Première édition CODA
Petits écrits philosophiques
Première partie
Esquisse d’une histoire de la doctrine de l’idéal & du réel
DESCARTES EST À BON DROIT REGARDÉ COMME LE PÈRE DE LA philosophie moderne, principalement et généralement parce qu’il a aidé la raison à se tenir sur ses propres pieds en enseignant aux hommes à se servir de leur cerveau en lieu et place de la Bible, d’une part, et d’Aristote, de l’autre, qui étaient précédemment en usage. Mais il l’est aussi dans un sens plus particulier, plus étroit, parce qu’il fut le premier à avoir amené à notre conscience le problème autour duquel la philosophie a ensuite principalement tourné : le problème de l’idéal et du réel, la question de savoir ce qui dans notre connaissance relève de l’objectif et du subjectif, et donc ce qu’en elle nous devons imputer à des choses différentes de nous, et ce que nous devons attribuer à nous-mêmes. Car les images ne naissent point de façon arbitraire dans nos têtes comme provenant de l’intérieur, ni ne procèdent de la connexion des idées ; en conséquence, elles naissent d’une cause externe. Mais seules ces images représentent ce qui nous est connu, ce qui est donné. Quelle relation peuvent-elles avoir avec les choses existant séparément, indépendamment de nous, et qui en quelque manière en deviennent la cause ? Sommes-nous même certains que de telles choses existent ? Et dans ce cas, les images nous offrent-elles une quelconque information sur leur nature ? Tel est le problème.
Par suite, au cours des deux cent dernières années, le principal effort des philosophes a été, de façon très claire, par une ligne correctement tracée, de séparer l’idéal – ce qui n’appartient qu’à notre seule connaissance – de la réalité, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment de la connaissance que nous en avons – et de déterminer ainsi la relation de l’un à l’autre.
[…]
Cependant, ce problème, clairement identifié et clairement exprimé, continue d’être le thème caractéristique de la philosophie MODERNE, après que la nécessaire réflexion ait été éveillée par [René] Descartes, frappé par la vérité selon laquelle nous sommes avant tout réduits à notre propre conscience, le monde ne nous étant donné que comme REPRÉSENTATION. À travers son fameux dubito, cogito, ergo sum, il tente de mettre l’accent sur la seule chose certaine pour la conscience subjective, par contraste avec la nature problématique de tout le reste, et d’exprimer cette grande vérité selon laquelle la conscience de soi est la seule chose réellement et inconditionnellement DONNÉE. [7]
Considérée de près, sa fameuse proposition est l’équivalent de celle dont je suis parti, à savoir : « Le monde est ma représentation. » La seule différence, c’est que sa proposition met l’accent sur l’immédiateté du sujet, tandis que la mienne met l’accent sur la médiateté de l’objet. Les deux propositions expriment la même chose selon deux points de vue. Elles sont inverses l’une de l’autre, et par conséquent entretiennent la même relation que les lois de l’inertie et de la causalité, selon mon analyse dans la préface de mes Deux Problèmes fondamentaux de l’Éthique. Depuis l’époque de Descartes, sa proposition a été répétée un nombre incalculable de fois avec le seul sentiment de son importance, sans une claire compréhension de sa signification réelle et de sa portée (Voyez les Méditations, II, p. 15). [8]
[…]
. Cependant, sur ce point, le « de même » constitue une transition insuffisante, car bien que la distinction entre l’esprit et le corps, ou entre ce qui se représente et ce qui est étendu, soit sans fondement, il n’en résulte en aucune manière que la distinction entre notre représentation et quelque chose d’objectif existant réellement en dehors d’elle, problème fondamental soulevé par Descartes, est également sans fondement.
[…]
. Au contraire, la difficulté demeure la position cartésienne, à savoir que le monde, qui seul nous est immédiatement donné, n’est qu’idéal – en d’autres termes, un monde consistant en simples représentations dans notre tête ; et cependant nous nous efforçons de juger d’un monde réel, c’est-à-dire d’un monde existant indépendamment de nos représentations. Ainsi, en abolissant la différence entre substance pensante et substance étendue, Spinoza n’a toujours pas réglé le problème, mais il a du moins rendu admissible l’influence physique.
Fragments sur l’histoire de la philosophie
§. 1.
Sur celle-ci
§. 2.
Philosophie présocratique
Les PHILOSOPHES ÉLÉATES sont les premiers qui eurent conscience de l’opposition entre l’intuitivement perçu et le conçu, entre les phénomènes <φαινόμενα, fainomena> et les noumènes <νοούμενα, noumena>. Pour eux ces derniers constituent seuls ce qui existe vraiment, ce qui est <δντωςδν>. De ce qui est, ils affirment qu’il est un, inaltérable, immuable ; mais ils n’affirment pas cela des phénomènes, c’est-à-dire de l’intuitivement perçu, de ce qui apparaît, l’empiriquement donné, car soutenir une pareille proposition aurait été positivement ridicule ; d’ailleurs, cette proposition si mal comprise fut réfutée de célèbre façon par Diogène. Ainsi les philosophes éléates distinguent déjà entre le PHÉNOMÈNE <φαινόμενον, fainomenon> et la CHOSE EN SOI <όντως όv>. Cette dernière ne peut être perçue par les sens mais seulement conçue par la pensée. Elle constitue donc le noumène <νοούμενον, noumenon> ; Aristote, Metaphysica, I, 5, page 986, et Scholia, édition de Berlin, pp. 429-430 et 509).
Que la métaphysique de la musique telle que je l’ai expliquée dans mon œuvre principale (vol. I, §. 52[70], et vol. II, chapitre 39) [71], puisse être regardée comme un exposé de la philosophie pythagoricienne des nombres, c’est ce que j’ai indiqué brièvement. Je veux l’expliquer ici plus complètement, présupposant que le lecteur a les passages en question devant lui. Conformément donc à ce qui a été dit, la MÉLODIE exprime tous les mouvements de la volonté telle qu’elle se fait connaître dans la conscience humaine, c’est-à-dire qu’elle exprime toutes les émotions, tous les sentiments, etc. L’HARMONIE, d’un autre côté, indique la graduation de l’objectivation de la volonté dans le reste de la Nature. La musique est en ce sens une seconde réalité marchant tout à fait parallèlement avec la première, bien qu’elle soit d’une nature et d’un caractère fort différents ; elle a donc une complète analogie avec elle, mais absolument aucune similitude. [72] La musique n’existe d’ailleurs EN TANT QUE TELLE que dans nos nerfs auditifs et notre cerveau. En dehors de ceux-ci ou EN ELLE-MÊME (comprise dans le sens LOCKIEN), elle ne consiste qu’en simples rapports numériques : d’abord du point de vue de la quantité, selon la mesure, ensuite du point de vue de la qualité, selon les degrés de la gamme, qui reposent sur les rapports arithmétiques des vibrations. En d’autres termes : elle consiste en relations numériques tant dans son élément rythmique que dans son élément harmonique. La nature entière du monde, tant comme microcosme que comme macrocosme, peut donc être exprimée par de purs rapports de nombres, et leur est jusqu’à un certain point réductible. En ce sens Pythagore avait raison de placer la véritable nature des choses dans les nombres. Mais que sont les nombres ? Des rapports de succession dont la possibilité repose sur LE TEMPS.
§. 3.
Socrate
. Or l’unique organe par lequel on s’adresse À L’HUMANITÉ, c’est l’écriture
§. 4.
Platon
par suite à la perfection. À ce sujet je renvoie au livre III de mon œuvre principale. [93]
§. 5.
Aristote
§. 6.
Les Stoïciens
[…]
La raison séminale est donc l’élément indestructible dans l’individu, ce qui le fait un avec l’espèce, la représentant et la maintenant. C’est elle qui empêche la mort destructrice de l’individu d’atteindre l’espèce, et grâce à laquelle l’individu existe encore et encore, en dépit de la mort. Aussi pourrait-on traduire raison séminale de la manière suivante : formule magique qui à tout moment convoque cette forme [de l’espèce] au sein du phénomène.
§. 7.
Les Néo-platoniciens
§. 8.
Les Gnostiques
§. 9.
Scot Érigène
§. 10.
La Scolastique
[…]
Le nominalisme mène en réalité au matérialisme, car après la suppression de toutes les qualités, en dernière analyse seule demeure la matière. Si les concepts sont de simples mots mais que les choses particulières constituent le réel, leurs qualités étant transitoires en chacune d’elles, la matière seule reste comme ce qui continue à exister, et par conséquent comme étant le réel.
§. 11.
Bacon de Verulam
, Descartes l’a accompli immédiatement après pour la métaphysique.
§. 12.
La Philosophie des Modernes
[…]
. [121] Dans le livre II il expose les deux modes de sa substance seule et unique : l’étendue et la représentation <extensio et cogitatio>, division évidemment fausse puisque l’étendue n’existe simplement et uniquement que pour et dans la représentation, et doit par cette raison même lui être non pas opposée, mais subordonnée.
Spinoza prône partout et chante les louanges de la joie comme condition et signe de toute action louable, tandis qu’il rejette absolument toute tristesse, bien que son Ancien Testament puisse lui dire : « Il vaut mieux pleurer que rire, car les pleurs améliorent le cœur. » (Ecclesiaste, VII-4). [122] Mais il fait tout cela uniquement par amour de la cohérence, car si ce monde est un dieu, il est à lui-même sa propre fin : il doit se glorifier, se réjouir de sa propre existence, et donc, saute, marquis[123] ! toujours joyeux, jamais triste !
Sur la philosophie dans les universités
[…]
Qu’un pareil reproche ait pu être le talon d’Achille d’un système philosophique dominant, nous montre que :
« On connaît la qualité
Qui peut décider du choix et élever l’homme[237] »,
ou ce qu’est dans les universités allemandes le vrai critère de la vérité, de l’admissibilité d’une philosophie, et de quoi elle dépend. En outre, une attaque de ce genre, sans parler du mépris qu’inspire toute accusation d’hérésie, aurait dû être rapidement stoppée car elle ne concerne pas Dionysos <ούδέν προς Διόνυσον>. [238]
[…]
L’équité exige toutefois que l’on ne juge pas, comme on l’a fait ici, la philosophie universitaire au seul point de vue de son but prétendu, mais aussi de son but véritable. En fait, elle tend à faire en sorte que les futurs avocats, conseillers, médecins, stagiaires et pédagogues maintiennent au plus profond de leurs convictions la même ligne de pensée préservant les buts et les intentions que l’État et son gouvernement ont en commun avec eux. À cela je n’ai rien à objecter, j’acquiesce à cette manière de voir. En effet, je ne me sens pas compétent pour juger de la nécessité ou de l’inutilité d’un semblable expédient gouvernemental, et je m’en remets à ceux qui ont la difficile tâche de gouverner LES HOMMES, de maintenir la loi et l’ordre, la paix et la tranquillité parmi les nombreux millions d’êtres d’une race en grande majorité démesurément égoïste, injuste, déloyale, malhonnête, envieuse, sournoise, perverse et bornée, et de protéger le petit nombre de ceux qui ont acquis de la propriété contre le grand nombre de ceux qui n’ont rien d’autre que leur force physique. La tâche est si difficile, que je ne me hasarderai vraiment pas à discuter avec eux les moyens à employer dans ce cas, car ma devise a toujours été : « Remercie Dieu chaque matin de n’avoir pas à te préoccuper de l’Empire romain[239] ». Ce sont ces objectifs gouvernementaux de la philosophie universitaire qui ont procuré à L’HÉGELERIE une faveur ministérielle sans précédent. Car pour lui, L’ÉTAT est « l’organisme éthique absolument parfait », et il représente L’ÉTAT comme étant la base de toute finalité à l’existence humaine. Peut-il y avoir, pour les futurs avocats, et donc pour les officiels du gouvernement, une meilleure préparation que celle-ci, par laquelle leur substance, leur être entier, corps et âme, sont complètement dévoués à l’État comme les abeilles à la ruche, et par laquelle ils n’ont rien d’autre à faire, dans ce monde ou dans le suivant, qu’à devenir de bons rouages contribuant à maintenir en marche la grande machine de l’État, but ultime des bonnes choses <ultimus finis bonorum> ? L’avocat et l’homme ne faisaient qu’un, c’était une véritable apothéose en règle du philistinisme.
[…]
Si l’honnête et vertueux Jean, vêtu d’une peau de bête, de retour du désert où il s’était nourri de sauterelles, préservé de toute cette terrible vilenie, où il s’était livré d’un cœur pur et très sérieusement à la recherche de la vérité –, venait nous en présenter les fruits, quel genre d’accueil aurait-il à attendre de ces affairistes de la chaire embauchés par raison d’État, devant vivre de la philosophie avec femme et enfants, et dont le mot d’ordre est Vivons d’abord, philosophons ensuite <Primum vivere, deinde philosophari> ?
Spéculation transcendante sur l’apparente préméditation dans le destin de l’individu
Essai sur les apparitions & les faits qui s’y rattachent
[…]
Aussi devons-nous à ce sujet nous rappeler et ne jamais perdre de vue ce que j’ai fréquemment et minutieusement exposé[332], à savoir que notre intuition du monde extérieur n’est pas seulement SENSORIELLE mais surtout INTELLECTUELLE, c’est-à-dire, pour exprimer la chose objectivement, CÉRÉBRALE. Les sens ne donnent jamais plus qu’une pure SENSATION par leur organe, soit une matière très pauvre en elle-même, de laquelle tout d’abord L’ENTENDEMENT construit ce monde corporel à l’aide de la loi de causalité qui lui est connue a priori, et des formes existant en elle également a priori : l’espace et le temps.
[…]
Il s’agit donc avant tout de savoir si des images intuitives absolument semblables à celles que la présence des corps provoque sur les sens externes, peuvent véritablement prendre naissance dans notre intellect intuitif, ou cerveau, sans cette influence. Par bonheur, un phénomène des plus familiers, le RÊVE, ôte le moindre doute à ce sujet.
Prétendre expliquer les rêves comme de simples jeux de la pensée, de simples images de l’imagination, c’est témoigner d’un manque de réflexion ou de loyauté, car de toute évidence ils en différent spécifiquement. Les images de l’imagination sont faibles, languissantes, incomplètes, partielles, et si fugitives que l’on peut à peine fixer dans sa mémoire pendant quelques secondes les traits d’un absent, et que même le jeu le plus vif de l’imagination ne peut nullement entrer en comparaison avec la réalité palpable que le rêve met sous nos yeux.
DANS le RÊVE, notre faculté de représentation dépasse infiniment celle de notre imagination ; chaque objet intuitif y rêve une vérité, un achèvement, une universalité logique qui s’étendent jusqu’aux propriétés les plus essentielles, comme la réalité elle-même, dont l’imagination reste infiniment éloignée ; aussi notre faculté de représentation nous procurerait-elle les tableaux les plus merveilleux si nous pouvions choisir l’objet de nos rêves.
[…]
D’autre part, le rêve a une ressemblance incontestable avec la folie. Car ce qui distingue la conscience rêvante de la conscience éveillée, c’est le manque de mémoire, ou plutôt de ressouvenir cohérent et raisonné. Nous nous rêvons dans des situations et des circonstances étonnantes et impossibles sans qu’il nous vienne à l’idée de rechercher les rapports de celles-ci avec ce qui est absent et avec les causes de leur apparition. Nous accomplissons des actes sans rime ni raison parce que nous ne nous rappelons pas ce qui s’oppose à eux.
Aphorismes sur la sagesse dans la vie
« Le bonheur n’est pas chose aisée :
il est très difficile de le trouver en nous,
et impossible de le trouver ailleurs. [370] »
Chamfort
Introduction
JE PRENDS ICI LA NOTION DE LA SAGESSE DANS LA VIE DANS SON acception immanente, j’entends l’art de rendre la vie aussi agréable let aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait également s’appeler l’eudémonologie ; ce serait donc un traité de la vie heureuse.
[…]
Celle-ci repose en effet sur une erreur innée, que j’ai combattue au début du chapitre 49, vol. II, de mon grand ouvrage.
