mercredi 9 octobre 2024

Pan - Knut Hamsum

 Pan - Knut Hamsum

Il peut pleuvoir et tempêter, ce n’est pas cela qui importe, souvent une petite joie peut s’emparer de vous par un jour de pluie et vous inciter à vous retirer à l’écart avec votre bonheur. Alors on se redresse et on se met à regarder droit devant soi, de temps à autre on rit silencieusement et on jette les yeux autour de soi. À quoi pense-t-on ? À une vitre éclairée dans une fenêtre, à un rayon de soleil dans la vitre, à une échappée sur un petit ruisseau, et peut-être à une déchirure bleue dans le ciel. Il n’en faut pas davantage.

En d’autres temps, même des événements extraordinaires ne parviennent pas à vous secouer et à vous faire sortir d’un état d’âme égal et pauvre ; au milieu d’une salle de bal on peut rester assis, assuré, indifférent et impassible. Car c’est votre propre vie intérieure qui est la source du chagrin ou de la joie.

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Une heure pouvait passer, peut-être davantage. Le temps allait si vite. Je détachais Ésope, jetais mon carnier sur l’autre épaule et me mettais en route pour rentrer. Le jour déclinait. En bas dans la forêt, je retrouvais invariablement mon vieux sentier connu, un étroit ruban de sentier avec les courbes les plus extraordinaires. Je suivais chaque courbe et prenais mon temps, rien ne pressait, il n’y avait personne qui m’attendît à la maison. Libre comme un souverain, j’allais et flânais dans la forêt paisible tout aussi lentement qu’il me plaisait. Tous les oiseaux se taisaient, seul le coq de bouleau chantait, très loin ; lui, il chantait toujours.

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J’errais et observais comment la neige devenait de l’eau et comment la glace se délitait. Plus d’un jour je ne tirais pas même un coup de fusil, quand j’avais déjà assez de vivres dans ma hutte, je ne faisais qu’errer de côté et d’autre, dans ma liberté, et laissais le temps passer.  

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Je crois que je puis lire un peu dans l’âme des hommes qui m’entourent ; peut-être n’en est-il rien. Oh ! quand je suis dans mes bons jours, il me semble que je vois très avant dans l’âme d’autrui, bien que je n’aie pas une tête autrement intelligente. 

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Il commençait à ne plus y avoir de nuit, le soleil plongeait à peine son disque dans l’océan et remontait, rouge, rénové, comme s’il était descendu pour boire. Comme il pouvait m’arriver des choses extraordinaires pendant les nuits ! Personne ne le croirait. Si Pan était perché dans un arbre et me regardait, quelle conduite tiendrais-je ? Et s’il avait le ventre ouvert et s’il était recroquevillé de telle sorte qu’il fût assis comme s’il buvait dans son propre ventre ? Mais il ne faisait tout cela que pour loucher de mon côté et m’observer, et tout l’arbre tremblait de son rire silencieux quand il voyait que toutes mes pensées s’emballaient et m’emportaient. De toutes parts cela bougeait dans la forêt, les bêtes flairaient, les oiseaux s’appelaient, leurs signaux emplissaient l’air. Et c’était l’année des hannetons, leur bourdonnement se mêlait à celui des papillons de nuit, on entendait comme des questions et des réponses chuchotées tout alentour dans la forêt. Que de choses il y avait à entendre ! Je ne dormis pas de trois nuits, je pensais à Diderik et Iseline.

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J’étais joyeux et las, toutes les bêtes s’approchaient de moi et me considéraient, sur les arbres à feuilles étaient posés des coléoptères et des « scarabées onctueux » se traînaient sur le chemin. Soyez les bienvenus, pensais-je. L’atmosphère de la forêt allait et venait à travers mes sens, je pleurais de tendresse et j’en étais absolument joyeux, j’étais éperdu d’actions de grâce. Toi, bonne forêt, mon foyer, paix de Dieu, je dois te dire du fond de mon cœur… Je m’arrête, me tourne dans toutes les directions et nomme en pleurant les oiseaux, les arbres, les pierres, l’herbe et les marais par leur nom, je regarde autour de moi et je les nomme en litanies. Je lève les yeux vers les montagnes et pense : Oui, me voilà ! comme si je répondais à un appel. Tout là-haut, les émerillons couvaient, je connaissais leurs nids. Mais la pensée des émerillons couvant là-haut dans la montagne emportait ma fantaisie vers les lointains.

