mardi 21 janvier 2025

Les déracinés + leurs figures - Maurice Barrès

 Les déracinés + leurs figures - Maurice Barrès

 

Suret-Lefort et Gallant de Saint-Phlin, sont du Barrois, de ce plateau qui, joint à la Lorraine, ne fut, avec celle-ci, réuni à la France qu’en 1766. Bien que voisins, les deux camarades ne se visitent jamais, à cause des distances sociales de leurs familles.

Suret-Lefort habite Bar-le-Duc. Cette jolie capitale lui parle peu. Et pourtant, qu’elles sont particulières, ces maisons de la ville haute, surtout vers l’heure où le soir tombant ramène chacun lassé sous son toit ! Les hommes, les femmes vont préparer la vie de l’avenir, puis dormir, perdre la mémoire, mais les maisons demeurées seules, à travers la rue solitaire, reprennent leur dialogue significatif. Nul ne l’entend plus. Voilà ce qui explique le délaissement, dans l’église Saint-Étienne, d’un des plus beaux morceaux de la sculpture française. Elle va s’émietter, l’œuvre tragique de Ligier Richier, emprisonnée pauvrement sous un grillage qui la défigure sans la protéger…

René de Châlons, prince d’Orange, ayant été tué à la guerre en 1544, Louise de Lorraine, sa femme, pour attester la force de son amour, le fit représenter en squelette par notre grand Lorrain Ligier Richier. C’est, en marbre blanc, un corps debout, à moitié décomposé, mais qui, de sa main, soutient, élève encore son cœur, son cœur de pourriture, prisonnier d’un cœur de vermeil. Qu’il est jeune, élégant, ce cadavre défait, avec ses reins cambrés, et tout le souvenir de son aimable énergie ! En dépit de ses jambes dont les chairs dégouttent et de sa poitrine à jour, dans cette tête pareille au crâne qu’Hamlet reçoit du fossoyeur, sa femme amoureuse aime encore le souvenir des regards et des baisers. Titania qui caresse sur ses genoux l’imaginaire beauté de Bottom me touche moins que cette Louise qui, sous la terre et tel que le ver dans le tombeau le fît, voit son ami désespéré lui tendre son cœur pour qu’elle le sauve des lois de la mort…

Chez les Suret-Lefort, dans l’humble logement de la ville haute qu’ils occupent, pour six cents francs par an, au premier étage d’une exquise maison du XVIe siècle, — un logis de la vieille France qui vaut un voyage à Bar et que les Suret-Lefort n’ont pas une seule fois apprécié, — nul n’a souci d’archéologie. On est tout à la terrible querelle du père de famille avec le président du Tribunal. Si vigoureuse et ingénieuse que fût l’intelligence de M. Suret-Lefort, il devait se briser contre un magistrat. Les propos du procureur, confirmés par l’attitude du parquet nancéien, reléguèrent au rang de courtier véreux cet homme d’affaires, qui pendant un instant avait dominé Bar. Convaincu, à force de le démontrer, qu’on se vengeait par ces indignités de ses opinions conservatrices, il éleva son fils dans la haine des opportunistes ; peu à peu, il vit les réactionnaires eux-mêmes se ranger, comme c’était fatal, avec la magistrature. Maintenant, il ne rêve plus que d’envoyer Georges à Paris, où l’on échappe au petit esprit et à la tyrannie de la province.

Ce qu’il y a d’étonnant chez Georges Suret-Lefort, c’est qu’il termine toutes ses phrases. Cette qualité se rencontre assez fréquemment chez de jeunes Parisiens. À dix-huit ans, chez un collégien de l’Est, elle est rare. Oui, ce grand garçon aux cheveux châtains, de bonnes manières, d’intelligence précise, va jusqu’au bout de ses périodes, toujours, et avec un rare aplomb. Élancé, un peu raide et pourtant agréable par un joli air de bête de proie, il semble frêle, mais à bien l’examiner, il a des bras énormes. La ville d’Oudinot, le maréchal aux trente-quatre blessures, et du maréchal Exelmans, le cavalier épique, a surtout produit des soldats. Une salle du musée est pleine de leurs portraits, souvent, faut-il le dire, des figures tristes et résignées de fonctionnaires. Suret-Lefort est autrement combatif et vaillant que la plupart de ces militaires. D’ailleurs, pour un jeune homme qui veut agir, que propose aujourd’hui l’armée ? Son volontariat terminé, il courra aux vrais champs de bataille. Les habitués du Café des Oiseaux n’admettent pas les mérites qu’ils envoient à Paris, mais ceux qui leur en viennent. 

---

 

---

À EDOUARD DRUMONT
ce témoignage.

Le garde des sceaux. — Une instruction judiciaire a été commencée : la Justice a saisi ceux qu’elle considère comme coupables, je n’ai rien autre à ajouter. (Très bien ! Très bien ! L’ordre du jour ! L’ordre du jour ! La clôture !)

M. Jules Ferry. — Je demande la parole contre l’ordre du jour. M. le ministre de la Justice me répond : la Justice informe.

Un membre à droite. — Vous n’y croyez pas, à la Justice.

M. Jules Ferry. — La Justice, en pareille matière, m’est souverainement suspecte. (Vives réclamations et cris : À l’ordre ! à l’ordre !)

M. Le Président. — Je demande à la Chambre du silence ; veuillez, en effet, permettre au Président d’accomplir son devoir, et, si vous faites tant de bruit, vous ne pourrez pas même entendre que le Président rappelle M. Ferry à l’ordre, car il n’est pas permis de dire dans cette enceinte que la Justice est suspecte. Monsieur Ferry, je vous rappelle à l’ordre.

M. Jules Ferry. — Je demande la parole sur le rappel à l’ordre… Le premier bien dans un pays, c’est l’ordre moral et l’ordre moral repose sur la sincérité. (Interruptions.) Eh bien ! veuillez me le laisser dire en honnête homme à d’honnêtes gens : en matière politique, dans ce pays, il n’y a pas de justice. (Nouveaux cris : À l’ordre ! à l’ordre ! Échange de propos entre le Président, M. Ferry et le ministre de l’Intérieur. M. Jules Ferry prononce au milieu d’un bruit confus quelques paroles et descend de la tribune.

M. Le Président. — Les dernières paroles de M. Ferry n’ont pas été entendues, par conséquent ne figureront point à l’Officiel.

M. Jules Ferry, de sa place, avec véhémence, — Puisqu’elles n’ont point été entendues, je vais les répéter. (Interruptions.) J’ai dit, et j’ai dit en homme d’honneur, en homme qui connaît les choses dont il parle…

M. LE Président Schneider. — Ne vous passionnez pas tant, monsieur Ferry.

M. Jules Ferry. — Je vais le redire, cela est bon à entendre et à répéter, j’ai dit que, de tous les maux que dix-huit ans de pouvoir personnel ont infligés à ce pays-ci, le plus grand, c’est l’avilissement de la Justice. (Bruyantes réclamations ; à l’ordre ! à l’ordre !)

(Une séance parlementaire sous l’Empire, 9 février 1870.)

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire