dimanche 1 mai 2016

Première jeunesse – Neal Cassady



Première jeunesse – Neal Cassady

C’est en revanche par une belle journée de mai que j’eus ma troisième révélation, de loin la plus importante. Comme je débouchais du terrain de base-ball et que je m’apprêtais à traverser la pelouse, derrière laquelle se profilait le réservoir de gaz, je fus interpellé par un maniaque sexuel assis sur le rebord du trottoir. La quarantaine longiligne, il me posa d’emblée la question suivante : « Ça te dirait que je te donne quelque chose à sucer ? » « Quelle chose ?» lui demandai-je. « Une chose qui te restera longtemps dans la bouche », dit-il. « D’accord. » « Mais d’abord, enchaîna-t-il, laissons passer tes copains d’école, inutile de faire des jaloux. » Ça me parut logique, aussi m’assis-je à côté de lui et, pendant une demi-heure, l’écoutai-je me vanter les qualités de cette chose merveilleuse que tous les enfants aimaient sucer, en particulier les gosses de Curtis Street. À l’en croire elle avait le goût de la fraise quoique sa grosseur la rendît difficile à lécher ; à ces mots, je l’interrompis, voulant savoir si elle coûtait plus cher qu’un penny, et aussi, me semble-t-il, comment il pouvait m’offrir une chose qu’on ne trouvait pas à la confiserie de Welton ; à quoi il rétorqua que la sucette extra-large dont il allait me régaler ne se comparait à rien de ce qui se vendait dans le commerce. 

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Il arrivait aussi que, dans ma claustrophobie, intervienne un facteur si original que je ne sais comment le définir sinon par un chambardement de mon horloge intérieure, comme si un rouage, hors de son pivot, tournait à contresens dans un recoin de mon crâne, et dont la vitesse montait progressivement jusqu’à évoquer la vibration d’un ventilateur lui-même tourbillonnant en sens contraire, et de plus en plus difficile à supporter. Au vrai, c’était tout bonnement la conscience que mon temps intérieur avait, par degrés successifs, vu son rythme multiplié par trois, et tandis que s’opérait cette transformation, je ne pouvais, n’étant pas en mesure de la comprendre, que me la figurer sous l’apparence d’un objet virevoltant à l’intérieur de ma tête, ce qui n’était cependant pas le plus mauvais moyen de visualiser cette vertigineuse sensation. Mais, à bien y réfléchir, je vivais ce moment exactement comme il fallait le vivre - une étrange, et agréable, accélération de ma sensibilité, quoique assez dérangeante et illogique, en particulier lorsque je m’efforçais de la nier et de renouer avec la réalité. Tout au long de ma première année dans la Maison de l’Entôleur, cette intempestive modification de la marche du temps se joua de moi sans que je puisse échapper à son étourdissante spirale (toutefois, je n’en ressentais les effets qu’à l’intérieur de ma prison matelassée, et pas toujours qui plus est). Ce n’est qu’une bonne vingtaine d’années plus tard que j’ai retrouvé de telles vibrations (mais déclenchées par d’autres stimuli, telle la marijuana), sauf que j’ai pu alors les supporter, les cerner, et que j’ai découvert, en me concentrant au maximum, de quelle façon interrompre, voire circonscrire, mais hélas ! que quelques instants, cet emballement du temps. Et voici comment : il me fallait faire le mort afin de ne rien perdre du bourdonnement grandissant de mon oreille interne, à croire qu’on manœuvrait un levier de vitesses et que s’engrenaient, par quelque mystérieux mécanisme, les pignons de mon cerveau, et ce jusqu’à ce que le flux torrentiel du temps, maintenant déchaîné, fît surgir de fulgurantes images kaléidoscopiques, aussi nettes que le permettait leur rapide succession, et d’ailleurs tout allait si vite qu’au mieux je parvenais à en identifier une seule avant que la suivante ne la chasse - raison pour laquelle il m’était si difficile de prolonger de telles séances, car n’importe quelle agression extérieure, fût-ce un bruit, remettait en cause mon inertie musculaire, et m’empêchait de rationaliser ces bouffées délirantes, de sorte que j’ai dû me satisfaire d’avoir pu conserver dans ma mémoire la trace évanescente de ces visions pénétrantes et singulièrement lapidaires, à défaut d’en avoir diagnostiqué la cause, saisi le processus et imaginé le remède.
Je signale que, sur ce sujet, de nombreux écrivains, parmi lesquels Céline et William Burroughs, ont rapporté avoir été, dans leur petite enfance, la proie de fièvres (?) aussi inexplicables qui exacerbèrent pareillement leurs sens. Peut-on envisager que des médecins se penchent un jour sur ces visions foudroyantes, à jamais inoubliables et qui tiennent de l’hallucination ? Peut-être qu’il s’agit, en concluraient-ils, d’une banale fièvre infantile comme il existe la colique des trois mois ? Peut-être, mais si on passait à autre chose ?




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