Théorie du drone – Grégoire Chamayou
Introduction
Le lexique officiel de l’armée américaine définit le drone comme un « véhicule terrestre, naval ou aéronautique, contrôlé à distance ou de façon automatique ».
Un drone peut être contrôlé soit à distance, par des opérateurs humains – principe de télécommande –, soit de façon autonome, par des dispositifs robotiques – principe de pilotage automatique.
Cette arme prolonge et radicalise les procédés existants de guerre à distance, aboutissant à supprimer le combat. Mais par là, c’est la notion même de « guerre » qui entre en crise. Un problème central se pose alors : si la « guerre des drones » n’est plus exactement la guerre, à quel « état de violence » correspond-elle ?
I. Techniques et tactiques
1. Méthodologies de l’environnement hostile
C’était l’utopie d’une guerre convertie en tournoi de machines – batailles sans soldats et conflits sans victimes.
Lorsque l’engin télécommandé devient machine de guerre, c’est l’ennemi, alors, qui est traité comme un matériau dangereux. On l’élimine de loin, en le regardant mourir à l’écran depuis le cocon douillet d’une « safe zone » climatisée. La guerre asymétrique se radicalise pour devenir unilatérale. Car bien sûr, on y meurt encore, mais d’un côté seulement.
3. Principes théoriques de la chasse à l’homme
Le rédacteur en chef du magazine Outdoor Life, ne cachant pas les profonds « problèmes éthiques » que lui posait une telle entreprise, proposa une belle définition de ce que chasser veut dire : la chasse « pour moi, ce n’est pas simplement le fait d’appuyer sur la gâchette en visant l’animal. C’est une expérience totale […] c’est le fait d’y être, là dehors – pas juste d’appuyer sur la gâchette en cliquant sur une souris ».
La doctrine contemporaine de la guerre cynégétique rompt avec le modèle de la guerre conventionnelle reposant sur les concepts de fronts, de bataille linéaire et d’opposition en face à face.
Contrairement à la définition classique de Clausewitz, cette guerre n’est plus pensée, en sa structure fondamentale, comme un duel. Le paradigme n’est pas celui de deux lutteurs qui se feraient face, mais autre chose : un chasseur qui s’avance, et une proie qui fuit ou qui se cache.
La première tâche n’est plus d’immobiliser l’ennemi, mais de l’identifier et de le localiser. Cela implique tout un travail de détection. L’art de la traque moderne se fonde sur un usage intensif des nouvelles technologies, combinant surveillance vidéo aérienne, interception de signaux et tracés cartographiques.
4. Surveiller et anéantir
1° Principe de regard persistant ou de veille permanente.
2° Principe de totalisation des perspectives ou de vue synoptique.
3° Principe d’archivage total ou du film de toutes les vies. La surveillance optique ne se limite pas à la veille en temps réel. Elle se redouble d’une très importante fonction d’enregistrement et d’archivage.
4° Principe de fusion des données. Les drones n’ont pas seulement des yeux, mais aussi des oreilles, et bien d’autres organes encore : « Les drones Predator et Reaper peuvent intercepter les communications électroniques émises par des radios, des téléphones portables ou autres appareils de communication. » L’enjeu, à des fins d’archivage, consiste à fusionner ces différentes couches d’information, à les épingler les unes aux autres afin de combiner en un même item les diverses facettes informationnelles d’un même événement. Associer par exemple tel appel téléphonique à telle séquence vidéo et telles coordonnées GPS. C’est le concept de « fusion des données » (datafusion).
5° Principe de schématisation des formes de vie. Cette capacité à « visualiser des données provenant de diverses sources combinant le « où », le « quand » et le « qui » dans un tracé en trois dimensions, note Derek Gregory, rappelle les diagrammes chronogéographiques élaborés par le géographe suédois Torsten Hägerstrand dans les années 19602 ». Ce courant très inventif de la géographie humaine se proposait de dessiner des cartes d’un nouveau genre, des graphes spatio-temporels qui donneraient à voir des parcours de vies en trois dimensions, avec leurs cycles, de leurs itinéraires mais aussi de leurs accidents et leurs dérives. Cruel détournement, ce projet d’une cartographie des vies constitue aujourd’hui l’un des principaux socles épistémiques de la surveillance armée. Le but est de pouvoir « suivre plusieurs individus à travers différents réseaux sociaux afin d’établir une forme ou un “schéma de vie” (« pattern of life »), conformément au paradigme du “renseignement fondé sur l’activité” qui forme aujourd’hui le cœur de la doctrine contre-insurrectionnelle ».