Chapitre I – Division fondamentale
ARISTOTE (ÉTHIQUE À NICOMAQUE, I, 8) A DIVISÉ LES BIENS DE LA VIE humaine en trois classes : les biens extérieurs, ceux de l’âme, et ceux du corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui différencie le sort des mortels peut être ramené à trois conditions fondamentales. Ce sont :
1-Ce que l’on EST : la personnalité au sens le plus étendu. On comprend donc ici la santé, la force, la beauté, le tempérament, le caractère moral, l’intelligence et son développement.
2-Ce que l’on A : donc, propriété et possessions de toutes sortes.
3-Ce que l’on REPRÉSENTE : on sait que par cette expression l’on entend la manière dont les autres se représentent un individu, donc ce qu’il EST DANS LEUR REPRÉSENTATION. Cela consiste dans leur opinion à son égard, et se divise en honneur, rang, et gloire.
[…]
des enfants de la terre n’est autre que la personnalité[374] ». (West-östlicher Divan). Que pour notre bonheur le SUBJECTIF soit incomparablement plus essentiel à nos jouissances que L’OBJECTIF, cela se confirme par la faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu’au vieillard regardant avec indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre ; et tout au sommet, nous trouvons la vie de l’homme de génie et du saint. La santé, par-dessus tout, l’emporte tellement sur les biens extérieurs, qu’en vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu’un roi malade. Un tempérament calme provenant d’une santé parfaite, d’une heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante, concevant juste, une volonté modérée, douce, et comme résultat une bonne conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne sauraient remplacer. Ce qu’un homme est en soi-même, ce qui l’accompagne dans la solitude, ce que nul ne saurait lui donner ou lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu’il peut posséder, ou ce qu’il peut être aux yeux d’autrui. Un homme d’esprit dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre imagination de quoi se divertir agréablement, tandis que l’être borné aura beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades, les amusements, il ne parviendra pas à écarter l’ennui qui le torture.
[…]
Ainsi, la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, c’est ce que nous SOMMES, c’est notre personnalité. Quand ce ne serait que parce qu’elle agit constamment et en toutes circonstances, cela suffirait à l’expliquer ; mais en outre, elle n’est pas soumise à la chance, comme les biens des deux autres catégories, et ne peut nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres. Il en résulte que l’homme est bien moins susceptible d’être modifié par le monde extérieur, qu’on ne le suppose volontiers. Seul le temps, souverain tout-puissant, exerce ici son droit, les qualités physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses atteintes ; le caractère moral seul lui demeure inaccessible. Sous ce rapport, les biens des deux dernières catégories auraient un avantage sur ceux de la première, comme étant de ceux que le temps n’emporte pas directement.
Un second avantage, c’est qu’étant placés en dehors de nous, ils sont par nature accessibles, et que chacun a pour le moins la possibilité de les acquérir, tandis que ce qui est en nous, le subjectif, est soustrait à notre pouvoir : établi de droit divin <jure divino>, il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants de Goethe contiennent-ils une vérité inexorable : « Comme dans le jour qui t’a donné au monde le soleil était là pour saluer les planètes, tu as aussi grandi sans cesse d’après la loi selon laquelle tu as commencé. Telle est ta destinée. Tu ne peux t’échapper à toi-même, ainsi parlaient déjà les sibylles, ainsi les prophètes. Aucun temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se développe dans le cours de la vie. »
[…]
Ainsi, c’est ce que l’on A EN SOI-MÊME qui est essentiel au bonheur de la vie. C’est uniquement parce que la dose en est d’ordinaire si petite, que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l’insipidité de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à rechercher la compagnie, une compagnie composée de leurs pareils, car qui se ressemble s’assemble <similis simili gaudet>. Alors commence la chasse au passe-temps, à l’amusement en commun, qu’ils cherchent d’abord dans les jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce, et finalement dans la débauche.
Chapitre II – De ce que l’on est
NOUS AVONS DÉJÀ RECONNU DE MANIÈRE GÉNÉRALE QUE CE QUE L’ON EST, contribue plus au bonheur que ce que l’on A, ou que ce que l’on REPRÉSENT
E[…]
Dans ma jeunesse, j’ai lu un jour dans un vieux livre la phrase suivante : « Qui rit beaucoup est heureux, qui pleure beaucoup est malheureux. » La remarque est bien niaise, mais à cause de sa vérité si simple, je n’ai pu l’oublier, quoiqu’elle soit le superlatif d’un TRUISME.
[…]
Pour cela, on sait qu’il faut fuir tous les excès et débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute concentration d’esprit excessive ou trop prolongée. Il faut prendre chaque jour au moins deux heures d’exercice rapide au grand air, des bains fréquents d’eau froide, et d’autres mesures diététiques du même genre
[…]
Aristote dit avec raison : « La vie, c’est le mouvement. [379] » La vie consiste dans le mouvement, c’est là sa véritable essence
[…]
Quelque grande que soit l’influence de la santé sur cette gaieté si essentielle à notre bonheur, néanmoins la gaieté ne dépend pas uniquement de la santé, car avec une santé parfaite on peut avoir un tempérament mélancolique, une disposition prédominante à la tristesse
[…]
Une vision d’ensemble générale montre que LA SOUFFRANCE et L’ENNUI sont les deux ennemis du bonheur humain. Nous pouvons remarquer que dans la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l’un, nous nous rapprochons de l’autre, et vice versa. Ainsi notre vie oscille plus ou moins violemment ou faiblement entre les deux. Cela provient du fait que tous deux se tiennent, vis-à-vis de l’autre, dans un double antagonisme, un antagonisme extérieur, ou objectif, et un antagonisme intérieur, ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin et la privation engendrent la souffrance ; en revanche, l’aise et l’abondance font naître l’ennui. C’est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la souffrance, et la classe riche supérieure lutter de façon permanente, souvent désespérée, contre l’ennui.
[…]
L’homme habile, intelligent, aspire avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie, à trouver le repos et les loisirs. Il recherche donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns. Après avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que l’on appelle les êtres humains, il préfère une existence retirée. Si c’est un esprit tout à fait supérieur, il choisit la solitude : plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur, moins les autres peuvent lui être utiles. La supériorité de l’intellect conduit ainsi à l’insociabilité. Bien sûr, si la qualité de la société pouvait être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre dans le grand monde. Mais malheureusement, cent fous rassemblés ne font pas un homme intelligent.
L’individu placé à l’extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherche à tout prix des passe-temps et de la société. Il s’accommode de tout, ne fuyant avant tout que lui-même. C’est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, qu’il découvre ce qu’il a EN LUI-MÊME. Là l’imbécile gémit sous la pourpre, écrasé par le fardeau de sa misérable individualité, qu’il ne peut évacuer, alors que l’homme hautement doué peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte. Sénèque dit avec raison : « La sottise souffre de sa propre lassitude[386] » ; de même Jésus, fils de Sirach : « La vie du fou est pire que la mort. » Ainsi, tout individu est d’autant plus sociable qu’il est plus pauvre intellectuellement, et en général plus commun. [387] Car dans le monde nous n’avons guère le choix, qu’entre isolement et communauté
[…]
Mais que produit le loisir de la plupart des hommes ? Ennui, morosité, hormis lorsque jouissances sensuelles ou niaiseries sont là pour le remplir. Ce qui démontre bien que ce loisir-là n’a aucune valeur, c’est la manière dont on l’occupe ; à la lettre, il ne représente que l’ennui de l’ignorant <ozio lungo d’uomini ignoranti> dont parle L’Arioste.
L’homme ordinaire se préoccupe de PASSER LE TEMPS, l’homme de talent de L’EMPLOYER.
[…]
qu’un individu peut être pour un autre, est très étroitement limité. Chacun finit par rester seul. QUI est seul ? devient alors la grande question. Goethe a dit à ce sujet, parlant de manière générale, qu’en toutes choses chacun est en définitive réduit à soi-même (Poésie et vérité, vol. III). Oliver Goldsmith dit également : « Cependant, en tout lieu réduits à nous-mêmes, notre propre bonheur c’est nous qui le faisons ou le trouvons. [388] »
Chacun doit donc être et fournir à soi-même ce qu’il y a de meilleur et de plus important. Plus il en sera ainsi, plus l’individu trouvera en lui-même les sources de ses plaisirs, plus il sera heureux. C’est donc avec raison qu’Aristote a dit : « Le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. [389] »
[…]
Nous pouvons même traiter cette matière avec méthode en nous reportant à la racine des TROIS FORCES PHYSIOLOGIQUES FONDAMENTALES. Nous avons à les étudier ici dans leur jeu sans objectif. Elles se présentent alors à nous comme la source de trois espèces de jouissances possibles, parmi lesquelles chaque homme choisira celles qui lui sont proportionnées, selon que l’une ou l’autre de ces forces prédomine en lui. Ainsi nous trouvons, premièrement, les jouissances de la PUISSANCE REPRODUCTIVE : elles consistent dans le manger, le boire, la digestion, le repos et le sommeil. On attribue à des peuples entiers de glorieusement faire de ces jouissances des plaisirs nationaux. Secondement, les jouissances de L’IRRITABILITÉ : ce sont les voyages, la lutte, le saut, la danse, l’escrime, l’équitation et les jeux athlétiques de toute espèce, comme la chasse, voire même les combats et la guerre. Troisièmement, les jouissances de la SENSIBILITÉ : telles que contempler, penser, sentir, faire de la poésie, de l’art plastique, de la musique, étudier, lire, méditer, inventer, philosopher, etc. Il y aurait à faire bien des observations sur la valeur, le degré et la durée de ces différentes espèces de jouissances. Nous en abandonnons le soin au lecteur.
[…]
Dès que les passions ne l’agitent pas, notre vie pratique réelle est ennuyeuse et fade ; quand elles l’agitent, elle devient douloureuse. C’est pourquoi seuls sont heureux ceux qui ont reçu en partage une somme d’intellect excédant la mesure que réclame le service de leur volonté. C’est ainsi qu’à côté de leur vie concrète, ils peuvent vivre d’une vie intellectuelle qui les occupe et les divertit SANS DOULEUR, mais avec vivacité. Le simple LOISIR, c’est-à-dire un intellect NON OCCUPÉ au service de la volonté, ne suffit pas : un excédent positif de PUISSANCE est requis pour nous rendre apte à une occupation purement spirituelle non attachée au service de la volonté. «
[…]
. L’homme normal, au contraire, est limité, pour les plaisirs de la vie, aux choses EXTÉRIEURES, telles que richesse, rang, famille, amis, société, etc. C’est là-dessus qu’il fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur s’écroule quand il les perd ou qu’il y rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l’individu, nous pouvons dire que son centre de gravité est EN DEHORS DE LUI.
[…]
Pour lui, tout le reste est insignifiant. C’est pourquoi nous voyons les grands esprits de tous les temps attacher le plus grand prix au loisir, car tant vaut l’homme, tant vaut le loisir. « Le bonheur est dans le loisir[400] », dit Aristote (Éthique à Nicomaque, X, 7). Diogène Laërce (II, 5,31) rapporte aussi que « Socrate vantait le loisir comme étant la plus belle des richesses[401] ». C’est encore ce qu’entend Aristote (Ethique à Nicomaque, X, 8,9) quand il déclare que la vie la plus belle est celle du philosophe. Ce qu’il dit à ce sujet dans la Politique est pertinent (IV, 11) : « Exercer librement son talent prééminent, quelque soit sa nature, voilà le vrai bonheur » ; il s’accorde avec ce que Goethe dit aussi dans Wilhelm Meister : « Celui qui est né avec un talent et pour un talent, trouve en lui-même la plus belle existence. »
Mais posséder du loisir n’est pas seulement hors de la destinée habituelle, c’est aussi hors de la nature ordinaire de l’homme : sa destination naturelle est d’employer son temps à acquérir le nécessaire pour son existence et celle de sa famille. Il est l’enfant de la misère, il n’est pas une intelligence libre.
[…]
En attendant, je n’oublierai pas de mentionner ici que celui n’a pas de besoins spirituels[404] par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de ses pouvoirs intellectuels, est désigné par le mot allemand Philister[405], expression particulière à l’allemand qui nous vient des universités, et a été employée plus tard dans une acception plus élevée mais analogue encore à son sens primitif, pour qualifier celui qui est l’opposé d’un fils des Muses. En effet, il est et demeure un homme oublié des Muses <ά μουσος ανήρ>. Me plaçant à un point de vue plus élevé, je voudrais définir les PHILISTINS comme des gens constamment occupés, et cela le plus sérieusement du monde, d’une réalité qui n’est pas la réalité. Mais cette définition serait transcendantale, elle ne serait pas en harmonie avec le point de vue populaire auquel je me suis placé dans cet essai ; elle pourrait donc ne pas être comprise par tous les lecteurs. La première, au contraire, permet une compréhension spécifique plus aisée, et désigne suffisamment l’essence et la racine de toutes les propriétés caractéristiques du PHILISTIN : c’est, ainsi que nous l’avons dit, UN HOMME SANS BESOINS INTELLECTUELS. De là découlent plusieurs conséquences :
– La première, PAR RAPPORTA LUI-MÊME, c’est qu’il n’aura jamais de PLAISIR INTELLECTUEL, d’après la maxime déjà citée qu’il n’est de vrais plaisirs que pour de vrais besoins. Son existence n’est animée par aucune aspiration à acquérir connaissance et pénétration pour elles-mêmes ; aucune aspiration non plus aux plaisirs esthétiques, qui leur sont si étroitement semblables.
[…]
. Rien ne le réjouit, rien ne l’émeut, rien n’éveille son intérêt. Les jouissances matérielles sont vite épuisées, la société, composée de philistins comme lui, devient vite ennuyeuse, le jeu de cartes finit par fatiguer. En fin de compte, il ne lui reste que les jouissances de la vanité. Elles consistent à dépasser les autres en richesse, en rang, en influence ou en pouvoir, ce qui lui vaut alors leur estime, ou bien il cherche à frayer au moins avec ceux qui brillent par ces avantages, à se chauffer au reflet de leur éclat (un snob[406]).
– La deuxième conséquence résultant du caractère fondamental que nous avons reconnu au philistin, c’est que PAR RAPPORT AUX AUTRES, comme il est privé de besoins intellectuels et borné aux besoins matériels, il recherche les hommes qui peuvent satisfaire ses besoins matériels, non ceux qui peuvent subvenir aux besoins intellectuels. Aussi tout ce qu’il demande aux autres, ce ne sont surtout pas de hautes qualités intellectuelles.
[…]
La grande souffrance des philistins vient de ce que les IDÉALITÉS ne leur apportent aucune récréation, alors que pour échapper à l’ennui ils doivent toujours recourir aux réalités. Or les réalités, d’une part, sont rapidement épuisées, et ainsi, au lieu de divertir, elles fatiguent ; d’autre part, elles entraînent avec elles des désastres de toutes sortes, tandis que les idéalités sont inépuisables, et en elles-mêmes inoffensives, innocentes.
Chapitre III – De ce que l’on a
ÉPICURE, LE GRAND PRÉCEPTEUR DU BONHEUR, A ADMIRABLEMENT ET judicieusement divisé les besoins humains en trois classes.
Premièrement, les besoins naturels et nécessaires qui causent souffrance s’ils ne sont pas satisfaits ; ils ne comprennent donc que la nourriture <victus> et l’habillement <amictus>. Ils sont faciles à satisfaire.
Deuxièmement, les besoins naturels mais non nécessaires, c’est-à-dire le besoin de satisfaction sexuelle, quoique d’après Diogène Laërce, Epicure n’en fasse pas état (en général, je reproduis sa doctrine de meilleure manière et plus achevée). Ce besoin est déjà plus difficile à satisfaire.
Finalement il y a ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires : besoins de luxe, d’abondance, de faste, d’éclat, qui sont sans fin et difficiles à satisfaire (voyez Diogène Laërce, I, X, chapitre 27, §. 149 et 127 ; Cicéron, De Finibus, I, chapitres 14 et 16).
[…]
pour le malade, une fourrure pendant l’hiver, les femmes pour la jeunesse, etc. Toutes ces choses ne sont donc que de bonnes choses pour une fin précise <άγαθά πρός τι>, c’est-à-dire bonnes relativement. L’argent seul est le bien absolu, car il ne pourvoit pas uniquement in concreto à un besoin UNIQUE, mais aux besoins GÉNÉRAUX in abstracto.
