanique de l’arme
à feu assure un prompt effet avec le plus léger effort. On ne parle guère de la
pendaison, qui est une mon ignoble. C’est en Angleterre que ce cas doit être le
plus fréquent, parce qu’on y est accoutumé dès l’enfance à voir pendre nombre
de gens, sans que la mort soit précisément déshonorante. Avec le poison, avec
l’ouverture des veines, on se propose de ne quitter la vie que lentement, et la
mort la plus raffinée, la plus prompte, la moins douloureuse, par la blessure
d’un aspic, était digne d’une reine qui avait passé sa vie dans le faste et les
plaisirs. Mais tout cela sont des "ressources extérieures, ce sont des
ennemis avec lesquels l’homme conclut une alliance contre lui-même.
---
Je m’arrêtai peu aux critiques. Pour moi la question
était complètement résolue. Ces bonnes gens n’avaient qu’à s’en démêler à leur
tour. Cependant mes amis ne manquèrent pas de recueillir ces choses, et ils
s’en divertirent, parce qu’ils étaient déjà mieux initiés à mes vues. Les Joies du jeune Werther, œuvre de Nicolai, nous inspirèrent
mille plaisanteries. Cet homme, d’ailleurs estimable, plein de mérite et de
science, avait déjà entrepris de rabaisser et d’exclure tout ce qui ne
s’accordait pas avec son sentiment, que son esprit, très-borné, regardait comme
unique et véritable. Il fallut qu’il s’essayât aussi contre moi, et cette
brochure nous tomba bientôt dans les mains. La délicieuse vignette de
Chodowiecki me fit grand plaisir, car j’avais pour cet artiste la plus haute
estime. Cette fadaise même était fabriquée de cette grossière toile de ménage
que le sens commun se fatigue en famille à préparer aussi dure qu’on peut. Il
ne sent point qu’il n’y a pas de remède possible, que la jeunesse de Werther
paraît, dès l’origine, rongée dans sa fleur par un ver qui la tue, et il laisse
subsister mon travail jusqu’à l’endroit où le furieux se prépare à l’acte fatal
: alors l’intelligent médecin de l’âme glisse subtilement dans les mains de son
malade un pistolet chargé de sang de coq, d’où il ne résulte qu’un vilain
spectacle, mais heureusement aucun mal. Charlotte devient la
femme de Werther, et tout se termine à la satisfaction générale.
Je n’en ai pas retenu davantage, car je n’ai jamais
revu le livre. J’en avais détaché la vignette, et je l’avais placée parmi mes
gravures favorites. Par une secrète et innocente vengeance, je composai un
petit poëme satirique, Nicolaï au tombeau de Werther,
qui n’est pas fait pour être publié. Mon goût de tout dramatiser s’éveilla de
nouveau dans cette occasion. J’écrivis un dialogue en prose entre Werther et
Charlotte, d’un ton assez railleur. Werther se plaint amèrement que sa
délivrance par le sang du coq ait si mal tourné. Il est resté vivant, mais
l’explosion lui a crevé les yeux. Il est au désespoir d’être le mari de
Charlotte et de ne pas la voir ; car la vue de toute sa personne lui serait
presque plus douce que les aimables détails dont il ne peut s’assurer que par
le toucher. Charlotte, comme on la connaît, n’est pas non plus fort satisfaite
d’un mari aveugle, et l’occasion se trouve ainsi de reprocher hautement à
Nicolaï son entreprise de se mêler sans aucune mission des affaires d’autrui.
Tout cela était écrit fort gaiement, et faisait allusion librement à cette
malheureuse et présomptueuse tendance de Nicolaï à s’occuper de choses
au-dessus de sa portée, par où il attira dans la suite à lui-même et à d’autres
beaucoup de chagrin, et perdit enfin, malgré ses mérites incontestables, toute
sa considération littéraire. Le manuscrit original de ce badinage ne fut jamais
copié, et il est détruit depuis nombre d’années. J’avais pour cette production
une prédilection particulière. L’amour ardent et pur des deux jeunes gens était
plutôt augmenté qu’affaibli par la situation tragi-comique à laquelle ils se
trouvaient réduits. Il régnait dans celte composition la plus grande tendresse,
et l’adversaire lui-même était traité non pas avec amertume, mais avec gaieté.