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’objectif principal de ces dispositifs de surveillance persistante est moins de prendre en filature des individus déjà connus que de voir émerger des éléments suspects se signalant par leurs comportements anomiques. Parce que ce modèle de renseignement est « fondé sur l’activité », c’est-à-dire sur une analyse des conduites plutôt que sur la reconnaissance d’identités nominales, il prétend pouvoir paradoxalement « identifier » des individus qui demeurent anonymes, c’est-à-dire les qualifier par la typicité de leur comportement comme relevant d’un profil déterminé : identification non plus singulière, mais générique.
6 ° Principe de détection des anomalies et d’anticipation préventive. On scanne les images afin de repérer, dans la foule des activités, les événements pertinents pour le regard sécuritaire. Ceux-ci se signalent par leur anomie, par leur irrégularité.
La détection automatique des comportements anormaux se poursuit par la prédiction de leurs développements possibles. Les traits caractéristiques d’une séquence connue ayant été repérés dans une situation donnée, les analystes prétendent pouvoir en inférer de façon probable, en prolongeant les lignes, les trajectoires futures, et intervenir en amont pour les empêcher d’advenir.
5. Analyse des formes de vie
Afin de repérer ces militants anonymes présumés, on se fonde sur « ce que les officiels décrivent comme une “analyse des formes de vie” (« pattern of life analysis »), qui utilise les éléments factuels collectés par les caméras de surveillance des drones ainsi que d’autres sources […]. Les informations sont ensuite utilisées pour cibler des militants supposés, même si leurs identités exactes demeurent inconnues. » Comme l’explique un opérateur de drone « Reaper » : « Nous pouvons développer ces formes de vie, déterminer qui sont les méchants, demander l’autorisation et puis lancer tout le cycle : trouver, ferrer, traquer, cibler, attaquer. »
Tout un chacun a une forme ou un motif de vie. Vos actions quotidiennes sont répétitives, votre comportement a ses régularités : vous vous levez sensiblement à la même heure et vous empruntez régulièrement le même itinéraire pour aller au travail ou ailleurs. Vous rencontrez fréquemment les mêmes amis dans les mêmes endroits. Si on vous surveille, on peut noter tous vos déplacements et établir une carte chrono-spatiale de vos parcours familiers. On peut également, en épluchant vos relevés téléphoniques, surimprimer à cette carte celle de votre réseau social, déterminer quels sont vos liens personnels, et, pour chacun, estimer l’importance relative qu’il occupe dans votre vie. Comme l’explique un manuel de l’armée américaine : « Lorsque l’ennemi se déplace d’un point à un autre, la reconnaissance ou la surveillance le suit et note chaque lieu et chaque personne visités. On établit ainsi les connexions entre la cible, ces lieux, ces personnes, et les “nodes” du réseau de l’ennemi émergent10. » Une fois tissé ce double réseau – celui de vos lieux et de vos liens –, on pourra prédire votre comportement : s’il ne pleut pas, il est probable que samedi vous irez faire votre jogging dans tel parc à telle heure. Mais on pourra aussi voir apparaître des irrégularités suspectes : aujourd’hui, vous n’avez pas pris le même chemin que d’habitude, vous avez eu un rendez-vous dans un lieu inhabituel. Toute dérogation à la norme que vous avez vous-même établie par vos habitudes, tout écart avec les régularités de votre comportement passé peut sonner l’alerte : quelque chose d’anormal, et donc de potentiellement suspect, est en train de se produire.
