mardi 21 janvier 2025

Aurais-je été résistant ou bourreau ? - Pierre Bayard

 Aurais-je été résistant ou bourreau ? - Pierre Bayard

Or, quelle que soit la part essentielle de mystère qui détermine in fine l'engagement, les figures de résistance évoquées ici délivrent par leur exemple un enseignement précieux qui mérite d'être transmis. L'un des thèmes majeurs est la capacité de désobéissance, si bien illustrée par Sousa Mendes, ou, plus largement la capacité à sortir du cadre imposé par l'ensemble de la société.
Cette capacité à sortir du cadre, qui n'est pas seulement un cadre administratif mais un cadre inconscient de pensée, permet d'inventer, par un véritable travail de création, des bifurcations qui ne se dessineraient pas en temps normal. En cela, il y a davantage ici qu'une échappée du cadre, il y a remaniement de l'ensemble de la réalité, un remaniement qui la fait apparaître comme différente de ce qu'elle était, puisque ouverte à des transformations invisibles jusqu'alors.
Cette capacité n'implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui en remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi. L'acceptation de perdre implique nécessairement une modification du sujet et de son rapport au monde, et surtout à soi, que seuls certains privilégiés sont en mesure d'assumer. 

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  On le voit après ce voyage dans le temps où j’ai essayé, aussi honnêtement que possible, d’explorer le champ disparu des possibles,il n’y a pas lieu pour moi de me réjouir de la façon dont je me suis comporté dans les circonstances dramatiques que j’ai rappelées. Certes, fidèle aux choix de ma famille et aux convictions du groupe d’intellectuels auquel j’appartiens, je n’ai pas adhéré à l’idéologie du régime de Vichy. Et je n’ai cessé, à l’instar de nombreux Français,d’être choqué par le spectacle de l’exclusion et de la persécution pratiquées contre les Juifs et d’autres catégories de la population. Mais être choqué n’implique pas de s’engager en mettant sa vie enjeu. C’est là tout le problème du passage à l’action, dont j’ai essayé ici de dégager quelques données. Un passage qui n’est pas de l’ordre d’une continuité où une accumulation de désaccords finirait par faire franchir le pas, mais représente un véritable saut dans l’inconnu au-delà de la peur, que peu d’êtres humains sont en mesure d’effectuer au moment ultime. À moins qu’une contrainte intérieure ne se fasse si pressante qu’il n’y ait aucun autre choix. Cette exigence irrépressible, je doute –même si je garde l’espoir secret que la part de mystère en chacun m’aurait été favorable – qu’elle aurait été suffisante en ce qui me concerne, mais rien n’interdit de rêver à la force que peuvent susciter,chez les êtres les plus prudents, les inconnues croisées dans les bibliothèques et à celle que nous transmet, même après leur mort, la voix des écrivains disparus.

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Que les Allemands qui auraient été tentés de s’opposer, même verbalement, au nazisme aient été paralysés par la peur est une évidence, dont on peut essayer de prendre la mesure en lisant les témoignages sur la vie quotidienne sous le Troisième Reich, comme celui de Charlotte Beradt, qui a entrepris de collecter les rêves des Allemands pendant cette période, pour montrer l’ampleur de la désorganisation de la vie psychique sous le totalitarisme. Dans le récit qu’elle a laissé des activités de la Rose blanche, Inge Scholl, la soeur de Hans et Sophie, a évoqué l’atmosphère générale qui régnait en Allemagne après la prise du pouvoir par les nazis : 

           Un sentiment naquit en nous : celui de vivre à l’intérieur d’une maison propre et belle où,dans la             cave, derrière des portes verrouillées, des choses terribles se passaient. Lentement la crainte,                     puis l’horreur et l’angoisse, nous gagnaient ; et le premier germe, encore infime, d’une                         insécurité sans limite, s’implantait en nous. 

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 Ceux d’entre nous qui, comme moi, n’ont pas basculé dans un sens ou dans un autre, ou ne se sont déplacés que prudemment entre les obstacles, ne sont pas pour autant dépourvus de cette personnalité potentielle. Mais celle-ci, caractérisée chez eux par une forme d’apathie, est plus velléitaire, et se trouve donc séparée par un écar tplus réduit de la personnalité quotidienne à laquelle eux-mêmes et les autres ont accès. Et, surtout, c’est au coeur d’une situation historique concrète – qu’il est impossible de vivre réellement – que la véritable personnalité potentielle se révèle, c’est-à-dire le mystère ultime de ce que nous sommes au-delà même de notre vie inconsciente. Et à cet autre moi,au-delà de toutes les reconstitutions que les lois scientifiques permettent de mener, il n’est guère d’accès, sauf peut-être, mais avec des résultats improbables, par le biais de la fiction.

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