Relations et solitudes – Schnitzler
Tu peux perdre l'amour d'une femme pour de multiples raisons : par confiance et par méfiance, par indulgence et par tyrannie, par excès et par manque de douceur, pour tout et pour rien.
Tu veux posséder quelqu'un ?— Connais-le.
Il est impossible de rattraper un incident survenu entre deux personnes dès lors qu'il a cessé d'être un secret entre elles deux. Car dès qu'un tiers, dès que d'autres individus non concernés — comme cela ne peut manquer d'advenir — sont mis dans le secret, cet incident qui jusque-là était l'affaire de deux personnes seulement, commence une nouvelle existence dans des consciences étrangères ; il revêt une nouvelle forme, prend un nouveau sens, pour se prolonger et se répercuter finalement de façon mystérieuse chez les deux personnes entre lesquelles il est survenu.
Le regret est rarement autre chose que la conscience d'avoir dû payer un prix trop élevé pour un gain quelconque. Le pardon, rien d'autre, dans la plupart des cas, que la piètre tentative de recréer un état antérieur plus commode ou plus agréable, quitte à faire fi de l'équité, de l'honneur ou de la considération pour soi-même. Les deux donc, le regret comme le pardon, ne sont jamais que des faux-semblants ; — soit une façon inconsciente de se leurrer, soit une duplicité consciente du sentiment.
L'âme de beaucoup d'individus semble composée d'éléments épars et pour ainsi dire flottants, qui ne se regroupent jamais autour d'un centre et, partant, ne sont pas non plus en mesure de former une unité. L'individu ainsi privé de noyau poursuit sa vie dans une terrible solitude dont il ne prend pourtant jamais pleinement conscience. La grande majorité des individus est en ce sens privée de noyau, mais ce n'est que chez les individus remarquables et importants que l'on est frappé par cette absence, observée du reste essentiellement chez ceux qui ont un talent de recréation, surtout chez les acteurs géniaux et plus particulièrement les actrices.
Tes pires ennemis ne sont pas du tout ceux qui ont un point de vue différent du tien, ce sont au contraire ceux qui ont le même mais qui, pour divers motifs, par prudence, par désir d'avoir raison, par lâcheté, sont retenus d'y adhérer.
Ils sont peu nombreux ceux qui, confrontés au sentiment de culpabilité que leur a laissé une friponnerie commise, renoncent à se venger de leur victime par une nouvelle friponnerie, laquelle les pousse à une troisième et ainsi de suite. En conséquence, mesure combien de rancoeur a du s'accumuler chez un individu qui te hait et qui n'a même pas encore trouvé l'occasion de commettre la première.
Tu t'imagines avoir transformé un individu par tes talents d'éducateur, et pourtant tu n’as réussi la plupart du temps qu'à en faire un histrion, un hypocrite ou un lâche.
La falsification du sentiment en état d'âme; que nous appelons sentimentalité ressort d'une, progression en trois étapes : dans un premier temps, le sentiment s'affadit par une conscience trop claire de lui-même ; dans un deuxième temps, il est troublé par l'incapacité de cacher ce savoir ; dans un troisième temps, fier de cette incapacité, il s'en trouve de surcroît dégradé, — ce par quoi il a définitivement perdu le droit de s'appeler sentiment.
Si tu protèges avec trop de dévotion le jardin secret de ton âme, il peut facilement se mettre à fleurir de façon trop luxuriante, à déborder au-delà de l'espace qui lui était imparti et même à prendre peu à peu possession dans ton âme de domaines qui n'étaient pas destinés à rester secrets. Et il est possible que toute ton âme finisse par devenir un jardin bien clos, et qu'au milieu de toutes ses fleurs et ses parfums elle succombe à sa solitude.