LES MOYENS À NOTRE DISPOSITION doivent être considérés comme un rempart
Chapitre IV – De ce que l’on représente
[…]
L’illusion contraire rend malheureux. S’écrier avec emphase : « L’honneur passe avant la vie, » c’est dire en réalité : « La vie et la santé ne sont rien ; ce que les autres pensent de nous, voilà la question. » Cette devise peut tout au plus être considérée comme une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaïque vérité : pour avancer et se maintenir parmi les hommes, L’HONNEUR, c’est-à-dire l’opinion des autres à notre égard, est souvent d’une utilité indispensable. Je reviendrai plus loin sur ce sujet.
Lorsque l’on voit comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au prix d’efforts incessants, de mille dangers et mille amertumes, a pour but ultime de les élever dans l’opinion – car non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la science[417] et les arts sont au fond recherchés principalement dans ce seul but – lorsque l’on voit que le but final est d’arriver à d’obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela, hélas ! ne prouve que la vaste dimension de la folie humaine.
[…]
En effet, le prix que nous attachons à l’opinion des autres, notre constante préoccupation à cet égard, dépassent tellement toute portée raisonnable, que cette préoccupation peut être considérée comme une espèce de manie généralement répandue, ou plutôt innée. Dans tout ce que nous faisons, comme dans tout ce que nous nous abstenons de faire, nous considérons l’opinion des autres presque avant toute chose, et c’est de cette préoccupation que nous verrons, après un examen plus approfondi, naître environ la moitié des soucis et des angoisses que nous éprouvons.
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. Aussi Sénèque a-t-il dit dans une langue incomparable (Lettres, 79) que la gloire suit aussi infailliblement le mérite, que l’ombre suit le corps, bien qu’elle marche comme l’ombre, tantôt devant, tantôt derrière. Après avoir développé cette pensée, il ajoute : « Bien que L’ENVIE IMPOSE SILENCE à nos contemporains, viendront ceux qui nous jugeront sans mauvaise volonté et sans complaisance. [462] »
Chapitre V – Conseils et Maximes
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1o-Je considère comme la règle première de toute sagesse dans la vie, la proposition énoncée par Aristote dans son Éthique à Nicomaque (VII, 12) : « Le sage recherche l’absence de douleur, non le plaisir. [484] »
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2°-Quand on veut évaluer la condition d’un homme à l’égard du bonheur, on ne doit pas s’informer de ce qui le divertit mais de ce qui L’ATTRISTE, car plus ce qui l’afflige sera insignifiant en soi, plus l’homme est heureux : être sensible à des bagatelles implique un certain état de bien-être, puisque dans le malheur on ne les sent pas du tout.
3°-Il faut se garder d’asseoir la félicité de notre vie sur une BASE LARGE, en faisant de nombreux souhaits. Établi sur un tel fondement, le bonheur est très facilement vaincu, car il donne beaucoup plus d’opportunités aux accidents ; et ces derniers se produisent toujours. À cet égard, l’édifice du bonheur se comporte donc à l’inverse de tous les autres, qui sont d’autant plus solides que leur base est plus large. Placer ses prétentions le plus bas possible, en proportion de ses ressources de toutes sortes, voilà la voie la plus sûre pour éviter de grands malheurs.
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Dans la vie, il nous arrive en général ce qui arrive au voyageur pour qui les objets prennent des formes différentes de celles qu’ils montraient de loin, à mesure qu’il avance ; ils se modifient, pour ainsi dire, à mesure que l’on s’en rapproche. C’est précisément la même chose pour nos désirs : nous trouvons souvent autre chose, parfois même mieux, que ce que nous cherchions. Souvent aussi, ce que nous cherchons, nous le trouvons par une voie différente de celle que nous avons vainement suivie jusque-là.
D’autres fois, là où nous pensions trouver un plaisir, un bonheur, une joie, nous trouvons à leur place un enseignement, une explication, une connaissance, un bien durable, réel, au lieu d’un bien passager et trompeur. C’est cette pensée qui court comme une basse continue à travers tout Wilhelm Meister, le livre de Goethe, car c’est un roman intellectuel, et en cela d’une qualité supérieure à tous les autres, même à ceux de Walter Scott, qui sont tous des œuvres morales, c’est-à-dire qui n’envisagent la nature humaine que par le côté de la volonté.
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Finalement ils disent avec Pétrarque : « Je ne ressens nul autre bonheur que celui d’apprendre. [499] » […]
B. – Concernant notre conduite envers nous-mêmes.
4°-Tel l’ouvrier qui aide à construire un bâtiment et n’en connaît pas le plan d’ensemble, ou ne l’a pas toujours à l’esprit, tel est l’homme, occupé à passer un à un les jours, une à une les heures de son existence, par rapport à l’ensemble de sa vie et au caractère global de celle-ci. Plus elle est valable, importante, ordonnée, individuelle, plus il est nécessaire et salutaire pour lui d’avoir à l’occasion sous les yeux un dessin réduit de sa vie, c’est-à-dire un plan. Il est vrai que pour cela il lui faut avoir fait un premier pas vers le connais-toi toi-même <γνώθι σαυτόν>. Il doit savoir ce qu’il veut réellement, principalement, de façon primordiale, connaître ce qui est essentiel à son bonheur, et ce qui vient en seconde et troisième place. Il faut qu’il connaisse de manière générale sa vocation, son rôle, ses rapports avec le monde. Si tout cela est important et élevé, un coup d’œil au plan réduit de sa vie le fortifiera, le soutiendra, l’exaltera plus que toute autre chose ; cela l’encouragera à être actif, le détournera de ce qui pourrait l’égarer. […]
L’enchaînement seul nous montre ce qui en a comme transpiré. C’est seulement lorsque nous regardons en arrière le cours enchaîné de notre vie, que nous en discernons le pourquoi et le comment.
Aussi, au moment où nous accomplissons les plus grandes actions, où nous créons des œuvres immortelles, nous n’avons pas conscience de leur vraie nature.
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5°-Un point important concernant la sagesse dans la vie, c’est la proportion selon laquelle nous consacrons notre attention au présent et à l’avenir, en sorte que l’un ne nous gâte pas l’autre. Beaucoup de gens vivent trop dans le présent : ce sont les frivoles, les cœurs légers ; d’autres trop dans l’avenir : ce sont les nerveux, les cœurs faibles. On garde rarement la juste mesure entre les deux.
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Nous devrions chérir chaque moment présent supportable, même le plus banal, que nous laissons pourtant s’enfuir avec tant d’indifférence que nous le repoussons même avec impatience. Nous devrions toujours garder à l’esprit que de tels moments refluent à cet instant même dans l’apothéose du passé, où, désormais rayonnants de la lumière de l’indestructibilité, ils sont préservés par la mémoire, si bien que lorsque dans les temps mauvais le rideau se lève, ils se présentent d’eux-mêmes comme objets de profonde nostalgie.
6°-TOUTE LIMITATION NOUS REND HEUREUX. Plus notre cercle de vision, notre champ d’action et nos points de contact sont étroits, plus nous sommes heureux ; plus ils sont vastes, plus nous nous trouvons souvent tourmentés ou inquiétés
[…]
. Toute limitation, même celle de l’esprit, profite à notre bonheur, car moins la volonté est excitée, moins nous souffrons. Or nous savons que la souffrance est positive, et le bonheur simplement négatif. La limitation du champ d’action enlève à la volonté les occasions extérieures d’excitation, la limitation de l’esprit ôte les occasions intérieures. Cette dernière a le seul inconvénient d’ouvrir l’accès à l’ennui, qui devient la source indirecte d’innombrables souffrances, car pour le chasser on recourt à tous les moyens : on essaye la dissipation, la compagnie, le luxe, le jeu, la boisson, et mille autres choses. De là, dommages, ruine, malheurs de toutes sortes. Il est difficile d’être tranquille dans l’oisiveté. En revanche, la limitation EXTÉRIEURE est incitatrice au bonheur humain, elle lui est même nécessaire, pour autant qu’il soit possible de l’obtenir.
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7°-En ce qui concerne notre bonheur ou notre malheur, la question relève en dernière instance de ce qui emplit et développe notre conscience. Toute occupation purement intellectuelle, pour l’esprit qui en est capable, accomplira davantage, dans l’ensemble, que la vie réelle avec ses constantes alternances de réussites et d’échecs, avec ses chocs et ses vexations. Mais, bien entendu, cela exige des facultés intellectuelles prépondérantes. En outre, il faut remarquer que d’une part l’activité extérieure de la vie nous distrait, nous détourne de l’étude, enlève à l’esprit le calme et le recueillement réclamés, et que d’autre part l’occupation continue de l’esprit rend plus ou moins incapable de se mêler au train et au tumulte de la vie réelle. Il est donc sage de suspendre une telle occupation lorsque les circonstances exigent une activité pratique et énergique.
8°-Pour vivre JUDICIEUSEMENT et retirer de sa propre expérience tous les enseignements qu’elle contient, il est nécessaire de se reporter souvent en arrière par la pensée, de récapituler ce que l’on a vu, fait, appris et senti en même temps dans la vie. Il faut aussi comparer son jugement d’autrefois avec son opinion actuelle, ses projets et ses aspirations avec leur résultat, avec la satisfaction que ce résultat nous a donnée. L’expérience nous sert ainsi de professeur particulier venant donner des répétitions privées. On peut aussi la considérer comme le texte, la réflexion et les connaissances comme le commentaire.
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9°-Se suffire à soi-même, être tout à soi-même, et pouvoir dire toutes mes possessions, je les porte avec moi[504], est certainement la meilleure condition de notre bonheur. De même ne saurait-on assez répéter la maxime d’Aristote : « Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. [505] » (Ethique à Eudème, VII, 2). (C’est au fond la même idée, exprimée d’une manière excessivement bien tournée, qu’exprime la sentence de Chamfort mise en exergue à cet essai) – car nous ne pouvons compter avec certitude que sur [« Omnia mea mecum porto. » Cicéron, Paradoxes, I, I, 8 ; Sénèque, Lettres, IX, 18.] [« Felicitas sibi sufficientium est. »] nous-mêmes. De plus, les difficultés et les inconvénients, le danger et les ennuis que la société amène, sont innombrables, inévitables.
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De manière générale, chacun ne peut ÊTRE EN PARFAITE HARMONIE qu’avec lui-même, ni avec son ami, ni avec sa bien-aimée, car les différences d’individualité et de tempérament produisent toujours une dissonance, même si elle est faible. A
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Ce qui rend les hommes sociables, c’est leur incapacité à supporter la solitude et leur propre compagnie. C’est leur vide intérieur, leur fatigue d’eux-mêmes, leur ennui, qui les poussent à chercher la société, à courir les pays étrangers. Leur esprit manque du ressort nécessaire pour leur imprimer un mouvement propre. Ils cherchent à l’accroître par le vin, et beaucoup d’entre eux finissent par devenir ivrognes. Pour cette raison, ils ont toujours besoin de l’excitation venant du dehors, et notamment de la plus forte, c’est-à-dire celle produite par des êtres de leur espèce, sans laquelle leur esprit s’affaisse sous son propre poids et sombre dans une pesante léthargie. [512] On pourrait aussi dire que chacun d’eux n’est qu’une petite fraction de l’idée de l’humanité, ayant besoin d’être additionné de beaucoup de ses semblables pour constituer en quelque sorte une conscience humaine entière.
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Le grégarisme chez les hommes peut aussi être envisagé comme un genre de chauffage mental mutuel, similaire à la chaleur corporelle qu’ils produisent en s’entassant, en se pressant les uns contre les autres par grand froid. Mais celui qui possède en lui-même une grande chaleur intellectuelle n’a pas besoin de ces entassements. On trouvera au chapitre final du deuxième volume de ce recueil, une fable que j’ai imaginée à ce sujet. [514] Le résultat de tout cela, c’est que la sociabilité de chacun est à peu près en raison inverse de sa valeur intellectuelle. Dire de quelqu’un : « il est très asocial », signifie à peu de chose près : « C’est un homme doué de grandes qualités ».
La solitude confère un double avantage à l’homme intellectuellement haut placé : le premier, d’être avec soi-même ; le second, de n’être pas avec les autres. On appréciera hautement ce dernier avantage si l’on réfléchit à tout ce que les relations sociales apportent avec elles de manque de liberté, de soucis, et même de dangers. Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls[515], a dit La Bruyère. Le GRÉGARISME appartient aux tendances dangereuses, et mêmes fatales, car il nous met en contact avec des êtres qui en grande majorité sont moralement mauvais, intellectuellement pauvres ou détraqués.
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» Il donne les mêmes motifs dans son beau livre De Vita solitaria, qui semble avoir servi de modèle à [Johann Georg von] Zimmermann pour son célèbre ouvrage intitulé De la Solitude. [520] C’est précisément cette origine secondaire et indirecte de l’insociabilité que Chamfort, avec sa manière sarcastique, exprime quand il dit : « On dit quelquefois d’un homme qui vit seul : il n’aime pas la société. C’est souvent comme si l’on disait d’un homme qu’il n’aime pas la promenade, sous le prétexte qu’il ne se promène pas volontiers le soir dans la forêt de Bondy[521] ». [522]
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» La solitude est le lot de tous les esprits éminents. Il leur arrivera parfois de s’en plaindre mais ils la choisiront toujours comme le moindre de deux maux. Néanmoins, avec les progrès de l’âge, tâche d’être raisonnable <sapere aude> devient de plus en plus facile et naturel. Vers la soixantaine, le penchant à la solitude arrive à être tout à fait naturel, presque instinctif, car tout se réunit alors pour le favoriser.
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10°-L’ENVIE est naturelle à l’homme. Cependant, elle est un vice et un malheur tout à la fois. [530] Nous devons donc la considérer comme une ennemie de notre bonheur, et chercher à l’étouffer comme un méchant démon. Sénèque nous le commande par ces belles paroles : « Jouissons de ce que nous avons, sans faire de comparaison : il n’y aura jamais de bonheur pour celui que tourmente un bonheur plus grand. [531] » (De la colère, III, 30). Et ailleurs : « Au lieu de regarder combien de personnes il y a au-dessus de vous, songez combien il y en a au-dessous. [532] » (Lettres, 15).
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11o-Il faut mûrement et à plusieurs reprises méditer un projet avant de le mettre en œuvre ; et même après l’avoir pesé scrupuleusement, il faut faire quelque concession à l’inadéquation de toute science humaine, car il peut toujours survenir des circonstances impossibles à examiner ou à prévoir, qui peuvent déranger tous nos calculs. Cette réflexion fera toujours pencher vers le plateau négatif de la balance, et nous portera à ne jamais agir sans nécessité dans les affaires importantes : « Ce qui est en repos ne bouge pas. [534] »
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12°-En présence d’un événement malheureux déjà accompli, auquel on ne peut donc rien changer, il ne faut même pas songer qu’il aurait pu en être autrement, encore moins réfléchir à ce qui aurait pu l’éviter, car cela ne fait que rendre la douleur plus intense au point de la rendre intolérable, et fait de l’homme un auto tourmenteur.
[…]
. Pour mieux refréner l’imagination, ainsi que nous le recommandons, il ne faut pas lui permettre d’évoquer, de colorer vivement des torts, des dommages, des pertes, des offenses, des humiliations, des vexations, etc., subis dans le passé, car par là nous agitons de nouveau l’indignation, la colère, et tant d’autres odieuses passions depuis longtemps assoupies, qui reviennent polluer notre âme.
[…]
14°-À la vue de biens que nous ne possédons pas, la pensée nous vient immédiatement : « Ah ! si cela m’appartenait ! », et nous nous rendons sensible cette privation. Au lieu de cela, nous devrions souvent nous demander : « Ah ! si cela ne m’appartenait pas ? » Je veux dire que nous devrions parfois nous efforcer de nous représenter les biens que nous possédons tels qu’ils nous apparaîtraient après les avoir perdus, et je parle ici des biens de toute espèce : possessions, santé, amis, personnes que nous aimons, épouse, enfant, cheval et chien ; car le plus souvent, c’est la perte des choses qui nous en enseigne la valeur. Ainsi, la méthode recommandée ici aura comme premier résultat de faire que leur possession nous rendra plus heureux qu’auparavant, et en second lieu elle fera que nous nous prémunirons contre leur perte. Ainsi, nous ne risquerons pas notre avoir, nous n’irriterons pas nos amis, nous n’exposerons pas la fidélité de notre femme à la tentation, nous soignerons la santé de nos enfants, et ainsi de suite.
