Littérature et expérience-limite - Daniel Oppenheim
Livre I. Fils et père
1 - Celui qui transmet meurt
William Faulkner, « L’ours », in Descends Moïse
2 - La fascinante folie du père Bruno Schulz, Les Boutiques de cannelle
Livre II. Face à la mort de l’autre
1 - Le tombeau des mots
Samuel Beckett, Mal vu mal dit
2 - Toucher la mort de l’autre Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort
Livre III. Criminelles
1 - Il a tué pour sortir de sa famille
Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco
2 - Le saint assassin
Gustave Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier
3 - Le témoin de l’horreur
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres
Livre IV. Témoins de ce que l’homme fait à l’homme
1 - Retrouver le chemin de ses sources Edmond Jabès, Le Livre des questions
2 - Perdre son humanité pour se déprendre de l’inhumain Lamed Shapiro, « La croix », in Le Royaume juif
Livre V. La mort et l’œuvre
1 - Mortelle fascination de Narcisse
Jean Genet, Le Funambule, L’Atelier de Giacometti
2 - « Ton ciel à la sueur de ton sexe. »
Pierre Guyotat, Coma
Livre VI. Au-delà des limites
1 - L’excès, l’extase
Georges Bataille, Madame Edwarda
2 - La littérature limite
Donatien A. F. de Sade, Les 120 Journées de Sodome
Conclusion : Expérience-limite et transmission
L’expérience-limite est la confrontation aux limites de l’expérience humaine, de ce que le sujet humain peut penser, supporter, accepter. Elle est sa confrontation à l’impossible, « mise en questions, [...] dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être ; un voyage au bout du possible de l’homme », écrit Bataille, définissant l’expérience intérieure. À cet impossible, il ne doit pas se soumettre, mais chercher à en montrer les possibles qu’il contient, malgré toute évidence. Faute de quoi, il risque et de perdre sa dignité d’homme et d’en subir les effets traumatiques. Cet impossible, cette limite, certains les cherchent, d’autres les subissent. Les livres présentés ici en donnent différents exemples. Ces livres ne sont pas les seuls, bien d’autres auraient pu s’y ajoutera par exemple Sous le volcan de Malcom Lowry, La Prisonnière de Marcel Proust, Chien blanc de Romain Gary, L’Enfer de Dante, etc.
La mort y occupe une place privilégiée : celle à venir, et qui parfois est dans une très grande proximité, celle déjà advenue, parfois plusieurs générations auparavant, celle qui est à l’œuvre dans le psychique. Elle est aussi ce qui excède les capacités du sujet à la penser, a la supporter, physiquement ou psychiquement, à l’intégrer dans ses processus psychiques, dans l’histoire de sa vie, dans son sentiment d’identité, dans sa relation aux autres hommes et sa place dans la société.
Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle
Transgression des limites, réification de l’homme « Tout y était gris, comme sur des photographies en noir et blanc [...] en se promenant dans ces rues, on avait réellement l’impression de feuilleter des prospectus insipides [...], » Ce monde uniforme, qui a perdu ses couleurs, où les différences s’annulent et où triomphe l’illusion, est disponible ainsi à toutes les manipulations, toutes les caricatures. Les mannequins, les oiseaux et les autres animaux empaillés y occupent une place centrale, entre humains et objets, vivants et morts, réalité et illusion ; monde déshumanisé qui garde encore le souvenir du temps et du lieu où l’humanité fut vécue. La déshumanisation, la réification de l’homme peuvent être dues à un processus de transformation progressive ( « On aurait dit que des champs entiers de têtes de pavots séchées [...] s’étaient mis en marche - têtes grelots, hommes crécelles. ») ou à des actes humains criminels (« Dans le salon se tenait le père empaillé ; sous la table, l’épouse défunte, tannée, servait de tapis » ) : autre anticipation terrifiante des pratiques des camps d’extermination nazis.
«[...] géométrie du vide [...] construction stérile du néant [...] lumière blafarde et indifférente qui ne produit pas d’ombre et ne met rien en relief. » Monde plat, à deux dimensions, qui a perdu son énergie, sa confiance en lui, son désir de vivre, ses points d’appui sur son passé, qui ne sait de quelle histoire il est issu, de quelles valeurs, de quels repères identitaires il a hérité ; monde vide de projets, de désirs, de solidarité. « [...] un chagrin | indéfini et essentiel, celui d’un orphelin, une incapacité fondamentale à remplir le vide de l’existence [...]. » Ces caractéristiques sont-elles le résultat du processus de déshumanisation, ou en sont-elles une des causes ? Monde soumis au hasard, à l’arbitraire, où l’homme ne peut s’appuyer sur aucun repère sûr, aucune règle, car elles n’existent pas ou peuvent être changées en permanence : « Ni l’arrivée ni le lieu d’arrêt ne sont jamais sûrs [...]. »
Monde où le langage est insuffisant à définir les éléments et les caractéristiques de sa réalité. « Notre langage ne possède pas de mots qui permettent de doser le degré de réalité, d’en définir la densité. » La relation entre langage et totalitarisme (soit pour l’imposer et le maintenir; soit pour lutter contre lui) est maintenant bien connue. Le totalitarisme vide les mots de leur consistance, de leur polysémie, impose des mots slogans, des mots vides, des mots-ordres ; le travail de la description - quitte à inventer des mots nouveaux pour mieux décrire cette réalité nouvelle - et de la création est un élément majeur de la lutte contre lui, contre la soumission à l’horreur, à ses excès, et à ses effets d’inimaginable, d’impensable, de sidération.
Mais l’illusion a aussi des avantages et la lucidité peut être amèrement regrettée. « Nous garderons toujours le regret d’avoir jadis quitté ce magasin de confection équivoque. Jamais plus nous ne pourrons le retrouver. Nous errerons d’une enseigne à l’autre en nous trompant toujours [...] nous aurons des pourparlers confus avec des vendeuses [...] qui ne comprendront rien à nos désirs [...] jusqu’à ce que notre fièvre et notre émoi s’épuisent, usés [...]. »
La relation de l’homme aux objets et aux lieux n’est pas à sens unique, dans la maîtrise et le contrôle, mais s’exerce dans la réciprocité. « L’appartement laissé à l’abandon ne reconnaissait pas en lui son maître, les meubles et les murs le scrutaient avec une désapprobation muette [...] il se sentait comme un intrus au cœur de ce royaume où s’écoulait un temps aussi différent. » L’homme n’a a priori aucune supériorité sur le monde, il a envers lui autant de droits que de devoirs, et doit gagner son respect. C’est ce que montre le père de Bruno dans sa relation aux oiseaux, vivants et empaillés, aux femmes et aux mannequins, aux humains et à Dieu. C’est d’abord par le monde, y compris par ses moindres objets, que le sujet doit se faire accepter.
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