Vers les confins – David Collin
WAGON-FRONTIERE
En voyage, la perte de tout indice temporel est un instant indécidable et rare. Le monde tourne soudain au ralenti ou ne tourne plus du tout, les objets sont en suspension, les hommes sont figés dans un temps qui ne leur appartient plus, alors que le paysage est enraciné dans un passé immuable.
MARCHé DU LOINTAIN
Si j'oublie parfois tout ce qui n’a pas été photographié durant le voyage, il arrive qu’un jour — on ne sait trop pourquoi — surgisse le hors-champ dans une pensée ou un rêve, l’événement minuscule qui compta par-dessus tout.
Il arrive que l’on passe à côté d’un voyage, parce que l’on passe à côté de ce qu’on était venu chercher. Parce que, plus simplement encore, on y cherchait quelque chose. C’est le voyage qui donne le ton, qui laisse voir ou non. À condition de ne pas trop en demander, de se laisser aller aux incertitudes.
On peut décrire la vie dans un compartiment de voyageurs, à l'intérieur d’une salle de restaurant, ou dans l’étroit habitat d'un minibus. L’essence même du voyage est dans la rencontre. Dans la rencontre et la non-rencontre d’un monde, de l’autre, de soi. Il ne s’agit donc pas de faire un état des lieux, mais plutôt de révéler la richesse d’un voyage, à l'intérieur de soi.
Sans le réduire au motif étroit d’un voyage uniquement géographique, je reviens sur la petite cellule initiale qui modifie un point de vue, qui donne un sens au voyage et permet de se trouver en relative adéquation avec un pays et ses habitants. La Chine est un pays que j’ai toujours cru manquer, aux frontières duquel je n’ai cessé de passer. Je dis «je» comme je pourrais dire « on » ou « nous ». Mais laissons cela, disparaissons derrière le phénomène qui se présente dans une étrange multiplicité des regards.
Le vide, le silence dans le tumulte. Trois secondes à peine d’une intensité extraordinaire. Certains appellent cela épiphanie, d'autres étourdissement. Segalen, Bouvier, Virginia Woolf, Joyce et Proust ont raconté de tels moments. Après Rimbaud, Walter Benjamin les appela illuminations profanes. Sur le coup, je ne fus pas en mesure de comprendre ce qui se produisait alors. Quand cela se passa, je n'étais pour ainsi dire pas présent. Légèrement débordé par la réalité. Mon corps incertain flottait dans un temps suspendu, dans un espace restreint et oscillant. Comme si j’étais ivre. Ce sont mes notes de voyage qui me rappellent la portée de l’événement. En surface, Comme si ces notes avaient été rédigées par un autre, celui en moi qui voyage et qui m’observe de loin. Était-ce de la lucidité? Se voir de loin ?
Khotan, le 8 juin 2008 : « Ivresse, perte d’équilibre. Au milieu des carrioles, des ânes, des cris, des invectives de vendeurs, des clients, des passants, des klaxons et des motos, je sens un début d’absence, le sentiment que je vais me perdre. » C’est écrit. Deux pages à peine dans un carnet qui en compte cent. De l’immobilité était venu l’étourdissement. On n’entendait que le bruit du vide, un bruit blanc comme celui d’une télévision sans image, d’une radio sans parole. White Noise. Le monde s’était arrêté. Il n’y avait rien à voir, rien à entendre. Sinon le bruissement d’ondes indécises et brouillées, et l’intérieur de soi. À cet instant, voyage physique et voyage intérieur se confondaient.
On devrait marquer cet instant comme un lieu, dessiner un caractère sur le sable. Passé/présent. Un ailleurs intérieur, sans lieu défini, l’instant miraculeux où l’espace de rien du tout, restant à l’écart, je m'étais senti au plus proche du lieu, de ceux qui l’avaient foulé. En « passant inaperçu» j’avais ressenti une proximité. Et, en ce lieu extrêmement condensé du voyage, j’eus le sentiment comme jamais de m’approcher d’une résonance, d’une épaisseur impalpable, d’une densité d’être, d’une vie qu’Ella Maillart savait percevoir sous le nom de « vie immédiate ». Ce qui ne peut être saisi.
Le lointain est le lieu où s’achève le monde. Aux frontières. C'est-à-dire le lieu à partir duquel on quitte un univers familier pour commencer le véritable voyage. Comme dans cet instant étrange à Khotan où tout s’est arrêté, ramassant l’événement dans une petite cellule de vie, où s’éclaire à rebours le sens d’anciennes pérégrinations.