L’analyse des formes de vie se définit plus précisément comme « la fusion de l’analyse des liens et de l’analyse géospatiale ». Pour avoir une idée de quoi il s’agit, il faut s’imaginer la surimpression, sur une même carte numérique, de Facebook, de Google Maps et d’un calendrier Outlook. Fusion des données sociales, spatiales et temporelles ; cartographie conjointe du socius, du locus et du tempus – c’est-à-dire des trois dimensions qui constituent, dans leurs régularités mais aussi dans leurs discordances, ce qu’est pratiquement une vie humaine.
Cette méthode relève du « renseignement fondé sur l’activité ». De la masse de données collectées au sujet d’un individu, d’un groupe ou d’un lieu, émergent progressivement des « patterns », des motifs repérables. L’activité constitue une alternative à l’identité : plutôt que, une cible nominative ayant été désignée, chercher à la localiser, faire l’inverse, commencer par surveiller, amasser des données, tracer des graphes à vaste échelle, pour ensuite, par analyse de « big data », faire émerger les points nodulaires qui, de par la position et la taille que leurs pastilles de couleur se mettent à occuper sur le diagramme général peuvent être identifiés comme des menaces à neutraliser : « en compilant des données associatives fondées sur l’activité avec leurs métadonnées dans le temps […] on formera une riche archive permettant de récolter des formes de vie, des réseaux et des anormalités qui auraient pu autrement être négligés ». Les outils de la géographie humaine et de la sociologie des réseaux se trouvent alors enrôlés au service d’une politique éradicatrice où la « surveillance persistante » permet le dépistage des individus dangereux. Un patient travail d’archivage des vies amasse progressivement les pièces d’un dossier anonyme qui, une fois une certaine épaisseur atteinte, vaudra condamnation à mort.
Le 2 septembre 2010, les autorités américaines annoncèrent avoir éliminé un important chef taliban à Takhar, en Afganistan. Mais les missiles avaient en fait tué Zabet Amanullah, un civil en campagne électorale, ainsi que neuf autres personnes. Si la confusion avait été possible, c’est du fait de la foi excessive (mais nécessaire avec ce genre de dispositif) placée en l’analyse quantitative : les analystes s’étaient concentrés sur les cartes SIM, les relevés d’appels et sur les graphes de réseaux sociaux : « Ils ne traquaient pas un nom, ils ciblaient les téléphones. »
Bref, dans cette logique où l’appartenance et l’identité sont induites du nombre et de la fréquence des liens indépendamment de leur nature, il est fatal que, comme le résume un officier : « Une fois que nous avons décidé qu’un individu est un méchant, les gens qui le fréquentent le deviennent aussi. »
Cette méthode de profilage n’a accès qu’à des schèmes. Or à un même schème peuvent par définition correspondre divers phénomènes hétérogènes. C’est le problème épistémologique de l’ombre chinoise. L’image du molosse ressemble à celle d’un molosse, mais comment savoir avec certitude quel objet l’engendre, si l’on n’a accès qu’à son ombre portée ? Il se peut que ce ne soient que des mains.
7. Contre-insurrection par les airs
Le problème du mensonge politique, mettait en garde Hannah Arendt, est que le menteur finit à la longue par croire lui-même à son mensonge. C’est bien l’impression qui domine ici : celle d’un phénomène d’auto-intoxication discursive. À force de répéter que les drones et autres frappes chirurgicales sont à ce point précis qu’ils ne causent plus que des dommages collatéraux négligeables, leurs partisans semblent s’être mis à croire pouvoir réellement en conclure à la disparition de tout effet adverse d’importance. Mais les faits sont têtus, et disent tout autre chose.
Premièrement, avançaient-ils, ces frappes n’aboutissent qu’à jeter la population civile dans les bras de groupes extrémistes qui lui apparaissent, à tout prendre, comme « moins odieux qu’un ennemi sans visage qui fait la guerre à distance et tue souvent plus de civils que de militants ».
Deuxièmement, cette colère et cette radicalisation tendancielle des opinions publiques ne sont pas limitées à la région des frappes : dans un monde globalisé, la violence armée a des répercussions transnationales. Or la perception largement partagée est celle d’un pouvoir odieux, à la fois lâche et méprisant. Attention aux retours de bâton.