Je faisais parler moins poliment le petit livre, qui, imitant de vieilles
rimes, s’exprimait ainsi : « Que ce présomptueux me déclare dangereux, si cela
lui plaît ! Le lourdaud, qui ne sait pas nager, veut s’en prendre à l’eau ! Que
m’importent l’anathème de Berlin et ces pédants en soutane ? Qui ne peut me
comprendre apprenne à mieux lire ! »
Préparé à tout ce qu’on avancerait contre Werther, je ne me fâchai nullement de
toutes ces critiques, mais je n’avais pas prévu que les âmes bienveillantes et
sympathiques me préparaient un insupportable tourment. Car, au lieu de me dire
sur mon livre, tel qu’il était, quelques paroles obligeantes, chacun voulait
savoir une bonne fois ce qu’il y avait de vrai dans le fonds. J’en fus
très-choqué et, le plus souvent, je m’exprimai à l’encontre d’une manière fort
brutale. Car, pour répondre à cette question, il m’aurait fallu disséquer et
défigurer mon petit ouvrage, que j’avais si longtemps médité, pour donner à
tant d’éléments l’unité poétique, et, de la sorte, ses véritables parties
constitutives auraient été elles-mêmes sinon anéanties, du moins éparpillées et
dispersées. En y réfléchissant davantage, je ne pouvais trouver déplacée
l’exigence du public. L’aventure de Jérusalem avait produit une grande
sensation. Un jeune homme cultivé, aimable et sans reproche, le fils d’un
théologien, d’un écrivain éminent, jouissant de l’aisance et de la santé,
renonçait tout à coup à la vie sans motif connu. Chacun demanda comment une
pareille chose avait été possible ; et toute la jeunesse, lorsqu’on entendit
parler d’un amour malheureux, et toute la classe moyenne, lorsqu’on rapporta
les petits dégoûts qu’il avait essuyés dans la haute société, furent vivement
émues, et chacun désira connaître les faits exactement. Alors parut dans
Werther une peinture détaillée, dans laquelle on pensait retrouver la vie et le
caractère de ce jeune homme. Le lieu et la personne s’accordaient ; la peinture
était si naturelle, qu’on se croyait parfaitement instruit et satisfait. Mais,
après un plus mûr examen, bien des choses ne s’accordaient pas, et ceux qui
cherchaient la vérité s’imposaient un travail insupportable, car l’analyse
critique fait naître mille doutes. Pénétrer au fond de ce mystère était chose
impossible : ce que j’avais mis de ma vie et de mes souffrances dans cette
composition ne se pouvait démêler : jeune homme inaperçu, j’avais vécu, sinon
dans le mystère, du moins dans l’obscurité.
Pendant mon travail, je n’ignorai pas le bonheur
insigne de cet artiste à qui l’on avait fourni l’occasion d’étudier plusieurs
beautés pour en composer une Vénus, et je me permis aussi de former ma
Charlotte d’après la figure et les qualités de plusieurs aimables personnes,
bien que les traits principaux fussent empruntés à la plus
aimée. Le public curieux put donc découvrir des ressemblances avec plusieurs
dames, et ce n’était pas non plus pour les dames une chose indifférente de
passer pour la véritable. Toutes ces Charlottes me causèrent des tourments
infinis ; quiconque me rencontrait m’exprimait le désir de savoir tout de bon
où demeurait la véritable. Je cherchais à me tirer d’affaire comme Nathan avec
les trois anneaux : expédient qui peut convenir à des natures élevées, mais qui
ne saurait contenter le public lisant et crédule. J’espérais être délivré au
bout de quelque temps de ces recherches importunes, mais elles m’ont poursuivi
pendant toute ma vie. Je tâchai de leur échapper en voyage par l’incognito, et
cette ressource me fut encore enlevée insensiblement. Si donc l’auteur de cet
opuscule a fait quelque chose de nuisible et de criminel, il en a été
suffisamment et même trop sévèrement puni par ces inévitables importunités.
Tourmenté de la sorte, je reconnus trop bien que les
auteurs et le public sont séparés par un immense abîme, dont on n’a
heureusement de part et d’autre aucune idée. Aussi avais-je senti depuis
longtemps combien toutes les préfaces sont inutiles. En effet, plus on croit
rendre clair son dessein, plus on donne lieu à la confusion. En outre, un
auteur à beau répondre, le public continuera toujours de lui adresser les
réclamations qu’il a déjà essayé d’écarter. J’appris aussi de bonne heure à
connaître une singularité des lecteurs, voisine de celle-là, et qui nous cause
une surprise comique, surtout chez les lecteurs qui font imprimer leurs
jugements. Ils se figurent, en effet, qu’en publiant quelque chose, on devient
leur débiteur, et qu’on reste toujours fort au-dessous de ce qu’ils voulaient
et désiraient, bien qu’un moment plus tôt, avant qu’ils eussent vu notre
ouvrage, ils n’eussent pas l’idée qu’il existât ou qu’il put exister quelque
chose de pareil.
LIVRE
XIV.
