mardi 21 janvier 2025

Histoire d'un allemand - Sebastian Haffner

 Histoire d'un allemand - Sebastian Haffner

Au long de ces quatre années de guerre, je perdis progressivement le sens de ce que pouvait être la paix. Mes souvenirs des années précédant la guerre s’estompaient peu à peu. Je ne pouvais plus imaginer un jour sans communiqué du front. C’est que ce jour-là aurait perdu presque tout son charme. De quoi était faite la journée, à part cela ? On allait à l’école, on apprenait à écrire et à compter, plus tard le latin et l’histoire, on jouait avec ses camarades, on allait se promener avec ses parents, mais est-ce que cela pouvait remplir une existence ? Ce qui faisait le sel de la vie et donnait au jour sa couleur, c’étaient les opérations militaires. Si une vaste offensive était en cours, avec des prisonniers par centaines de milliers, des forts enlevés et “des prises considérables en matériel de guerre”, alors c’était la fête, on pouvait faire travailler sans fin son imagination, on vivait intensément, comme plus tard quand on serait amoureux. S’il n’y avait que de fastidieuses batailles défensives, “à l’ouest rien de nouveau”, voire “un repli stratégique effectué conformément aux prévisions”, la vie tout entière prenait une coloration grise, jouer à la guerre entre camarades ne présentait aucun charme, et les devoirs étaient deux fois plus ennuyeux.

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Aujourd'hui, je dois chercher des formules abstraites pour décrire ce que j'aime au monde, ce que je veux y voir conserver à tout prix, ce que l'on ne doit pas trahir sauf à brûler dans les flammes éternelles : la liberté et l’intelligence du coeur, le courage, la grâce, l'humour, la musique - et e ne sais même pas si l'on me comprend.

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On dit que les Allemands sont asservis. Ce n'est qu'une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d'autre, quelque chose de pire, pour quoi il n'existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C'est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l'emprise d'un charme. Dans un monde de rêve et d'ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n'y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d'une laideur sans bornes. Si fier, et d'une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu'on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.

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Le nationalisme, c'est-à-dire le narcissisme national et le culte voué à la nation par elle-même, est certainement partout une dangereuse pathologie de l'esprit, capable de déformer et d'enlaidir le visage d'une nation, de même que l'égoïsme et la vanité déforment et enlaidissent les traits d'un individu. Mais nulle part cette maladie n'est aussi maligne et aussi destructrice qu'en Allemagne justement parce que l'Allemagne est, dans son essence la plus intime, spacieuse, ouverte, expansive, et même, dans une certaine mesure, oublieuse de soi. Chez d'autres peuples, le nationalisme, lorsqu'ils en sont atteints, reste une faiblesse accidentelle qui n'affecte pas leurs qualités intrinsèques, mais il se trouve qu'en.Allemagne le nationalisme détruit la valeur spécifique du caractère national. Cela explique pourquoi les Allemands -. sans nul doute un peuple civilisé, sensible et très humain quand ils sont en bonne santé -deviennent, sitôt frappés par la maladie du nationalisme, tout simplement inhumains et révèlent une hideur bestiale dont aucun autre peuple n'est . capable. Car à eux, et à eux seuls, le nationalisme fait tout perdre : tout ce qui forme le noyau de leur humanité, de leur existence, de leur moi. Cette maladie, qui n'affecte chez les autres que le comportement, leur ronge l'âme. Un Français nationaliste peut éventuellement rester un Français très typique, et au demeurant très sympathique. Un Allemand qui succombe au nationalisme n'est plus un Allemand; c'est à peine s'il est encore un être humain. Le résultat, c'est un Reich allemand, peut-être même un grand Reich ou un empire pangermanique -et la destruction de l'Allemagne.

On aurait évidemment tort de supposer que l'Allemagne et sa culture étaient superbes et florissantes en 1932, et que les nazis ont tout démoli d'un seul coup. L'histoire de l'autodestruction de l'Allemagne du fait de son nationalisme pathologique est plus ancienne, et il vaudrait la peine de la conter. Son côté hautement paradoxal, c'est que chaque étape de cette autodestruction fut marquée par une guerre victorieuse, u~ triomphe apparent. Voici cent cinquante ans, "l'Allemagne" était en passe de devenir une grande nation. Les guerres de libération de 1813 à 1815 marquèrent la première grande régression, les guerres de 1864 à 1870 la deuxième. Nietzsche fut le premier prophète à discerner que la culture allemande avait perdu la guerre contre le Reich allemand. Dès cette époque, l'Allemagne perdit pour longtemps toute chance de trouver sa forme politique, coincée qu'elle était dans l'Empire prussien de Bismarck comme dans une camisole de force. Elle n'avait plus non plus de représentation politique (si ce n'était dans le centre catholique) : la droite nationaliste la haïssait, la gauche marxiste l'ignorait délibérément. Pourtant elle survécut, paisible et têtue, jusqu'en 1933. On la trouvait encore dans des milliers de maisons, de familles, de cercles privés, dans des salles de rédaction, des théâtres, des salles de concert, des maisons d'édition, à divers endroits de la vie publique allant de l'église au cabaret. Il fallut attendre les nazis et leur sens radical de l'organisation pour la débusquer et l'enfumer partout où elle se trouvait.

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  L'ineptie, l'absurdité sans bornes de ces manifestations continuelles étaient, selon toute vraisemblance, parfaitement concertées. Il fallait habituer la population à se réjouir et à se "réveiller", même si elle n'en voyait pas vraiment la raison. Chaque jour, chaque nuit, des gens qui s'abstenaient trop ostensiblement de participer — chut ! — étaient torturés à mort à coups de drille ou de fouet d'acier, et c'était déjà une raison suffisante. 

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On aurait évidemment tord de supposer que l’Allemagne et sa culture étaient superbes et florissantes en 1932, et que les nazis ont tout démoli d’un seul coup. L’histoire de l’autodestruction de l’Allemagne du fait de son nationalisme pathologique est plus ancienne,et il vaudrait la peine de la conter. 

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