jeudi 7 mars 2024

Toute personne qui tombe a des ailes - Ingeborg Bachmann

Toute personne qui tombe a des ailes - Ingeborg Bachmann

"Je."

 [...]

C’est pourquoi je ne suis toujours qu’un
Je suis toujours je
Si je m’élève, je m’élève très haut
Si je tombe, je tombe entièrement. 

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Profession de foi


Je ne peux vivre sans ressentir la présence toujours
D’une étincelle de feu clair.
Mon cœur préfère errer éternellement
Que se rafraîchir dans le courant du jour.

Je cherche l’amour aux ultimes confins
Et brûle de me dissoudre enfin,
Quand bien même tous les appuis me lâchent,
Me jouant aux mains du Malin.

Je me tiens rayonnante devant les plus profonds abîmes,
afin de connaître3 leur sens ultime
Et il m’est permis aux heures magiques
D’aller à l’origine, au fond des énigmes.

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Angoisses


Que restera-t-il donc ?
Je soupire, souffre, cherche,
et mes pérégrinations n’en finiront jamais.
L’ombre obscure
que je suis depuis le début
me mène dans de profondes solitudes hivernales.
Là, je reste sans bouger.
L’air gelé caresse mes cheveux
et le froid s’enflamme au contact de mes membres.
Un silence de mort joue des mélodies à danser
qui n’en finissent pas sur elles-mêmes de tourner.
Des fantômes bleus surgissent dans l’espace. —
Les défunts, qui s’égarèrent avant moi,
exigent en seigneurs un ancien droit.
Les voilà payés avec des fleurs
qui ont vu bien des étés
et cet hiver se cassent et choient.
Les arbres couvait le froid en silence
et les larmes qu’éclat de lune m’arracha,
pommes de pin décharnées, se pendent dans la glace.
Comme là-bas, de l’autre côté, sur la pente du glacier,
les hommes depuis longtemps disparus répandirent
        leur sang,
ainsi je marche sur leurs pas pour les imiter.
Je tends l’oreille au-devant des siècles
et ne veux y être tout à fait éteinte.
A l'ombre qui veut aller si loin
j'essaie d'imposer mes traces,
craignant seulement de me prodiguer en vain.

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Ton ombre est également une lumière
qui s’étend infiniment
Un son venu des profondeurs de la mer
Sur la corde de silence un chant.

Elle est la douleur à vif, étrangère
Et angoisse dans les rêves
Elle pousse un cri en se déchaînant
Dans un lâcher d’écume bouillonnant.

Dans la plus belle des nuits étoilées
La fraîcheur tout autour s’épanouit
Et sur le monde transfiguré
Une incandescence élevée jaillit.

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Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de
    pays en pays,
je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits,
de toutes les tours j’ai vu des villes,
les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont.
Vastes étaient les champs de soleil et de neige,
entre rails et rues, entre montagne et mer.
Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à
    mon oreille
elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité.
D’un trait je bus le vin de cinq gobelets,
quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes
    cheveux mouillés.

Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.

Le voyage est fini.
À chaque lointain je suis encore enchaînée,
pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières
pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire,
n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas,
n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager...
Je sais le monde plus proche et silencieux.

Derrière le monde il y aura un arbre
aux feuilles de nuages
et à la cime d’azur.
Dans son écorce en ruban rouge de soleil
le vent taille notre cœur
et le rafraîchit de rosée.

Derrière le monde il y aura un arbre,
à sa cime un fruit
dans une peau en or.
Regardons de l’autre côté
quand à l’automne du temps,
dans les mains de Dieu il roulera !

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Un monologue du Prince Myschkin pour L'Idiot, pantomine-ballet

 

C’est cela aussi le monde :
une étoile du matin que nous habitons
dans l’enfance ; répartie aux fontaines
comme contenu et pluie des heures,
comme provision de temps serein.
Cela aussi est déjà l’esprit, la monotonie
d’un jeu misérable et joyeux, l’escarpolette
dans le vent et un rire en haut et en bas ;
c’est cela le but, ne pas être
obsédé par nous-même
et manquer chaque but ;
et c’est cela aussi la musique,
avec une note insensée,
toujours la même,
poursuivre un air
qui nous en promet un autre plus tard.

Ne tombe pas dans le tumulte de l’orchestre
dans lequel le monde joue faux.
C’est ta chute si tu décoches maintenant
ton arc en pure perte et parles avec ta chair
une langue éphémère.

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Va, pensée


Va, pensée, tant qu’un mot clair prêt au vol
est ton aile, te soulève et va là
où les métaux légers se bercent,
où l’air est tranchant
dans un nouvel entendement,
où les armes parlent
de façon univoque.
Là combats pour nous !

La vague souleva un bois flotté et sombre.
La fièvre t’attira à elle, te laisse tomber.
La foi n’a déplacé qu’une montagne.

Laisse en place ce qui est en place, va, pensée

pénétrée de rien d’autre que de notre douleur.
Corresponds-nous entièrement !

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En vérité
 

                                Pour Anna Akhmatova

Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,
et je vous le dis,
celui qui ne sait que s’aider soi-même
et avec les mots —

il n’y a rien à faire pour l’aider.
Par aucun chemin,
qu’il soit court ou long.

Faire qu’une seule phrase soit tenable,
la maintenir dans le tintamarre des mots.

Nul n’écrit cette phrase
qui n’y souscrit.

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Une sorte de perte


Utilisés en commun : des saisons, des livres et une
    musique.
Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps
    et un lit.
Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés,
    usés.
Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit,
    Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.


De l'hiver, d'un septuor viennois et de l'été je me suis
    éprise.
De cartes, d'un nid de montagne, d'une plage et d'un
    lit.
Voué un culte aux dates, déclaré les promesses
    irrévocables,
porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré
    un Rien,


(- le journal plié, la cendre froide, un message sur un
    bout de papier)
intrépide en religion, car ce lit était l'église.


La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.
Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes
    voisins.

Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux
    avaient leur couleur extrême.
Un coup de sonnet à la porte était l'alarme pour ma
    joie.

Ce n'est pas toi que j'ai perdu,
c'est le monde.

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Être toujours dans les mots, qu’on le veuille ou non,
Être toujours en vie, pleine de mots pour la vie,
comme si les mots étaient en vie, comme si la vie était
    en mots.

Il en est tout autrement, croyez-moi.
Entre un mot et une chose
il n’y a que toi pour t’infiltrer,
comme auprès d’un malade tu es auprès des deux
puisque aucun ne se presse jamais auprès de l’autre
tu goûtes un son et un corps
tu goûtes les deux jusqu’à la lie.

Cela a goût de mort.

Cependant mort et vie, les deux cela existe-t-il,
qui sait,
puisqu’il y a tant de mort de lointain en moi
tant de mort m’a
moi qui suis morte aussi
déjà emportée.

une amie, qui autrefois me connaissait,
un vase, dans lequel je bus à ta santé

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