Il y a plusieurs sortes de solitudes, plus pures, plus douloureuses, plus profondes que celles que l'on a coutume de qualifier ainsi. Ne t'est-il encore jamais arrivé, au milieu d’une nombreuse société, d’avoir l’impression, juste après t'être encore senti très bien et très à l’aise, que toutes les personnes présentes étaient des fantômes et que tu étais le seul personnage vraiment réel parmi eux ? Ou n'as-tu jamais pris conscience, en plein milieu d'une conversation très stimulante avec un ami, que toutes vos paroles étaient absurdes et qu'il n'y avait aucun espoir de vous comprendre jamais ? Ou bien encore, alors que tu goûtais la félicité dans les bras de ta bien-aimée, n'as- tu jamais brusquement ressenti de façon indéfectible que son front abritait des pensées dont tu ne soupçonnais rien ? Il y a dans tout cela une solitude bien pire que l'état que nous avons coutume d'appeler ainsi : lorsque nous sommes seuls avec nous-mêmes. Car, comparé à toutes ces autres véritables solitudes marquées par l'angoisse, le danger et le désespoir, cet état est si béatement innocent que nous devrions plutôt considérer ce tête-à-tête avec nous-même comme la forme de compagnie la plus douce et la plus commode qui soit.
Souvent nous croyons haïr un individu et nous ne haïssons pourtant que l'idée qu'il incarne. Et si nous rencontrons ce personnage en chair et en os qui, à distance, nous apparaissait insupportable et même dangereux, nous nous rendons compte tout d'un coup qu'il s’agit seulement d'une pauvre créature condamnée de par sa naissance au péché, à la souffrance et à la mort ; et notre haine se tourne en émotion, en pitié et peut-être même en amour.
Lorsque tu te sens enclin à la réconciliation, demande-toi avant toute autre chose ce qui te rend si clément : mauvaise mémoire, facilité; ou lâcheté ?
Il n'est pas rare que des pièces de théâtre soient mal jouées en public, non par manque de répétitions mais au contraire parce qu'il y en a eu trop. C'est ainsi qu'il existe aussi des connaisseurs trop avertis du genre humain qui, justement parce qu'ils ont acquis trop d'expérience, finissent toujours par être les dindons.
Lorsque tu te crois en danger de perdre pied à cause d'un individu, ne lui en impute pas immédiatement la faute, mais demande-toi d'abord depuis combien de temps déjà tu es à la recherche d'un tel individu.
Pour la plupart des gens, le bénéfice d'une bonne action est moins l'occasion de montrer leur reconnaissance que de prouver qu'ils ne se laissent pas acheter. Non seulement cela leur coûte beaucoup moins cher d'un point de vue moral, mais en plus cela rehausse alors parfois tellement l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes qu'ils ne tardent pas à se croire supérieurs à leur bienfaiteur.
Il nous arrive bien souvent de décevoir sans que nous y soyons pour quelque chose ; — il suffit que des personnes nous ayant surestimés ou simplement appréciés notre juste mérite, s éloignent de nous à mesure qu'elles évoluent ou bien nous dépassent, ou s'imaginent simplement le faire. Mais pour ce qui est de nous c'est une chose qu'il faut toujours recommencer, chaque jour — à la force du poignet et à la sueur de son front.
Nous sommes dans tous les cas condamnés à utiliser ceux qui nous entourent ; non seulement pour des motifs soi-disant égoïstes mais pour une raison plus profonde : pour accomplir le destin auquel nous portent nos prédispositions. Nous prenons malgré nous nos distances par rapport aux individus que nous ne pouvons utiliser à cette fin et c'est avec une acuité inconsciente que nous sélectionnons dans la multitude des gens qui croisent notre chemin, ceux qui. justement par leur nature, sont faits pour nous faire découvrir la nôtre, la développer et accomplir ainsi notre destin.
Tout comprendre c'est tout pardonner ; — ce serait une pensée et une parole très nobles. Dommage seulement que dans quatre-vingt- dix-neuf pour cent des cas le pardon ait pour motif la facilité et une fois sur cent seulement la bonté ; et que dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas la bonté n’ait pas son origine dans les richesses du coeur mais bien plutôt dans des carences du discernement.
