Les livres de ma vie - Henry Miller
Leurs réactions sont elles aussi significatives et révélatrices. Nous voyons quelle est leur position vis-à-vis de la vérité. Bien qu’ils parlent au nom de la Beauté, nous savons bien que ce n'est pas la Beauté qui les préoccupe. On peut beaucoup plus se fier au critère de Rimbaud, qui a pris la Beauté sur ses genoux et qui l'a trouvée laide. Lautréamont, qui a blasphémé plus qu'aucun homme des temps modernes, était bien plus proche de Dieu que ceux qui frissonnent et grimacent en entendant ses blasphèmes. Quant aux grands menteurs, ces hommes dont chaque parole soulève les railleries parce qu'ils inventent et qu'ils entourent tout de phantasmes, qui pourrait plus sûrement et plus éloquemment qu'eux plaider la cause de la vérité ?
La vérité est plus étrange que la fiction parce que la réalité précède et inclut l'imagination. Ce qui constitue la réalité est illimité et indéfinissable. Les hommes de peu d'imagination nomment et classent; les grands s'abstiennent volontiers de se livrer à ce jeu. La vision et l'expérience leur suffisent Ils n'essayent même pas de dire ce qu'ils ont vu et ressenti, car leur domaine, c'est l'indicible.
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1. Les éponges, ceux qui absorbent tout ce qu’ils lisent et le restituent pratiquement dans le même état, seulement un peu sali.
2. Les sabliers, ceux qui ne retiennent rien et qui se contentent de prendre un livre pour passer le temps.
3. Les chausses à vin, ceux qui ne gardent que la lie de ce qu 'ils ont lu.
4. Les purs diamants, ceux aussi rares que précieux qui profitent de ce qu’ils lisent et qui savent en faire aussi profiter les autres.
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. Et c'est précisément parce qu'il s'est ancré en plein milieu de la vie contemporaine et que de là, comme d’une passerelle de navire, il surveille la vie, toute la vie. passée, présente et future, la vie des étoiles aussi bien que la vie des grands fonds marins, la vie en miniature comme la vie à une échelle grandiose, c'est pour cela que je l'ai montré comme un éblouissant exemple des bons principes, de la bonne attitude à avoir devant la vie. Nul mieux que Cendrars ne sait se plonger dans les splendeurs du passé ; nul ne peut saluer le futur avec plus d’ardeur ; mais c'est le présent, l'étemel présent qu’il glorifie et dont il se fait l’allié. Ce sont des hommes comme lui, et seulement ceux-là, qui sont dans la tradition, qui la continuent. Les autres sont des gens qui regardent en arrière, des idolâtres, ou bien de simples fantômes d'espoir, des bonimenteurs. Avec Cendrars, vous tombez sur le bon filon. Et c'est parce qu'il comprend si bien le présent, parce qu'il l'accepte, parce qu'il ne fait qu'un avec lui qu'il est capable de prédire l'avenir sans se tromper. Non qu'il pose au devin ! Non, ses observations prophétiques, il les fait discrètement, en passant ; elles sont souvent enfouies au milieu d'une foule de choses qui n'ont aucun rapport avec elles. C'est en cela qu'il me rappelle le bon médecin : il sait prendre le pouls. À vrai dire, il sait percevoir tous les pouls, comme les médecins chinois du temps jadis. Quand il déclare de certains hommes qu’ils sont malades, de certains artistes que ce sont des faiseurs ou des gens corrompus, des politiciens en général qu’ils sont fous et des militaires qu'ils sont des criminels, il sait ce qu'il dit. C'est le maître en lui qui parle.
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Je demande pardon au lecteur de citer aussi longuement les œuvres de Giono. Si je croyais un instant que presque tous les gens connaissent bien les écrits de Giono, je me sentirais fort embarrassé d'avoir prodigué ces citations. Un de mes amis disait l'autre jour qu'il n'avait pour ainsi dire rencontré personne qui ne connût Jean Giono. « Vous voulez parler de ses livres ? demandai-je. — De certains d'entre eux du moins, dit-il. En tout cas, tout le monde sait ce qu’il représente. — Ça, répondis-je, c'est une autre histoire. Vous avez bien de la chance d'évoluer parmi des gens pareils. Je suis d'un tout autre avis que vous en ce qui concerne Giono. Je me demande même parfois si ses éditeurs l'ont lu. Savoir lire, voilà où est le problème. »
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ssort de l'avenir de l'œuvre de Giono.
