Jeudi - Eden Levin
Le modèle a mauvaise presse dans les cercles ouvriers, chez Ford comme ailleurs. La nouvelle double division du travail rencontre une opposition telle que le taux de roulement annuel de la main-d’œuvre augmente de plus de 200 % jusqu’à la mise en place de la journée à cinq dollars. Il ne faut pas oublier que cette mesure va main dans la main avec une répression implacable des syndicats, qu’Henry Ford tenait en horreur. Les salarié.es Ford ont une interdiction formelle de se syndiquer jusqu’en 1941, et n’obtiennent ce droit qu’à l’issue de décennies de coups de matraque et de fractures crâniennes. Plutôt faire grimper les salaires que de chercher à rendre vivable le travail en usine. La journée à cinq dollars ne reste d’ailleurs pas au-dessus de la moyenne bien longtemps. Le modèle de production se démocratise vite, et la paie qui va avec. Plus encore : contrairement aux industries Ford, le reste du monde automobile ne brutalise pas si violemment ses syndicats, qui réussissent à lutter pour un salaire plus élevé, si bien que les cinq dollars de Ford finissent par être inférieurs au salaire moyen de l’industrie et n’augmenteront pas substantiellement avant 1941.
Dans le modèle de production fordiste se dessine le spectre des formes les plus violentes du capitalisme. A commencer par le capitalisme d’État autoritaire caractéristique de tous les totalitarismes les plus infâmes de la première moitié du XXe siècle. Considérer le corps ouvrier comme une masse impersonnelle et robotique, vouée au seul but d’un productivisme exubérant, voilà une leçon que ne manquera pas d’appliquer l’URSS de Staline dès la seconde moitié dès années 1920, avant de parfaire son stakhanovisme dans les années 1930. Et comment oublier le IIIe Reich, qui suivra lui aussi l’exemple fordiste, au nom de l’effort de réarmement d’abord, l’effort de guerre ensuite, et interdira par décret tout syndicat non nazi dès 1933 ? Notons en passant l’échange idéologique fertile entre Henry Ford et Adolf Hitler qui partagent une vision complotiste, anti-judéo-bolchevique du monde. Ford se fait l’ambassadeur d’un antisémitisme viscéral par la publication notamment d’un livre, The International Jew, en 1920, et d’un journal, The Dearborn Independent. Ces parutions, ainsi que son soutien continu à l’Allemagne nazie jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis, lui vaudront d’être le seul Etasunien dont les louanges seront chantées dans Mein Kampf, et une décoration de la médaille de l’ordre de l’Aigle allemand, réservée aux amis étrangers du régime.
Mais c’est aussi au modèle fordiste que l’on doit quelques éléments clés du capitalisme ultralibéral qui fait ses débuts dans les années 1980 et reste le système économique dominant aujourd’hui. Des éléments comme la déqualification ouvrière, cette transformation des travailleur.euses en masse interchangeable d’éxecutant.es, à laquelle on doit la perle qu'est l'ubérisation de l'emploi. Des éléments comme l’automatisation progressive des usines comme moyen de pression sur le productivité et la stabilité de l’emploi ouvrier. Des éléments comme la fameuse division verticale du travail qui nous permet par exemple de croiser dans une gare des cadres qui réussissent, et des gens qui ne sont rien.
Le fordisme est aujourd’hui un peu dépassé, ses descendants ont trouvé des moyens autrement plus efficaces de soumettre et d’asservir, en dehors même de l’enceinte de l’usine. Son esprit, lui, n’en reste pas moins parmi nous, et sa modernisation n’empêche pas les magnats de l’automobile contemporains de torturer leurs employés et de brutaliser leurs syndicats. On peut penser au cas d’Elon Musk, patron multimilliardaire de Tesla, menaçant ses salariés voulant se syndiquer de leur retirer leurs options sur titres. Ou encore à la directrice générale d Apnyl, dans l’Ain, qui a engagé deux ex-agents de la DGSE pour tenter d’éliminer un syndicaliste jugé « gênant ».
La voiture se pose ainsi comme un triste symbole, briseuse de corps et de grèves, héraldesse mécanique de la fin des libertés de celleux qui la fabriquent.
Et pour tout ça nous la brûlons.
