jeudi 30 janvier 2025

Le coup d'Etat permanant - Mitterrand

 Le coup d'Etat permanant - Mitterrand

 

Parvenus au premier rang mais incapables de trouver en eux-mêmes la force de créer un ordre nouveau, tournés vers le passé, ses usages et ses rites, ils se dépêchèrent d'imiter l'ordre ancien que leur jeunesse avait admiré et dont leur âge mûr avait jalousé l'éclat, dépositaires d'institutions et de traditions que l'accident d'une guerre avait, croyaient-ils, provisoirement abolies. 

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 A ce rythme le pouvoir des survivants de la IIIe République résista longtemps aux coups multiples qu'il
reçut. Et la IVe, qui parut constamment provisoire, finit par égaler en durée le règne des dictateurs qui, eux, s'installaient, pour mille ans.

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Celle que le peuple français adopta par le référendum du 2 octobre 1946 fut-elle sage ou folle? Son application douteuse prouve en tout cas, une fois de plus, la vanité des textes devant la force des coutumes. On avait diminué le Sénat : on lui restitua, pièce à pièce, son office. On avait prévu la dissolution : quand Edgar Faure y recourut on mobilisa contre lui l'ombre de Mac-Mahon. On avait
inventé la majorité absolue pour que cessât la valse des gouvernements : M. Queuille et après lui ses
successeurs se firent un mérite de disparaître «à la troisième», sur la simple injonction d'un parti,
d'un groupe ou d'un clan. Ainsi reprit le tranquille, l'indifférent exercice du pouvoir, tandis que sous
le masque d'une crise perpétuelle se déroulait l'enchaînement d'une continuité politique sans
imagination et sans grandeur, mais, dans le genre, exemplaire.

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Pour de Gaulle, le mal absolu ce n'était pas la guerre, l'abandon de l'Indochine, de l'Algérie, le repli sur le vieil hexagone, mais la IVe République, la faiblesse de l’Etat et cet Etat tenu par des mains abhorrées. Il savait que le processus de décolonisation était engagé sans retour, qu'aucune force au monde n'arrêterait l'inexorable. Mais il savait aussi que si la IVe République s'obstinait à maintenir à l'identique de la IIIe les positions françaises outre-mer, ce que personne, et elle moins que personne, n'était capable de réussir, elle y brûlerait ses réserves, elle s'y épuiserait, elle y succomberait. La pousser à tenir des positions intenables conduirait donc l'opinion à se détacher d'elle, impuissante à remplir des objectifs qu'elle n'avait pas le courage de récuser. 

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Des deux complots vaguement reliés et qui vont converger, un seul, le gaulliste, était
sérieusement conçu et préparé. Pourtant peu de Français, hors du cercle des familiers, attendaient le
général de Gaulle. De son premier passage aux affaires ils n'avaient gardé qu'un souvenir médiocre.
En 1946, son départ à la sauvette, au milieu d'un désordre extrême, et sous le prétexte de piques
mineures avec Edouard Herriot, André Philip et Léon Blum, les avait déroutés. Tout aussi
décevante pour l'opinion publique avait été sa carrière de chef de parti.

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Ce vieil homme aime la France et il aime l’Etat. Gouverner revient pour lui à rentrer chez soi. Ce
qu'il endura pour achever sa vie sous son toit nul autre ne l'aurait pu. En franchissant le seuil
l'intraitable soldat de 1940 a dû baisser le front. Se souvient-il de ce que Chateaubriand écrivait du
jeune Bonaparte : «Il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les
événements l'avaient fait, il va faire les événements. Il a traversé les malheurs auxquels sont
condamnées les natures supérieures avant d'être reconnues, contraintes de s’humilier sous les
médiocrités, dont le patronage leur est nécessaire.»? Oui, la route a été longue et la solitude
profonde. Mais maintenant, France, tout recommence. Pour qui reste maître de soi il n'y a pas de
temps perdu.

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 De Gaulle occupe le pouvoir parce qu'il l'a ardemment désiré, patiemment approché, habilement investi, audacieusement saisi. Je ne lésine pas sur l'hommage dû au soldat lucide et courageux qui à l'heure du doute a pris parti pour son pays. Je lui dénie seulement le droit de considérer que les services rendus valent inscription d'hypothèque sur la nation et je déplore qu’il tire un bénéfice illicite de sa gloire, cet incomparable investissement historique. Du 13 mai au 3 juin 1958, le général de Gaulle a réussi un premier coup d'Etat. Après avoir inspiré une conjuration politique et exploité une sédition militaire, il a renversé l'ordre établi mais décadent qui s'appelait quand même la République.