[…]
15°-Les événements et les affaires qui nous concernent se produisent et se succèdent séparément, sans ordre, sans rapport mutuel, en contraste frappant les uns avec les autres, sans autre point commun que de se rapporter à nous. Il en résulte que nos pensées et nos soins devront être séparés tout aussi nettement, afin de correspondre aux intérêts qui les ont provoqués.
[…]
16°-Limiter nos désirs, refréner nos convoitises, maîtriser notre colère, se rappeler sans cesse que chaque individu ne peut jamais atteindre qu’une partie infiniment petite de ce qui est désirable, qu’en revanche des maux sans nombre doivent frapper chacun ; en d’autres mots : s’abstenir et se soutenir[543], voilà la règle sans l’observation de laquelle, ni richesse ni pouvoir ne pourront nous empêcher de sentir notre misérable condition.
[…]
17°-La vie est mouvement[545], dit Aristote, et il a évidemment raison. De même que notre vie physique consiste uniquement dans et par un mouvement incessant, de même notre vie intérieure intellectuelle demande une occupation constante, par l’action ou par la pensée. C’est ce que prouve cette manie des gens désœuvrés qui ne pensent à rien, qui se mettent à tambouriner avec leurs doigts ou avec le premier objet venu.
[…]
Cependant il faut que tout homme s’occupe à quelque chose dans la mesure de ses facultés.
[…]
18°-Comme guide de nos efforts, nous ne devons pas prendre les IMAGES DE NOTRE IMAGINATION, mais des CONCEPTS clairement pensés. Le plus souvent, c’est le contraire qui arrive. À y regarder de plus près, on trouve que ce qui dans nos décisions vient rendre l’arrêt décisif en dernière instance, ce ne sont pas habituellement des notions, des jugements, mais une image de l’imagination qui se les représente et s’y substitue.
[…]
19°-La règle précédente doit être subordonnée à cette autre plus générale, selon laquelle il faut toujours rester maître de l’impression générale provenant de ce qui est présent et intuitivement perçu. Comparée à la simple pensée, à la connaissance pure, cette impression est incomparablement plus forte, non en vertu de sa matière et de sa valeur, qui sont souvent très insignifiantes, mais en vertu de sa forme, c’est-à-dire sa visibilité, son immédiateté, qui pénètrent l’esprit, dont elle trouble le repos ou ébranle les décisions.
[…]
Pour s’endurcir, tant qu’on est en bonne santé, il faut soumettre le corps, dans son ensemble comme dans chacune de ses parties, à beaucoup d’effort, de fatigue, s’habituer à résister à tout ce qui peut l’affecter, aussi rudement que ce soit. Au contraire, dès que se manifeste un état morbide, soit du tout, soit d’une partie, on doit recourir immédiatement au procédé contraire, c’est-à-dire ménager et soigner en quelque façon le corps ou sa partie malade, car ce qui est souffrant et affaibli n’est pas susceptible d’endurcissement. Les muscles se fortifient par un usage vigoureux, tandis que les nerfs s’affaiblissent. Il convient donc d’exercer les premiers par tous les efforts convenables, d’épargner au contraire tout effort aux seconds.
[…]
Mais surtout, il faut donner au cerveau la pleine mesure de sommeil nécessaire à sa réfection, car le sommeil est pour l’homme ce que le remontage est à la pendule (voyez Le Monde comme Volonté et comme Représentation, vol. II, chapitre 19).
C. – Concernant notre conduite envers les autres.
21°-Pour se tirer d’affaire avec la vie, il est utile d’emporter avec soi une ample provision de PRUDENCE et d’INDULGENCE. La première nous garantit contre les préjudices et les pertes, la seconde nous met à l’abri des disputes et des querelles.
[…]
22°-Il est particulièrement surprenant de voir à quel point l’homogénéité ou l’hétérogénéité d’esprit et de caractère entre les hommes se manifeste dans la conversation ; elle devient sensible à la moindre occasion. Entre deux personnes de natures essentiellement dissemblables qui bavardent sur les sujets les plus indifférents, les plus étrangers, chaque phrase de l’une déplaît plus ou moins à l’autre, parfois un mot va jusqu’à la mettre en colère. Quand elles se ressemblent, au contraire, elles sentent immédiatement en tout un certain accord qui, lorsque l’homogénéité est très marquée, se fond en une harmonie parfaite pouvant aller jusqu’à l’unisson.
[…]
23°-Nul ne peut voir AU-DESSUS DE SOI. Je veux dire par là que l’on ne peut voir en autrui plus que ce que l’on est soi-même, car chacun ne peut saisir et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si celle-ci est de la plus basse espèce, les dons intellectuels les plus élevés n’impressionnent nullement : il n’aperçoit dans cet homme si hautement doué, que ce qu’il y a de plus bas dans l’individualité, à savoir les faiblesses, les défauts de tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme est composé aux yeux de l’autre.
[…]
24°-J’accorde toute ma considération (cela concerne un sur cent) à celui qui, étant inoccupé parce qu’il attend quelque chose, ne se met pas immédiatement à frapper ou à tapoter en mesure avec tout ce qui lui tombe sous la main, avec sa canne, son couteau, sa fourchette ou tout autre objet. Il est probable que cet homme-là pense à quelque chose. Il est évident que pour la plupart des gens, la vue remplace entièrement la pensée. Ils cherchent à s’assurer de leur existence en faisant du bruit, c’est-à-dire quand ils n’ont pas sous la main un cigare qui leur rend le même service. C’est pour la même raison qu’ils sont constamment tous yeux, toutes oreilles, pour ce qui se passe autour d’eux.
25°-La Rochefoucauld a très justement observé qu’il est difficile de ressentir à la fois de l’estime et une grande affection. [554] Nous aurions donc le choix entre briguer l’amour ou le respect des autres.
[…]
26°-La plupart des hommes sont tellement subjectifs, qu’au fond rien n’a d’intérêt à leurs yeux qu’eux-mêmes, et eux. Il en résulte que, quoi que ce soit dont on leur parle, ils pensent aussitôt à eux, que tout ce qui par hasard et du plus loin que ce soit, se rapporte à quelque chose qui les touche, attire et captive tellement toute leur attention qu’ils n’ont plus la liberté de saisir la partie objective de l’entretien. De même, il n’est pas de raisons valables pour eux dès qu’elles contrarient leur intérêt ou leur vanité.
[…]
L’ASTROLOGIE fournit une preuve magnifique de cette méprisable subjectivité des hommes qui les fait tout rapporter à eux, et revenir de tout point de départ vers leur personne, immédiatement et en droite ligne. Elle relie la marche des grands corps célestes à leur misérable ego, et établit une corrélation entre les comètes dans le ciel et les querelles et les filouteries sur la terre. Cela s’est toujours passé ainsi, même dans les temps les plus reculés (voir par exemple Stobée, Eclogae, I, 1,22,9, p. 478).
27°-Il ne faut pas désespérer à chaque absurdité qui se dit en public ou dans la société, qui s’imprime dans les livres et est bien accueillie, ou qui du moins n’est pas réfutée ; il ne faut pas non plus croire que cela reste acquis à jamais. Sachons, pour notre consolation, que plus tard, progressivement, la chose sera ruminée, élucidée, méditée, pesée, discutée, et le plus souvent finalement jugée justement, en sorte qu’après un laps de temps variable en raison de la difficulté de la matière, presque tout le monde finira par comprendre ce que l’esprit lucide avait vu d’emblée.
[…]
28°-Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises manières dès qu’on les gâte, aussi ne faut-il être ni trop indulgent, ni trop aimable envers personne. De même qu’ordinairement on ne perd pas un ami pour lui avoir refusé un prêt mais plutôt pour le lui avoir accordé, de même ne le perd-on pas par une attitude hautaine et un peu de négligence, mais plutôt par un excès d’amabilité et de prévenance : il en devient arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas à se produire.
[…]
En règle générale, pour acquérir la compréhension si nécessaire, nette, approfondie, de la véritable et triste condition de la plupart des gens, il est éminemment instructif de se servir de leurs actes et de leur conduite dans le domaine littéraire comme d’un commentaire sur leur conduite et leurs actes dans la vie pratique, et vice versa. Cela est très utile pour ne se tromper ni sur soi, ni sur eux. Mais dans le cours de cette étude, aucun trait de grande infamie ou de sottise, soit dans la vie, soit en littérature, ne doit devenir matière à nous attrister ou irriter. Il doit servir uniquement à nous instruire d’un trait complémentaire du caractère de l’espèce humaine, qu’il sera bon de ne pas oublier.
[…]
30°-Aucun caractère n’est tel que l’on puisse l’abandonner à lui-même, le laisser entièrement aller : il a besoin d’être guidé par des notions, des maximes. Mais si, poussant la chose à l’extrême, on voulait faire du caractère non le résultat de la nature innée, mais le produit d’une délibération raisonnée, par conséquent un caractère entièrement acquis, artificiel, on verrait bientôt se vérifier la sentence latine : « Chassez la Nature à la fourche, elle revient toujours en courant. [563] »
[…]
31°-De même que l’on porte le poids de son corps sans le sentir comme on sentirait celui de tout corps étranger que l’on voudrait mouvoir, on ne remarque que les défauts et les vices des autres, non les siens. Mais en revanche, chacun possède en autrui un miroir dans lequel il peut voir distinctement ses propres vices, ses défauts, ses manières grossières et répugnantes.
[…]
32°-L’homme de type noble croit pendant sa jeunesse que les relations essentielles et décisives, celles qui créent les liens véritables entre les hommes, sont de nature IDÉALE, c’est-à-dire fondées sur la conformité de caractère, de tournure d’esprit, de goût, d’intelligence, etc. Mais il s’aperçoit plus tard qu’elles sont RÉELLES, c’est-à-dire qu’elles reposent sur un intérêt matériel.
[…]
33°-De même que le papier-monnaie circule à la place de l’argent, de même, au lieu de l’estime et de l’amitié véritables, ce sont leurs démonstrations et leurs apparences imitées le plus naturellement possible, qui ont cours dans le monde.
[…]
La véritable, l’authentique amitié présuppose que l’un prend une part énergique, purement objective, totalement désintéressée, au bonheur et au malheur de l’autre, et cette participation suppose de nous identifier réellement avec l’ami. L’égoïsme de la nature humaine est tellement opposé à ce sentiment, que l’amitié véritable fait partie de ces choses, comme le grand serpent de mer, dont on ignore si elles appartiennent à la fable ou si elles existent quelque part.
[…]
34°-Quel novice est celui qui croit que montrer de l’esprit et de la raison est un moyen de se faire bien voir dans la société ! Au contraire, cela éveille chez la plupart des gens un sentiment de ressentiment, de haine, et cette rancœur est d’autant plus amère que celui qui l’éprouve n’a pas le droit de faire état de la cause ; mieux, il se la dissimule à lui-même. Ce qui se passe, c’est que chez deux interlocuteurs, dès que l’un remarque et constate une grande supériorité chez l’autre, il en conclut tacitement, sans en avoir la conscience bien exacte, que cet autre remarque et constate au même degré l’infériorité et l’esprit borné du premier. Cette opposition excite sa haine, sa rancune, sa rage la plus amère. Aussi [Baltasar] Gracián [y Morales] dit-il avec raison : « Pour être bien tranquille, le seul moyen est de revêtir la peau du plus stupide des animaux. [571] »
[…]
35°-La plus grande part de la confiance que nous accordons à autrui réside souvent dans la paresse, l’égoïsme et la vanité : paresse lorsque nous préférons faire confiance à un autre au lieu de questionner nous-mêmes, au lieu de rester vigilant et actif ; égoïsme lorsque le besoin de parler nous porte à confier le secret de nos affaires à quelqu’un ; vanité quand ces affaires sont de nature à nous rendre glorieux. Pourtant nous n’en exigeons pas moins que notre confiance soit honorée.
[…]
36°-La POLITESSE, vertu cardinale chez les Chinois, est basée sur deux considérations, dont la première a été exposée dans mon Fondement de la Morale, §. 14, et dont l’autre est la suivante. La politesse est la convention tacite d’ignorer, de garder chacun pour soi et de ne pas se reprocher les uns les autres, les misérables défauts moraux et intellectuels ; d’où il résulte qu’ils apparaissent moins facilement à la lumière du jour, au bénéfice des deux parties. Politesse est prudence, impolitesse est donc folie. Se faire des ennemis par sa grossièreté, volontairement, sans nécessité, est aussi dément que si l’on mettait le feu à sa propre maison.
[…]
37°-Il ne faut jamais prendre modèle sur un autre pour ce que l’on veut faire ou ne pas faire, car les situations, les circonstances, les relations ne sont jamais les mêmes, et parce que la différence de caractère donne aussi une autre teinte à l’action ; c’est pourquoi quand deux personnes font la même chose, ce n’est pas la même chose <duo cum faciunt idem, non est idem>. Il faut, après mûre réflexion, après sérieuse considération, agir conformément à son propre caractère. L’originalité est donc indispensable, même dans la vie pratique : sans elle, ce que l’on fait ne s’accorde pas avec ce que l’on est.
38°-Ne combattez l’opinion de personne. Songez que si l’on voulait dissuader les gens de toutes les absurdités auxquelles ils croient, on n’en aurait jamais fini, quand bien même on atteindrait l’âge de Mathusalem.
[…]
39°-Celui qui veut que son opinion trouve crédit, doit l’énoncer froidement, sans passion. Car tout emportement procède de la volonté : c’est donc à CELLE-CI, non à la connaissance, froide par nature, que l’on attribuerait le jugement émis. En effet, la volonté étant dans l’homme le principe radical, et la connaissance n’étant que secondaire, venue accessoirement, on considérera le jugement comme né de l’excitation de la volonté, plutôt que la volonté excitée comme produite par le jugement.
40°-Il ne faut pas se laisser aller à se louer soi-même, alors même qu’on en aurait entièrement le droit. Car la vanité est chose si commune et le mérite si rare, que toutes les fois que nous semblons nous louer, aussi indirectement que ce soit, chacun pariera à cent contre un que ce qui a parlé par notre bouche, c’est la vanité, qui n’a pas assez de raison pour comprendre le ridicule de la chose.
[…]
41°-Quand vous soupçonnez quelqu’un de mentir, feignez la crédulité : alors il devient effronté, ment plus fort, se démasque. Si, au contraire, vous remarquez qu’une vérité qu’il voudrait dissimuler lui échappe en partie, faites l’incrédule, afin que, provoqué par la contradiction, il fasse avancer toute l’arrière-garde.
42°-Considérons toutes nos affaires personnelles comme des secrets, restons de parfaits étrangers, même vis-à-vis de nos bons amis, en ce qui concerne ce qu’ils ne voient pas de leurs propres yeux. Avec le temps qui passe, les circonstances qui changent, les choses les plus innocentes à notre sujet peuvent nous devenir funestes. En général, il vaut mieux manifester sa raison par ce que l’on tait, plutôt que par ce que l’on dit. Effet de prudence dans le premier cas, de vanité dans le second.
[…]
44°-Ne gardons d’animosité contre personne, autant que possible. Contentons-nous de bien noter les procédés[576] de chacun, et souvenons-nous en pour fixer ainsi la valeur de chacun, au moins en ce qui nous concerne, et régler en conséquence notre attitude et notre conduite envers les gens. Soyons toujours bien convaincus que le caractère ne change jamais : oublier les vilains traits d’un caractère, c’est jeter par la fenêtre de l’argent péniblement acquis. En suivant ma recommandation, on sera protégé contre la folle confiance, la folle amitié. « Ni amour, ni haine » représente la moitié de toute sagesse. « Ne rien dire, ne rien croire », l’autre moitié. Mais il est vrai qu’un monde où des règles comme celles-là et comme les suivantes sont nécessaires, on lui tournerait volontiers le dos.
45°-Montrer de la colère ou de la haine dans ses paroles ou dans son comportement est futile, dangereux, imprudent, ridicule et vulgaire. On ne doit donc témoigner de colère ou de haine que par des actes. La seconde manière réussira d’autant mieux, que l’on se sera gardé de la première. Seuls les animaux à sang-froid sont venimeux.