Dans ces moments, faits pour serrer le cœur plus que
pour l’élever, je ne prévoyais pas les impressions tendres et sublimes qui
m’attendaient près de là. On me conduisit dans la maison de Jabach,
où s’offrit à ma vue, et réalisé, ce que jusqu’alors je n’avais fait que me
figurer. Toute cette famille était morte depuis longtemps ; mais, dans le
rez-de-chaussée, contigu au jardin, rien n’avait subi aucun changement ; un
pavé rouge brun formé régulièrement de briques en losanges, de grands fauteuils
sculptés, aux sièges et aux dossiers brodés, des dessus de tables incrustés
artistement, posés sur des pieds pesants, des lustres de métal, une vaste
cheminée, avec ses ustensiles en proportion ; tout en harmonie avec ce vieux
temps, et, dans tout l’appartement, rien de nouveau, rien d’actuel, que
nous-mêmes. Mais ce qui augmenta, ce qui compléta et fit déborder les
impressions merveilleusement excitées en nous à ce spectacle, ce fut un grand
tableau de famille, placé au-dessus de la cheminée. L’ancien et riche
propriétaire de cette demeure était représenté assis avec sa
femme, entouré de ses enfants ; tous étaient là, frais et vivants, comme
d’hier, comme d’aujourd’hui, et pourtant tous étaient morts. Ces fraîches et
rondes joues d’enfants avaient aussi vieilli et, sans cette ingénieuse
imitation, il n’en serait resté aucun souvenir. Dominé par ces impressions, je
ne saurais dire ce que je devins. Mes dispositions morales et mes facultés
poétiques les plus intimes se manifestèrent par la profonde émotion de mon
cœur, et sans doute on vit s’épanouir et se répandre tout ce qu’il y avait de
bon et d’affectueux dans mon âme ; car, dès ce moment, sans autre examen,
j’obtins, pour la vie, l’affection et la confiance de ces hommes excellents.
Dans le cours de cette réunion des âmes et des
intelligences, où se produisait au jour tout ce qui vivait dans chacun de nous,
j’offris de réciter les plus nouvelles de mes ballades favorites. Le Roi de Thulé] et Il
était un gars assez hardi produisirent un bon effet, et je
les récitai avec d’autant plus de sentiment, que mes poésies étaient encore
enchaînées à mon cœur et ne s’échappaient que rarement de mes lèvres, car
j’étais arrêté par la présence de certaines personnes, auxquelles auraient pu
nuire mes sentiments trop tendres. Cela me troublait quelquefois au milieu de
ma récitation, et je ne pouvais plus en reprendre le fil. Combien de fois
n’ai-je pas été accusé pour cela d’obstination et de bizarrerie !
Quoique la composition poétique fût mon occupation
principale et celle qui allait le mieux à ma nature, je ne laissais pas de
méditer sur des sujets de toute espèce, et je trouvais infiniment attrayante £t
agréable la tendance originelle et naturelle de Jacobi à poursuivre
l’impénétrable. Ici ne se produisait aucune controverse chrétienne, comme avec
Lavater, ni didactique, comme avec Basedow. Les pensées que me communiquait
Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré,
lorsqu’il me révélait, avec une confiance absolue, les plus intimes aspirations
de l’âme ! Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées,
ne pouvait éveiller en moi que des pressentiments de ce qui peut-être
s’éclaircirait pour moi dans la suite. Heureusement je m’étais déjà formé ou du
moins exercé à ces études, et j’avais reçu en moi la
personnalité et la doctrine d’un homme extraordinaire, d’une manière
incomplète, il est vrai, et comme à la dérobée, mais j’en éprouvais déjà de
remarquables effets. Cet esprit, qui exerçait sur moi une action si décidée, et
qui devait avoir sur toute ma manière de penser une si grande influence,
c’était Spinoza. En effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier
un moyen de culture pour ma nature étrange, je finis par tomber sur l’Éthique de ce philosophe. Ce que j’ai pu tirer de cet
ouvrage, ce que j’ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte ; mais
j’y trouvais l’apaisement de mes passions ; une grande et libre perspective sur
le monde sensible et le monde moral semblait s’ouvrir devant moi. Toutefois, ce
qui m’attachait surtout à Spinoza, c’était le désintéressement sans bornes qui
éclatait dans chacune de ses pensées. Cette parole admirable : « Celui qui aime
Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les
prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en
découlent, remplissait toute ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que
dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise,
ma pratique, en sorte que ce mot hardi, qui vient après : « Si je t’aime, que
t’importe ? » fut le véritable cri de mon cœur. Au reste on ne peut non plus
méconnaître ici, qu’à proprement parler, les plus intimes unions résultent des
contrastes. Le calme de Spinoza, qui apaisait tout, contrastait avec mon élan
qui remuait tout ; sa méthode mathématique était l’opposé de mon caractère et
de mon exposition poétique, et c’était précisément cette méthode régulière,
jugée impropre aux matières morales, qui faisait de moi son disciple passionné,
son admirateur le plus prononcé. L’esprit et le cœur, l’intelligence et le
sentiment, se recherchèrent avec une affinité nécessaire, et par elle
s’accomplit l’union des êtres les plus différents.