Les rapports humains tombés dans la disette, tout particulièrement les rapports amoureux, ont parfois, comme ces nobles tombés dans la misère, leur fierté ridicule ou même touchante que nous devons respecter dans tous les cas et surtout ne pas blesser par une commisération ostentatoire.
Tromper pour un motif précis c'est être déjà presque fidèle.
Tu as compris ? Tu as pardonné ? Tu as oublié ? Quelle méprise ! Tu as simplement cessé d'aimer.
Une femme est toujours capable de remplacer par de la méchanceté ce qui peut lui manquer de courage pour se suicider.
Ce n'est pas l'excès de confiance mais le manque d'imagination qui fait que l'homme a tant de mal à croire à l'infidélité d'une personne aimée.
Pas de relation érotique sans la possibilité pour les amants de toujours sentir lu vérité et de toujours croire chaque mensonge.
Il n'y a aucune amante avec qui tu peux te croire si intime que tu puisses te permettre de lui avouer les mouvements les plus secrets de ton coeur.
Tu ne pourras juger correctement de celle que tu aimes que lorsque tu seras en mesure de t'imaginer dans la peau de celui qui viendra prendre ta place.
Si une personne que tu aimes encore perd progressivement à tes yeux tous les sortilèges du sexe, tu pourras parfois assister à ce nouveau miracle de voir devant toi l'enfant qu'elle était avant d'être la femme que tu enlaces, et tu l'aimeras mieux qu'avant.
Quel homme a le plus de raisons d'être jaloux : celui à qui sa femme avoue qu'elle aimerait bien appartenir à un autre ou celui dont la femme se retrouve sans le savoir sous l'emprise d’un autre ?
Tout peut être séduction : l'indifférence, la passion, l'invective même autant que la flatterie, car la séduction n'a jamais été autre chose que l'envie d’être séduit.
Ce qui nous rebute si souvent chez un certain nombre de femmes c’est de penser à l'homme qui les désire.
Laisser une personne dans la solitude ou dans l'isolement après s'être détourné d'elle, c'est l'affaire de notre coeur. En nous séparant, nous devons au moins lui laisser la possibilité de se lier à d'autres personnes, de trouver une consolation en leur compagnie - même si c'est aux dépens de la bonne opinion que celle personne a eue de nous ou du sentiment qu'elle a nourri pour nous.
Ne pas avoir d'occasion de mentir est loin de signifier que l'on est sincère.
Prête l'oreille aux calomnies, tu apprendras la vérité sur toi-même.
L'aspiration la plus douloureuse : celle qui te pousse vers une personne s'imaginant t'appartenir pleinement et dont tu sens pourtant bien que tu ne la possèdes pas pleinement ; et le deuil le plus douloureux : celui d'une personne qui, vivant toujours dans ton entourage, est depuis longtemps morte pour toi, sans qu'elle le sache.
Les relations de toute nature entre les hommes sont soumises à la loi du dépérissement tout comme l'individu. Mais ces relations une fois mortes sont rarement enterrées à temps et elles pourrissent à l'air libre, voilà surtout ce qui remplit l'atmosphère de la société et même du monde d'un parfum si âcre.
N'y a-t-il pas des hommes fort raisonnables qui se retirent délibérément dans la solitude inextricable de la folie pour rompre tous les ponts entre eux et les hommes ?
La faculté de se laisser corrompre au sens le plus large du terme est une particularité du genre humain en général ; plus même, les relations entre les hommes ne sont possibles que parce que nous sommes tous corruptibles à un degré ou à un autre. Chaque fois que nous relevons de l'amour, de la bienveillance, de la sympathie, voire simplement de la politesse, nous sommes au fond déjà corrompus, et notre jugement n'est par conséquent jamais vraiment objectif ; et il l'est d'autant moins que nous nous efforçons de rester incorruptibles.
La corruptibilité est loin de se limiter à la stricte relation de personne à personne, une œuvre, une action, un geste peut nous flatter en confirmant notre amour-propre, nos opinions ou notre impression sur le monde.