Troisièmement, et peut-être surtout : « L’usage des drones présente tous les traits d’une tactique – ou, plus précisément, d’un élément de technologie – en train de se substituer à une stratégie. » Tel était leur diagnostic fondamental : en recourant massivement à un gadget technologique en lieu et place d’une véritable stratégie, l’appareil d’État court le risque d’un abêtissement politique accéléré.
Alors que la contre-insurrection est essentiellement politico-militaire, l’antiterrorisme est fondamentalement policiaro-sécuritaire. Cette divergence d’orientation fondamentale se traduit par plusieurs autres traits distinctifs.
Différence d’abord dans la façon de concevoir l’ennemi. Là où le premier paradigme considère les insurgés comme étant les « représentants de revendications plus profondes au sein d’une société », dont il faut s’efforcer, pour les combattre efficacement, de saisir la raison d’être, le second, en les étiquetant comme « terroristes », les conçoit avant tout comme des « individus aberrants », des personnalités dangereuses, si ce n’est comme de simples fous, ou de pures incarnations du mal.
8. Vulnérabilités
Mais si le drone peut et doit être démilitarisé, il est aussi tout à fait possible de convertir à peu de frais ces engins bricolés en redoutables armes non conventionnelles. Le chercheur russe Eugene Miasnikov voit dans les drones amateurs la potentialité d’une « arme d’attentat-suicide sous stéroïdes » : à la différence d’un porteur de ceinture d’explosifs, un drone amateur peut très facilement « s’introduire dans un périmètre de sécurité, compromettre des zones hautement sécurisées du type “zones vertes” ou accéder à des espaces publics aussi densément peuplés que des stades sportifs ».
II. Ethos et psyché
1. Drones et kamikazes
Alors que le kamikaze implique la fusion complète du corps du combattant avec son arme, le drone assure leur séparation radicale. Kamikaze : mon corps est une arme. Drone : mon arme est sans corps. Le premier implique la mort de l’agent. Le second l’exclut de façon absolue. Les kamikazes sont les hommes de la mort certaine. Les pilotes de drone sont les hommes de la mort impossible. En ce sens, ils représentent deux pôles opposés sur le spectre de l’exposition à la mort. Entre les deux, il y a les combattants classiques, les hommes de la mort risquée.
3. Crise dans l’ethos militaire
Ce que la République proposait par le détour d’une expérience de pensée, le drone le réalise techniquement. Étant donné, écrivent Kaag et Kreps, que « des machines télécommandées ne peuvent pas assumer les conséquences de leurs actes, et que les êtres humains qui les actionnent le font à grande distance, le mythe de Gygès apparaît aujourd’hui bien plus comme la parabole de l’antiterrorisme moderne que du terrorisme ». Débarrassés du jeu de contraintes qu’imposent les rapports de réciprocité, les maîtres des drones pourront-ils encore se montrer vertueux, résister à la tentation de commettre une injustice que rien ne viendrait plus désormais sanctionner ? C’est la question, sur laquelle nous reviendrons, de l’aléa moral.
L’ethos militaire traditionnel avait ses vertus cardinales : courage, sacrifice, héroïsme... Ces « valeurs » avaient une fonction idéologique claire. Rendre la boucherie acceptable – mieux, glorieuse. Et les généraux ne s’en cachaient pas : « Il faut trouver le moyen de conduire les gens à la mort, sinon, il n’y a plus de guerre possible ; ce moyen, je le connais ; il est dans l’esprit de sacrifice, et non ailleurs. »
Être « prêt à mourir » apparaissait aussi, dans ces conceptions, comme l’un des principaux facteurs de la victoire, le cœur de ce que Clausewitz avait appelé la « force morale ».
4. Psychopathologies du drone
Le motif médiatique d’un « trauma des pilotes de drones » est devenu un véritable lieu commun. Il s’est propagé à partir d’une dépêche de l’Associated Press titrée, en 2008 : « Les guerriers de la télécommande souffrent du stress du combat à distance : les opérateurs de drones Predator sont susceptibles de traumas psychologiques, tout comme leurs camarades sur le champ de bataille ». Malgré l’accroche retentissante, le reste de l’article ne donnait aucun élément permettant de corroborer cette thèse.