Sur les routes du Xinjiang, il y eut d’autres bouleversements intérieurs, d’autres basculements. Aucune définition unique ne saurait les circonvenir.
Le mur protecteur qui faisait illusion autour des passants craque enfin, et craquent aussi les murs qui nous séparent les uns des autres; de nous spectateurs, à qui parvenait, ce jour-là, la réalité de la vie immédiate.
Il y eut d’autres épiphanies, d’autres étourdissements. Et la répétition du récit fait partie du phénomène, de l’incrédulité de l’instant, sans revivre deux fois le même vacillement. Il existe de toutes petites cellules qu’il faut aller chercher très loin dans l’infime et qui expriment peut-être, dans leur candeur miniature, ces moments rarissimes qui favorisent l’émergence de l’inattendu, et touchent au plus profond, au cœur de soi.
Revenant vers d’anciens voyages, sans nostalgie, les seuls souvenirs ne suffisent plus. Il faut toucher, le mot est juste, il y a du tactile dans cette sensation intérieure, on devrait toucher une mémoire plus secrète, une mémoire des saisissements comme on se saisit d’un corps, d’arrêts sur images, quand une forte réalité s’engouffre dans le présent. Je ne visite plus des souvenirs, j’établis une liste qui n’a rien de précis, la carte des imprévus, ce qui me vient à l’esprit au moment où j’écris, pour conserver la dimension du présent, sa force. La mémoire se charge de choisir ce qui a vraiment compté. Mais autre chose est apparu. J’ai senti quelque chose se creuser en moi, se serrer profondément, comme si cela touchait au plus douloureusement intime.
À Khotan, l’étourdissement fut euphorisant. J’ai dit « ivre ». J’ai pensé « épiphanie ». C’est donc toujours autre chose.
Dans ce rêve commun que je reconstitue, provoqué par une sorte d’inquiétante étrangeté qui survient à l’état de veille, j’interroge la réalité, mon sentiment de réalité. Où se situait le réel ? Quelle était la part du rêve ou du fantasme dans ce que nous nous attendions à voir? Le délabrement d'un passé enjolivé pour les touristes n’était-il pas aussi authentique que les constructions modernes qui colonisaient le paysage ? Ces images sans cesse contradictoires étaient mises en doute, se superposaient à chaque instant du voyage.
Dix heures de roulis dans un bus. Croisière sans fin. Dans un carnet, écrivant des notes que je ne relirai pas, j’attribuais à chaque personne un rêve, j'ouvrais la porte à une épiphanie supposée. À chaque rêve un mot ouïgour colonise par un idéogramme chinois :
POINT DE NON-RETOUR (1)
Ce paradoxe du retour dans un chez-soi défiguré fut aussi celui d’Hugo von Hofmannsthal lorsqu’il revint en Allemagne après dix-huit ans d’absence en Uruguay. Ne témoignait-il pas d’un « sentiment lézardé du présent, d’un malaise diffus, d’un désordre interne, proche de l’insatisfaction»? À cette impression incertaine de n’être plus le même dans un monde qui avait changé quand il n’y était plus, s’ajoutait l’évolution d’un corps à la « quarantaine à présent dépassée » ; le poète savait qu’il ne reverrait pas le décor de sa jeunesse, qu’il était devenu un autre homme, dans un autre temps. Des points de non-retour jalonnent quotidiennement notre vie, constituent la ligne u temps que seuls les souvenirs endiguent.
VIVRE A PART SOI
Un voyage solitaire est un retour en soi. Et pourtant ce soi a quelque chose de dépouillé car détaché des reconnaissances flatteuses et des rôles que nous jouons dans l’existence. En flânant hors de la sphère étouffante du quotidien, je réduis l’allure, je deviens guetteur d’inattendus.
Par Vivre à port soi, expression étrange et ambiguë, titre de son second essai, William Hazitt entend " vivre dans le monde sans dépendre du monde". Vivre coupé de ses liens sociaux, observer la vie, parcourir le monde sans dépendre d’un rôle figé qui nous astreint à ne pas être nous-même.