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Aussi quand j'observe que la Ve République est un régime de coup d'Etat ai-je le sentiment de commettre à son égard la plus impardonnable des offenses. M'en excuserai-je? Je m'obstinerai pourtant jusqu'à dire mes raisons. Non pour détruire un mythe qui m'importe peu mais pour démontrer le mécanisme d'une opération et les ressorts d'une politique dont il m'est nécessaire de déceler les causes si j'en veux juger les effets.

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 Par son appel fameux «la France a perdu une bataille mais la France n'a pas perdu la guerre», le général de Gaulle fixait avec la victoire une limite à la rupture de légalité, un terme à la dissidence patriotique. Candidat au pouvoir lors de la crise de mai 1958, ses déclarations publiques assignaient à sa mission deux buts précis : l'un, le maintien de l'Algérie sous la souveraineté française, répondait à la révolte militaire, l'autre, la réforme des institutions, répondait à la conjuration civile. Bref, pour le gaullisme d'hier et d'avant-hier, l'action illégale fondait sa légitimité sur la nécessité supérieure aux lois écrites de sauver la Patrie, de lui restituer son domaine (en 1940, la métropole occupée par les Allemands ; en 1958, l'Algérie écartelée par les forces de sécession) et de forger l'instrument de sa grandeur (I'Etat). 

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 Loi suprême, recours historique contre l'abaissement national, la légitimité
dont se targuait le coup d'Etat en marche restait liée à une certaine conception de la France. Le
gaullisme vivait encore des causes qu'il servait et s'effaçait devant elles. Et tant que de Gaulle ne sera pas le maître, et le maître absolu, il n'avancera que sous leur couvert. Ce ne sera qu'après le
référendum d'octobre 1958 et l'adoption de la nouvelle Constitution qu'il achèvera son étonnante
mutation et que, cessant d'identifier de Gaulle à la France, il identifiera la France à de Gaulle.

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Mais une dictature ne peut sans se contredire et donc sans se détruire manquer à sa logique qui est de soumettre à sa loi les hommes et les choses, de concentrer les activités, les échanges, les besoins, les passions sur le but qu'elle s'assigne, de magnifier la personne du chef, omnipotent, omniprésent, père et maître, guide et juge, principe et symbole, de mobiliser à son exclusif service les vieilles fées malsaines qui procurent au peuple l'illusion des renaissances équivoques.
Sous ma plume s'est glissé le vocable de dictature. De Gaulle serait-il un dictateur? Je ne cherche
pas à l'abaisser en le plaçant dans une rubrique où ma génération s'est habituée à ranger pêle-mêle
Hitler et Mussolini, Franco et Salazar, Staline et Pilsudski. Mais si de Gaulle n'imite personne, ne
ressemble à personne sinon, à la rigueur, à un Louis-Napoléon Bonaparte qu’habiteraient les vertus
bourgeoises de Louis-Philippe, ce qui serait plutôt rassurant, le gaullisme, lui, porte des stigmates
qui ne trompent pas.

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Qu'est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la
moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses
amis? Magistrature temporaire? Monarchie personnelle? Consulat à vie? pachalik? Et qui est-il, lui,
de Gaulle? duce, führer, caudillo, conducator, guide? A quoi bon poser ces questions? Les
spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au
petit jeu des définitions. J'appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c'est à
cela qu’il ressemble le plus, parce que c'est vers un renforcement continu du pouvoir personnel
qu'inéluctablement il tend, parce qu'il ne dépend plus de lui de changer de cap. Je veux bien que
cette dictature s'instaure en dépit de de Gaulle. 

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A vrai dire le comportement de de Gaulle à l'égard du peuple et le comportement du peuple à
l'égard de de Gaulle sont d'un intérêt secondaire. Ce n'est pas la première fois qu'un homme d'un
grand éclat suscite l'amour des foules. Un passé glorieux, une bonne technique de la propagande et
une police vigilante représentent trois atouts maîtres qui, dans la même main, l'Histoire l'a cent fois
prouvé, balaient les autres jeux. 