46°-Parler sans accent. [577] Cette vieille règle des gens du monde enseigne qu’il faut laisser à l’intelligence des autres le soin de démêler ce que vous avez dit : leur compréhension est lente ; avant qu’elle ait abouti, vous êtes loin. Au contraire, parler avec accent signifie s’adresser au sentiment, et alors tout est renversé. Il est des gens à qui l’on peut, avec un geste poli et un ton amical, dire en réalité des sottises, sans danger immédiat.
D. – Concernant notre attitude face à LA marche du monde et FACE À LA DESTINÉE
47°-Quelque forme que revête l’existence humaine, les éléments en sont toujours semblables. Aussi les conditions essentielles restent-elles les mêmes, que l’on vive dans une cabane ou à la cour, au couvent ou à l’armée.
[…]
48°-Un auteur ancien a dit très justement que trois puissances dominent le monde : LA PRUDENCE, LA FORCE et LA CHANCE <σύνεσις, κράτος, καί τύχη>. Cette dernière, selon moi, est la plus influente.
[…]
49°-On devrait toujours avoir à l’esprit l’effet du temps et de la nature transitoire des choses. Par suite, dans tout ce qui arrive réellement, il faudrait immédiatement nous représenter l’image du contraire ; ainsi dans le bonheur se représenter vivement l’infortune, dans l’amitié l’inimitié, par beau temps la mauvaise saison, dans l’amour la haine, dans la confiance et l’épanchement, la trahison et le repentir ; et l’inverse. Nous trouverions là une source intarissable de sagesse pour ce monde, car nous serions toujours prudents, nous ne nous laisserions pas abuser si facilement. Dans la plupart des cas, nous n’aurions fait qu’anticiper sur l’action du temps. Il n’est peut-être aucune notion pour laquelle l’expérience soit aussi indispensable, que pour la juste appréciation de l’inconstance et de la vicissitude des choses. Comme chaque situation, le temps de sa durée, existe nécessairement, et donc de plein droit, il semble que chaque année, chaque mois, chaque jour va enfin conserver ce plein droit pour l’éternité. Mais rien ne conserve ce droit d’actualité : le changement seul est la chose immuable. L’homme prudent est celui que n’abuse pas la stabilité apparente, qui prévoit la direction dans laquelle s’opérera le prochain changement. [582]
[…]
50°-Entre les hommes communs et les têtes prudentes, il y a une différence caractéristique qui se produit fréquemment dans la vie ordinaire : les premiers, quand ils réfléchissent à un danger possible dont ils veulent apprécier la grandeur, ne cherchent et ne considèrent que ce qui est arrivé de semblable, tandis que les secondes pensent par elles-mêmes à ce qui pourrait arriver, se rappelant le proverbe espagnol qui dit : « Ce qui n’arrive pas en un an peut arriver en un instant. [583] » Du reste, la différence dont je parle est naturelle, car pour embrasser du regard ce qui peut arriver, il faut du jugement, alors que pour voir ce qui est arrivé, les sens suffisent. Notre maxime doit être : sacrifions aux mauvais esprits !
[…]
51°-Nul événement ne doit susciter de grands éclats de joie ou des lamentations, en partie à cause de la versatilité de toutes choses, qui peut à tout moment modifier la situation, en partie à cause de la facilité de notre jugement à se tromper sur ce qui nous est salutaire ou préjudiciable. Ainsi, il est arrivé à chacun, au moins une fois dans sa vie, de gémir sur ce qui s’est trouvé plus tard être ce qu’il y avait de plus heureux pour lui, ou d’être ravi de ce qui est devenu la source de ses plus grandes souffrances.
[…]
52°-Le plus souvent, ce sont simplement leurs propres sottises que les gens appellent communément la destinée. On ne saurait donc se pénétrer assez de ce beau passage d’Homère (Iliade, XXIII) où il recommande la prudence[587], c’est-à-dire une sage circonspection, car si l’on n’expie ses fautes que dans l’autre monde, c’est dans celui-ci que l’on paie ses sottises, bien qu’elles y trouvent grâce, à l’occasion.
[…]
53°-Le courage est, après la prudence, une condition essentielle à notre bonheur. On ne peut certainement acquérir ni l’une ni l’autre de ces qualités : on hérite la première de son père, la seconde de sa mère. Cependant, ce qui existe de ces qualités peut être développé par la résolution et l’exercice. Dans ce monde où « les dés sont jetés[588] », il faut un caractère d’airain, cuirassé contre la destinée et armé contre l’humanité, car cette vie n’est qu’un combat, chaque pas nous est disputé, et Voltaire dit avec raison : « On ne réussit dans ce monde qu’à la pointe de l’épée, et on meurt les armes à la main. [589] »
Chapitre VI – De la différence des âges de la vie
Ce que l’homme mûr a gagné par l’expérience de la vie, ce qui fait qu’il voit le monde autrement que l’adolescent et le jeune homme, c’est en premier lieu l’impartialité. [598] Il commence à voir les choses simplement, à les prendre pour ce qu’elles sont, alors qu’aux yeux de l’adolescent et du jeune homme, le monde de la réalité est déguisé ou déformé en une illusion faites de rêveries créées de préjugés transmis, et de fantaisies étranges qu’ils ont eux-mêmes créées. La première tâche que l’expérience accomplit, c’est de nous délivrer des chimères, des idées fausses accumulées pendant la jeunesse.
[…]
Tant que nous sommes jeunes, nous nous imaginons que les personnages importants et les événements considérables feront leur entrée dans notre existence avec tambour et trompette. À l’âge mûr, un regard rétrospectif nous montre qu’ils s’y sont tous glissés sans bruit, par la porte dérobée, presque inaperçus.
Deuxième partie
Pensées isolées
mais systématiquement ordonnées
sur une variété de sujets
« Éleusis garde quelque chose
qu’elle ne peut dévoiler
que lors d’une seconde visite. »
Sénèque, Questions naturelles, VII, 30.
Sur la philosophie & sa méthode
§. 3
Les deux premières conditions pour philosopher sont : premièrement, d’avoir le courage de ne garder aucune question sur le cœur, et deuxièmement, de devenir clairement conscient de tout ce qui EST ÉVIDENT PAR SOI-MÊME pour l’envisager comme un problème. Enfin pour réellement philosopher l’esprit doit être vraiment en repos. Il ne doit poursuivre aucun but et ne pas être guidé par la volonté ; il doit sans partage donner son attention à l’enseignement qui lui est imparti par le monde de la perception intuitive et par sa propre conscience. Les professeurs de philosophie, eux, ont en vue leur intérêt et leur avantage personnels, et ce qui y conduit ; c’est là pour eux le point sérieux. Il y a donc beaucoup de choses sautant aux yeux qu’ils ne voient pas ; en fait, même les problèmes de la philosophie ne les atteignent jamais.
§. 4
Le POÈTE amène à l’imagination des images de la vie, des caractères humains et des situations, met tout cela en mouvement, et laisse ensuite chacun penser à propos de ces images tout ce que sa force intellectuelle lui permet. Pour cette raison il peut satisfaire des hommes aux capacités les plus variées, c’est-à-dire à la fois des fous et des sages. Le PHILOSOPHE, de son côté, ne présente pas la vie de cette façon mais expose les idées abouties qu’il en a abstraites, et attend de son lecteur qu’il pense précisément de la même manière et aussi loin que lui ; son public sera donc très restreint. Le poète est comparable à celui qui apporte les fleurs, le philosophe à celui qui en apporte la quintessence.
§. 5
L’auteur philosophique est le guide, le lecteur est le promeneur. S’ils veulent arriver ensemble, ils doivent avant tout partir ensemble. Cela signifie que l’auteur doit prendre son lecteur à un point indubitablement commun
Sur la logique et la dialectique
Pensées concernant l’intellect de manière générale & sous tout rapport
§. 29
L’IDÉALITÉ DU TEMPS, découverte par Kant, est en fait déjà contenue dans la LOI D’INERTIE, qui appartient à la mécanique. Car, au fond, ce qu’établit cette loi, c’est que le temps à lui seul ne peut produire aucun effet physique, et que par conséquent il ne change rien au repos ou au mouvement d’un corps à lui seul et en lui-même
§. 43
[…]
. Dès lors chaque jour d’innombrables erreurs universellement populaires et fermement accréditées sont répétées par des millions de gens avec la plus entière complaisance, desquelles j’ai commencé à dresser la liste et que je souhaite voir continuée par d’autres :
1. Le suicide est une action lâche.
2. Qui se méfie des autres est lui-même déloyal.
3. Le mérite et le génie sont sincèrement modestes.
4. Les aliénés sont excessivement malheureux.
5. La philosophie ne s’apprend pas, seulement le philosopher. (C’est le contraire de la vérité.)
6. Il est plus facile d’écrire une bonne tragédie qu’une bonne comédie.
7. La sentence attribuée à Bacon de Verulam : « Un peu de philosophie éloigne de Dieu, beaucoup y ramène ». Ah oui ? Allez voir[664] ! (Bacon de Verulam, De l’accroissement des Sciences, livre I, p. 5.) [665]
8. La connaissance, c’est le pouvoir. [666] Le Diable aussi ! On peut avoir beaucoup de connaissance sans posséder pour cela le moindre pouvoir, comme détenir la puissance suprême avec très peu de connaissance. Hérodote exprime très justement le contraire de cette maxime : « Le plus haï des tourments qu’il y ait chez les humains, c’est de comprendre beaucoup et n’avoir que peu de pouvoir. [667] » À l’occasion, la connaissance donne pouvoir sur les autres, par exemple de connaître leur secret, ou s’ils ne peuvent découvrir le nôtre, etc. ; mais cela ne justifie pas ce jugement.
§. 45
La soif de connaissance, quand elle est dirigée vers l’universel, se nomme DÉSIR DE SAVOIR ; dirigée vers le particulier, elle se nomme CURIOSITÉ. En général, les garçons font montre du désir de savoir ; les petites filles de simple curiosité, mais à un degré étonnant et souvent avec une désagréable naïveté. La prédilection spécifique du sexe féminin pour le particulier, faute du sens de l’universel, s’y annonce à l’évidence.
§. 54
Un génie est un être humain dans la tête duquel LE MONDE COMME REPRÉSENTATION a atteint un degré de clarté supplémentaire, et marqué par un discernement plus accentué. Puisque ce n’est pas l’observation soigneuse du détail mais l’intensité de la conception d’ensemble qui fournit l’intuition la plus importante et la plus profonde, l’humanité peut attendre de lui la plus importante somme d’enseignement. Il la lui donnera s’il parvient à son développement sous une forme ou sous une autre.
§. 56
Le génie est aux autres esprits ce que l’escarboucle est aux pierres précieuses : elle rayonne de sa propre lumière, alors que les autres ne reflètent qu’une lumière d’emprunt. On peut dire aussi que le génie est par rapport à ces esprits ce que les corps idioélectriques[684] sont par rapport aux simples conducteurs de l’électricité. Cela ne s’applique donc pas au savant ordinaire, qui ne fait qu’enseigner ce qu’il a appris, de même que les corps idioélectriques ne sont pas conducteurs. Il est à la simple science, si l’on veut, ce que le texte est aux notes.
Quelques considérations sur l’opposition de la chose en soi & du phénomène
§. 61
CHOSE EN SOI SIGNIFIE CE QUI EXISTE INDÉPENDAMMENT DE NOTRE perception, et par conséquent ce qui existe en propre par soi-même. Pour Démocrite, c’était la matière formée ; au fond c’était la même chose pour Locke ; pour Kant, c’était un X ; pour moi, c’est la volonté.
Quelques mots sur le panthéisme
humain.
Sur la philosophie et la science de la Nature
§. 70
La Nature est la volonté en tant qu’elle se considère elle-même indépendamment et à part d’elle-même ; son point de vue doit donc être un intellect individuel. Ce dernier est également son produit.
§. 71
Au lieu, comme le font les Anglais, de démontrer la sagesse de Dieu à partir des œuvres de la Nature et des instincts mécaniques des animaux, on devrait apprendre à comprendre que tout ce qui est amené à la pensée au moyen de la REPRÉSENTATION, c’est-à-dire de l’intellect, fut-il développé par la faculté de raison, n’est que maladresse à côté de ce qui émane directement de la volonté comme chose en soi et qui n’est amené par aucune représentation, ou en d’autres termes : si on les compare aux œuvres de la Nature. C’est le thème de mon traité sur De la Volonté dans la Nature, que pour cette raison je ne saurais assez recommander à mes lecteurs ; c’est là que le point central de ma doctrine s’y trouve exposé plus nettement que partout ailleurs.
§. 77
[…]
alors à un très fin mélange d’atomes différents demeurant éternellement séparés. Au contraire, le caractère propre d’une liaison chimique consiste précisément en ce que son produit est un corps totalement homogène dans lequel ne peut se trouver aucune particule, même indéfinie, qui ne renferme les deux substances unies (citation de cette proposition kantienne chez Schelling, De l’Âme du Monde, p. 168 et 137). Si l’eau diffère tant du mélange explosif de l’hydrogène et de l’oxygène, c’est parce qu’elle est la combinaison chimique des deux éléments qui à l’état gazeux n’existent ensemble qu’à l’état du plus fin mélange.[718] La
Sur la théorie des couleurs
§. 103
[…]
Par là il est clair que si Goethe avait découvert lui-même ma théorie physiologique des couleurs, qui est la théorie fondamentale et essentielle, il aurait trouvé en elle une solide confirmation de son concept physique fondamental, et en outre ne serait pas tombé dans l’erreur de nier absolument la possibilité d’obtenir le blanc au moyen des couleurs.
Sur l’Éthique
§. 114
[…]
Si, comme nous l’avons fait ici, nous gardons présente à l’esprit la DÉPRAVATION humaine en tendant à s’en effrayer, on doit jeter les yeux sur la MISÈRE de l’existence humaine, puis les reporter sur la première si cette dernière nous effraie. Alors on trouvera qu’elles se balancent l’une l’autre, et l’on deviendra conscient de l’éternelle justice en remarquant que le monde lui-même est le tribunal de l’humanité, arrivant à comprendre pourquoi tout ce qui vit doit d’abord expier son existence en vivant, ensuite en mourant. Le mal de la punition <malum pœnae> compense le mal de la culpabilité <malum culpae>. De ce point de vue se dissipe aussi notre indignation à l’égard de l’incapacité intellectuelle du plus grand nombre qui nous dégoûte si fréquemment dans l’existence. Ainsi la misère humaine, la dépravation humaine et la bêtise humaine <miseria humana, nequitia humana et stultitia humana> se répondent parfaitement dans le Samsara des bouddhistes, et sont de même grandeur. Si à l’occasion nous gardons l’une d’entre elles à l’esprit et si nous l’examinons en particulier, elle semble alors dépasser les deux autres ; ce n’est là qu’une illusion, le simple résultat de leur dimension colossale. C’est cela le Samsara, et tout en atteste. Mais plus que tout, c’est dans le monde humain que moralement : dépravation et bassesse, intellectuellement : incapacité et bêtise, prédominent de façon effrayante.[788] Cependant s’y manifestent – quoique très sporadiquement mais d’une façon constante qui nous étonne toujours – des phénomènes d’honnêteté, de bonté, voire de noblesse d’âme, comme aussi de grande intelligence, d’esprit pensant et même de génie. Ceux-ci n’apparaissent jamais complètement mais luisent devant nous comme des points isolés brillant hors de la grande masse sombre. Nous devons les prendre comme l’assurance que gît caché dans ce samsara un principe bon et rédempteur qui peut arriver à se libérer, inspirant et affranchissant ainsi l’ensemble.
§. 115
Les lecteurs de mon Éthique[789] savent que pour moi le fondement de la morale repose finalement sur la vérité qui a son expression dans le Véda et le Vedanta, à travers la formule mystique établie : tat wam asi <ceci est toi>, prononcée en se référant à toute chose vivante, homme ou animal, et alors appelée la Mahavakya, la Grande Parole.
[…]
. C’est ce que décrit le tableau. Il y a aussi le fait historique que décrit Walter Scott avec sa maîtrise habituelle dans le Cœur de Midlothian[790], chapitre 2.