J’aurais pu rester des heures dans cette ambiance qui favorise l’oubli de soi, donnant un poids nouveau au temps qui passe. Dans un monde qui exige toujours plus, où chaque seconde de vie est contrôlée, annotée, évaluée et aussitôt dévaluée, c’est un luxe, pour ne pas dire un refuge. Comme souvent dans ce genre d’endroits, j’y respirais l’air du passé, j’y débusquais des livres que je ne cherchais pas. Et parfois dans des langues inconnues.
À quoi bon s’inquiéter de ce que diront les autres, de nos déceptions amères, de nos gloires futiles? Nous sommes cette ville abandonnée ouverte aux invasions, aux flux et reflux, à ces sensations qui passent, nous inondent, nous abreuvent et nous renversent. Nous sommes disponibles à cela. Sans cesse ruinés par les désillusions, nous sommes prêts à être reconstruits, investis par de nouvelles images. Parce que nous ne sommes plus uniquement dépendants des autres. Nous sommes là, ouverts au monde, prêts à l’abandon.
SHANGHAI LIBRARY
En revenant à Shanghai sept ans après ma première visite, je savais que les lieux du roman que j’écrivais s’en trouveraient fatalement métamorphosés. Certains d’entre eux avaient totalement disparu. Les lieux que je croyais avoir inventés étaient bien réels, et ceux auxquels je croyais dur comme fer s’étaient évaporés dans la brume humide et polluée de la métropole, dissous dans la mue incessante d’une cité qui n’avait de cesse de détruire, pour mieux reconstruire. Quelquefois à l’identique.
Pour une raison que j’ignore, bien qu’habitué aux coïncidences et aux retours d’indices, le chiffre sept marqua mon retour d’un sceau mystérieux et symbolique. Sept ans, sept sages dans la forêt de bambou dans Les Cercles mémoriaux, auxquels répondaient les sept maîtres du Tan Tien évoqués dans le colloque auquel je participais à l’Universite de Fudan. J'y parlais des épiphanies et autres illuminations profanes répertoriées dans mes voyages, qui devenaient matière première à plusieurs textes. Au fur et à mesure de mes projets d’écriture, les éléments mus par le hasard, assemblés, constituaient un art incertain d’écrire, de s’écrire. En lentes dérives et flâneries rêveuses de perceptions en intuitions.
DEHLI VISION
Chaque voyage porte en lui un moment où se trouvent condensées, parfois en quelques secondes seulement, les confluences du regard, quelques visions fugitives qui relient les êtres entre eux, et rassemblent autour d’un point, d’un moment, des visages et des histoires. Si la ville est une langue que le promeneur s’évertue librement de traduire, le voyage en soi - pour peu qu’il y ait véritablement disponibilité et attention à ce qui naît autour de soi et dans ce que nous traversons - constitue ses propres réseaux de significations, invente une autre langue, instaure des passages entre des réalités que nous aurions crues éloignées et des faits qui n’auraient jamais dû être reliés ; s’il existe une logique du hasard.
La coïncidence est peut-être la forme principale du voyage véritable, porté par un être qui n’est pas condamné à l’efficacité d’un déplacement programmé pour devenir un loisir.
Si cette ville est multiple et qu’elle échappe à première vue à toute volonté de compréhension, j’ai vraisemblablement trouve mon chemin dans une succession de connivences et de relations - ce que Jean-Christophe Bailly appelle « chaîne de ressemblance ». D’une ville à l’autre, on repère des phrases communes, un langage invisible dans lequel le promeneur attentif se retrouve, et où j’avais l’impression ce soir-là de glisser à mon tour, pour reprendre l’image de la boule de poils.
Après une telle expérience, je compris mieux cette familiarité du lointain, ce qui m’attachait à des lieux que je ne connaissais pas, cette sensation de faire corps avec le voyage lui-même, de me rassembler autour de quelques coïncidences heureuses.
CARTOGRAPHIE DES ESPACES CACHéS
Je suis le rêveur. Je marche éveillé et somnambule, les yeux grands ouverts sur les images qui se ressemblent et s’additionnent. Les déjà-vus se répondent, les signes s’entrecroisent et disent l’inaperçu des cités, le sens caché de nos inquiétudes.
DéRIVES
La ville est un cerveau. Une assemblée de neurones reliés par le hasard, baignant dans le fluide protecteur de la rencontre. Une utopie en tous points déréglée. Une utopie de la ville dont le rhizome est la loi. Une non-loi qui favorise la coïncidence, la déambulation circulaire des pensées.