Ce n'est que lorsque nous utilisons sciemment la corruptibilité des autres à notre avantage personnel ou au détriment d'un tiers, qu'elle est un mal, mais la faute en incombe alors plus à nous-même qu'à celui dont la corruptibilité nous profite.
Il y a plus douloureux que de ne jamais pouvoir entendre la vérité, c'est de ne jamais pouvoir l'exprimer, même avec la meilleure volonté du monde. Car quoi que nous disions, l'autre n'entend pas la vérité que nous voulons lui transmettre. Ce qui sort de nos lèvres et ce qui passe dans l'âme de l'autre, ce sont toujours deux choses différentes. Dès l'instant suivant, ce n'est plus pareil : cela dépend de tant de choses qui n'avaient plus rien à voir avec ta vérité et ta volonté de vérité : cela dépend de ce que l'autre voulait entendre, de sa situation par rapport à toi, etc...
Et la vérité pour elle-même n’a aucune valeur, comme une pièce de monnaie dans un pays où elle n'a pas cours.
La haine, l'envie, le désir de vengeance lient souvent bien mieux deux individus l'un à l'autre que ne peuvent le faire l'amour ou l'amitié. Car la communauté d'intérêts intérieurs ou extérieurs et la joie que l'on éprouve à cette communauté — où est souvent déterminée l'essence des relations positives entre les individus : amour et amitié — est toujours relative et en aucun cas un état d'âme permanent ; mais les relations négatives, elles, sont la plupart du temps absolues et constantes. La haine, l'envie et le désir de vengeance ont, pourrait-on dire, le sommeil plus léger que l'amour. Le moindre souffle les réveille tandis que l'amour et l'amitié continuent tranquillement de dormir, même sous le tonnerre et les éclairs.
On a beau mépriser les hommes, il est difficile de vivre sans les autres.
Garde-toi des mauvaises fréquentations, mais n'oublie pas que si tu choisis la solitude, ce ne sera pas toujours la meilleure.
Nos paroles tournent autour de nos idées parce que nous ne sommes pas capables d'exprimer pleinement une pensée par des mots, sinon la bonne intelligence — du moins entre gens intelligents - serait établie depuis longtemps. Mais nos pensées tournent aussi autour de nos paroles, et c'est bien ce qui est grave. Si nous avions la force ou le courage ou la possibilité de penser totalement hors des mots, nous serions plus avancés que nous ne le sommes maintenant.
Y a-t-il une oreille assez fine pour entendre le soupir des roses qui se fanent ?
Tu rattraperas plus vite l'oiseau en plein vol que l'amour qui fuit.
Plus la façon dont un parti politique arrive au pouvoir est décisive, plus l'idée sous la bannière de laquelle il a obtenu la victoire s’estompe lamentablement, el c'est en héritiers légitimes que se présentent les bâtards dégénérés de cette idée : les dogmes.
Pour appartenir à un parti, il est indispensable d'avoir une certaine dose de naïveté. Les gens raisonnables qui tentent de soutenir le point de vue de leur parti jusque dans ses ultimes conséquences donnent toujours l'impression de ne plus avoir les idées claires ou d'être devenus malhonnêtes.
L'important ce n'est pas la conviction mais la conception. Les gens à convictions furent toujours ceux qui ont allumé les bûchers pour les gens ayant des conceptions.
Il est difficile de déterminer à quel moment la bêtise a pris le masque de la friponnerie et la friponnerie celui de la bêtise. C'est pourquoi il sera toujours difficile de porter un jugement juste sur les hommes politiques.
Il y a trois sortes d'hommes politiques: ceux qui troublent l'eau ; ceux qui pêchent en eau trouble ; et ceux — les plus doués — qui troublent l'eau pour pêcher en eau trouble.
C'est toujours la politique qui déterminera l’atmosphère d'un pays, et non la science ou l'art. Car la politique est un élément continu, elle est constamment au-dessus de nos têtes, pareille à l'horizon où passent les nuages, elle est là, que nous voulions en prendre conscience ou non, tout comme le climat est toujours là, même si nous n'avons pas particulièrement froid ou que nous ne sentons pas l'arrivée d'un orage.