Mais on se fait a tout, non ? On peut manger des avocats cueillis au bout d’un fusil, on peut porter des baskets fabriquées dans un camp de concentra tion. Mais on ne pourrait pas conduire une voiture parce que les fabriquer fait mal au dos ? Parce que c’est d’un ennui débilitant ? On s’en fout, non ? On s’en fout. On s’y fait. La charge morale! on s’y fait, elle n’est pas bien lourde, jamais bien lourde. C’est un prix à payer pour un modèle efficace! pour ce qui compte vraiment : l’émancipation des consommateur.ices. Peu importe que toustes ces ouvrièr.es se traînent des lombalgies jusqu’à la fin des temps, iels conduiront une voiture de toute façon ! L’automobiliste reste aujourd’hui l’individu le plus libre, oserons-nous dire le plus mobile de l’ère humaine. L’autonomie de locomotion, l’accès au monde équitable, sans précédent, que la voiture donne à tout un chacun valent bien le muselage de quelques syndicalistes.
Force est de constater que ce message résonne chez plus d’un.e, vu l’immense popularité de la chose. Les chiffres susmentionnés des ventes de la Ford Model T en font d’excellents témoins. Libérés enfin du joug biologique de leurs pieds et de leurs chevaux, libérés de l’hégémonie des transports collectifs, les nouveaux automobilistes des années 1920 ont pu, un temps, jouir pleinement d’une mobilité accrue dans un espace public prospère. Un temps.
Car cet espace, il faut bien le partager avec cel-leux qui l’occupent déjà, toutes ces personnes, tous ces chevaux, ces étals qui composent la vie publique de ce qui est à l’époque plus que le maigre espace public que l’on connaît aujourd hui. L automobile débarque à 50 km/h dans cet équilibré spatial fragile qui subsiste grâce a I accord tacite qui exige de chacun.e de réguler ses interactions avec |la voie. Les accidents ne se font pas attendre. Les protestations de la population piétonne non plus, particulièrement aux États-Unis, où le phénomène automobile est le plus explosif. Les régions les plus urbaines voient naître des groupes anti-voitures exigeant l’application de restrictions lourdes à l’égard des véhicules, notamment des limitations sur la vitesse. Le pic de cette protestation a lieu à Cincinnati, dans l’Ohio, où il est envisagé de limiter tous les appareils à une vitesse maximale de 25 miles par heure.
Alors bien sûr, pour les titans naissants de l’industrie automobile et leurs profits décadents, ça veut dire la guerre. Les lobbys s’attellent à deux campagnes de manipulation et de désinformation : l'une auprès des administrations étasuniennes pour défendre les droits des industriels à la free enterprise, l'autre, plus vicieuse, auprès de la presse. Les lobbys vendent aux journaux des articles préécrits traitant d accidents de la route dans lesquels es victimes piétonnes sont présentées comme ces bouffons irresponsables. Ils inventent pour es écrire le terme jaywalkers : aujourd’hui desuet, désigne à l’époque un bouseux ou un plouc. Les piéton.nes renversé.es deviennent ainsi des réfractaires incapables de s’adapter à la pointe du progrès de l’industrie étasunienne. Le succès est retentissant, le jaywalking, traversée irresponsable de la route, fait son entrée comme infraction en 1925 dans la législation californienne, en 1928 dans la législation fédérale.
Ainsi naît la régulation du trafic auto-piétonnier. La tendance suit aussi outre-Atlantique. En France, un premier code de la route rudimentaire fait son apparition en 1921, quand les voitures sont encore peu présentes sur le Vieux Continent. Il est corrigé, complété, renforcé en 1937, quand la possession de véhicules se démocratise et que le risque d’accidents augmente invariablement. Piéton.nes comme automobilistes se voient soumis.es à toute une série de régulations et d’infrastructures empiétant sur les libertés des un.es comme des autres. Sauf que, si ces contraintes semblent au premier abord réparties équitablement, c’est clairement aux piéton.nes qu’elles s’imposent avec le plus de violence.
Oui, les voitures se voient forcées de respecter limites de vitesse et signalisations en tout genre. Oui, elles se retrouvent confinées aux routes. Mais, premièrement, ces routes permettent une qualité de conduite optimale, d’assurer une sécurité accrue aux automobilistes, et de relier efficacement entre elles des destinations éloignées. Deuxièmement, la création de ces espaces réservés aux voitures, rien qu’aux voitures, empiète considérablement sur la liberté de déplacement de toustes les autres habitant.es de l’espace public.