Vers midi je partis à la rame, je débarquai sur une petite île, un îlot au large du port. Il y avait des fleurs mauves avec de longues tiges qui m’atteignaient aux genoux, je pataugeais dans une végétation prodigieuse, des framboisiers, des hautes herbes ; il n’y avait pas de bêtes, et peut-être qu’il n’y était jamais venu d’hommes. La houle écumait doucement contre l’île et m’enveloppait d’un voile de murmure, là-haut, vers les îlots à œufs, criaient et volaient tous les oiseaux de la côte. Mais l’Océan m’entourait de tous les côtés comme dans un embrassement. Bénis soient la vie et la terre et le ciel, bénis soient mes ennemis, je veux en ce moment faire grâce à mon pire ennemi et nouer les cordons de ses souliers…

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Je me réjouis d’être seul et que personne ne puisse voir mes yeux, je m’adosse avec confiance à la paroi du rocher et sais que personne ne peut rester à m’examiner par derrière. Un oiseau plane au-dessus de la montagne avec un cri cassé ; au même moment un bloc de roche se détache à quelque distance et déboule vers la mer. Et je reste là, tranquille, un temps, je m’abandonne au repos, une sensation tiède de confort tressaille en moi, pour ce que je puis rester avec une telle sécurité à l’abri, pendant que la pluie continue à tomber dehors. Je boutonnai ma veste et remerciai Dieu de ma veste chaude. Il se passa encore un temps. Je m’endormis.

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Silence. Une pomme de pin tombe à terre avec un bruit sourd. Une pomme de pin est tombée ! pensé-je. La lune est très haut, le feu vacille sur les tisons à demi consumés et va s’éteindre. Et dans la nuit tardive je rentre à la maison.

La seconde nuit de fer, le même calme et le même temps doux. Mon âme rêvasse. Je vais machinalement à un arbre, enfonce profondément ma casquette sur mon front et m’appuie le dos contre cet arbre, les mains croisées derrière ma nuque. Je regarde fixement et pense ; la flamme de ma flambée m’éblouit les yeux et je ne le sens pas. Je reste dans cette position absurde un bon moment à regarder le feu ; mes jambes me trahissent les premières et se fatiguent, complètement ankylosé, je m’assieds. Seulement alors je réfléchis à ce que j’ai fait. Pourquoi donc fixer le feu si longtemps.

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Après une heure, mes sens commencent à se balancer suivant un rythme déterminé, je résonne à l’unisson dans le grand silence, à l’unisson. Je regarde le croissant de la lune, il se tient dans le ciel comme une coquille blanche et j’éprouve pour lui un sentiment de tendresse. Je sens que je rougis. C’est la lune ! dis-je, silencieusement et passionnément, c’est la lune ! Et mon cœur bat vers elle, dans une légère palpitation. Cela dure quelques minutes. Il vente un peu, un vent étranger me parvient, une pression d’air singulière. Qu’est-ce ? Je regarde autour de moi et ne vois personne. Le vent m’appelle et mon âme s’incline, consentante, vers cet appel, et je me sens enlevé, arraché de ma cohésion, attiré sur une poitrine invisible, mes yeux s’embuent, je frissonne… Dieu est quelque part dans le voisinage et me regarde. Cela dure encore quelques minutes. Je tourne la tête, l’étrange pression d’air disparaît et je vois quelque chose, comme le dos d’un esprit, qui chemine sans bruit à travers la forêt…

Je lutte un court moment contre un lourd étourdissement, ces émotions m’avaient harassé. Je me sens mortellement las, et je m’endors.

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Voilà, j’ai écrit ceci pour mon seul plaisir et je me suis amusé du mieux que j’ai pu. Aucun souci ne me presse, je me languis seulement vers ailleurs ; où, je ne le sais pas, mais très loin, peut-être en Afrique, aux Indes. Car j’appartiens aux forêts et à la solitude.

 

 

 

 

  

 

 

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