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On va répétant que le gaullisme a réussi à dépolitiser la France, que hormis de Gaulle aucune
force politique n'existe, que l'opposition ne pèse pas lourd au regard du chef actuel de l'Etat, qu'il
est donc vain de spéculer sur la chute du régime et sur la succession. Ces réflexions n'ont aucun
sens. Que l'opposition soit ou non dotée d'un leader capable de supporter dans l'esprit public la
comparaison avec de Gaulle, qu'elle reste divisée ou qu'elle se rassemble, le problème du régime, de
sa durée, de sa survie demeurera pour longtemps inchangé. Ou bien de Gaulle aura assez d'audace
et d'imagination pour faire de son coup d'Etat un coup d'Etat de tous les jours et donc une dictature
cohérente, systématiquement oppressive, carrément arbitraire, ou bien l'aventure s'achèvera plus tôt
qu'on ne le croit. Mais un coup d'Etat permanent suppose une extraordinaire mobilisation d'éner-
gies, l'investissement radical de l’Etat jusqu'en ses infimes rouages, l'enracinement du parti
majoritaire jusqu'à ce qu'il ressemble comme un frère à un parti unique. Un plan de si vaste
envergure suppose, au départ, le secret. Car il convient d'anesthésier les réflexes et d'endormir la
suspicion de ceux qui pourraient en contrecarrer le déroulement. Mussolini, trois années durant, a
entretenu l'opinion internationale dans l'illusion qu'à quelques coups de pouce près la marche sur
Rome n'avait pas altéré gravement la physionomie de la monarchie parlementaire italienne. Tout le
temps nécessaire à son implantation le nazisme a su cajoler la grande industrie allemande, l'allécher
par son militantisme anticommuniste et lui faire payer chèrement le prix d'une sécurité mensongère.

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Il y a en France des ministres. On murmure même qu'il y a encore un Premier Ministre. Mais il n'y
a plus de gouvernement. Seul le président de la République ordonne et décide. Certes les ministres
sont appelés rituellement à lui fournir assistance et conseils. Mais comme les chérubins de l'Ancien
Testament, ils n'occupent qu'un rang modeste dans la hiérarchie des serviteurs élus et ne remplissent
leur auguste office qu'après avoir attendu qu'on les sonne. 

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Ainsi va la France «personnalisée». Je connais des Français qui s'en émerveillent, qui ne sont pas
choqués de voir leur Patrie réduite aux dimensions d'un homme, fût-il de belle envergure, et qui se
réjouissent d'avoir renoncé à exercer pleinement leurs droits de citoyens responsables. Ces
Français-là s'ennuyaient sans de Gaulle. Certains républicains avaient besoin de la petite excitation
des crises ministérielles. Eux ont du vague à l'âme dès qu’ils sont privés du frisson que leur procure
le meilleur artiste de la Télévision, le dernier des monstres sacrés.

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Le «secteur réservé» viole la Constitution. En interprétant abusivement l'article 15 qui fait de lui
le «chef des Armées» et l'article 52 qui l'autorise à négocier et à ratifier les traités, de Gaulle a fait
passer sous sa seule autorité la Défense nationale et les Affaires étrangères. Mais la notion même
des deux secteurs («l’un le secteur présidentiel et l'autre, le secteur ouvert et libre ... ») se référait,
fût-ce en la trahissant, à la séparation des pouvoirs ou plutôt à la coexistence de deux délégations
de pouvoir émanant l'une et l'autre du peuple et exercées distinctement la première par le chef de
l'Etat, la seconde par le Parlement. Réduit à la portion congrue, dépossédé du contrôle de l'Exécutif
en des matières essentielles, le Parlement n'en restait pas moins, de l'aveu des dirigeants gaullistes,
titulaire d'une délégation populaire immédiate, irréductible, irrévocable. L'Exécutif débordait large-
ment sur le Législatif et lui confisquait ses prérogatives mais reconnaissait à son concurrent un droit
égal au sien et de même nature. 

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Six principes gouvernent le Droit public : la séparation des pouvoirs, ou du
moins, des fonctions ; la souveraineté nationale par la supériorité de la loi ; la continuité du régime
représentatif ; l'existence de droits publics individuels ; l'égalité devant la loi, devant les charges
publiques, devant les services publics ; la garantie donnée par l'Etat aux citoyens du respect de la
légalité. En s'attaquant à la première de ces règles, la séparation des pouvoirs, de Gaulle sait ce qu'il
fait : toutes les autres en dépendent. «Vous faites comme les bonapartistes, s'exclamait encore
Clemenceau, qui reconnaissent la souveraineté populaire pour la confisquer aussitôt au moyen d'un
plébiscite qu’ils interprètent à leur façon. »

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 Bref, secteur réservé + règlement autonome : il ne manque plus un bouton de
guêtre à la revue de détail du pouvoir absolu.

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Mais le
général de Gaulle qui craignait de ne pouvoir fléchir le Sénat pour qu'il adoptât «en termes
identiques» le projet que l'Assemblée nationale n'aurait pas manqué d'approuver et qui, voyant plus
loin, cherchait à se défaire d'une tutelle qu'il jugeait insupportable, et à établir un dialogue immédiat
avec le peuple, jugea l'occasion favorable et utilisa le subterfuge de l'article 11 qui ne pouvait
tromper aucun juriste et, disons le mot, aucun honnête homme. Trompé, le peuple l'approuva.

