Le miroir de l’âme - Lichtenberg
Les préjugés sont, pour ainsi dire, la ruse instinctive des hommes ; ils résolvent à travers eux bien des choses qu'il leur aurait été difficile de décider par la réflexion, et tout cela sans effort.
[A58]
Notre vie est si parfaitement suspendue entre le plaisir et la douleur que des choses peuvent parfois nous blesser qui servent à notre subsistance, comme un naturel changement d’air et pourtant, nous sommes faits d’une bourrasque. Qui sait si une bonne part de nos plaisirs ne provient point du balancement ? Cette sensibilité est, peut-être, l’une des pièces maîtresses qui font notre avantage sur les bêtes.
[A 64]
Un sentiment exprimé par des mots est souvent comme la musique que je décrirais par des paroles ; les mots ne sont pas assez homogènes aux choses. Le poète, qui veut exciter la compassion, renvoie pourtant encore le lecteur à une description et, à travers elle, à la chose. La peinture d’un beau paysage attire immédiatement, tandis que celui qui est chanté, doit d’abord se peindre dans l’esprit du lecteur. Dans le premier cas, le spectateur n’a rien à ajuster, mais entre aussitôt en possession du paysage, il le fait sien, lui et la jeune fille dépeinte, il s’approprie pêle-mêle les situations et s'unit, par tous les détails, à la chose elle-même.
[A 65]
Les verbes que les gens ont quotidiennement à la bouche sont, dans toutes les langues, les plus irréguliers. Sum, sono, equ, ich bin, je suis, jag är, I am.
[A 73]
Observer d’un angle différent les choses que l'on a tous les jours sous les yeux ou, mieux encore, à travers un verre grossissant, est souvent un moyen d'étudier le monde avec succès. (...)
Si nous pouvions nous exprimer aussi bien que nous ressentons les choses, les orateurs seraient moins opiniâtres et les amoureux moins cruels. (...)
[a 83]
Il tonne, mugit, hurle, susurre, siffle, gronde, bourdonne, vrombit, grogne, résonne, coasse, geint, chante, claque, fracasse, éclate, clique, craque, frappe, grommelle, tape, crie, vagit, beugle, murmure, roule, glougloute, râle, sonne, souffle, ronfle, fouette, blèse, halète, bouillonne, rugit, pleure, sanglote, éclate, bégaye, balbutie, roucoule, expire, tinte, bêle, hennit, grince, racle, bout. Ces mots, et bien d’autres encore, qui expriment des sons, ne sont pas de simples signes, mais une manière de peindre les mots pour l’oreille.
[A 134]
J’ai souventefois médité sur ce qui distingue un grand génie de la commune folie des hommes. Voici quelques-unes de mes observations. L’homme commun se trouve toujours d’accord avec la mode et l’opinion dominante ; il tient l’état dans lequel tout se trouve pour le seul possible, et est passif en toute chose. Jamais il ne songe que, de la forme des meubles jusqu’à la plus subtile hypothèse, tout fut décidé par le Grand Conseil des hommes dont il est membre. Il a de fines semelles à ses souliers, même si les pierres aiguisées offensent son pied, ou bien, selon la mode, déplace les oeillets de ses chaussures jusqu’aux orteils, dût-il pour cela les perdre sur la route. Il ne pense jamais que la forme de la chaussure dépend autant de lui que du sot qui, la première fois, voulut porter une semelle fine sur un infâme pavé.
Le génie songe partout : Cela n’est-il point affecté ? Jamais il ne donne son suffrage sans réflexion. J’ai connu un homme de grand talent dont la philosophie de même que les meubles, se distinguaient par une ordonnance et un aspect pratique particuliers : il n’accueillait rien chez lui dont il ne voyait clairement l'utilité ; il lui était impossible d'acquérir quelque chose pour la seule raison que les autres le possédaient. Il pensait : « On a résolu sans moi que cela devait être ainsi ; peut-être aurait-on décidé différemment si j'y avais été ? » Merci à ces hommes capables encore de secouer la tête devant ce que l’on veut imposer, ce pour quoi notre monde est encore trop jeune. Nous ne pouvons encore être Chinois. Si les nations étaient complètement divisées les unes des autres, alors peut-être parviendraient-elles toutes, bien qu’avec des niveaux différents de perfection, à l’immobilité chinoise.