Mais, dans la première action et réaction, tout
fermentait et bouillonnait en moi. Frédéric Jacobi, le premier à qui je laissai
entrevoir ce chaos, lui, qui était naturellement porté à descendre dans les
profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça
de m’initier à ses idées. Lui aussi, il éprouvait
d’inexprimables besoins spirituels ; lui aussi, il refusait de les apaiser par
des secours, étrangers ; il voulait se former et s’éclairer par lui-même. Ce
qu’il me communiquait sur l’état de son être moral, je ne pouvais le
comprendre, d’autant moins que je ne pouvais me faire aucune idée du mien. Bien
plus avancé que moi dans la méditation philosophique, même dans l’étude de
Spinoza, il cherchait à diriger, à éclairer, mes aveugles efforts. Cette pure
parenté intellectuelle était nouvelle pour moi, et m’inspirait un ardent désir
de continuer ces échanges d’idées. La nuit, quand nous étions déjà séparés et
retirés dans nos chambres, j’allais le visiter encore ; le reflet de la lune
tremblait sur le large fleuve, et nous, à la fenêtre, nous nous abandonnions
avec délices aux épanchements mutuels, qui jaillissent avec tant d’abondance
dans ces heures admirables d’épanouissement.
LIVRE XV.
Le chemin était ouvert, disait-on,
quoique, dans toutes les choses terrestres, il puisse rarement être question de
chemin. En effet, comme l’eau qui est écartée par un navire se précipite
aussitôt derrière lui, l’erreur, que des esprits excellents ont écartée pour se
faire place, se reforme bien vile derrière eux par une force naturelle.
C’est là ce que l’honnête Zimmermann nu voulait
absolument pas reconnaître ; il ne voulait pas convenir que l’absurde remplit
le monde. Impatient jusqu’à la fureur, il frappait sur tout ce qu’il
reconnaissait et tenait pour faux. Qu’il se chamaillât avec le garde-malade ou
avec Paracelse, avec un uromante ou un chimiste, c’était égal : il frappait
toujours de même, et, quand il s’était mis hors d’haleine, il était bien étonné
de voir l’hydre, qu’il croyait avoir foulée aux pieds, redresser ses télés
innombrables et lui montrer les dents. En lisant ses ouvrages, et
particulièrement le solide traité sur l’Expérience,
on comprendra mieux quels furent les sujets de mes débats avec cet homme éminent.
Il dut exercer sur moi une action d’autant plus marquée, qu’il avait vingt ans
de plus que moi. Médecin renommé, il s’occupait surtout des hautes classes de
la société, et cela le conduisait à parler à chaque instant de la corruption du
temps, amenée par l’amollissement et par l’excès des jouissances ; et les
discours du médecin, comme ceux des philosophes et de mes poétiques amis, me
ramenaient aussi vers la nature. Je ne pouvais partager tout à fait sa fureur
réformatrice. Loin de là, quand nous nous fûmes séparés, je me retirai bientôt
dans mon véritable domaine, et je cherchai à employer, avec des efforts
modérés, les dons que m’avait départis la nature, et à me donner un peu
carrière dans une lutte joyeuse avec les choses que je désapprouvais, sans m’inquiéter
de savoir jusqu’où mon action pourrait s’étendre, où elle pourrait me conduire.
LIVRE XVI.
Pour accomplir cette tâche difficile, la nature a doté
l’homme richement de force, d’activité et de persistance ; mais il est surtout secondé
par la légèreté, son impérissable apanage. Par elle, il est capable, à chaque
moment, de renoncer à une chose, pourvu qu’un moment après il en puisse saisir
une nouvelle ; et c’est ainsi qu’à notre insu nous réparons sans cesse toute
notre vie, nous mettons une passion à la place d’une autre ; occupations,
inclinations, fantaisies, marottes, nous essayons tout, pour nous écrier à la
fin que tout est vanité. Elle ne fait horreur à personne, cette maxime fausse
et même blasphématoire ; bien plus, en la prononçant, on croit avoir dit
quelque chose de sage et d’irréfutable. Il n’y a que peu d’hommes qui
pressentent cette impression insupportable, et, qui, pour se dérober à toutes
les résignations partielles, se résignent absolument une
bonne fois. Ces hommes se persuadent de ce qui est éternel, nécessaire,
légitime, et cherchent à se former des idées qui soient indestructibles, qui,
loin d’être abolies par la considération des choses passagères, en soient au
contraire confirmées. Mais, comme il y a dans cela quelque chose de surhumain,
ces personnes sont d’ordinaire considérées comme inhumaines, impies,
insociables ; on ne peut leur attribuer assez de cornes et de griffes.