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La photographie ci-dessous a été prise par Willy Rômer à Berlin, le 11 janvier 1919.
On y voit un groupe d’insurgés de la Ligue spartakiste dans les derniers instants de leur lutte contre les Freikorps.
Leurs barricades sont faites de papier journal.
L’image est frappante.
Elle me parle.
Elle me dit quelque chose à propos de plume et d’épée.
Le symbole est facile, mais il est là : ces gens se protègent des balles avec de l’encre sur du papier. L’écriture comme autodéfense. Ça vend du rêve.
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J ai lu quelqu’une demander si l’insurrection pouvait avoir lieu dans les livres, alors j écris ces mots pour la chercher. Je retourne les phrases, je déterre les sens, j'abats paragraphe sur paragraphe p0Ur dénicher le substantif derrière lequel elle se cache.
C’est une coquine, l’insurrection, elle se terre bien. Sur une page comme dans la rue. Elle s’amuse à nous leurrer en nous laissant des traces de son passage : une poubelle qui brûle, un article revendicateur, un petit livre rouge. Une photo en noir et blanc d’un évènement historique majeur. Alors on s’empare de ce qu’on trouve, on érige un autel en son honneur. On vénère les reliques. Lorsqu'on traque l’insurrection dans les livres, on se sent ecclé-siaste : on décrit ses miracles, on interroge ses mystères, on suit ses préceptes. On catalogue toutes ses apparitions. On la crie, on la chante, on la peint. On reproduit son image sur tous les murs et toutes les lignes, dans tous les crânes. On la fait pénétrer dans notre imaginaire jusqu’à la conversion, jusqu’à y croire. On a la foi. On se dit : je pourrais presque l’invoquer. Elle pourrait se manifester. Il suffirait de l’appeler. Et on prie.
Ça devient une piste viable. On peut peut-être exprimer l’insurrection dans les livres pour la trouver. En participant à la création de son imaginaire, on la rendrait tangible. Mais on fait vite face à un problème, et c'est un problème qu’on a du mal à cerner parce qu’il commence par quelque chose comme un doute. On tend la main et on ne touche rien. On appelle : personne ne répond. On panique.
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Le temps presse, et l’insurrection n’est toujours pas arrivé. On regarde autour de nous et on constate
l’ampleur du désastre.
On voit tous les Das Kapital en version originale macérant dans la poussière d’une étagère en bois, tous les pulls de Noël Che Guevara, les fonds d’écran faucille-marteau, les tatouages Black Flag, les stickers 1312 dans les toilettes d’un bar de Paris centre, les photos de profil LFI, les posters Merci Patron /, les gilets jaunes suspendus comme des médailles d’honneur dans le studio d’un étudiant, les pin’s arc-en-ciel, les œuvres complètes de Bertolt Brecht, les memes post-ironiques parodiant des affiches constructivistes, les applis de méditation pleine conscience, toutes les reprises d'Imagine chantées par des Etasuniens multimillionnaires, tous les protagonistes de films d’action hollywoodiens qui mènent une révolution triomphante contre une figure d’autorité moustachue et tout ce qu’elle représente.
À force d’écrire l’image de l’insurrection, l’insurrection est devenue une image. La révolution n’est plus qu’une prise de position esthétique, pire, intellectuelle. On se révulse, on veut agir, détruire, quitter à tout prix la posture dans laquelle on s’est enfermé. On veut se réfugier dans la rue. Dans la foule. On se rachète dans le mouvement et l’indignation. Ça marche. Un temps.
Et puis on se rend compte qu’on passe son temps à faire barrage. Barrage à l’extrême droite. Barrage au fascisme. Aux violences policières. Barrage contre les 49-3, contre les lois travail, séparatisme, sécurité olobale, réforme des retraites, réforme de 1 assurance chômage. Contre la construction d’un nouvel aéroport, d’une nouvelle centrale nucléaire. Contre les violeurs à l’Intérieur, les complices à la Justice. On se rend compte qu’on a oublié comment exiger, revendiquer, attaquer. On ne sait plus être proactif. On ne sait plus que se défendre, et les défenses ne font que faiblir. Quelle victoire brandissons-nous depuis le contrat première embauche ?
On a passé tout notre temps à écrire et à crier, à s’exprimer au lieu d’agir.
On se dit :
Les spartakistes se sont abrités derrière les mots, et les spartakistes ont perdu.