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On l'a vu, en effet pour toutes
les affaires de quelque intérêt, donner tort au Parlement, jamais au gouvernement. Il a rendu des
arrêts complaisants. Il a rendu des arrêts contradictoires. Chargé une première fois d'interpréter le
règlement des Chambres il a adopté une interprétation littérale et restrictive : tout ce qui n'est pas
dit est interdit. Mais saisi un peu plus tard d'une requête sur l'application de l'alinéa 3 de l'article 44
de la Constitution, après un vote à la majorité absolue de l'Assemblée, il s'est rangé à la thèse
gouvernementale et a repoussé l'interprétation littérale. Il existe une tradition jurisprudentielle qui
résulte des énonciations de la Déclaration des Droits de l'Homme et des textes fondamentaux
ultérieurs. Cette tradition imposait certaines interdictions au gouvernement. Celui-ci, par exemple,
ne pouvait ni créer des juridictions ni ériger des services publics en établissements publics dotés de
la personnalité morale. Mais en donnant à l'article 34 de la Constitution une signification étroite le
Conseil constitutionnel a jugé ces interdictions caduques. Le Parlement ne conserve son droit
exclusif que sur la création de «nouveaux ordres de juridiction», et de «catégories d'établissements
publics ». Et le tour est joué.
Son courage civique atteignit l'étiage maximum lorsque le président du Sénat, M. Monnerville,
l'ayant saisi de la violation patente de l'article 89, il se déclara incompétent. Le déroulement de cette
querelle vaut d'être conté : il montrera jusqu'où va la corruption du système. En juin 1962 le bruit se
répandit dans les milieux politiques que le général de Gaulle songeait à obtenir du peuple qu'il
décidât qu'à l'avenir l'élection du président de la République se fît au suffrage universel. On
murmurait en même temps qu'en dépit des dispositions constitutionnelles en vigueur le chef de l'Etat
s'adresserait directement à la Nation en ignorant le Parlement. Certaines personnalités s'émurent de
cette dernière information.

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 Et
concluons avec M. Monnerville : «Si le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour apprécier
une violation si patente et si grave de la Constitution, qui l'aura dans notre pays? En se déclarant
incompétent, dans une conjoncture capitale pour l'avenir des institutions républicaines, il vient de se
suicider.» Mais ce mort est persévérant!

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La loi, que vote le Parlement, expression de la
souveraineté populaire, ne peut par définition contredire ces principes. Mais les décrets, règlements
et décisions que prend le gouvernement en application de la loi sont d'une nature moins auguste. Un
citoyen qui se fait des principes édictés par la loi une autre idée que le gouvernement ne serait qu'un
robot, si contre ces décrets, décisions et règlements, il ne disposait pas d'un recours, s'il ne possédait pas la garantie qu'un juge indépendant et impartial tranchera le débat et dira l'exacte
portée de la légalité.

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. Du coup le Conseil d'Etat a perdu le
contrôle de la légalité de nombreuses décisions dont dépendent pourtant les droits des citoyens dans
leurs rapports avec l'Etat. 

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. Une affaire que ne
parviennent pas à régler entre eux les ministres ou les super-préfets, leurs chefs de cabinet, s'ils
proviennent de l'E.N.A., la résolvent au téléphone. La technocratie administrative s'est ralliée à la
victoire gaulliste mais ne s'est ralliée qu'à la victoire. Elle supporte, elle subit, elle accepte, elle
exécute, elle profite mais elle n'aime pas. 

