Le petit Héros - Dostoïevski
Dans leur orgueil démesuré, ils n'admettent pas qu’ils auraient des défauts. Ils ressemblent à cette race de filous de l’existence, de Tartuffes et de Falstaffs congénitaux, qui se sont tellement pris dans leurs propres filouteries qu’ils ont fini par se convaincre eux-mêmes que c’est ainsi que les choses doivent être, c’est-à-dire qu’ils doivent vivre et filouter ; ils ont si souvent assuré le monde entier qu’ils sont des gens honnêtes qu’ils ont fini par se persuader eux-mêmes que, réellement, ils sont des gens honnêtes et que leur filouterie est, justement, la preuve de leur honnêteté. Ils ne seront jamais capables de se juger eux-mêmes en conscience, de s’estimer eux-mêmes d’un cœur honnête : il y a des choses pour lesquelles ils sont trop gras. Ils gardent toujours, pour tout, au premier plan, leur propre et bien-aimée personne, leur Moloch et leur Baal, leur magnifique je. Toute la nature, le monde entier ne sont pour eux qu’un miroir magnifique qui n’a été créé que pour que leur petit dieu s’y contemple sans fin et qu’à cause de lui-même il ne voie rien ni personne ; après cela, on comprend bien pourquoi le monde leur apparaît sous un aspect si monstrueux. Pour tout, ils ont une phrase prête, et - ce qui est le summum de l’habileté de leur part - la phrase la plus à la mode. Ce sont eux-mêmes, d’ailleurs, qui entretiennent cette mode, en répandant à tout propos, à tous les coins de rue, l’idée dont ils ont senti qu’elle aurait du succès. Ils ont, oui, justement, une espèce de flair pour trouver telle phrase à la mode et se l’accaparer avant les autres, de façon à ce que ce soit comme si c’étaient eux-mêmes qui l’avaient lancée. Ces phrases-là, ils en ont surtout une grande réserve pour affirmer leur sympathie la plus profonde envers le genre humain, pour définir ce que peut être la philanthropie la plus juste, en tant qu’elle serait approuvée par la raison, et, finalement, pour critiquer sans fin ni cesse le romantisme, c’est-à-dire, le plus souvent, ce qui est le plus beau et le plus vrai, ce dont le moindre atome est plus précieux que toute leur engeance de limace. Mais, grossièrement, ils ne reconnaissent pas la vérité dans une forme détournée, une forme de passage, encore pas tout à fait prête, et repoussent tout ce qui n’est pas encore mûr, ce qui ne s’est pas établi, la pâte qui lève encore. - Cet homme rassasié a vécu toute sa vie en s’amusant, tout lui est toujours tombé tout rôti dans le bec, il n’a rien eu à faire lui-même, il ne sait pas ce que cela coûte, de faire la moindre chose, et c’est pourquoi malheur à vous si, par quelque aspérité, vous effleurez la graisse de ses sentiments : cela, il ne vous le pardonnera jamais, il s’en souviendra toute sa vie, et prendra sa vengeance sitôt qu’il le pourra. La conclusion de tout cela est que mon héros n’est rien d’autre qu’une baudruche gigantesque, gonflée à bloc, pleine de sentences, de phrases à la mode et de toutes les sortes, de tous les genres de clichés.
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