Le ciel ouvert - Nicolas Mathieu
Cette vie, elle ne l’avait pas voulue. Et au fond, -a n’avait pas tellement d’importance. Chez elle, tout le monde ou presque faisait son chemin comme ça, de la maternelle au bac, un job, le mariage, deux mômes, les vacances, l’Auchan le samedi, le dimanche dans sa belle-famille. Avec un peu de chance et si le banquier était d’accord, on se faisait bâtir une petite maison un peu loin. Un crédit de plus. Il y avait déjà les deux bagnoles, le scoot du grand qui allait au lycée pro à vingt-cinq bornes et puis Cetelem, parce que les machines à laver crèvent toujours en même temps que la chaudière, c’est une règle. Cette vie, elle s’était dévidée vite en somme, épuisante et belle, continuellement contrainte, rognée aux deux bouts, mais le mégotage n’empêche pas le bonheur.
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Ce qu’il faudrait dire aux enfants, pour commencer, c’est que l’amour est un jeu de patient Là-dessus, il se raconte trop d’histoires et presque tout le monde ment. Les films bien suret les romans encore pire, avec leurs couvertures blanches, leurs mines nettes, tous ces pronoms personnels lourds de sens. Moi je ne crois plus à leurs légendes dorées, la foudre et la vitesse, l’aiguille toujours dans le rouge, le cœur à cent à l’heure, la vie pied au plancher. Je ne crois plus aux sensations fortes, à l’ivresse du début, mal au ventre et les mains moites. Tout cela, c’est le folklore, du dépaysement facile, du tourisme en somme. Ce qu’il y a en vérité, c’est l’étirement des jours, des brosses à dents côte à côte, une pantoufle sous un lit, du courrier en retard, une liste de courses sur un frigo, des cartables ouverts, le plombier qui nous matraque, ton père qui ne répond plus au téléphone, et dans le noir, tard le soir, deux voix qui se réchauffent, on les entend à peine, qui se disent des choses simples, sans relief, il n’y a plus de pain pour le petit-déj’, je vais chez l' ostéo demain, approche-toi, j’ai froid aux pieds, viens contre moi, il faut rendre la mort impossible et devenir très vieux, très lentement, regarder le passage du temps à l’angle de tes yeux, compter les dents de lait, les cicatrices au menton, se dire tout bas, tu sais, j'ai peur quand tu n'est pas là. Mais justement, je suis là.
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Il faudra lui donner nos veilles et nos grasses matinées, apprendre qu’aimer si fort est encore une douleur, une angoisse qui ne finit pas. Et puis un jour, aimer à quarante ans. Regarde-nous avec nos cernes qui ne s’effacent plus, nos premiers cheveux gris, nos intrépidités d’amants. Le jeu nous est connu à présent. Nous sommes sans illusion et toujours aussi bêtes. Nous nous regardons tard le soir et nous savons qu’être deux est une bataille. Nous la menons toi et moi, inquiets comme des bêtes l’hiver, sérieux dans le plaisir, enfin capables de rire de ce que nous sommes. Nous connaissons la musique. Bientôt nos enfants auront quinze ans eux aussi. Souhaitons-leur d’avoir mal pareil et d ignorer à leur tour qu’un beau jour, vivre s’achève.
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A quinze ans, on tombe amoureux comme un con, d’une collégienne qui s’appelle Séverine ou Angélique. Pendant deux mois, on ne touche plus terre. Cette fille-là nous remplit tout entier. Il faut dire qu’on n’est pas bien grand et l’amour est une chose si vaste. On lui fait des dessins le soir dans sa chambre, on enregistre des trucs à la radio pour composer des playlists, on y pense tout le temps, on devient nul en maths et en allemand. La vie vient de débuter sur une blessure. On la cherchera mille fois encore avant de se rendre compte. À trente ans, l’amour est sévère. Il a des exigences, un programme, il ne laisse plus beaucoup de place à ceux qui s’aiment.
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Mais c’était sa vie en somme. Elle avait sa part, des baisers derrière l’école, une culotte qui glisse, le petit qui mange le dentifrice au lieu de se brosser les dents, son feuilleton sur la 3, les copines pour faire des tours en ville, pas souvent mais quand même. Seulement, il s’était produit ça, sur ce rond-point : elle avait connu autre chose. Un déchirement dans la toile uniforme des jours. Et soudain, ce sentiment de poisse, cette main sur sa nuque, la résignation qui lui tenait lieu de sagesse s’étaient évanouis. Depuis, elle avait beau faire, une impression de grand écran ne la quittait plus. On pouvait les traiter de tout, de fachos, d’ignares, de salauds, et après? Jamais une injure ne pourrait rien contre cette vie ressuscitee. Jamais leurs beaux discours ne lui ôteraient cette decouverte : elle s’appartenait. À présent, elle était lasse, abattue, elle avait peur. Le vent tournait. Mais elle était sans regret.
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On vient se chercher à la gare. On s’offre des plateaux de fruits de mer. Il faut s’inventer une langue, s’accorder sur les couleurs, les définitions, ne laisse pas traîner ton sac, ferme le tube de dentifrice, tu ne devrais pas parler de ta mère comme ça. Tout est facile, et mensonger. Puis viennent ces journées comme des crevasses. Un enfant qu’il faut emmener aux urgences. Un père qui a perdu la tête. Les risques du métier, ces concurrences partout, les fois où tu découches, les autres corps, les loupés, les anniversaires qui ressemblent à des fins du monde. Alors, tout est difficile et c’est là seulement que je comprends le sens de tes yeux. Nos histoires ne sont pas des parties de campagne. Les années seront lourdes de problèmes, de tapisseries à refaire et de nos enfants à finir. La voilà la vérité : le repos n’existe pas. Mais ce qui compte à la fin, c’est ta main, comme lorsque nous étions petits, qui trouve la mienne dans le noir d’une cave, dans un couloir que la minuterie ne nous a pas permis de traverser jusqu’au bout, c’est ta peau qui dit tout simplement : Je suis là.
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