Ma confiance en Spinoza reposait sur l’effet paisible
qu’il produisait en moi, et elle ne fit que s’accroître quand on accusa de
spinozisme mes respectables mystiques, quand j’appris que Leibnitz lui-même
n’avait pu échapper à ce reproche, et que Boerhaave, soupçonné des mêmes
opinions, avait dû passer de la théologie à la médecine. Mais qu’on ne pense
pas que j’eusse voulu signer les écrits de Spinoza et les avouer littéralement
: j’avais trop bien reconnu qu’aucune personne n’en comprend une autre, qu’une
conversation, une lecture, éveille chez différentes personnes différents ordres
d’idées, et l’on voudra bien accorder à l’auteur de Werther
et de Faust que, profondément pénétré de ces
malentendus, il n’a pas eu lui-même la présomption de croire entendre
parfaitement un homme, qui, disciple de Descartes, s’est élevé par une culture
mathématique et rabbinique à une hauteur de pensée où l’on voit, jusqu’à nos
jours, le terme de tous les efforts de la spéculation.
On aurait une idée assez claire de ce que j’avais
emprunté à Spinoza, si j’avais couché par écrit et conservé la visite que le juif
errant faisait au philosophe, et que j’avais jugée un digne ingrédient de ce
poëme. Mais je me complaisais si fort dans cette conception, et je m’en
occupais en secret avec tant de plaisir, que je ne parvins pas à en écrire
quelque chose, en sorte que l’idée, qui n’aurait pas été sans mérite comme
plaisanterie de passage, s’étendit tellement qu’elle en perdit sa grâce, et que
je la chassai de mon esprit comme importune. En quel sens les points principaux
de mes rapports avec Spinoza sont demeurés chez moi ineffaçables, en exerçant
une grande influence sur la suite de ma vie, c’est ce que je vais exposer aussi
brièvement que possible.
La nature agit selon des lois éternelles, nécessaires
et tellement divines, que la divinité elle-même n’y pourrait
changer rien. Sur ce point tous les hommes sont parfaitement d’accord sans le
savoir. Qu’on réfléchisse à l’étonnement et même à l’effroi que produit un
phénomène naturel qui annonce de l’intelligence, de la raison ou seulement de
la volonté ! S’il se manifeste chez des animaux quelque chose qui ressemble à
la raison, nous ne pouvons revenir de notre surprise ; en effet, si près qu’ils
soient de nous, ils nous semblent en être séparés par un abîme, et relégués
dans le domaine de la nécessité. On ne peut donc blâmer les penseurs qui
déclaraient purement machinale la technique infiniment ingénieuse, mais
pourtant exactement limitée, de ces créatures. Si nous passons aux plantes,
notre assertion est confirmée d’une manière encore plus éclatante. Rendons-nous
compte de la sensation qui nous saisit, quand la sensitive, touchée, replie
deux à deux ses feuilles pennées, et abaisse enfin le pétiolule comme au moyen
d’une charnière. Elle est plus vive encore, la sensation inqualifiable qu’on
éprouve en observant l’hedysarum gyrans, qui, sans
cause extérieure visible, élève et abaisse ses folioles, et semble jouer avec
lui-même comme avec nos pensées. Qu’on se figure un bananier qui aurait reçu
cette propriété, de sorte que, par lui-même, il abaisserait et relèverait tour
à tour ses vastes éventails : quiconque verrait la chose pour la première fois
reculerait de frayeur. L’idée de nos propres avantages est tellement enracinée
chez nous que nous ne voulons absolument en accorder au monde extérieur aucune
part et que, si cela pouvait se faire, nous les refuserions même à nos
semblables. La même frayeur nous saisit, quand nous voyons l’homme agir d’une
manière déraisonnable, contre les lois morales généralement reconnues, d’une
manière inintelligente, contre ses intérêts ou contre ceux d’autrui. Pour nous
délivrer de l’horreur que ce spectacle nous cause, nous la transformons
aussitôt en blâme, en abomination, et nous cherchons à repousser loin de nous
la présence ou l’idée d’un tel homme.
Ce contraste que Spinoza fait ressortir avec tant
d’énergie, je l’appliquai d’une façon très-singulière à mon individualité, et
ce qui précède ne doit proprement servir qu’à rendre intelligible ce qui me
reste à dire. J’étais parvenu à regarder comme un don
entièrement naturel le talent poétique qui était en moi, d’autant plus que
j’étais conduit à considérer la nature extérieure comme son objet. L’exercice
de cette faculté poétique pouvait, il est vrai, être excité et déterminé par
une occasion, mais c’était involontairement, et même contre ma volonté, qu’elle
se produisait avec plus de joie et d’abondance. « Courir les bois et les
campagnes, fredonner ma chansonnette, ainsi se passait tout le jour. » La même chose arrivait quand je me réveillais la nuit, et
j’eus souvent envie de porter un gilet de cuir, comme avait fait un de mes
prédécesseurs, pour m’accoutumer à fixer dans les ténèbres, au moyen du
toucher, les vers qui me venaient à l’improviste. Il m’arrivait si souvent de
me réciter une chansonnette sans pouvoir la retrouver, que je courais
quelquefois à mon pupitre, sans me donner le temps de redresser une feuille
posée de travers, et, sans bouger de la place, j’écrivais la poésie d’un bout à
l’autre en diagonale. Dans ce même esprit, je prenais de préférence le crayon,
qui traçait plus facilement les caractères, car il était arrivé quelquefois que
le murmure et le craquement de la plume me réveillaient de mon poétique
somnambulisme, me distrayaient et étouffaient, à sa naissance, une petite
production. J’avais pour ces sortes de poésies un respect particulier, parce
que je me comportais avec elles comme la poule avec les poulets qu’elle a
couvés, et qu’elle entend piauler autour d’elle. Mon ancien goût de ne
communiquer ces choses que par la lecture se renouvela : il me semblait
abominable de les échanger contre de l’argent.