TRAIN CLANDESTIN POUR BARCELONE
En partant à la rencontre d’un écrivain qui se joue constamment des fausses évidences, des vrais masques et des impostures, j'ai très vite soupçonné tout signe qui se présentait inopinément d’avoir un sens caché. Rien n’était le fruit du hasard, tout semblait relié à tout, constituant d’un indice à l’autre la trame secrète d’un récit littéraire.
POINT D’EXTASE
Dans Les Renards pâles, Yannick Haenel raconte l’histoire d’une chute. Celle d’un siècle au moment de sa naissance. Le 11 septembre 2001, des hommes sautaient dans le vide, disparaissaient dans les failles sans retour d’une société cannibale. Le narrateur se souvient de la chute de Jean-Jacques Rousseau, qui, bousculé par un gros chien danois qui le précipite à terre et lui éclate la mâchoire, perd connaissance, puis, le visage ensanglanté, se relève et renaît à la vie. Revenu à lui-même, Rousseau réalise très vite l’ampleur de cette expérience: il vient de faire un saut dans l’existence. Cette « précipitation », qu’on peut lire à la fois comme une accélération du temps (la chute) et d’une manière symétrique comme un ralentissement du temps (la pensée qui fige tout événement), fut une sorte d’arrêt extatique, en une seconde intensifiée par le choc entre la perception de la réalité et l'absence à cette même réalité.
Dans les trains que nous prenons quotidiennement, sans nous apercevoir que nous allons quelque part, nous sommes happés par la répétition des mêmes gestes, par les entrées et les sorties, dans la précipitation vers un dedans puis vers le dehors, dans un enchaînement de mouvements connus et rabâchés. Au point de ne plus savoir ce qui se produit, de ne plus le sentir, de ne plus se voir, de ne plus percevoir le contact entre les corps, dans une chorégraphie de bousculades muettes qui laisse libre cours aux tentatives d’affrontements involontaires.
Tout en poursuivant ma lecture des Renards pâles, je découvrai, dans un autre livre, une citation de Georgio Agamben sur le désœuvrement, disant à quel point « l’insistance sur le travail est néfaste ». Et, descendant du train ce matin, bousculé par la foule qui descendait dans notre wagon, je repensais à cette phrase. Par agacement et frottement exagérés, un homme qui montait retint particulièrement mon attention. Tenant d’une main sa mallette, de l’autre sa tablette numérique, écouteurs sur les oreilles, il ne semblait pas voir les passagers qu’il bousculait avant même qu'ils aient pu descendre du wagon immobilisé.
DéJà-VUS
Minoru, le personnage principal de Bouddha blanc, roman du Japonais Hitonari Tsuji, s’intéresse depuis l’enfance aux impressions de déjà-vu, une sorte de « nostalgie de quelque chose qu’il essaie de se rappeler sans y parvenir » et qui sonne comme une réminiscence de vies passées. Une inquiétante étrangeté qu’il nomme « sensation bizarre » et qui ne cesse de se répéter durant sa vie entière, au point de le rendre extrêmement sensible au phénomène. Observateur privilégié et attentif, il devient un véritable expert du déjà-vu :
C’était déjà arrivé tant de fois qu’une sorte de prémonition l’avertissait de l’imminence du phénomène. Juste avant, comme un signal, sa perception visuelle se brouillait imperceptiblement. Puis le paysage commençait à se figer à partir des contours et, quand son regard devenait fixe, invariablement, la sensation de déjà-vu commençait. Sa conscience se mettait temporairement au repos, son champ de vision s’immobilisait comme une photographie.
Il est impossible d’écrire sur le déjà-vu sans mentionner au moins trois auteurs qui, au tournant du XXe siècle, ont abordé les conflits entre mémoire volontaire et involontaire, entre le rêve et le souvenir. Quand on parle de déjà-vu, de mémoire, d’oubli et de signaux involontaires, les noms de Proust, de Freud et de Bergson s’imposent naturellement. La Recherche est constellée par le retour de cet étrange phénomène. Freud traite largement du sujet dans l’un des chapitres de Psychopathologie de la vie quotidienne - « Déterminisme, hasard, superstition ». Bergson, enfin, explore ce thème dans Matière et mémoire ; autant de développements, qui traversent littérature, philosophie et psychanalyse, points d’appui précieux et bornes d’inspiration.