[…]
Il y a en fait deux manières opposées de devenir conscient de sa propre existence. La première voie, par l’intuition empirique, où elle se représente à partir de l’extérieur, existence infiniment petite dans un monde sans limites au point de vue du temps et de l’espace, une parmi les mille millions d’êtres humains qui courent pour très peu de temps en tous sens sur le globe en se renouvelant tous les trente ans ; la seconde voie, en s’absorbant en soi, en devenant conscient d’être tout en tout, et véritablement le seul être réel qui soit[791], lequel se voit lui-même dans les autres qui lui sont donnés du dehors, comme dans un miroir, encore une fois. Le premier mode de connaissance n’embrasse simplement que le phénomène rendu médiat par le principe d’individuation <principium individuationis>, mais le second est la conscience immédiate de soi-même comme de la chose en soi – c’est là une théorie dans laquelle j’ai Kant avec moi pour la première partie, et dans les deux le Véda. L’objection simple contre le second mode, c’est sans doute sa présupposition qu’un seul et même être peut se trouver en différents endroits au même moment, et cependant tout entier en chacun. Mais bien que du point de vue empirique cela soit la plus palpable des impossibilités, et même une absurdité, cela reste absolument vrai de la chose en soi car cette impossibilité et cette absurdité reposent uniquement sur les formes phénoménales constituant le principe d’individuation.
La chose en soi, le vouloir-vivre, existe toute entière et indivise dans chaque être, même le plus minuscule, aussi complètement que dans tous ceux, pris ensemble, qui jamais furent, sont et seront. Cela est dû au fait que chaque être, même le plus insignifiant, se dit à lui-même : pourvu que je sois sauvé, périsse le monde <dum ego salvus sim, pereat mundus>. Et en fait, même si tous les autres périssaient, l’essence en soi du monde subsisterait intacte et non diminuée dans le seul être survivant, et rirait de cette destruction comme d’un tour de passe-passe. C’est là sans doute une conclusion par impossibilité <per impossibile> à laquelle on peut tout aussi bien opposer celle selon laquelle, si un être, même le plus petit, était complètement anéanti, alors en lui et avec lui périrait le monde entier.
§. 116
Après avoir lu La Liberté de la Volonté, mon mémoire couronné, il ne peut faire de doute pour aucun homme pensant qu’il faut chercher cette liberté non dans la Nature mais en dehors d’elle.
[…]
Il s’ensuit que L’INDIVIDUALITÉ ne repose pas seulement sur le principe d’individuation, et n’apparaît pas seulement à travers et à travers le simple phénomène[797], mais elle prend racine dans la chose en soi, dans la volonté de l’individu, car le caractère de celui-ci est individuel. Jusqu’à quelle profondeur pénètrent ses racines, c’est une question à laquelle je n’essaierai pas de répondre.
Sur le droit & la politique
§. 123
Dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 47), j’ai prouvé que l’État, dans son essence, n’est qu’une institution existant en vue de la protection de ses membres contre les attaques extérieures ou les dissensions à l’intérieur de ses frontières. Il s’ensuit que la nécessité de l’État repose en fin de compte sur la constatation, de L’INJUSTICE de l’espèce humaine. Sans injustice, nul ne songerait à un État car personne n’aurait besoin de craindre une quelconque atteinte à ses droits, et la simple union contre les attaques des bêtes féroces ou des éléments n’entretiendrait qu’une faible ressemblance avec ce que nous entendons par État. De ce point de vue, on voit clairement combien sont bornés et stupides les philosophâtres qui à travers des phrases pompeuses représentent l’État comme la fin suprême et la fleur de l’existence humaine, établissant ainsi l’apothéose du philistinisme.
§. 124
Si la JUSTICE prévalait dans le monde, il suffirait d’avoir BÂTI sa maison, et l’on n’aurait pas besoin d’autre protection que ce droit évident de propriété.
§. 132
Ahasvérus, le Juif errant, n’est rien d’autre que la personnification du peuple juif tout entier.
Sur la doctrine de l’indestructibilité de notre être réel par la mort
§. 134
Il faut lire Selina, de Jean Paul[837], pour voir comment un esprit très éminent bataille avec les absurdités d’une conception fausse qui l’embarrassent, et comment il ne veut pas renoncer, y ayant mis tout son cœur, restant perpétuellement troublé par des extravagances qu’il ne peut digérer. Je fais référence à l’idée de la persistance de l’existence individuelle de notre conscience personnelle toute entière après la mort. Cette lutte de Jean Paul prouve précisément que de telles idées composées d’erreurs et de vérités, loin d’être des erreurs salutaires comme on l’affirme, sont plutôt franchement nuisibles. Car la véritable connaissance de l’indestructibilité de notre être réel laissé intact par le temps, la causalité et le changement, fondée sur l’opposition entre le phénomène et la chose en soi, est rendue impossible par la fausse opposition entre l’âme et le corps, comme par l’élévation de la personnalité entière à une chose en soi qui doit exister éternellement.
§. 135
Si au quotidien un de ceux qui voudraient tout savoir mais ne veulent rien apprendre nous interroge sur la continuation de la vie après la mort, la réponse la plus adaptée et surtout la plus correcte est évidemment celle-ci : « Après ta mort, tu seras ce que tu étais avant ta naissance. » Car la question implique en effet une absurdité, qui consiste à vouloir qu’une existence qui a un commencement n’ait pas de fin ; en outre elle indique qu’il pourrait bien y avoir deux sortes d’existences, et par suite deux sortes de néant. […]
Il s’agit là, dans une certaine mesure, d’une sorte de génération spontanée, et il est très vraisemblable que la série ascendante des formes animales vienne du fait qu’un jour, aux temps primitifs et dans un heureux moment, elle s’éleva à un type plus élevé que celui de l’animal auquel l’œuf appartenait.
§. 139
Le PRÉSENT a deux moitiés, l’une objective, l’autre subjective. Seule la moitié objective a pour forme l’intuition du TEMPS et roule donc en avant irrésistiblement. La moitié subjective reste immobile, et par conséquent reste toujours la même. De là naissent le souvenir vivant du passé lointain et la conscience de notre immortalité, en dépit de notre connaissance de la nature transitoire de notre existence.
De ma proposition initiale : « Le monde est ma représentation[839] », dérive celle-ci : « D’abord, je suis ; ensuite, le monde est. » Nous devrions nous en tenir fermement à cela comme antidote pour ne pas confondre la mort avec l’anéantissement.
§. 141
Petit dialogue en forme de conclusion
Thrasymaque : Bref, que serai-je après ma mort ? Sois clair et précis.
PHILALETHES : Tout et rien.
THRASYMAQUE : Et voilà ! Comme solution d’un problème, une contradiction ! Le truc est usé.
PHILALETHES : Répondre à des questions transcendantes dans le langage créé pour la connaissance immanente peut évidemment mener à des contradictions.
THRASYMAQUE : Qu’appelles-tu connaissance transcendante et connaissance immanente ? Sans doute, je connais aussi ces expressions par mon professeur, mais seulement comme attributs du Dieu tout-puissant, avec lequel sa philosophie avait exclusivement à faire, selon les bonnes règles. Si Dieu reste dans le monde, il est immanent ; s’il en sort, il est transcendant. Oui, c’est clair, c’est compréhensible ; on sait à quoi s’en tenir. Mais personne ne comprend plus ton jargon kantien à l’ancienne. La conscience contemporaine du temps présent, grâce à la métropole de la science allemande…
Suppléments à la doctrine du néant de l’existence
Suppléments à la doctrine de la souffrance du monde
§. 154
Si le résultat des remarques précédentes est que le pouvoir accru de la connaissance rend la vie humaine davantage dépourvue de malheur, nous pouvons le réduire à une loi universelle et obtenir ainsi une vue plus large.
En lui-même, le savoir n’est jamais douloureux. La douleur ne concerne que la seule volonté, et elle consiste en limitations, entraves ou obstacles ; une condition supplémentaire est que cette limitation est accompagnée de la connaissance. Car comme la lumière n’illumine l’espace que lorsque des objets existent pour la refléter, comme la note requiert la résonance, comme le son ne devient audible à distance qu’à travers les ondes de l’air en vibration se brisant sur des corps solides, de sorte que l’effet est très faible sur les sommets montagneux isolés et qu’un son à l’air libre produit peu d’effet – de même la limitation de la volonté, pour être ressentie comme une douleur, doit être accompagnée de la connaissance, qui en elle-même, cependant, est étrangère à toute douleur. La douleur physique est conditionnée par les nerfs et leur connexion au cerveau ; une blessure à un membre n’est pas ressentie si les nerfs qui le relient au cerveau sont sectionnés ou quand le cerveau lui-même perd son pouvoir par le chloroforme. Pour la même raison nous considérons qu’à partir du moment où s’éteint la conscience, quand une personne meurt, les convulsions qui s’ensuivent ne sont pas douloureuses. Il s’ensuit que la douleur mentale est conditionnée par la connaissance. Qu’elle augmente avec le degré de connaissance peut être facilement constaté, notamment par les remarques ci-dessus, comme dans Le Monde comme Volonté et Représentation, livre I, §. 56.
§. 156a
[…]
Le pardon est un mot pour tous[869] (Cymbeline, acte V, scène 5). Nous devrions traiter avec indulgence chaque folie, chaque défaut et chaque vice humain, gardant à l’esprit que nous avons simplement devant nous nos propres folies, défauts et vices. Ce sont seulement les défauts du genre humain auquel nous appartenons ; par suite, nous avons en nous-mêmes tous ses défauts, ceux justement dont nous indignons simplement parce qu’ils n’apparaissent pas en nous à ce moment-là. Ils ne sont donc pas superficiels mais résident dans notre nature profonde, et se révèlent à la première occasion de la même manière que nous les voyons chez les autres, bien que tel défaut soit voyant chez l’un et tel autre défaut chez l’autre, et que la somme totale de toutes les mauvaises qualités soit sans aucun doute plus grande dans tel homme que dans tel autre. Car la variété des individus est incalculable.
Sur le suicide
§. 157
[…]
On nous dit que c’est la plus grande des lâchetés, qu’il n’est possible que dans un accès de folie, et autres niaiseries semblables, ou qu’il est « injuste », ce qui n’a aucun sens, comme si avant tout chacun n’avait pas un droit incontestable sur sa propre personne et sur sa vie. (cf. §. 121).
[…]
Et l’on devrait songer avec horreur à ces gens comme à des criminels ? Je dis non et non <Nego ac pernego ! >
[…]
Nous voyons aussi le suicide vanté par les stoïciens comme une action noble et héroïque ; cela est attesté par des centaines de citations dont les plus fortes se trouvent dans Sénèque. Chez les Hindous, le suicide, on le sait, apparaît souvent comme un acte religieux ; ainsi les veuves se brûlant volontairement sur le bûcher, les croyants s’élançant sous les roues du char du Juggernaut, se livrant aux crocodiles du Gange ou à ceux de l’étang sacré du temple, etc. De même au théâtre, ce miroir de la vie. Nous voyons par exemple dans la célèbre pièce chinoise L’Orphelin de la Chine (traduction française de Stanislas Julien, 1834), presque tous les caractères nobles finir par le suicide, sans aucun motif, ou du moins sans que le spectateur ait eu l’idée qu’ils ont commis un crime. Il en est de même, au fond, sur notre scène occidentale, comme le démontrent Palmyre dans Mahomet[875], Mortimer dans Marie Stuart[876], Othello, la comtesse Terzky.[877] Et Sophocle dit : « Dieu me libérera quand je le voudrai moi-même.[878] » Le monologue d’Hamlet est-il la méditation d’un crime ? Il dit simplement que si nous étions certains d’être absolument anéantis par la mort, celle-ci, étant donnée la nature du monde, serait incontestablement préférable. « Mais c’est là qu’est la difficulté <Ay, there’s the rub>. »
Les raisons alléguées contre le suicide par les prêtres des religions monothéistes, c’est-à-dire juives, et par les philosophes marchant sur leurs traces, sont de faibles sophismes faciles à réfuter (Voir mon essai Le Fondement de la Morale, §. 5). Leur plus solide réfutation a été fournie par [David] Hume dans son essai Sur le suicide, qui n’a été publié qu’après sa mort et fut aussitôt supprimé par la honteuse bigoterie et l’ignominieuse tyrannie ecclésiastique existant en Angleterre.
[…]
J’ai exposé dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (livre IV, §. 69) la seule raison morale valable contre le suicide. C’est que le suicide s’oppose à ce que l’on atteigne le but moral par excellence, puisqu’il substitue un affranchissement qui n’est qu’apparent à la véritable libération de ce monde de douleur. Mais de cette erreur à un crime, comme le clergé chrétien le prétend, la distance est grande.
Suppléments à la doctrine de l’affirmation & la négation du vouloir-vivre
sembler à ceux qui ne vont pas au fond des choses et s’en tiennent à la surface.
§. 164
Celui qui est capable de penser un peu plus profondément verra vite que les désirs humains ne peuvent commencer à être coupables à CE point où, se croisant par hasard à travers leurs directions individuelles, ils occasionnent du mal d’un côté et des malheurs de l’autre. S’il en est ainsi, ils doivent être coupables et mauvais dès leur d’origine et par essence, et par conséquent c’est le vouloir-vivre tout entier qui est lui-même maudit. L
§. 166
Si dans la conception du monde nous partons de la chose en soi, le vouloir-vivre, on trouve que son noyau, sa plus grande concentration, est l’acte de la génération. Celui-ci se présente comme la première des choses, comme le point de départ. Il est le punctum saliens[886] de l’œuf du monde, la question principale. Quel contraste si l’on part du monde empirique donné comme phénomène, du monde comme représentation !7
[…]
Le coït est principalement l’affaire de l’homme, la grossesse est entièrement celle de la femme. Du père, l’enfant reçoit la volonté, le caractère ; de la mère, l’intellect. Ce dernier est le principe salvateur, la volonté le principe qui assujettit. Le symbole de l’existence constante du vouloir-vivre dans le temps, en dépit de toute illumination par l’intellect, c’est le coït. Le symbole, à son plus haut degré de clarté, de la lumière de l’intellect qui est présentée comme nouvelle à la volonté et lui ouvre la possibilité du salut, c’est la naissance renouvelée du vouloir-vivre sous la forme d’un être humain. Le signe de cette renaissance est la grossesse, qui s’avance franchement, librement et même orgueilleusement, alors que le coït se dissimule dans un coin en rampant, comme un criminel.
§. 172
L’ESPRIT DU MONDE : Ici donc est la charge de tes travaux et de tes souffrances ; tu existeras pour cela, comme existent toutes les autres choses.
L’HOMME : Mais qu’ai-je de l’existence ? Si je suis occupé, j’ai de la peine ; si je suis inoccupé, j’ai de l’ennui. Comment peux-tu m’offrir une récompense si misérable pour tant de travail et tant de souffrances ?
L’ESPRIT DU MONDE : Et cependant cette récompense est l’équivalent de toutes tes fatigues et de toutes tes souffrances ; et cela en raison même de sa pénurie.
L’HOMME : Vraiment ? Cela dépasse réellement les capacités de mon entendement.
L’ESPRIT DU MONDE : Je le sais. (À part) : Dois-je lui dire que la valeur de la vie consiste précisément à lui apprendre à ne pas la vouloir ? À ce dévouement suprême, la vie elle-même doit d’abord le préparer.
Sur la religion
§. 177
Sur le christianisme
[…]
. Au fond, et indépendamment de leurs mythologies, le Samsara et le Nirvâna de Bouddha sont identiques aux deux CITÉS d’Augustin, qui constituent le monde, la cité terrestre <civitas terrena> et la cité céleste <civitas cœlestis>, comme il les expose dans son livre La Cité de Dieu (particulièrement au livre XIV, chapitre 4 ; livre XV, chapitre 1 et 21 ; livre XVIII, à la fin ; et livre XXI, chapitre 1).
Considérations sur la littérature sanskrite
Quelques considérations archéologiques
§. 195
Nos vêtements ont une influence certaine sur presque toutes nos attitudes et tous nos gestes. Il n’en était pas ainsi des Anciens, que leur goût esthétique prémunit peut-être contre un tel défaut, et qui gardèrent leur ample vêtement non ajusté. Voilà pourquoi un acteur revêtu du costume antique doit éviter les mouvements et les postures devenues habituelles avec notre vêtement. Mais ce n’est pas une raison pour prendre l’air pompeux et boursouflé d’un tragédien français déclamant son Racine en toge et en tunique.