---
Travailler à sa culture morale est ce que l’homme peut
entreprendre de plus simple et de plus faisable ; il y est porté par une
impulsion naturelle ; il y est conduit et même contraint dans la vie civile par
le bon sens et l’amour. Stilling vivait dans un sentiment de sympathie morale
et religieuse ; il ne pouvait exister sans se communiquer et sans éprouver à
son tour la bienveillance ; il demandait une affection mutuelle ; où l’on ne le
connaissait pas, il était silencieux ; où l’on ne l’aimait pas, le connaissant,
il était triste : c’est pourquoi il ne se trouvait jamais mieux qu’avec les
personnes bien intentionnées, qui, dans une sphère bornée et tranquille, sont
occupées paisiblement à se perfectionner.
Ces personnes sauront se défaire de la vanité,
renoncer à la poursuite de l’honneur mondain, se former un langage réservé,
observer une conduite égale et bienveillante avec leurs amis et leurs voisins.
Ici se trouve souvent, à la base, une forme de l’intelligence difficile à
définir, modifiée par l’individualité : ces personnes
attachent une grande importance à leur carrière pratique ; on regarde tout
comme détermination surnaturelle, avec la conviction que Dieu agit directement.
D’ailleurs, il y a chez l’homme un certain penchant à persister dans son état,
mais aussi à se laisser pousser et conduire, et une certaine hésitation à agir
soi-même. Elle s’accroît par la ruine des plans les plus sages, tout comme par
la réussite accidentelle d’un heureux concours de circonstances imprévues. Et
comme un pareil genre de vie est un obstacle à une conduite mâle et attentive,
la manière de tomber dans un semblable état mérite également d’être observée et
considérée.
L’objet dont ces adeptes s’entretiennent de
préférence, est ce qu’on nomme réveils, conversions, auxquels nous ne
contestons pas leur valeur, psychologique. C’est proprement ce que nous
appelons, en matière de science et de poésie, des aperçus, la reconnaissance
d’une grande maxime, ce qui est toujours une opération spontanée de l’esprit ;
on y arrive par la contemplation, et non par la méditation, l’enseignement ou
la tradition. Ici, c’est la reconnaissance de la force morale, qui s’appuie sur
l’ancre de la foi, et se sentira dans une orgueilleuse sûreté au milieu des
flots. Un pareil aperçu donne à celui qui le découvre la plus grande joie,
parce qu’il porte, d’une manière originelle, la pensée vers l’infini ; il n’est
besoin d’aucun laps de temps pour opérer la conviction ; elle naît entière et
parfaite en un moment ; de là le bon vieux proverbe français : « En peu
d’heures Dieu labeure. » Des impulsions extérieures déterminent souvent
l’explosion soudaine d’une pareille conversion ; on croit voir des signes et
des miracles.
La confiance et l’amitié m’unissaient de la manière la
plus cordiale avec Stilling ; au reste, j’avais eu aussi sur sa carrière une
heureuse et bonne influence, et il était fait pour garder un délicat et
reconnaissant souvenir de tout ce qu’on faisait pour lui : mais, dans la
direction que j’avais prise alors, son commerce ne m’était ni agréable ni
avantageux. À la vérité, je laissais volontiers chacun arranger et régler
l’énigme de sa vie ; mais attribuer à une intervention divine, immédiate, tout
ce qui nous arrive raisonnablement d’heureux me semblait une prétention
excessive, et l’idée que toute précipitation, toute négligence,
qui résultent de notre légèreté et de notre vanité, ont des suites fâcheuses et
pénibles, je ne pouvais non plus la concevoir comme un enseignement divin. Je
pouvais donc tout au plus prêter l’oreille à cet excellent ami, mais sans rien
lui répondre qui dût le satisfaire. Toutefois je lui laissais le champ libre
comme à tant d’autres, et, comme auparavant, je pris sa défense dans la suite,
quand des personnes par trop mondaines ne craignaient pas de blesser sa nature
délicate. Aussi ne laissai-je pas arriver jusqu’à son oreille la boutade d’un
esprit goguenard, qui disait un jour d’un ton sérieux : « En vérité, si j’étais
aussi bien avec Dieu que Joung, ce n’est pas de l’argent que je demanderais à
l’Être suprême, mais de la sagesse et de la prudence, pour me faire éviter tant
de sottises qui coûtent de l’argent et qui nous endettent misérablement pour de
longues années. »
LIVRE XVII.