[C 194]
L’homme ne se compromet jamais sans en attendre quelque chose ; de là vient l’amas de récompenses célestes, les châtiments et autres choses du genre. La philosophie de l’homme du commun est la mère de la nôtre ; notre religion provient peut-être de sa superstition, comme notre médecine de ses remèdes de bonne femme. Il faisait quelque chose sans attendre de récompense et la recevait cependant, dans l’inconscience de l’avoir mérité : quoi de plus naturel que d’établir le lien entre ce service et cette récompense ? Qu’est-ce donc qui pourrait être plus important pour le fondateur de religion, et plus utile pour la société ? Ainsi, l’homme est devenu désintéressé par intérêt personnel, et ce que la Fortune lui eût donné de toute façon, on le lui a compté comme une rémunération qui l’a obligé davantage encore.
[C219]
[...] Nous ne devrions appeler « livres » que ceux qui contiennent quelque chose de nouveau ; les autres ne sont guère que des moyens d’apprendre rapidement ce que les hommes ont fait dans un certain domaine. Découvrir de nouvelles terres et livrer une charte exacte de la découverte : telle est la différence. Que n'a-t-on pas dit à ce sujet ?
[C231]
S’il n'y avait au monde que des patates et des raves, quelqu’un dirait peut-être un jour : « Comme il est triste que les plantes et les arbres soient à l’envers ! »
[C272]
Une règle d’or pour les écrivains, surtout pour ceux qui entendent décrire leurs sensations, est d’éviter de croire qu’en faisant ainsi, on témoigne d’une disposition naturelle particulière. Seulement qu’ils n’en font point une affaire ; il leur semble surtout naïf de faire connaître de telles choses.
[C 324]
L’homme est un animal domestique, c’est pourquoi il est à ce point corrompu.
[C 341]
L’homme peut-il être maître de lui-même ? Dompter les passions. Avant tout, comment se faire force contre la volupté ? Il faut dès le jeune âge avoir l’usance de s’interdire des bagatelles, de crainte que l’on ne s'y complaise. C’est l’une des plus terribles maladies de l’âme que celle qui fait surseoir au devoir. [...]
[D20]
Établir la distinction entre ce que l’on pense et ce que l’on dit. On peut dire sans craindre la bastonnade que la moitié de la population serait bastonnée si, publiquement, elle disait ce qu’elle pense, or l’homme est celui qui pense, non celui qui dit. Deux personnes se faisant leurs compliments se crêperaient la perruque s'ils savaient ce qu’ils pensent vraiment l'un de l'autre
[D 89]
De non jours, nous avons déjà des livres sur d’autres livres et des descriptions de descriptions.
[D204]
(Ne pas oublier le suicide.)
[D 397]
Il y a une grande différence entre croire encore à quelque chose et y croire de nouveau. Croire encore que la lune influence les plantes appartient à la sottise et à la superstition, mais le croire de nouveau démontre de la philosophie et de la réflexion.
[E52]
Une conséquence fâcheuse du trop lire est que la signification des mots se consume et que les pensées ne s’expriment plus que de manière approximative. L’expression ne revêt plus parfaitement la pensée. Est-ce vrai ?
[E276]
11. Si l'on veut savoir ce qu’autrui pense d'une chose nous concernant, il suffit alors de songer à ce que nous penserions nous-mêmes d’autrui dans des circonstances semblables. De cette manière, on ne retient personne moralement meilleurs que nous, ni d’ailleurs plus ingénu. Les autres remarquent plus souvent qu’on ne le croit ces sortes de choses que l’on pense dissimuler avec art. Plus de la moitié de cette observation est vraie, ce qui n’est pas négligeable pour une maxime rédigée par quelqu'un de trente ans, comme je le suis.