Les spartakistes se sont abrités derrière les mots, et ces mots les ont trahis.
Les dernières barricades de Berlin tombent le 12 janvier 1919, Luxemburg et Liebknecht sont assassinés le 15.
Ils avaient des fusils.
Je n’ai que mes bouquins.
Je ne peux qu’attendre, attendre une fin. De moi, de nous, du monde. J’ai lu quelqu’une demander si l'insurrection pouvait avoir lieu dans les livres, et puisque je ne l’y trouve pas je me demande si le livre n est pas plutôt un appel à l’aide. Une prière. Je me demande ce que j’ai passé mon temps à imaginer, ce que j’ai cherché à exprimer.
Et ça y est.
C’est acculée contre ce mur de nihilisme oisif que je peux enfin faire lace à l’ennemi. Au vilain petit génie cartésien qui se joue de moi depuis le début. Je réalise :
« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. »
Je n’avais aucune chance, mes dés étaient truqués.
Comment imaginer une alternative ? Le capitalisme est le nouveau Réel. Comment pourrait-on imaginer remplacer l’ordre naturel des choses ? Comment imaginer quoi que ce soit, quand tous les imaginaires appartiennent déjà au Capital ? Comment s’exprimer quand Virginie Despentes est publiée par une maison d’édition qui appartient à un groupe qui appartient à Bolloré ? Quand toutes les luttes finissent whitewashed, greenwashed, pink-washed ? Nous sommes dans le ventre du monstre. Le capitalisme digère le sens et défèque une marque.
Le temps c’est de l’argent.
L’espace est un investissement.
Nirvana est un t-shirt.
Cela étant dit.
Ce constat ne doit pas être une finalité. L’optimisme est un devoir militant, et nous devons réaliser que cette défaite peut s’avérer bénéfique. Maintenant que tous les possibles semblent épuisés, on est enfin forcés de faire un choix. Le choix d’un
changement.
Et je dis bien changement, pas reforme. La réforme est impossible. La réforme est un échec. La réforme c’est encore limiter les dégâts, jouer le jeu d’un système qui s’est imposé à nous comme étant le seul, un système que l’on ne pourrait que trafiquer, corriger, perfectionner, mais surtout pas remplacer. Non, il faut un changement radical, fondamental, une transformation de la nature même de notre société. Il faut faire table rase.
Ça fait peur, la table rase. Ça veut dire une révolution d’une ampleur inimaginable, incontrôlée parce qu’incontrôlable, d’une violence inouïe. Un résultat imprévisible. La réforme a ça de rassurant que l’on sait ce qu’on cherche, pourquoi ne pas en rester là ? Oui, mais il faut penser à la récompense de notre engagement. L’une des raisons de l’inefficacité profonde de la réforme est qu’elle ne récompense pas ses partisans. Le capitalisme, lui, récompense ceux qui se soumettent à sa réalité. Il donne le même confort, la même certitude en un réel aussi immuable que la foi. La réforme ne peut offrir que le désespoir et la résignation parce que l’objectif qu’elle présente est irréalisable : limiter les dégâts d’un déluge. Parlementer avec Dieu.
La récompense que propose la table rase est infiniment plus puissante, plus inspirante : régler d’un seul geste tous les problèmes, guérir toutes les angoisses intrinsèques à notre mode de vie. N’est-ce pas tellement plus simple ? Le terrible, terrifiant changement qu exhibe cette révolution au bout de Sa pancarte revendicatrice devient sa plus grande force, justement en ce quelle propose de repartir de zéro. Créer un Nouveau Réel. Pas résister : reconquérir. Pas réagir : créer.
Et à ceux qui me répéteront que notre système est le nôtre parce qu’il est logique, qu’il est le seul viable, que toute alternative au capitalisme est impossible parce qu’elle se solderait par un échec, l’anomie, la violence, la fin des temps, j’aimerais dire : l’échec est déjà là.
Il se cache à peine. Il se trouve dans les bulles spéculatives, l’esclavage moderne, les conflits globaux, la crise du logement, la convergence des médias, dans la Doomsday Clock et la crise écologique. Il est sous chaque grain de sable volé au Cambodge pour agrandir Singapour. Dans la tombe de chaque ouvrier mort anonymement pendant la construction des stades de foot qataris.
Qu’avez-vous à perdre ?
La fin est déjà là.
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