mardi 21 janvier 2025

A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie - Hervé Guibert

 A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie - Hervé Guibert

J’avais confié à Marine, alors que je raccompagnais un soir en autobus jusqu’au théâtre après avoir cherché en vain des taxis et que l’heure du lever de rideau se rapprochait affreusement, que financièrement je n’aurais pas les reins assez solides pour préserver longtemps cette indépendance qu’elle m’imposait. Elle me regarda étrangement. Marine, qui touchait des cachets de trois cents briques, n’arrêtait pas, me raconta un jour Richard, de le taper, comme il lui arrivait de m’emprunter de petites sommes d’argent, à moi qui n’avais pas le sou. J’avais dit à Eugénie, qui était alors mon chef de service, dans l’avion qui nous ramenait de New York où elle venait enfin d’obtenir l’aval d’un homme d’affaires pour le financement d’un magazine culturel, qu’il me serait impossible de m’enrôler dans son équipe et d’en être un des tout premiers pions comme elle me le demandait, requis par la préparation de mon film. Je ne faisais quasiment plus d’articles au journal et, comme j’étais payé à la pige, je me retranchai derrière une situation périlleuse. Nous brassions avec mes producteurs et mon distributeur, au cours de nos séances de travail, des centaines de millions sur papier, et plus nous dénichions d’argent pour le financement de mon film, plus mon découvert en banque se creusait. Marine était sortie de l’hôpital, l’affaire s’était étouffée, Marine intentait un procès à son partenaire et la directrice de théâtre à Marine. 

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Les bruits qui courent sur Marine ont empiré, et arrivent de toutes parts : maintenant elle a le sida, c’est mon masseur qui me l’a appris, il le tient de son chef de clinique. Un jour un informateur colporte qu’elle l’a attrapé en se piquant avec son frère, qui est un petit junkie, le lendemain une autre source d’information assure qu'elle a été contaminée lors d’une transfusion de sang, un troisième écho le lui refilera par son amerloque à la noix, qui est un partouzeur bisexuel de première, et cetera. Le sida de Marine, qui, je dois l’avouer maintenant, m’a fait plaisir, non en tant que rumeur mais en tant que vérité, et non tant par sadisme que par ce fantasme que nous étions définitivement ligués, nous que certains avaient dits frère et sœur, par un sort commun, finit par infiltrer les journaux, la radio annonça qu’elle avait été hospitalisée à Marseille, une dépêche de l’AFP fit tomber sa mort sur les téléscripteurs de toutes les rédactions. Je voyais Marine à bout de souffle, traquée, fuyant jusqu’à Marseille pour prendre un bateau à destination de l’Algérie, où son père était né, et se faire enterrer comme lui, selon les lois musulmanes, dans trois draps à même la terre. Je revoyais ses longs cheveux factices de poupée Barbie. 

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Jules était revenu traumatisé de son voyage à Lisbonne, et par son retour immédiat, trouvant le corps de sa progéniture couvert d’éruptions rouges, les yeux gonflés presque cousus, un œdème aux genoux, dit-il, et les jambes torves, la pédiatre décréta que l’enfant de trois ans faisait une broncho-pneumopathie compliquée d’une allergie aux antibiotiques, je téléphonais tous les jours de Rome où j’étais rentré de mon côté pour prendre de ses nouvelles, j’étais obsédé, paralysé par cette image de Titi, incapable de faire quoi que ce soit, même de poursuivre la lecture de Perturbation, de Thomas Bernhard. Je haïssais ce Thomas Bemhard, il était indéniablement bien meilleur écrivain que moi, et pourtant, ce n’était qu’un patineur, un tricoteur, un ratiocineur qui tirait à la ligne, un faiseur de lapalissalades syllogistiques, un puceau tubard, un tergiverseur noyeur de poisson, un diatribaveur enculeur de mouches salzbour-geoises, un vantard qui faisait tout mieux que tout le monde, du vélo, des livres, de l’enfonçage de clous, du violon, du chant, de la philo et de la hargne à la petite semaine, un ours mal léché ravagé par les tics a force d asséner les mêmes coups de patte, de sa grosse lourde gorge comme une couleuvre folle, se collant à moi sur ce plancher lumineux du Bombay où le producteur américain m'avait entraîné pour collecter un cheptel de putes qui figureraient dans le film adapté Au-dessous du volcan, un des romans préférés de Muzil, qui m’avait prêté son exemplaire, jaune et racorni, avant mon départ. Les putes, des plus jeunes aux plus âgées, défilaient à la table de leur patron, Mala Facia, pour me voir de près et me toucher et m'attirer l’une après l’autre sur la piste de danse, parce que j'étais blond. 

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Marine avait débuté les représentations de sa pièce lorsque j’étais au Mexique, dès mon retour la rumeur m'avertit que c’était un désastre. Elle avait accumulé les erreurs, bâtissant tout un spectacle à partir du choix d’un rôle comme un caprice, recherchant vainement à travers l’Europe un metteur en scène un peu réputé car les plus fiables s’étaient désistés devant l’absurdité du projet, de même que les vedettes masculines, seules habilitées à lui donner la réplique dans ce duo convenu de monstres sacrés. Du coup les catastrophes s’étaient télescopées : Marine avait dû faire virer pour cause d’ivrognerie, en étouffant l’affaire dans les journaux, le metteur en scène ersatz, et le partenaire ersatz, un comédien de second plan, prenait chaque jour un peu plus d’ascendant sur elle et sur son jeu affaibli par les déconvenues, excité érotiquement à l’idée de terrasser la star usurpatrice d’un talent dont l’inexistence allait enfin pouvoir éclater un grand jour, en comparaison de son génie d’acteur fourbi sur de vraies planches de théâtre, et non comme elle sur des pages de magazines féminins. La première fut un massacre. 

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