C'est à ce genre de stérilité que sont généralement condamnées, tout comme les discussions politiques, celles qui portent sur la religion, car la religion est tantôt synonyme de dogmes, tantôt de rituel, tantôt de position personnelle de l'individu sur des questions dites éternelles, l'infini et l'éternité, problèmes du libre arbitre et de la responsabilité ou, comme on dit aussi : Dieu.
S'il te prend l'idée de dire du mal d'une catégorie sociale, ce seront toujours ses pires représentants qui se sentiront visés et qui, pour n'en rien laisser paraître, chercheront à te faire accuser de calomnie par d'autres que tu n'avais jamais eu l'intention d'atteindre.
Les courants hostiles d'une minorité se développent toujours lorsqu’une majorité sent qu'à cause de la supériorité intellectuelle de cette minorité elle risque de perdre les privilèges dus exclusivement à sa supériorité numérique.
Des époques où la vérité peut non seulement devenir dangereuse pour ceux qui la disent mais aussi pour ceux qui l'entendent, sont foncièrement malsaines.
Eriger en vertu un sentiment de solidarité entre les hommes — tel fut le coup de génie d'un individu puissant qui avait besoin d'une garde.
On n'a jamais vraiment fait la guerre pour une idée ; qu'elle soit nationale ou religieuse (La preuve ne nous en est pas seulement donc donnée par cette guerre). Mais les idées sont toujours mises en avant, brandies comme des bannières, des étendards de l'âme pour ainsi dire. On peut naturellement ériger en idée n'importe quelle formule creuse. C'est l'une des principales taches de l'homme politique qui rétablit aussi l'équilibre en faisant de chaque idée une formule vide.
Les raisons de tout ce qui arrive sont solidement enracinées dans la nature humaine. Ce que l'on prend généralement pour des causes sont presque toujours des prétextes dont on tire parti.
Aussi longtemps qu'il y aura un homme à tirer profit de la guerre et à avoir suffisamment de pouvoir et d'influence pour déchaîner cette guerre, il sera vain de lutter contre la guerre.
Je n'aime pas non plus l'humanité tout entière ; seulement quelques individus isolés.
Je ne me sens pas solidaire de quelqu'un parce qu'il appartient par hasard à la même nation, au même groupe social, à la même race, à la même famille que moi. C'est mon affaire de savoir avec qui je souhaite me sentir des affinités ; je ne reconnais sur ce point aucune obligation de naissance. J'ai des concitoyens dans chaque nation, des camarades dans chaque groupe social et des frères qui n'ont aucune idée de mon existence.
La profonde immoralité de l'Etat vient surtout du fait que non seulement il autorise, encourage mais aussi, selon les circonstances, contraint ses fonctionnaires et ses employés à donner libre cours aux particularités innées qui sont le lot de l'humanité en général — insouciance, méfiance, vanité du pouvoir, envie, désir de vengeance — sans les punir et souvent même avec une perspective de récompense. Telle est l'attitude de l’Etat, il va même jusqu'à ériger en dogme l’idée que le fonctionnaire est dans tous les cas l'homme le plus honnête qui soit et que, par rapport au citoyen, il est plus juste cl plus grand ; et le moindre doute sur son incorruptibilité, sur son sens de la justice, son absence d'envie constitue déjà une offense exigeant châtiment. Et l'Etat a justement besoin de ces qualités générales néfastes pour pouvoir asseoir son pouvoir.
C'est dans la nature des révolutions d'être mal comprises par les pédants, mal utilisées par les méchants et acceptées comme un destin par les masses.
Il n'y a pas pire gaspillage d'esprit et de coeur que de chercher à convaincre des adversaires qui ne se soucient pas le moins du monde d'être d'accord avec eux-mêmes.
Pressentir qu'il y a un dieu n’est qu'une preuve insuffisante de son existence. Il y en a une plus radicale : être capable de douter de lui.