Insister sur les tourments psychiques des opérateurs permettait aussi de battre en brèche l’argument dit de la « mentalité Play Station », selon lequel le dispositif du meurtre à l’écran entraîne une virtualisation de la conscience de l’homicide. Car il fut un temps, lorsque les drones ne faisaient pas encore l’objet de débats quotidiens dans la presse américaine, où les pilotes de drones pouvaient encore répondre de façon à peu près candide aux questions qui leur étaient posées.
La guerre devient un télétravail à horaires décalés et ses agents en présentent tous les symptômes.
5. Tuer à distance
Ce sentiment de dualité revient fréquemment dans leurs témoignages : « Il y a une dissonance cognitive […] dans un avion physique, votre esprit fait automatiquement le basculement.
III. Necroéthique
2. L’arme humanitaire
Comme l’a montré Eyal Weizman, ce type de justification se fonde essentiellement sur une logique du moindre mal : notre « présent humanitaire », écrit-il, est « obsédé par des calculs et des calibrages qui cherchent à modérer, même de façon très légère, les maux qu’il a très largement lui-même causés ». Hannah Arendt, rappelle-t-il aussi, mettait en garde contre ce type de raisonnement : « politiquement, la faiblesse de l’argument a toujours été que ceux qui optent pour le moindre mal tendent très vite à oublier qu’ils ont choisi le mal ».
3. Précisions
J’ai essayé de montrer en quoi la thèse de la précision-distinction repose sur des confusions et des sophismes en cascade, qui peuvent et qui doivent être d’abord contestés sur le principe. Contrairement à la légende si répandue, le drone s’apparente en réalité à une arme non discriminante d’un nouveau genre : en supprimant la possibilité du combat, il sape la possibilité même d’une différenciation manifeste entre combattants et non-combattants.
V. Corps politiques
1. À la guerre comme à la paix
Mais que se passe-t-il lorsque l’État entre en guerre ? Alors, écrit Hobbes : « Chacun est tenu par nature, autant qu’il est en lui, de protéger dans la guerre l’autorité par laquelle il est lui-même protégé en temps de paix5. » Le rapport de protection s’inverse. Dans la paix, le souverain me protège, dans la guerre, je protège le souverain. Phénomène de réversion du rapport de protection. Dans ce nouveau schéma, les deux flèches s’aimantent, à sens unique, des sujets vers le souverain. Ce sont désormais les protégés qui doivent protéger un protecteur qui ne les protège plus. Dès que la guerre éclate, la maxime de la souveraineté, n’est plus, du moins plus directement, « protego ergo obligo », mais l’inverse : « obligo ergo protegor » – j’oblige donc je suis protégé.
Ce renversement de la maxime de Schmitt livre le principe caché de la domination politique, que l’état de guerre trahit en l’exposant au grand jour. Sous son texte apparent - « je vous protège donc je dois être obéi » – il y en a en effet une autre : « vous devez m’obéir pour que je sois protégé », et ce même si je ne vous protège plus de rien, et surtout pas de moi-même. C’est par ce geste, celui d’un retournement interprétatif, que commencent toutes les théories critiques des pouvoirs protecteurs.
Le droit de guerre en tant que droit politique y apparaît comme un droit de propriétaire, permettant, selon ses attributs classiques, d’user et d’abuser de la chose, mais aussi comme un droit plus spécifique d’éleveur-producteur, où les sujets du pouvoir en sont les produits, sous l’aspect, dit Kant, de l’abondance : l’éleveur n’est certes pas le géniteur des bêtes de son troupeau, mais il assure les conditions domestiques de leur croissance et de leur reproduction. Si l’éleveur-souverain peut les envoyer à l’abattoir à sa guise, c’est parce qu’elles sont son œuvre vivante.
