mardi 21 janvier 2025

Le monde d'hier - Stefan Zweig

Le monde d'hier - Stefan Zweig

Pour comprendre cela, on doit savoir que les cafés, à Vienne, constituent une institution d’un genre particulier, qui ne peut se comparer à aucune autre au monde. Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d’une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues.

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Stefan George ou Rilke, par exemple, n’avaient paru en tout et pour tout durant nos années de lycée qu’en éditions de deux ou trois cents exemplaires, dont à peine trois ou quatre avaient trouvé le chemin de Vienne ; aucun libraire ne les avait en magasin, aucun des critiques officiels n’avait jamais mentionné le nom de Rilke. Mais notre bande, par un miracle de la volonté, connaissait chaque vers et chaque ligne de lui. 

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Ainsi notre quête passionnée, notre recherche turbulente prenaient tout à coup un sens : nous, les jeunes, sur nos bancs d’école, pouvions participer à ces combats furieux et souvent enragés pour l’art nouveau. Partout où l’on tentait une expérience, par exemple à une représentation de Wedekind ou à une lecture de poésie nouvelle, nous ne manquions pas d’être présents avec toute la force, non seulement de nos âmes, mais aussi de nos mains ; alors que nous assistions à la première exécution d’une des œuvres atonales du jeune Arnold Schoenberg, comme un monsieur lançait des coups de sifflet stridents, mon ami Buschbeck lui administra un soufflet tout aussi retentissant ; partout nous étions les troupes de choc et les avant-gardes en lutte pour toute sorte d’art nouveau, simplement parce qu’il était nouveau, parce qu’il voulait changer le monde pour nous, dont venait enfin le tour de vivre notre vie. Car, nous le sentions, nostra res agitur.

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 Le simple fait que non seulement je ne fis jamais réimprimer ces Silberne Saiten10 (tel était le titre de ce premier-né, aujourd’hui bien oublié), mais encore que je ne permis pas que l’on reprît un seul des morceaux qui le composaient dans mes Œuvres poétiques complètes suffit à prouver ce que je pensai bientôt moi-même de ces vers. 

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Le sincère et l’enfantin qui émanaient de ce poète naïf — aujourd’hui presque oublié, même en Allemagne — détournèrent peut-être intuitivement mon attention du président élu des Kommenden, et c’était là pourtant un personnage dont les idées et les paroles devaient plus tard exercer une influence décisive sur la formation d’innombrables êtres. Je rencontrai ici, pour la première fois après Théodore Herzl, un de ces hommes à qui la destinée assigne la mission de servir de guide à des millions de gens : Rudolf Steiner, futur fondateur de l’anthroposophie, à qui ses disciples construisirent écoles et académies les plus magnifiques afin qu’il pût faire triompher sa doctrine. Personnellement, il ne donnait pas comme Herzl l’impression d’un chef, mais plutôt celle d’un séducteur. 

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 Durant ces deux années que je consacrai presque exclusivement à la traduction des poèmes de Verhaeren et à la préparation d’un ouvrage biographique sur lui, je voyageai aussi beaucoup, pour une part afin de donner des conférences. Et je reçus déjà une récompense inattendue de mon dévouement, qui ne m’en promettait apparemment aucune, à l’œuvre de Verhaeren ; ses amis de l’étranger me prêtèrent attention et devinrent bientôt les miens. C’est ainsi qu’un jour vint me trouver Ellen Key, cette admirable Suédoise qui, avec une audace sans égale à cette époque d’opposition bornée, combattait pour l’émancipation des femmes et qui, dans son livre Le Siècle de l’enfance, avait longtemps avant Freud jeté son avertissement en révélant la vulnérabilité psychique de la jeunesse ; par elle, je fus introduit en Italie auprès de Giovanni Cena et de son cercle poétique, et j’acquis en la personne du Norvégien Johan Bojer un ami considérable. Georg Brandes, le maître international de l’histoire des littératures, me témoigna de l’intérêt, et bientôt le nom de Verhaeren commença d’être plus connu en Allemagne, grâce à mon intercession, que dans sa propre patrie. Kainz, le plus grand des acteurs, et Moissi récitaient ses poèmes dans ma traduction. Max Reinhardt porta Le Cloître, de Verhaeren, à la scène allemande : je pouvais être satisfait.

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Les poètes avec lesquels je me liai bientôt personnellement vivaient aussi simplement que les peintres. Ils avaient pour la plupart un petit emploi de fonctionnaire qui ne leur demandait que peu de travail effectif ; la haute estime où l’on tenait la production intellectuelle en France, dans tous les rangs de la hiérarchie, avait conseillé depuis des années déjà cette sage méthode consistant à conférer de discrètes sinécures aux poètes et aux écrivains qui ne tiraient pas grand profit de leur travail ; on les nommait, par exemple, bibliothécaires au ministère de la Marine ou au Sénat. Cela leur assurait un petit traitement et ne leur donnait que peu de travail, car les sénateurs ne demandaient que très rarement un livre, si bien que l’heureux bénéficiaire d’une de ces prébendes pouvait composer ses vers au calme et bien à son aise durant ses heures de service, installé dans le vieux palais du Sénat si plein de style, devant sa fenêtre qui donnait sur le jardin du Luxembourg, et sans avoir à songer jamais aux droits d’auteur. Cette modeste sécurité lui suffisait. D’autres étaient médecins, comme plus tard Duhamel et Durtain, ou avaient une petite galerie de peinture comme Charles Vildrac, ou étaient professeurs de lycée comme Romains et Jean-Richard Bloch ; ils passaient leurs heures de bureau à l’Agence Havas, comme Paul Valéry, ou étaient employés chez des éditeurs. Mais aucun n’avait la prétention, comme leurs successeurs gâtés par le film et les grands tirages, de fonder immédiatement une existence indépendante sur leur inclination première pour les arts.