En Allemagne, on ne s’était guère avisé encore de
porter envie à cette puissante classe privilégiée ou de voir avec peine ses
précieux avantages sociaux. La classe moyenne s’était vouée paisiblement au
commerce et aux sciences, et, par là, comme par l’industrie, qui, y touche de
près, elle était parvenue à peser d’un grand poids dans la balance ; des villes
libres ou à peu près favorisaient cette activité, et leurs habitants
jouissaient d’une sorte de bien-être paisible. Celui qui voyait sa richesse
augmenter, son activité intellectuelle se développer, surtout dans la pratique
du droit et les affaires d’État, avait la satisfaction d’exercer partout une
grande influence. Dans les premiers tribunaux de l’Empire, et même ailleurs, on
plaçait vis-à-vis du banc des nobles celui des savants ; le coup d’œil plus
libre des uns s’accordait fort bien avec la pensée plus profonde des autres, et
l’on n’apercevait dans la vie aucune trace de rivalité. Le noble jouissait
tranquillement de ses privilèges inaccessibles, consacrés par le temps, et le
bourgeois dédaignait deviser à l’apparence de ces avantages en ajoutant à son
nom une particule. Le marchand et l’industriel avaient assez à faire de
rivaliser, en quelque mesure, avec les nations qui avançaient d’un pas plus
rapide. Si l’on veut ne pas s’arrêter aux fluctuations ordinaires du jour, on
pourra dire que ce fut, en somme, un temps de nobles efforts, tel qu’on n’en
avait pas vu auparavant, et qui ne pouvait longtemps se maintenir dans la
suite, à cause des prétentions du dedans et du dehors.
J’étais alors à l’égard des classes supérieures dans
une position très-favorable. Bien que, dans Werther,
les désagréments qu’on essuie à la limite de deux catégories
déterminées soient exprimés avec impatience, on le pardonnait en considération
des autres emportements de l’ouvrage, car chacun sentait bien qu’on n’avait ici
en vue aucune action immédiate. Mais Gœtz de Berlichingen
me posait très-bien vis-à-vis des hautes classes. Si le goût littéraire qui
avait régné jusqu’alors s’y trouvait blessé, on y voyait représentés, d’une
manière savante et vigoureuse, l’état de la vieille Allemagne, l’inviolable
empereur à sa tête, avec des personnages de conditions diverses, et un
chevalier qui, au milieu de l’anarchie générale, se proposait d’agir, sinon
légalement, du moins justement, et tombait ainsi dans une situation
très-fâcheuse. Et cet ensemble n’était pas pris en l’air ; il était plein d’une
agréable vie, et par conséquent aussi un peu moderne ça et là, mais pourtant
toujours exposé dans l’esprit avec lequel le digne et vaillant homme s’était
représenté lui-même, et sans doute avec quelque faveur, dans son propre récit.
La famille florissait encore ; ses rapports avec la noblesse de Franconie
s’étaient conservés dans leur intégrité, quoique ces rapports, comme bien
d’autres choses de ce vieux temps, fussent devenus moins vivants et moins
efficaces. Tout à coup la petite rivière de la Jaxt et le château de Jaxthausen
avaient pris une valeur poétique ; on les visitait, ainsi que l’hôtel de ville
de Heilbronn. On savait que j’avais porté ma pensée sur plusieurs autres points
de l’histoire de ce temps-là, et plus d’une famille, qui remontait
incontestablement à cette époque, avait la perspective de voir en quelque sorte
ressusciter son ancêtre.
Il se produit chez un peuple un sentiment de
satisfaction universelle, quand on lui rappelle d’une manière ingénieuse son
histoire ; il prend plaisir aux vertus de ses ancêtres et sourit de leurs
défauts, dont il se croit dès longtemps corrigé : la sympathie et l’approbation
ne sauraient donc manquer à une œuvre pareille, et je pus, dans ce sens, me
féliciter des effets divers que la mienne produisit. Il est toutefois
remarquable que, parmi les nombreuses liaisons, et dans la foule des jeunes
gens qui vinrent à moi, il ne se trouva pas un gentilhomme. En revanche,
plusieurs hommes qui avaient passé la trentaine me recherchèrent, me
visitèrent, et, dans leur volonté et leurs efforts, perçait
une joyeuse espérance de se former sérieusement pour le bien de la patrie et de
l’humanité.
Dans ce temps, la tendance générale portait donc
l’activité des esprits vers l’époque intermédiaire entre le quinzième et le
seizième siècle. Les ouvrages d’Ulric de Hutten me tombèrent dans les mains, et
il me parut assez extraordinaire de voir se manifester de nouveau en notre
temps ce qui s’était produit alors. La lettre suivante, adressée par Ulric de
Hutten à Bilibad Pirkheimer, trouvera donc ici sa place convenable :
LIVRE XIX.