À l’arbitraire d’une souveraineté zoopolitique14, Kant oppose un principe de citoyenneté : le souverain ne peut déclarer la guerre que si les citoyens, qui vont y risquer leur vie, ont exprimé leur « libre consentement » par un vote républicain. Si les citoyens ont ici leur mot à dire, ce n’est pas en tant qu’ils seraient décisionnaires en général, mais spécifiquement en tant que, dans cette décision, leur vie, l’exposition de leur corps vivant à un danger de mort ou de blessure, est engagée. Il y a là quelque chose de très important qui se dessine : une certaine forme de subjectivité politique, posée en contrepoint de la souveraineté guerrière ; ce que j’appellerai la citoyenneté des vivants ou citoyenneté des vies exposables. C’est la voix de ceux qui ont leur mot à dire dans la décision parce qu’ils risquent d’y mourir. C’est parce que la souveraineté guerrière expose les vies de ses sujets, et que ceux-ci sont des vivants-citoyens, que s’ouvre pour eux un droit de contrôle sur ce pouvoir qui peut les blesser ou les faire mourir.
4. La fabrique des automates politiques
‘J’ai vu l’esprit du monde’ non pas à cheval mais sur les ailes d’une fusée et sans tête, et c’est là en même temps une réfutation de la philosophie de l’histoire de Hegel. »
Réfutation de Hegel, car l’histoire est devenue acéphale et le monde sans esprit. La mécanique a broyé la téléologie. Le sujet s’est évanoui. Il n’y a plus de pilote dans l’avion, et l’arme n’est plus l’essence de personne.
Premièrement : doter des agents machiniques du droit de tuer dont jouissent entre eux les combattants à la guerre équivaudrait à mettre l’homicide sur le même plan que la destruction d’une pure chose matérielle, ce qui constituerait assurément une négation radicale de la dignité humaine. Le droit, s’en avisant, pourrait alors mobiliser, pour la prohibition de telles armes, un troisième sens de la notion d’humanité, entendue cette fois en tant que genre humain faisant l’objet de sa protection suprême.
Deuxièmement : le droit actuel des conflits armés, en se focalisant sur l’usage des armes, postule qu’il est possible d’opérer une distinction réelle entre l’arme, conçue comme une chose, et le combattant, conçu comme une personne, qui l’utilise et qui porte la responsabilité de cet usage. Or ceci, cette ontologie implicite du droit, le robot létal autonome la fait exploser. C’est le cas imprévu d’une chose qui se met à faire usage d’elle-même. Arme et combattant, instrument et agent, chose et personne se mettent curieusement à fusionner en une seule entité sans statut.
Un robot commet un crime de guerre. Qui est responsable ? Le général qui l’a déployé ? L’État qui en est propriétaire ? L’industriel qui l’a produit ? Les informaticiens qui l’ont programmé ? Tout ce petit monde risque fort de se renvoyer la balle.
Bref on aurait là tout un collectif de responsables irresponsables auquel il deviendrait très difficile d’assigner la paternité d’un crime. Plus personne n’ayant appuyé sur le bouton, il faudrait s’efforcer de retrouver, dans les méandres des lignes de code – juridique comme informatique – la piste d’un sujet en fuite.
Épilogue
De la guerre, à distance
Les caractéristiques de la guerre à distance peuvent aussi servir à réduire au silence les critiques qui entendraient s’opposer à la guerre. Il n’y aura aucun soldat américain tué au combat, ou fait prisonnier de guerre. Les jouets n’ont ni mères ni épouses pour se mettre à protester contre leur mort. La guerre à distance est très bon marché. Ceux qui critiquent les dépenses de guerre et l’inflation n’auront pas matière à protester. Grâce à ses capacités meurtrières de précision, la guerre à distance ne fera aucun tort à l’environnement. Les écologistes qui protestent contre la destruction de l’environnement n’auront pas matière à protester… Et ainsi de suite. Le seul sujet de protestation qui restera à ceux qui voudraient encore protester sera le meurtre et l’assujettissement de ces gens que l’armée américaine appelle “communistes”, “niakoués” ou tout simplement “l’ennemi”. Mais bien sûr, pour l’armée américaine, le monde entier est un ennemi potentiel. […]
Toute différence entre guerre et paix s’envolera en fumée. La guerre sera la paix.
Les guerriers télévisés ne sauront plus faire la différence entre réalité et illusion. L’aliénation et la stérilisation confineront au stade de la perfection. Après avoir embrassé sa femme pour lui dire au revoir et affronté les embouteillages pour se rendre à son travail, le guerrier télévisé ira s’installer pour la journée devant son écran au ministère de la Paix. […]
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