[F 14]
30. Ce pour quoi les hommes retiennent si peu ce qu’ils lisent tient au fait qu’ils pensent trop peu par eux-mêmes ; là où un homme sait bien répéter ce qu’un autre a dit, c’est qu’il y a habituellement réfléchi ; mais si sa tête n’est rien d’autre qu’un podomètre, comme le sont beaucoup de têtes, qui font sensation par leur mémoire.
[F 170]
Je ne puis nier que ma méfiance envers le goût de notre époque est peut-être arrivé chez moi à un niveau blâmate. Voir chaque jour des gens appelés "génies" comme on nomme le cloporte "mille-pattes", non point parce qu'il en a autant mais par paresse de compter jusqu'à quatorze, a fait en sorte que ne crois plus rien sans examen
[F 971]
L'intelligence d'un homme se laisse mesurer au soin qu’il prend à réfléchir au futur ou à la fin des choses. Respice finem.
[F 973]
Les yeux d’une femme m’apparaissent une partie essentielle d’elle-même et, tandis que souvent je les observe, il me vient de nombreuses pensées au point que, si je n’étais qu’une tête, les femmes, elles, ne pourraient être que les yeux.
[G016]
On connaît parfois mieux un homme qu’on le peut prétendre ou, au moins, qu’on ne le dit. Les mots, l’adoucissement des joies, les humeurs, l’indolence, le bel esprit, l’intérêt, tout cela conduit à l’imposture.
[G 61]
Il y a vraiment bien des hommes qui ne lisent que pour ne point devoir penser.
[G 82]
Par l’abondance de nos lectures nous nous habituons non seulement à tenir pour vraies des choses qui ne le sont pas, mais nos démonstrations empruntent aussi une forme qui s’appliquent souvent à suivre moins la nature même delà chose que notre dépendance aveugle à la mode. Nous invoquons l’autorité des Anciens là où nous pourrions étayer nos arguments, et avec plus de force, par des exemples contemporains ; on cite aussi souvent des sentences qui ne prouvent rien ou des maximes desquelles on n’apprend rien de nouveau. C’est une difficile tâche que de jeter un regard neuf sur une chose sans le moyen de la mode ou sans égard au système de nos usages. On utilise toujours des réputations là où devrait employer des arguments, on effraie là où l'on devrait enseigner et on invoque la puissance des dieux là où celle des hommes suffirait.
[G 110]
Dans un pays où les amoureux ont les yeux qui brillent dans le noir, il n’est point besoin de lanterne la nuit.
[G J 55]
Ne laisse point tes lectures avoir de l’ascendant sur toi, au contraire domine-les.
[G 210]
Dire beaucoup en peu de mots ne signifie pas écrire d’abord un article et en réduire ensuite les périodes, mais plutôt réfléchir auparavant à ce que l'on veut dire et, à partir de ce qui est réfléchi, le dire d’une manière si excellente que le lecteur éclairé remarque bien ce qui fut élagué ; en fait, cela signifie donner à reconnaître en peu mots l’abondance de réflexion.
[G 215]
On devrait voir surtout dans le roman les erreurs aussi bien que les tromperies de tous les états et de tous les âges de l'humanité. Il faudrait pour cela employer bien de la connaissance de l’homme.
[H 73]
Je et moi - voilà deux objets. Notre fausse philosophie est tout entière englobée dans le langage ; nous ne pouvons point raisonner, pour ainsi dire, sans raisonner faussement. On ne songe pas que le langage, sans égard aux choses, est une philosophie. Quiconque parle allemand est un philosophe populaire et notre philosophie universitaire réside dans des limitations du langage. Toute notre philosophie est une détermination des usages linguistiques, une détermination de la philosophie et, en vérité, de la plus générale. En elle-même, la philosophie commune a l’avantage de posséder des déclinaisons et des conjugaisons. On nous enseigne donc toujours la vraie philosophie avec le langage des fausses. Point ne sert de définir des mots puisque, ce faisant, je ne change pas les pronoms et leurs déclinaisons.