Le déjà-vu est un lieu sans lieu où les fantômes déambulent, un lieu suspendu entre deux réalités qui rendent possible l’oubli de soi; état d’absence, il redouble le présent, annonce le retour d’un rêve. L’impression de déjà-vu nous plonge dans un monde flou et superpose les réalités - à en perdre la notion d’image. Le processus d’écriture est un travail de stratification : une oeuvre confuse est en chantier, elle se compose de textes et contextes, de récits et corrections. Quand vient la fatigue, les mots se dérobent sous le crayon, les lignes se dédoublent, la vue se brouille, les pages se densifient, camouflent plus qu’elles ne révèlent - il y manque des contours, ça flotte dans le blanc. Cette mise en danger du corps, perte d’équilibre et vacillement incertain, favorise les apparitions, engendre des récits imprévisibles, des fragments désorientés. Comme les parasites neigeux qui crépitent sur un écran sans image, le regard est aspiré par les turbulences; en surgissent parfois une forme inconnue, une idée lumineuse.
Le déjà-vu est un souvenir réactivé involontairement par l’apparition d’un objet, d’un visage, d’une sensation (Proust), une fausse réminiscence qui brouille la vue et trompe sur son origine:
Elle consiste à croire qu’un état nouveau en réalité, a été antérieurement éprouvé, en sorte que, lorsqu’il se produit pour la première fois, il parait être une répétition.
Théodule Ribot, Les Maladies de la mémoire (1888)
Le choc amoureux est-il toujours un déjà-vu, la répétition du même ? Le bien nommé coup de foudre nous immobilise dans l'instant. Une voix, un geste, une attitude, nous médusent, nous transforment en statue de sel. Je me souviens d’un coup de foudre qui dura un mois. À chacune de nos rencontres nous restions paralysés, incapables de faire un pas de plus, dans une librairie, des deux côtés d’une rue, dans une salle de cours. Au dernier jour de cette histoire sans histoire, nous restâmes deux heures face à face à la fin d'un repas, immobiles, sans parler. Le restaurant s’était vidé. Nous ne bougions pas. Et jamais nous ne nous reverrions. Les âmes sœurs n’ont pas besoin de mots, elles se reconnaissent.
EPILOGUE : A L’ASSAUT CONTRE LES FRONTIERES
Écrire est un voyage dont on ne connaît pas avec certitude le commencement, c’est-à-dire le moment où l’on peut se dire écrivant, écrivain. C’est un voyage intérieur qui n’exclut pas la métaphore géographique, un voyage entre le monde réel et notre propre intériorité. Dans Le Poisson-Scorpion, de Nicolas Bouvier, le narrateur est immobilisé par la fièvre et la chaleur. Comment saisir cet aller-retour entre l'écriture et la pensée, entre le voyage intérieur qui produit du texte, la littérature qui nous emmène ailleurs, et le voyage réel qui favorise l’ensemble? Ce dernier produit des illuminations, qui sont parfois des hallucinations. Le voyage nous invite à un déplacement de soi, qui en retour permet de se déplacer en soi, et de retrouver cet inconnu dont nous avions oublié l’exigence. Se perdre dans ses pensées, au début du voyage intérieur, c’est passer une limite de bienséance et de présence au monde. Partir à l’assaut d’une certaine normalité sociale.
Dans Le Livre de l'intranquillité,, Fernando Pessoa dit étrange bulle dans laquelle s’est enfermé le narrateur. La conscience de la frontière qui le sépare des êtres humains est très aiguë. Violentée par tout contact, elle commence aux limites de son propre corps. L’étrangeté, le sentiment d’être étranger et le mystère qui en découle, naît dès le premier rayon de lumière :
Soudain Je suis seul au monde. Je vois tout cela du haut d’un toit spirituel. Je suis seul au monde. Voir, c’est être loin. Voir clairement, c’est s’arrêter. Analyser, c’est être étranger. Les gens passent sans me toucher. Je n’ai que de l’air autour de moi. Je me sens tellement isolé que je sens jusqu’à l’espace qui me sépare de mon costume. Me voilà enfant, traversant en chemise, une chandelle mal allumée à la main, une vaste maison déserte. Je suis environné d’ombres vivantes - rien que des ombres, filles des meubles figés et de la lumière qui m’accompagne.
Ces ombres m’encerclent ici aussi, en plein soleil, mais ce sont des gens bien réels.
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