À proprement parler, Lavater était tout réaliste, et
ne connaissait l’idéal que sous la forme morale. C’est là ce qu’il ne faut pas
perdre de vue pour s’expliquer cet homme rare et singulier. Ses Perspectives sur l’éternité ne sont proprement que des
continuations de l’existence actuelle, dans des conditions plus faciles que
celles auxquelles nous sommes soumis ici-bas. Sa Physiognomonie
repose sur la croyance que l’extérieur de l’homme correspond parfaitement à
l’intérieur, en rend témoignage et même le représente. Il ne pouvait se faire à
l’idéal de l’art, parce que, avec son regard pénétrant, il voyait trop bien
chez de tels êtres l’impossibilité de l’organisation vivante, et les rejetait
par conséquent dans le domaine des fables et même des monstres. Sa tendance
irrésistible à réaliser l’idéal lui fit la réputation d’un enthousiaste, tout
persuadé qu’il était que personne plus que lui ne poursuivait la réalité. C’est
pourquoi il ne put jamais découvrir la méprise dans sa manière de penser et
d’agir.
Peu de gens ont pris à tâche plus vivement de se
manifester aux autres, et c’est par là essentiellement qu’il fut instituteur.
Cependant, quoique ses efforts eussent aussi pour objet le perfectionnement
intellectuel et moral des autres, ce n’était pas le dernier terme auquel il
tendait.
Son occupation principale était la réalisation de la
personne du Christ : de là cet empressement presque fou de faire dessiner,
copier, imiter, l’une après l’autre, une image du Christ, dont aucune à la fin
ne pouvait naturellement le satisfaire.
Ses écrits sont déjà difficiles à comprendre ; car il
n’est pas aisé de pénétrer son véritable dessein. Personne n’a autant écrit de
l’époque et sur l’époque ; ses écrits sont de véritables journaux, que
l’histoire du temps peut seule expliquer ; ils sont rédigés
dans un langage de coterie, qu’il faut connaître pour être juste envers lui :
autrement le lecteur intelligent y trouvera bien des choses dépourvues de
raison et de goût, ce qu’on lui a suffisamment reproché de son vivant et après
sa mort. Nous lui avions, par exemple, échauffé tellement la tête avec nos
idées dramatiques, en ne présentant jamais que sous cette forme tout ce qui
survenait, et n’en admettant aucune autre, qu’il sentit l’aiguillon, et
s’efforça de montrer dans son Ponce Pilate que la
Bible est le plus dramatique des livres, et, particulièrement, que la Passion
est le drame des drames.
LIVRE XX.
Grâce à ses persécutions physiognomoniques (car on
peut donner ce nom à l’ardeur impatiente avec laquelle Lavater voulait obliger
tout le monde, non-seulement à la contemplation des physionomies, mais aussi à
l’imitation pratique des traits du visage, artistement ou grossièrement
exécutée), j’avais acquis une certaine facilité à dessiner sur papier gris, aux
crayons noir et blanc, les portraits de mes amis. La ressemblance était
frappante, mais la main de mon artiste était nécessaire pour les faire
ressortir de leur fond obscur.
Quand je feuilletais et parcourais les riches
portefeuilles que le bon Kraus avait rapportés de ses voyages, il se plaisait
surtout, lorsqu’il décrivait les paysages et les personnes, à discourir sur la
société de Weimar. Je m’y arrêtais aussi volontiers ; le jeune homme était
charmé de considérer toutes ces images comme un texte à la déclaration
détaillée et répétée qu’on désirait m’y voir. Kraus savait animer avec beaucoup
de grâce ses rencontres, ses invitations, en représentant les personnes. Dans
un tableau à l’huile, bien réussi, on voyait au clavecin Wolf, le maître de
chapelle, et, derrière lui, sa femme, se disposant à chanter. L’artiste savait
me dire en même temps, d’une manière fort pressante, que ce couple aimable me
ferait le plus gracieux accueil. Parmi ses dessins, il s’en trouvait plusieurs
des montagnes et des forêts voisines de Burgel. Pour le plaisir de ses
charmantes filles, plus peut-être que pour le sien, un forestier diligent avait
rendu hospitaliers et praticables des rochers, des buissons et des bois
sauvages, au moyen de ponts, de balustrades et de doux
sentiers ; on voyait les demoiselles en robes blanches dans de gracieux chemins
; elles n’étaient pas seules : dans un jeune homme, on reconnaissait Bertouch,
dont les vues sérieuses sur l’aînée n’étaient pas un mystère, et Kraus ne
trouvait pas mauvais que l’on se permît, à la vue d’un autre jeune homme, de
faire allusion à lui et à sa passion naissante pour la sœur.