Quelques considérations mythologiques
§. 204
[…]
Du point culminant de ma philosophie, connu comme étant le point de vue ascétique, L’AFFIRMATION DU VOULOIR-VIVRE se concentre dans l’acte de la procréation, qui en est l’expression la plus nette. Le sens de cette affirmation, c’est que la volonté, originellement sans connaissance, et donc un instinct aveugle, ne se laisse ni troubler ni restreindre dans son exigence et son appétit une fois que la conscience de sa véritable nature est apparue en elle grâce au monde comme représentation. Au contraire, elle veut désormais de manière délibéré précisément ce qu’elle a voulu jusque-là sous forme d’instinct et d’impulsion dépourvue de connaissance. (Voir Le monde comme Volonté et comme Représentation, livre IV, §. 54). E
Sur la métaphysique du beau & l’esthétique
§. 205
[…]
Le vrai problème de la métaphysique du Beau se pose en termes très simples : comment satisfaction et joie dans un objet sont-elles tant soit peu possibles, sans que celui-ci ait en lui-même une relation avec notre volonté ? Chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une chose ne peuvent résulter que de sa relation avec notre volonté, ou, suivant l’expression favorite, avec nos objectifs ; de sorte qu’une joie sans excitation de la volonté semble une contradiction. Cependant le Beau en tant que tel excite manifestement notre satisfaction, notre joie, sans faire aucunement référence à nos objectifs personnels, c’est-à-dire à notre volonté.
Ma solution est que dans le Beau nous saisissons toujours les formes essentielles et primordiales de la Nature animée et inanimée, c’est-à-dire les Idées de Platon à ce sujet, et que cette perception a pour condition sa corrélation essentielle, le SUJET CONNAISSANT LIBÉRÉ DE LA VOLONTÉ, en d’autres termes : une pure intelligence sans objectifs ni intentions. À l’occasion d’une appréhension esthétique, la volonté disparaît entièrement de la conscience ; or elle seule est la source de nos chagrins et de nos souffrances. C’est l’origine de la satisfaction et la joie qui accompagnent l’appréhension du Beau : elle repose sur l’éloignement de toute possibilité de souffrance.
Si l’on objecte que la possibilité de la joie est alors elle aussi supprimée, on doit se rappeler, comme je l’ai souvent expliqué, que le bonheur, la satisfaction sont de nature NÉGATIVE, simples fins d’une souffrance, tandis que la douleur est ce qui est positif. Aussi quand toute volonté disparaît de la conscience, y subsiste l’état de joie, c’est-à-dire l’absence de toute douleur et même celle de sa possibilité. Car l’individu est alors transformé en un sujet purement connaissant, non en sujet de la volonté, et comme tel reste néanmoins conscient de lui-même et de son activité. Nous le savons, le monde comme volonté est d’ordre premier <ordine prior>, le monde comme représentation est d’ordre second <ordine posterior>. Le premier est le monde du désir, et par conséquent de la douleur, de milliers de maux différents. Le second, au contraire, est en lui-même essentiellement dépourvu de douleur ; en outre, il offre un spectacle qui vaut d’être vu, toujours et partout significatif, et du moins divertissant. La joie esthétique consiste à en jouir.[1008]
Devenir pur sujet connaissant, c’est se défaire[1009] de soi-même.[1010] Mais la plupart des hommes ne pouvant le faire, ils sont en règle générale incapables de l’appréhension purement objective des choses qui constitue le don de l’artiste.
§. 206
[…]
si clairement la Nature, de façon si vivante, ou comme peintre, de la représenter.
Par contre, dans L’EXÉCUTION[1013] de l’œuvre, dont le but est de communiquer, de présenter ce qui est ainsi connu, la VOLONTÉ peut et doit rentrer en activité par cela même qu’un BUT existe. Alors règne donc aussi le principe de raison, en conformité duquel les moyens artistiques sont subordonnés aux fins artistiques. Ainsi le peintre se préoccupe de la correction du dessin et du traitement des couleurs, le poète de l’arrangement de son plan, puis de l’expression et de la métrique.
§. 228
[…]
La tâche du romancier n’est pas de raconter de grands événements, mais de rendre intéressants les petits. En conséquence, un ROMAN sera d’un ordre d’autant plus élevé et plus noble qu’il dépeint davantage la vie INTÉRIEURE que la vie EXTÉRIEURE. C’est là le signe caractéristique de tous les niveaux de romans, depuis Tristram Shandy jusqu’à l’histoire la plus grossière et la plus riche en hauts faits d’un chevalier ou d’un brigand. Tristram Shandy, à la vérité, n’a pour ainsi dire pas d’action ; mais comme celles de la Nouvelle Héloïse et de Wilhelm Meister sont restreintes ! Don Quichotte lui-même en a relativement peu, et cette action, très insignifiante, tend à la plaisanterie : or ces quatre romans sont le couronnement du genre. Si l’on considère les merveilleux romans de Jean Paul, on voit combien la vie intérieure se déroule sur la base de la vie extérieure la plus étroite. Même les romans de Walter Scott ont un excédent considérable de vie intérieure sur la vie extérieure, et en vérité la dernière n’apparaît jamais qu’en vue d’amener la première, tandis qu’au contraire elle existe pour elle-même dans les mauvais romans. L’art consiste à mettre le plus fortement en relief la vie intérieure au moyen du plus petit déploiement possible de vie extérieure : car la vie intérieure est proprement l’objet de notre intérêt.
§. 231
L’Egmont de Goethe est un homme qui prend la vie facilement et qui doit expier cette erreur. Mais en revanche, cette manière d’être lui fait accepter facilement aussi la mort. Les scènes populaires dans Egmont sont celles du chœur.
Sur le jugement, la critique, les acclamations & la
Sur le savoir & les doctes
Penser par soi-même
§. 257
LA PLUS RICHE BIBLIOTHÈQUE, SI ELLE EST EN DÉSORDRE N’EST PAS aussi utile qu’une bibliothèque réduite mais bien arrangée. De même la plus grande masse de connaissances, si elle n’a pas été élaborée par la pensée personnelle, a beaucoup moins de valeur qu’une masse moins grande mais très bien assimilée. Ce n’est qu’en combinant sous tous les aspects ce que l’on sait, en comparant chaque vérité à une autre, que l’on entre en pleine possession de son savoir et qu’on le domine. On ne peut approfondir que ce que l’on sait. Il faut donc apprendre quelque chose ; mais l’on ne sait que ce que l’on a approfondi.
Or on peut s’appliquer volontairement à lire et à apprendre, mais il n’en va pas de même pour la pensée. Celle-ci doit être stimulée, comme le feu par un courant d’air ; elle doit être entretenue par un intérêt pour le sujet en jeu. Ce sujet peut être purement objectif ou seulement subjectif. Ce dernier cas ne se réfère qu’aux choses qui nous concernent personnellement. Le premier ne s’applique qu’aux aux cerveaux pensant par nature, auxquels la pensée est aussi naturelle que la respiration ; mais ils sont très rares. La plupart des doctes n’en donnent pas l’exemple.
§. 258
La diversité de l’effet exercé sur l’esprit par la pensée personnelle, d’une part, et par la lecture, d’autre part, est étonnamment grande ; elle accroît constamment la diversité originelle des esprits, en vertu de laquelle ceux-ci sont poussés à penser, et ceux-là à lire. La lecture impose à l’esprit des pensées aussi étrangères et hétérogènes à la direction et à la disposition dans laquelle il se trouve au moment donné, que le cachet à la cire sur laquelle il imprime sa marque. L’esprit subit ainsi une entière contrainte du dehors ; il doit penser d’abord telle ou telle chose vers laquelle il ne se sent nullement attiré.
Au contraire, quand on pense par soi-même, on suit son impulsion propre, telle qu’elle est déterminée au moment donné soit par les circonstances extérieures, soit par quelque souvenir. L’environnement de la perception intuitive imprime dans l’esprit non une pensée définie, comme le fait la lecture, mais lui donne simplement la matière et l’occasion pour penser ce qui est conforme à sa nature et à sa disposition présente. En conséquence, lire BEAUCOUP enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée personnelle, c’est de prendre un livre en main dès que l’on dispose d’une minute. C’est la raison pour laquelle l’érudition rend la plupart des hommes encore plus inintelligents et stupides qu’ils ne le sont par nature, et prive leurs écrits de tout succès.[1084] Il leur arrive, comme dit [Alexandre] Pope, à toujours lire, de n’être jamais lus <For ever reading, never to be read>. (Dunciade, livre III, 193-194).
Les doctes ont lu dans les livres, mais les penseurs, les génies, les flambeaux et les éclaireurs de l’humanité ont lu directement dans le livre de l’univers.
§. 259
Au fond, seules nos pensées fondamentales personnelles possèdent vérité et vie, car ce sont les seules que nous comprenons réellement et complètement. Les pensées d’un autre que nous avons lues sont les reliefs du repas d’un étranger, les vêtements délaissés par un étranger.
La pensée d’un autre est à la pensée qui naît en nous, ce qu’une plante préhistorique imprimée dans la pierre est à la plante fleurissante du printemps.
§. 260
La lecture est un simple succédané de la pensée personnelle. Quand nous lisons, nous laissons un autre mener nos idées. Beaucoup de livres ne servent simplement qu’à montrer combien il y a de fausses voies et comme on peut sérieusement s’égarer si on les suit. Mais celui qui est guidé par le génie, c’est-à-dire qui pense par lui-même, qui pense librement et volontairement[1085], qui pense correctement[1086] – celui-là possède la boussole pour trouver le vrai chemin. Il ne faut donc lire que quand la source de la pensée personnelle tarit, ce qui arrive assez souvent, même aux meilleurs esprits. Mais chasser ses pensées personnelles et puissantes pour prendre un livre en main, c’est pécher contre le saint esprit. On ressemble alors à un homme qui fuirait la libre Nature pour regarder un herbier ou contempler un beau paysage sur une gravure en cuivre.
Si à l’occasion, avec beaucoup de travail et lentement, à travers la pensée personnelle et par combinaison, on a été en mesure de découvrir une vérité, une conception que l’on aurait pu aisément trouver toute prête dans un livre, elle est cent fois plus précieuse obtenue ainsi par la pensée personnelle. Seulement alors, en effet, elle pénètre tout notre système de pensée comme partie intégrante, comme membre vivant ; alors seulement elle y est complètement et solidement reliée, y est comprise avec toutes ses raisons et conséquences, y porte la couleur, la nuance et l’empreinte de toute notre manière de penser, arrivant au temps précis où le besoin s’en faisait sentir, restant solidement fixée et ne pouvant plus disparaître. Aussi ces vers de Goethe trouvent-ils ici leur plus parfaite application –, oui, leur signification :
« Ce que tu as hérité de tes pères,
Acquiers-le, pour le posséder.[1087] »
Le penseur par soi-même n’apprend que plus tard à connaître les autorités relatives à ses opinions, quand elles ne lui servent plus qu’à les lui confirmer et l’encourager. Le philosophe livresque, au contraire, part des autorités ; avec les opinions d’autrui qu’il a recueillies, il construit un ensemble qui ressemble ensuite à un automate fait de matériaux étrangers, tandis que l’ensemble du premier ressemble à un homme engendré naturellement, et vivant. Comme celui-ci, il a pris naissance ; le monde extérieur a fécondé l’esprit pensant, qui par la suite lui a donné naissance.
La vérité simplement apprise n’adhère à nous que comme un membre artificiel, une fausse dent, un nez en cire, ou tout au plus comme un nez rhinoplastique fait avec la chair d’autrui. Mais la vérité acquise par notre pensée personnelle est semblable au membre naturel ; seule elle nous appartient réellement. Telle est la différence entre le penseur et le simple docte. Le gain intellectuel du penser par soi-même est comme un beau tableau qui ressort de façon vivante, avec des lumières et des ombres exactes, un ton soutenu et une parfaite harmonie des couleurs. Le gain intellectuel du simple docte, au contraire, rappelle une grande palette couverte de couleurs bariolées, ordonnées systématiquement mais sans harmonie, sans cohésion ni signification.
§. 261
LIRE, c’est penser avec la tête d’un autre au lieu de la sienne. Rien n’est plus préjudiciable à la pensée personnelle, qui tend toujours à se développer en un ensemble cohérent sinon en un système rigoureux, qu’un afflux trop abondant de pensées étrangères dû à une lecture continuelle. Ces idées jaillies d’un autre esprit, appartenant à un autre système, empreintes d’une autre teinte, ne se fondent jamais par elles-mêmes en un ensemble de pensée, de connaissance, de compréhension et de conviction. Elles produisent plutôt dans la tête une légère confusion babylonienne de langues, privent l’esprit qui s’en est encombré de toute compréhension claire et, pour ainsi dire, le désorganisent. Cet état peut s’observer chez beaucoup de doctes et entraîne le fait qu’ils sont inférieurs à beaucoup d’incultes en saine intelligence, en jugement correct et en sens pratique ; car ces derniers ont toujours subordonné et incorporé à leur propre pensée le petit savoir qui leur est venu du dehors par l’expérience, par la conversation et un peu de lecture.
C’est ce que fait aussi, sur une plus large échelle, le PENSEUR scientifique. Quoiqu’il ait besoin de beaucoup de connaissances et doive, par conséquent, lire beaucoup, son esprit est néanmoins assez fort pour maîtriser tout cela, pour se l’assimiler, pour l’incorporer à son système de pensée, et donc pour le subordonner à l’ensemble organique de sa vaste compréhension se développant sans cesse. Ici sa pensée personnelle, comme la basse fondamentale de l’orgue, domine tout constamment et n’est jamais étouffée par des notes étrangères, comme c’est au contraire le cas pour les simples esprits polyhistoriques, dans lesquels des fragments musicaux écrits dans toutes les clefs se mêlent confusément, si l’on peut dire, et empêchent d’entendre la note fondamentale.
§. 262
Les gens qui ont passé leur vie à lire, qui ont puisé leur sagesse dans les livres, ressemblent à ceux qui ont acquis la connaissance exacte d’un pays par de nombreuses descriptions de voyages. Ils peuvent donner beaucoup de renseignements mais n’ont en réalité aucune connaissance cohérente, claire et exhaustive de sa vraie nature.[1088] Les gens qui, au contraire, ont passé leur vie à penser, ressemblent à ceux qui sont eux-mêmes allés dans le pays ; eux seuls savent réellement de quoi ils parlent, y connaissent les choses dans leur cohésion, y sont véritablement chez eux.
et dont la circulation monétaire ne consiste qu’en monnaies étrangères.
§. 264
Pas plus que la lecture, la simple expérience ne peut remplacer la pensée. Le pur empirisme est à la pensée ce qu’est la nourriture à la digestion et à l’assimilation. Quand il se vante d’avoir fait progresser le savoir humain à lui seul, par ses découvertes, c’est comme si la bouche se vantait de ce que l’existence du corps était son œuvre.
§. 265
Les œuvres des esprits véritablement doués se distinguent des autres par leur caractère de DÉCISION, de DÉTERMINATION, en y ajoutant la netteté et la clarté qui en résultent ; c’est que ces esprits ont constamment su d’une façon claire ce qu’ils voulaient exprimer, que ce soit en prose, en vers ou en notes. Cette décision et cette clarté manquent aux autres, c’est ce qui les fait aussitôt reconnaître pour ce qu’ils sont.
Sur les écrivains[1095] & le style
§. 272
AVANT TOUT, IL Y A DEUX SORTES D’ÉCRIVAINS : CEUX QUI ÉCRIVENT pour traiter un sujet, et ceux qui écrivent pour écrire. Les premiers ont eu des idées ou ont fait des expériences qui leur semblent valoir la peine d’être communiquées ; les seconds ont besoin d’argent, et écrivent donc pour de l’argent. Ils pensent en vue d’écrire. On les reconnaît à ce qu’ils étirent le plus possible leurs pensées et n’expriment que des pensées à moitié vraies, étranges, forcées et confuses. Le plus souvent ils aiment le clair-obscur afin de paraître autre que ce qu’ils sont.