Tous les hommes sur terre sont conscients de l'infini et de l'éternité. La seule différence , entre eux, c'est de savoir à quel point cette conscience ébranle chaque individu pris isolément. L'un croit à un dieu personnel au-dessus des choses et des hommes, l'autre croit en son propre vouloir comme en son dieu, les uns sont humbles, les autres se révoltent, et tous, quel que soit le comportement individuel de chacun, — tous sont des croyants.
Toute spéculation, peut-être même toute façon de philosopher n'est qu'une manière de penser en spirale ; nous nous élevons certes, mais nous n'avançons pas. Et nous restons toujours aussi éloignés du centre du monde.
Si tu t'avances jusqu'à l'autel de la vérité, tu trouveras beaucoup de monde agenouillé devant. Mais sur le chemin qui y mène tu auras toujours été seul.
Tu t'engages sur un chemin que tu as l'habitude d'emprunter régulièrement.
Ton assassin qui te hait depuis longtemps te guette et te tue. On dit alors que cet événement est dû à la nécessité.
Tu t'engages sur un chemin que tu n'as encore jamais emprunté jusqu'alors. Pas loin d'ici, quelqu'un guette un autre individu qu'il veut assassiner ; il te confond avec ce dernier et te tue. On parle alors de hasard.
La nécessité peut être encore accentuée dans une certaine mesure par l'intention ou la bravade : on parle alors de provocation du destin.
Le hasard peut prendre des formes encore plus étranges : tu t'engages par exemple sur un chemin situé tout à fait à l'opposé de ta direction habituelle, tu tombes sur un fou qui aussi été conduit à ta rencontre par un curieux enchaînement des faits et il te tue.
Et c'est précisément là où le hasard apparaît totalement absurde, où des milliers de hasard étranges furent nécessaires pour provoquer un événement totalement inattendu, que l'on a de nouveau l'impression d'avoir affaire à une intervention du destin.
En toute logique donc, le hasard et le destin ne sont jamais des contraires mais bien une seule et même chose, et d'autant plus incontestablement identiques que l'on considère un événement avec plus de hauteur.
Chaque instant de la vie est en soi si étrange qu'il serait absolument impossible à supporter si nous étions en mesure de ressentir cette étrangeté dans le présent avec autant d'acuité qu'elle nous apparaît généralement dans le souvenir et dans l'attente.
Ce qu'il y a de divin, d'insaisissable et qu'il n'est pourtant pas possible de récuser à l'inverse de tant d'autres phénomènes soi-disant divins — réalités en dépit de leur contenu apparemment irréel — c'est la musique, les mathématiques, la conscience.
La première — beauté devant laquelle abdique toute explication.
La seconde — norme a priori située en dehors de toute expérience, pont vers l'infini.
La troisième — sentiment absolument sûr que nous agissons ou n'agissons pas dans la justice, même dans des cas où il ne ressort ni bénéfice ni dommage pour nous ou bien pour d'autres. Sentiment donc de lu justice et de l'injustice en soi.
Dieu est-il le rêve de l'humanité ? Ce serait trop beau. L’humanité est-elle le rêve de serait abominable.
Lorsque tu te trouves au pied d'un important massif montagneux, tu es loin d'en connaître toute la diversité, tu n'as aucune idée des hauteurs qui se dressent derrière son sommet ou derrière ce qui te semble être le sommet, tu ne soupçonnes ni la traîtrise des abîmes, ni les vires commodes cachées entre les rochers. C'est seulement si tu montes et poursuis ton chemin que se dévoilent peu à peu à tes yeux les secrets de la montagne, certains que tu soupçonnais, d'autres qui te surprennent, les j uns essentiels, d'autres insignifiants, tout ceci toujours et uniquement en fonction de la direction que tu as prise ; et jamais ils ne se dévoileront tous à toi.
La peur des responsabilités est presque plus grande que la peur de la mort, seulement on en prend plus rarement conscience.
Faire comme si l'on croyait au mensonge dû menteur : ça aussi c’est un mensonge, et souvent le plus lamentable de tous.