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 Si j’avais commencé ce livre il y a quelques années, j’aurais rapporté des conversations avec Gerhart Hauptmann, avec Arthur Schnitzler, Beer-Hofmann, Dehmel, Pirandello, Wassermann, Schalom Asch et Anatole France (ces dernières étaient à la vérité singulièrement gaies, car le vieux monsieur nous servait tout l’après-midi des histoires scabreuses, mais avec un sérieux souverain et une grâce indescriptible). Je pourrais parler des grandes premières : celle de la dixième symphonie de Gustav Mahler36 à Munich ou celle du Chevalier à la rose à Dresde, de la Karsavina et de Nijinski, car en ma qualité d’invité curieux et voyageur, j’ai été témoin de beaucoup d’événements artistiques « historiques ». 

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La littérature est une merveilleuse profession, parce que la hâte y est superflue. Une année plus tôt, une année plus tard, cela n’y fait rien, quand il s’agit d’un vrai livre. Pourquoi n’iriez-vous pas une fois en Inde et en Amérique ? » Ce propos de hasard me frappa, et je résolus de suivre immédiatement son conseil.

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Personnellement, Haushofer n’a jamais, à ma connaissance, occupé dans le parti une situation en vue, peut-être n’a-t-il même jamais été membre du parti ; je ne vois nullement en lui, comme les habiles journalistes d’aujourd’hui, une « éminence grise » démoniaque qui, cachée à l’arrière-plan, combine les plus redoutables plans et les souffle au Führer. Mais il ne fait pas de doute que ce sont ses théories, davantage que les plus enragés conseillers de Hitler, qui ont poussé, à son insu ou non, la politique agressive du nazisme au-delà du domaine national étroit dans celui de l’universel. Seule la postérité, avec sa documentation meilleure que celle dont nous pouvons disposer, nous autres contemporains, assignera à cette figure ses véritables dimensions dans l’histoire.

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Et nous aussi, nous étions dans les rangs des ennemis de la guerre, nous autres écrivains, mais toujours isolés dans notre individualisme, au lieu d’être unis et résolus. L’attitude de la plupart des intellectuels était malheureusement celle de l’indifférence passive, car par la faute de notre optimisme, le problème de la guerre, avec toutes ses conséquences morales, n’était absolument pas entré dans notre horizon intérieur. 

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La réponse est simple : c’est que notre monde de 1939 ne disposait plus d’autant de foi naïve et enfantine que celui de 1914. Alors, le peuple se fiait encore sans réserve à ses autorités ; personne en Autriche n’aurait osé risquer cette pensée que l’empereur François-Joseph, le père de la patrie universellement vénéré, aurait dans sa quatre-vingt-quatrième année appelé son peuple au combat sans y être absolument contraint, qu’il aurait exigé le sanglant sacrifice sans que des adversaires méchants, perfides, criminels eussent menacé la paix de l’empire. 

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Ce n’est que quelques années plus tard qu’il reparut à la surface, et alors le flot grandissant du mécontentement le porta d’emblée très haut. L’inflation, le chômage, les crises politiques et pour une bonne part la folie des gouvernements étrangers avaient soulevé le peuple allemand ; un gigantesque désir d’ordre se manifestait dans tous les milieux de ce peuple, pour qui l’ordre a toujours eu plus de prix que la liberté et le droit — même Goethe a dit que le désordre lui paraissait plus fâcheux qu’une injustice. Et quiconque promettait l’ordre avait aussitôt des centaines de milliers de gens derrière lui.

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Et j’étais forcé de me souvenir sans cesse de ce que m’avait dit des années plus tôt un exilé russe : « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme. »

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Je sais bien qu’aujourd’hui on n’aime pas se voir rappeler ces journées où Chamberlain et Daladier, impuissants, le dos au mur, capitulèrent devant Hitler et Mussolini. Mais comme je veux dans ces pages servir la vérité documentaire, je dois reconnaître que tous ceux qui ont vécu ces trois journées en Angleterre les ont éprouvées comme merveilleuses. En ces derniers jours de septembre 1938, la situation était désespérée. Chamberlain revenait justement du deuxième voyage en avion qu’il avait entrepris afin de rencontrer Hitler, et quelques jours après, on savait ce qui s’était passé. Chamberlain s’était rendu à Godesberg pour accorder sans réserve à Hitler tout ce que celui-ci avait exigé de lui à Berchtesgaden. Mais ce que Hitler avait trouvé suffisant quelques semaines auparavant ne contentait plus son hystérique volonté de puissance. La politique de l’apeasement et du try and try again75 avait lamentablement échoué, l’époque de la confiance avait pris fin du jour au lendemain en Angleterre. La France, l’Angleterre, la Tchécoslovaquie, l’Europe n’avaient plus d’autre choix que de s’humilier devant la péremptoire volonté de puissance de Hitler ou de se mettre en travers de son chemin les armes à la main. L’Angleterre semblait résolue à toute extrémité. 

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