Il y a un autre homme, une figure tragique, dont je recommande parfois le livre à mes amis et connaissances : Vaslav Nijinsky. Chose étrange, son Journal n'est pas sans rappeler Jean le Bleu. On y trouve des révélations sur l'écriture. C'est l'œuvre d'un homme qui est en partie lucide et en partie dément. C'est un message si dépouillé, si désespéré qu'il fait éclater le moule. Nous sommes face à face avec la réalité et c'est presque insoutenable. La technique, pourtant si profondément personnelle, est de celles que tout écrivain peut acquérir. S'il n'avait pas été enfermé, si ce livre n'avait été qu'une première œuvre, nous aurions eu en Nijinsky un écrivain aussi brillant que le danseur.
Je parle de ce livre parce que je l'ai lu très attentivement. Pour prétentieuse que puisse sembler cette affirmation, c'est un livre pour écrivains. Je ne puis limiter de la même façon Giono, mais je dois dire que lui aussi nourrit l'écrivain, qu'il lui donne une leçon et qu'il l'inspire. Dans Jean le Bleu, il nous donne la genèse d'un écrivain, en nous contant cette évolution avec l'art consommé d'un auteur chevronné. On a l'impression qu'il est un « écrivain né ». On sent qu'il pourrait aussi bien être peintre ou musicien (quoi qu'il en dise). C'est «l'histoire du Conteur», l'histoire de l'histoire. Elle arrache les bandelettes dans lesquelles nous momifions les écrivains pour révéler l'être embryonnaire. Elle nous donne la physiologie, la chimie, la physique, la biologie de cet étrange animal qu'est l'écrivain.
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Mais sans quoi, je ne puis expliquer comment un homme peut brûler la chandelle par les deux bouts sans se consumer totalement Cendrars dit quelque part qu’il descend d'ancêtres qui ont vécu très vieux. Le moins qu'on puisse dire est qu'il a royalement gaspillé son patrimoine. Mais il ne donne aucun signe de fatigue. Bien au contraire, on dirait qu'il connaît une seconde jeunesse. Il est convaincu qu'à soixante-dix ans il sera prêt à s'embarquer vers de nouvelles aventures. Ce qui ne me surprendra pas le moins du monde ; je le vois très bien escaladant l'Hymalaya à quatre-vingt-dix ans ou prenant place à bord de la première fusée à destination de la lune.
Mais revenons au rapport que je vois entre sa vocation littéraire et ses insomnies... Si l'on examine les dates qu'il donne à la fin de ses livres en indiquant le temps qu'il a passé à les écrire, on est frappé par la célérité avec laquelle il les a rédigés tout autant que par la rapidité avec laquelle (bien qu'il s'agisse de livres de bonne taille) ils se succèdent. Tout cela suggère, à mon avis, une chose : une « obsession ». Pour écrire, il faut être possédé et obsédé. Qu'est-ce qui possède et qui obsède Cendrars ? La vie. C'est un homme qui est amoureux de la vie, et c'est tout.
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Nous ne savons pas où nous sommes ni pourquoi nous devons agir de telle plutôt que de telle autre façon. Pour nous, la question pourquoi demeure à jamais sans réponse. Notre lot c'est d'obéir, non de demander pourquoi. Nous commençons dans les chaînes et nous finissons dans les chaînes. Des pierres en guise de pain, des logarithmes en guise de réponses. Dans notre désespoir, nous nous tournons vers les livres, nous nous confions à des auteurs, nous cherchons refuge dans les rêves.
Ne me consultez pas, ô misérables parents ! N'implorez pas mon aide, ô enfants perdus et abandonnés ! Je sais que vous souffrez. Je sais comment vous souffrez et pourquoi. Il en a été ainsi depuis le commencement des temps, ou en tout cas depuis que nous savons quelque chose sur l'homme. C'est irréparable. Même créer n'est qu'un allégement et qu'un palliatif. Il faut se libérer sans l'aide de personne. « Devenir comme des petits enfants. » Chacun baisse la tête en silence en entendant répéter cette phrase. Mais personne n'y croit vraiment. Et les parents seront toujours les derniers à y croire.
Le roman autobiographique, dont Emerson a prédit que son importance croîtrait avec le temps, a remplacé les grandes confessions. Ce genre de littérature n'est pas un mélange de vérité et de fiction, mais une extension et un approfondissement de la vérité. C'est un genre plus authentique, plus véridique, que le journal. Les auteurs de ces romans autobiographiques nous offrent non pas la vérité sans consistance des faits, mais celle qu’ils ont ressentie, pensée, et comprise, la vérité digérée et assimilée. L etre qui se révèle le fait à tous les niveaux en même temps.
C'est pourquoi des livres comme Mort à crédit et le Portrait of the Artist As a Young Man nous prennent aux tripes. À travers la haine, la rage et la révolte d'hommes comme Céline et Joyce, la misère de la jeunesse mal éduquée prend une signification nouvelle.
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