[H J 46]
À cause de notre misérable éducation, où nous devons apprendre à oublier dans la seconde partie de notre vie ce que nous avons appris à savoir dans la première, le simple fait d’écrire exige un effort, si bien qu’on en arrive enfin à croire que tout ce qui exige de l’effort est simple et bon.
[J 163]
En ce monde, on vit mieux en disant la bonne aventure qu’en disant la vérité.
[J787]
Plutôt que le monde se reflète en nous, il vaudrait mieux dire que nous nous reflétons dans le monde. Nous ne pouvons rien que reconnaître l'ordre et le sage gouvernement [du monde, mais cela, bien sûr, est la conséquence de la structure de notre intellect. Il ne s’ensuit cependant point que quelque chose que nous sommes obligés de penser soit nécessairement tel qu’on le pense ; nous n’avons donc aucune conception de la véritable nature du monde extérieur : il l’est par conséquent impossible de démontrer l’existence de Dieu. [...]
[J 1021]
On écrit contre le suicide en avançant des raisons qui sont censées influencer notre esprit à l’instant critique, mais tout cela est un vain ouvrage tant que l’on ne trouve ces raisons en nous-mêmes, c’est-à-dire tant qu’elles ne sont point le fruit ou le résultat de nos connaissances entières et de ce que nous sommes. Ainsi, tout t’appelle à t’efforcer chaque jour d’atteindre la vérité, à apprendre à connaître le monde, à rechercher la compagnie des honnêtes gens de manière que, toujours, tu agisses de la plus profitable manière ; et s’il advenait un jour que tu tinsses le suicide pour une chose avantageuse, que toutes tes raisons ne te fussent point suffisantes pour t’en garder, alors, pour toi aussi, le suicide est permis.
[J 1186]
Lorsque tu lis un livre ou un traité, efforce-toi de ne l'avoir point lu vainement : tires-en toujours quelque chose pour ta réformation, ton enseignement ou l'économie de ta plume.
[J 2070]
Remarques générales
Je remarquai d’abord l’arrivée de la vieillesse par une diminution de la mémoire que j’ai tantôt excusée par un manque d’exercice et plainte ensuite par mon âge avancé. J’ai éprouvé plusieurs fois dans ma vie ces vagues de crainte et d’espoir.
[K24]
L’une des plus grandes et, à la fois, des plus communes erreurs humaines est de croire que les autres ne connaissent pas nos faiblesses, si elles ne furent le sujet de discussions ou de romans. Je crois néanmoins que la plupart des hommes sont mieux connus par autrui qu’ils ne le sont par eux-mêmes. Je sais que des écrivains célèbres qui, au fond, sont des esprits superficiels (une combinaison qui se trouve aisément en Allemagne), malgré toute leur suffisance, sont néanmoins tenus par les meilleures têtes que j’ai interrogées sur le sujet pour des esprits superficiels.
[K 112]
Les livres sont la plus étrange marchandise qui soit au monde : ils sont imprimés par ceux qui ne les comprennent pas, vendus, reliés, critiqués et lus par ceux qui ne les comprennent pas, et même écrits par ceux qui ne les comprennent pas.
[K 172]
Quand on est jeune, on sait à peine de vivre. Le sentiment de la santé s’acquiert par la maladie. Nous ne remarquons que la terre nous attire qu’en sautant en l’air pour heurter ensuite le sol. Mais quand l’âge s’installe, l’état de maladie devient alors une sorte de santé et l’on ne remarque plus que l’on est souffrant. Il n'y a plus que le souvenir du passé pour nous faire noter le changement. C’est pourquoi je crois que les animaux ne vieillissent qu’à nos yeux. Un écureuil qui, le jour de sa mort, mène une vie d’huître, n’est pas plus malheureux que l’huître. Mais l’homme, lui, qui vit en trois lieux, le passé, le présent et l’avenir, peut être malheureux quand l’un de ces trois lieux ne sert plus à rien. Et la religion en a même introduit un quatrième : l’éternité.
[L 483]
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