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LE COUP D’ETAT PERMANENT62
«Attendu que Vicari a reconnu, tant au cours de l'enquête de police que devant le tribunal, avoir
crié «hou hou» et sifflé lors du passage de la voiture présidentielle qui conduisait le chef de l'Etat à
l'Arc de Triomphe, pour la cérémonie du 11 novembre 1962 ;
«que le prévenu explique son attitude par le désir d'attirer l'attention d'un ami mêlé à la foule sur
le trottoir opposé à celui où il se trouvait ;
«que cette explication ne saurait être retenue alors que le sieur Vicari n'a fourni aucune précision
sur l'ami dont il a invoqué la présence ;
«que les cris du sieur Vicari, de par les circonstances dans lesquelles ils ont été proférés, revêtent
un caractère offensant pour le président de la République, d'autant plus certain que le port d'une
matraque en caoutchouc par le prévenu, lors de son arrestation, témoigne d'une volonté bien arrêtée
de manifester au cours de la cérémonie,
PAR CES MOTIFS
«Déclare Vicari coupable d'offense au président de la République et de port d'arme prohibée,
«délits prévus et punis par les articles 23 et 26 de la loi du 29 juillet 1881, 20 et 32 du décret du
18 avril 1939,
«le condamne à 1000 francs d'amende et aux dépens,
«ordonne la confiscation de l'arme saisie.»
Vicari, donc, a crié «hou hou» au général de Gaulle qui remontait les Champs-Elysées et son
«hou hou» a ébranlé les fondements de l'Etat. Pour ce «hou hou» la police l'a interpellé, arrêté,
questionné, la justice l'a inculpé et condamné. Sans doute les mauvais esprits qui apprendront son
aventure l'absoudront-ils en prétendant qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, sans doute les
indulgents qualifieront-ils sa brève interjection de déplaisante, au pire d'irrespectueuse, mais les
honnêtes gens sauront qu'un pays capable de punir «hou hou» de 1000 francs d'amende est un pays
défendu contre l'anarchie, contre le terrorisme, contre le régicide, bref contre l'antigaullisme et
surtout contre cet antigaullisme spontané, exclamatif et impudique qui ose se livrer à d'intolérables
débordements au beau milieu de la voie publique. Que si certains, tout en reconnaissant l'utilité
d'une sanction, se plaignent de la sévérité de la peine qui a frappé le bruyant Vicari, il leur sera
répondu que rien ne serait plus dommageable à l'équilibre de notre société politique actuelle, qui
cherche encore son point de sustentation, que de laisser les «hou hou» s'étaler, s'enfler et prendre
toute la place réservée aux vivats et aux bravos. «Hou hou» nie l'ordre moral. «Hou hou» ne mérite
pas la pitié. En douterait-on que les instructions adressées par le garde des Sceaux au Parquet
régleraient la question. Célérité, sévérité, telle est la devise des ministres de la Justice qui se sont
succédé place Vendôme depuis l'instauration de la Ve République. Si vive fut et reste leur ardeur, si
exemplaire leur soumission qu'on peut écrire qu'en dépit de la règle d'antan qui voulait que la police
fût l'auxiliaire de la justice, la justice désormais tient à honneur de se conduire en auxiliaire dévouée
de la police. On hésitera à le lui reprocher quand on saura que le jour même où le délinquant Vicari
proférait son sinistre «hou hou», et au même endroit, un citoyen de même acabit, d'égal incivisme,
de pareille grossièreté se permettait, sans qu'on pût toutefois déceler dans son comportement
l'indice d'une complicité avec le premier nommé, ce qui aurait indiscutablement révélé l'existence
d'un nouveau complot, de hurler ces trois mots dont la réunion en une phrase constituait, elle aussi,
une offense caractérisée au chef de l'Etat : «A la retraite! »

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Mais nul écho n'est donné à cette mise au point qui émane pourtant de milieux foncièrement hostiles aux menées activistes. Le but de la propagande gaulliste est atteint. Désormais l'opinion redoutera les rassemblements dans la rue, générateurs de troubles graves. Opposants de gauche et opposants
d'extrême droite seront renvoyés dos à dos. 

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Un dictateur, en effet, n'a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi. Imaginer qu'un dictateur n'a d'appétit que pour le sang et n'aime que la terreur serait une sottise. Mais il sait que s'il abandonne ou néglige les moyens de son pouvoir il tombe dans la trappe d’Ubu. Il lui faut sa police, sa justice, son officine de propagande, ses armes de séduction et de répression. Privé d'elles, un jour ou l'autre, il verra le peuple sortir de sa torpeur, hurler à la tyrannie, brûler les palais officiels. Même s'il pense qu'il n'a pas opprimé les citoyens, qu’il n'a pas bafoué les lois, qu’il n'a pas moqué les moeurs, qu'il a favorisé le progrès, qu'il a aidé les arts, qu’il a respecté les coutumes, le cri qui montera vers lui sera le cri de la vengeance. Il s'en étonnera. Peut-être en souffrira-t-il comme d'une injustice. Peut-être en sera-ce une. Peut-être préférera-t-il la mort à ce qu'il appellera l'ingratitude. Mais il ne comprendra pas ce qu’il n'est pas apte à comprendre : que le pouvoir d'un seul, même consacré pour un temps par le consentement général, insulte le peuple des citoyens, que l'abus ne réside pas dans l'usage qu'il fait de son pouvoir mais dans la nature même de ce pouvoir.

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