[…]
La condition déplorable de la littérature d’aujourd’hui en Allemagne et ailleurs, a sa racine dans l’écriture des livres pour le gain. Celui qui a besoin d’argent s’assoit et se met à écrire un livre, et le public est assez stupide pour l’acheter. Une conséquence secondaire de ce fait, c’est la ruine de la langue.
Un grand nombre d’écrivains inférieurs ne tirent leur subsistance que de la folie du public qui ne veut lire que ceux qui sont imprimés aujourd’hui : les journalistes. Les bien nommés ! En langage clair on les appellerait les journaliers.[1096]
§. 273
À nouveau, on peut dire qu’il y a trois sortes d’auteurs. En premier lieu, ceux qui écrivent sans penser. Ils écrivent de mémoire, par réminiscence, ou même directement avec les livres d’autrui. Cette classe est la plus nombreuse.
En second lieu, ceux qui pensent pendant qu’ils écrivent ; ils pensent en vue d’écrire. Ils sont très nombreux.
En troisième lieu, ceux qui ont pensé avant de commencer à écrire ; ceux-là n’écrivent que parce qu’ils ont pensé. Ils sont rares.
L’écrivain de la seconde sorte, qui attend de devoir écrire pour penser, est comparable au chasseur qui part en chasse à l’aventure : il est peu probable qu’il rapporte beaucoup au logis. Par contre les productions de l’écrivain de la troisième sorte, la rare, ressemblent à une chasse au rabat, pour laquelle le gibier a été capturé et placé à l’avance dans un enclos, d’où il s’échappe en groupes compacts pour aller dans un autre où il ne peut échapper au chasseur, de sorte que celui ci n’a plus qu’à viser et à tirer (sa démonstration). C’est la chasse qui rapporte quelque chose.
Mais si restreint que soit le nombre des écrivains pensant réellement et sérieusement avant d’écrire, le nombre de ceux qui pensent À PARTIR DES CHOSES ELLES-MÊMES est bien plus restreint encore. Les autres pensent uniquement à partir de LIVRES ou de ce qui a été dit par d’autres. Pour penser il leur faut l’impulsion plus proche et plus forte des pensées d’autrui. Celles-ci deviennent leur thème ordinaire ; ils restent toujours sous leur influence, et par suite jamais n’acquièrent une authentique originalité. Les premiers, au contraire, sont poussés à penser PAR LES CHOSES MÊME ; aussi leur pensée est-elle immédiatement dirigée vers elles. Dans leurs rangs seuls on trouve les noms durables et immortels.
Il va de soi qu’il s’agit ici des branches supérieures de la littérature et non de traités sur la distillation de l’eau-de-vie.
Seul celui qui lorsqu’il écrit prend la matière directement dans sa propre tête, mérite d’être lu. Mais faiseurs de livres, compilateurs, historiens ordinaires, etc., prennent leur matière indirectement, dans les livres, desquels elle passe dans leurs doigts sans même avoir subi un droit de transit, une visite dans leur tête, et à plus forte raison une élaboration.
[…]
Il faut également parler ici des traducteurs qui corrigent et remanient leur auteur, procédé qui me paraît toujours impertinent. Ecrivez vous-même des livres qui méritent d’être traduits, et laissez les œuvres des autres comme elles sont. Lisez donc, si possible, les auteurs proprement dits, ceux qui ont fondé et découvert les choses, ou du moins les grands auteurs reconnus maîtres de leur sujet ; achetez d’occasion les LIVRES, plutôt que leur reproduction dans des volumes nouveaux. Mais puisqu’il est facile d’ajouter aux découvertes <inventis aliquid addere facile est>, on devra prendre connaissance des faits nouveaux après avoir bien assimilé les principes. En résumé donc, ici comme partout prévaut cette règle : le nouveau est rarement le bon, car le bon n’est le nouveau que brièvement.
Ce que l’adresse est à une lettre, le TITRE doit l’être à un livre. Le premier objectif d’un titre est de faire remarquer le livre par la partie du public que son contenu peut intéresser. Aussi faut-il qu’il soit descriptif. Comme il est essentiellement bref, il doit être concis, laconique, expressif, et résumer, autant que possible en un seul mot, le contenu du livre. Sont mauvais, par conséquent, les titres prolixes, ceux qui ne disent rien, ambigus, obscurs, ou même faux et trompeurs, ces derniers pouvant préparer aux livres le même sort qu’aux lettres faussement adressées. Mais les pires sont les titres volés, déjà portés par d’autres livres. D’abord c’est un plagiat ; ensuite c’est la preuve la plus convaincante d’un manque total d’originalité. Celui qui n’a pas assez d’originalité pour trouver un titre nouveau à son livre sera moins encore capable de lui donner un contenu nouveau. À ces titres sont apparentés les titres imités, c’est-à-dire à moitié volés ; ainsi, longtemps après que j’ai écrit Sur la volonté dans la Nature, [Hans Christian] 0rstedt a écrit Sur l’esprit dans la Nature.
§. 274
Un livre ne peut jamais être davantage que l’impression des idées de son auteur. La valeur de ces idées réside ou dans la MATIÈRE[1097], c’est-à-dire dans le thème sur lequel il a pensé, ou dans la FORME, autrement dit dans le développement de la matière, c’est-à-dire CE qu’il a pensé à son propos.
[…]
Pourtant le public accorde son intérêt bien plus à la matière qu’à la forme ; aussi ne parvient-il jamais à un haut degré de développement. C’est au sujet des œuvres poétiques qu’il affiche le plus ridiculement cette tendance : quand il suit soigneusement à la trace les intrigues réelles ou les circonstances personnelles qui ont inspiré le poète, qui finissent par devenir pour lui plus intéressantes que les œuvres elles-mêmes. Il lit plus de choses sur Goethe que de Goethe, et étudie avec plus d’application la légende de Faust que Faust. Et quand [Gottfried August] Bürger dit un jour : « On se livrera à des recherches savantes pour savoir qui fut en réalité Lénore[1098] », on voit la chose se réaliser à la lettre au sujet de Goethe, car nous avons déjà beaucoup de recherches savantes sur Faust et sa légende. Elles sont et restent confinées à la matière. Cette prédilection pour la matière, par opposition à la forme, c’est comme si l’on négligeait la forme et la peinture d’un beau vase étrusque pour étudier les propriétés chimiques de son argile et de ses couleurs.
Sur la lecture & les livres
§. 291
Quand nous lisons, un autre pense pour nous ; nous reproduisons simplement son processus mental ; c’est comme un élève qui apprend à écrire et suit avec la plume les traits indiqués au crayon par le maître. Quand nous lisons, le travail de la pensée nous est en grande partie épargné. De là notre soulagement manifeste quand après avoir été occupés par nos propres pensées, nous passons à la lecture. Mais pendant que nous lisons, notre tête n’est à vrai dire que le champ clos des pensées des autres. | Quand ils s’en vont, qu’en reste-t-il ? | Il s’ensuit que celui qui lit beaucoup, presque toute la journée, et qui se livre dans l’intervalle à des passe-temps exclusifs de toute réflexion, perd peu à peu la faculté de penser par lui-même, comme un homme toujours à cheval finit par désapprendre la marche. Or tel est le cas d’un très grand nombre de doctes : ils ont lu jusqu’à s’abêtir. Une lecture constante, immédiatement reprise à chaque moment de liberté, est plus paralysante pour l’esprit qu’un travail manuel incessant ; celui-ci, du moins, permet de se livrer à ses propres pensées. De même qu’un ressort finit par perdre son élasticité suite à la pression continuelle d’un corps étranger, l’esprit perd la sienne suite à l’imposition constante des pensées des autres. Et de même qu’un excès de nourriture gâte l’estomac et nuit à l’organisme tout entier, on peut aussi, par un excès de nourriture intellectuelle, surcharger et étouffer l’esprit. Car plus on lit, moins ce que l’on a lu laisse de traces dans l’esprit : il devient comme un tableau surchargé d’écritures mélangées. Ainsi on n’arrive pas à ruminer1 ; or ce n’est qu’en ruminant que l’on s’assimile ce qu’on a lu, | exactement comme la nourriture est nutritive non parce qu’elle est avalée mais parce qu’elle est digérée. | Par ailleurs, si on lit continuellement sans plus y réfléchir par la suite, les choses lues ne prennent pas racine et sont en partie perdues. De façon générale, il en est de la nourriture intellectuelle comme de la nourriture matérielle : à peine un cinquantième de ce que l’on absorbe est assimilé. Le reste s’en va par évaporation, respiration, etc.
Il en résulte que les pensées déposées sur le papier ne sont généralement rien de plus que les empreintes d’un piéton sur le sable. On aperçoit la voie qu’il a suivie ; mais pour savoir ce qu’il a vu en chemin, on doit se servir de ses propres yeux.
§. 292
À travers la lecture des écrivains, nous ne pouvons acquérir aucune des qualités qu’ils possèdent, comme par exemple force de persuasion, richesse d’images, don de comparaison, hardiesse ou amertume, concision, grâce ou facilité d’expression, esprit, contrastes frappants, laconisme, naïveté, etc. Mais de cette manière nous pouvons les faire éclore en nous si nous sommes déjà doués de ces qualités à titre de tendances, c’est-à-dire en puissance <potentia>, et ainsi les amener à la conscience. Nous pouvons voir quel usage il est possible d’en faire, nous pouvons être fortifiés dans l’inclination à nous en servir, et même dans le courage de le faire. Nous pouvons, par des exemples, juger de l’effet de leur application et apprendre ainsi leur utilisation convenable ; après quoi seulement nous possédons ces qualités aussi en acte <actu>. Voilà donc l’unique manière dont la lecture forme à écrire : en nous enseignant l’usage que nous pouvons faire de nos propres dons naturels, présupposant toujours leur existence. Sans ces dons, par contre, nous n’assimilons par la lecture que des maniérismes froids et morts, et devenons de plats imitateurs.
§. 295
[…]
Les gens ne lisant que le NOUVEAU au lieu du meilleur de tous les temps. Les auteurs restent limités à la sphère étroite des idées en circulation, et l’époque s’enlise de plus en plus dans sa propre fange.
En ce qui concerne la lecture, l’art de ne PAS lire est extrêmement important. Il consiste à ne pas prendre en main ce qui de tout temps occupe le grand public, comme par exemple les pamphlets politiques ou littéraires, les romans, les poésies, etc., qui font du bruit et connaissent même peut-être plusieurs éditions au cours de leur première et dernière année d’existence. Souvenons-nous plutôt que celui qui écrit pour des fous trouve toujours un large public. Le temps toujours trop court destiné à la lecture, accordons-le exclusivement aux œuvres des grands esprits de toutes les époques et de tous les pays qui s’élèvent au-dessus du reste de l’humanité et que la voix de la renommée désigne comme tels. Ceux-là seuls forment et instruisent réellement.
On ne lit jamais trop peu le mauvais, jamais assez le bon. Les mauvais livres sont un poison intellectuel ; ils ruinent l’esprit.
Une des conditions de la lecture du bon, c’est de ne pas lire le mauvais. Car la vie est courte, le temps et l’énergie sont limités.
§. 296a
Ce serait bien d’acheter des livres si l’on pouvait acheter le temps de les lire. Mais on confond le plus souvent l’achat des livres avec l’assimilation de leur contenu.
Demander que quelqu’un retienne tout ce qu’il a lu, c’est demander qu’il conserve en lui tout ce qu’il a mangé. Il a vécu physiquement de cette nourriture, intellectuellement de cette lecture, et il est devenu par là ce qu’il est. Mais de même que le corps s’assimile ce qui lui est similaire, chacun RETIENT ce qui L’INTÉRESSE, c’est-à-dire ce qui convient à son système d’idées ou à ses objectifs. Des objectifs, chacun en a ; mais quelque chose ressemblant à un système d’idées, peu de gens en possèdent. Aussi ne prennent-ils un intérêt objectif à rien, et voilà pourquoi de leurs lectures rien n’a pris racine ; ils ne retiennent rien.
Répétition est mère de l’étude <Repetitio est mater studiorum>.[1176] Chaque livre important doit être lu deux fois de suite, parce que d’une part la seconde fois on saisit mieux les choses dans leur ensemble et que l’on ne comprend bien le commencement que lorsqu’on connaît la fin ; d’autre part parce qu’on y apporte la seconde fois une autre disposition d’esprit, une autre humeur que la première, ce qui modifie l’impression. C’est comme si l’on voyait un objet sous une autre lumière.
Sur la parole & les mots
Observations psychologiques
§. 305
[…]
Il existe une seule créature menteuse : L’HOMME. Toute autre créature est vraie, sincère, elle se montre telle qu’elle est, elle se manifeste comme elle se sent. Une expression emblématique ou allégorique de cette différence fondamentale, c’est que tous les animaux se manifestent à l’état de nature. Cela contribue beaucoup à l’impression si heureuse que cause leur vue, qui, surtout si ce sont des animaux en liberté, fait toujours battre mon cœur de joie – alors que l’homme, au contraire, est devenu une caricature, un monstre, à travers son vêtement. Déjà repoussant pour ce motif, son aspect l’est plus encore par la pâleur, qui ne lui est pas naturelle, comme par toutes les conséquences répugnantes qu’amènent la consommation contre-nature de la viande, des boissons alcooliques et du tabac, les débauches et les maladies. L’homme se tient comme une tache dans la Nature ! C’est parce que les Grecs sentaient toute la laideur du vêtement, qu’ils le restreignaient à sa plus juste mesure.
fontaine, on ne soupçonne pas davantage la chaleur latente dans l’eau glacée.
§. 333
L’existence sans conscience n’a de réalité que pour les autres êtres dans la conscience desquels elle se représente. La réalité IMMÉDIATE est conditionnée par la conscience de chacun. Par conséquent, l’existence individuelle réelle de l’homme réside d’abord aussi dans sa CONSCIENCE. Comme telle, elle est nécessairement une conscience qui produit des représentations résultant de l’intellect, de sa sphère et de la matière de son activité. Les degrés de clarté de la conscience, et donc ceux de la réflexion, peuvent être regardés comme les degrés de la RÉALITÉ DE L’EXISTENCE. Or dans l’espèce humaine ces degrés de réflexion ou de conscience claire de sa propre existence et de celle d’autrui sont très variées, selon les forces intellectuelles naturelles, leur développement, et les loisirs réservés à la méditation. Quant à la diversité réelle et originelle des forces intellectuelles, il est assez difficile d’établir entre elles une comparaison tant qu’on les considère dans leur ensemble, que l’on en reste au général, car cette diversité ne peut être distinguée de loin et n’est pas aussi apparente extérieurement que les différences dans l’éducation, le loisir et l’occupation. Mais même en s’en tenant à cela, il faut avouer que plus d’un possède un DEGRÉ D’EXISTENCE au moins dix fois plus grand que celui d’un autre, et donc EXISTE dix fois plus.
§. 344
En aptitude au DRESSAGE, l’homme dépasse les animaux. Les musulmans sont dressés à prier cinq fois par jour, le visage tourné vers La Mecque, et ne manquent jamais de le faire. Les chrétiens sont dressés à faire en certaines occasions le signe de la croix, à s’incliner, etc. De façon générale, la religion est un pur chef-d’œuvre de dressage : celui de la pensée. On sait que dans cette voie, on ne peut jamais commencer trop tôt. Il n’est point d’absurdité, même évidente, que l’on ne peut faire entrer dans la tête des hommes si l’on commence à la leur inculquer avant leur sixième année, en la leur répétant constamment avec un air de grande solennité. Car le dressage de l’homme, comme celui des animaux, ne réussit parfaitement que dans la première jeunesse.
§. 349
La JOIE ET LA SOUFFRANCE n’étant pas des représentations mais des affections de la volonté, elles ne résident pas non plus dans le domaine de la mémoire, et nous ne pouvons pas les rappeler ELLES-MÊMES, en quelque sorte les renouveler. Nous pouvons seulement faire repasser devant nos yeux les REPRÉSENTATIONS dont elles étaient accompagnées, et surtout nous rappeler nos expressions alors provoquées par elles, pour mesurer par là ce furent ces affections. Voilà pourquoi notre souvenir des joies et des souffrances est toujours incomplet ; une fois qu’elles s’en sont allées, elles nous deviennent indifférentes. Il est toujours inutile de chercher à rafraîchir les plaisirs ou les douleurs du passé : leur nature essentielle réside dans la volonté.
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