Le jugement que portent la plupart des hommes sur les autres, même sur ceux qui leur sont très proches, est si peu fondé qu’ils non même pas besoin de changer leurs opinions ou de renier leur conviction pour trahir jusqu'à leur plus fidèle ami.
Tu peux empêcher un homme de voler, mais pas d'être un voleur.
La connaissance de soi-même n'est presque jamais le premier pas vers une amélioration mais souvent le dernier avant la contemplation narcissique.
Certains événements psychiques se passent presque entièrement dans l'inconscient ; de temps à autre seulement, pareils à des plongeurs évoluant sous l'eau, ils montent à la surface, jettent un regard étonné autour d'eux à la lumière de la conscience, puis plongent à nouveau et disparaissent pour toujours.
Certains vivent comme on vide une coupe de champagne ; d'autres comme on mange de la soupe — une cuiller après l'autre, indifférents ; mais beaucoup doivent chercher leur peu de vie comme des gouttes d'eau sur la terre sale : toujours courbés, toujours assoiffés.
Il est impossible de se réjouir vraiment d’une vérité, si nous sentons que celui qui l'exprime ne l'aurait peut-être pas dite s’il avait considéré comme plus avantageux pour lui de la taire.
Ce que nous appelons honnêteté sans réserve ni condition correspond généralement soit à la forme la plus perfide, soit à la forme la plus naïve du mensonge.
Connaître les hommes c’est encore peu de chose, l’essentiel est de plonger le regard dans les relations humaines. Celles-ci aussi pratiquent l'hypocrisie, la dissimulation, et se ferment jusqu'à devenir impénétrables. Et même l'individu pris isolément, tu ne le connaîtras pleinement que lorsque tu seras en mesure de le voir dans ses diverses relations.
Si un certain nombre d'individus nous apparaissent aussi contradictoires, c'est que nous oublions, partiellement ou totalement, dans la façon que nous avons de les considérer et de les juger, la part de comédie qui n'existe pas seulement chez ceux qui passent pour des comédiens, des menteurs, des poseurs, etc..., mais aussi en chaque individu, bien qu'en moindre proportion.
Il y a pour ainsi dire une composante physiologique issue de l'élément mensonge même dans l'individu le plus intègre, ne serait-ce que dans le besoin de se faire valoir ou de jouer. Même la manie du mensonge est plus courante qu'on ne le croit. Tout le monde connaît ces situations où des gens tout à fuit sensés nous servent un mensonge bien qu'ils sachent que personne ne pourra l'avaler.
Chaque façon de mentir n'est pas non plus nécessairement une façon d'abuser l'autre. Ce peut être de l'affectation, une pose prise et même de la politesse.
Le désir ardent rend les choses et les gens irréels. C'est pourquoi tout ce qui est atteint est si différent de ce qui est ardemment désiré. Ni pire ni meilleur, mais différent. Mais même avec ce qui est atteint, on entretient souvent une relation de désir, non pas qu'on ne l'ait pas complètement atteint, mais parce qu’on l’a atteint autrement.
Toute tentative pour concrétiser une idée jusque dans ses ultimes conséquences est une preuve qu’on ne l’a pas entièrement comprise soi-même.
La haine du grand pour le petit est le dégoût ; la haine du petit pour le grand, l'envie.
Mais que voulons-nous vouloir ?
Il n'y a que ce que nous sommes obligés de vouloir que nous voulons vraiment. Et s'agit-il encore d'un vouloir, n'est-ce pas déjà un devoir ?
Une des caractéristiques de notre époque, c'est cette tendance à brouiller les rares frontières que nous pouvons tracer avec certitude (pour autant que la certitude existe dans les choses humaines).
Les frontières entre conscient et inconscient, responsabilité et irresponsabilité sont du même ordre, mais encore plus difficiles à tracer. Et dans ce domaine, le besoin de brouiller les frontières est, hélas, beaucoup plus grand. Au lieu de nous donner du mal, nous nous laissons aller, nous contentant d'épiphénomènes.
L'écrivain est libre d'aimer plus ardemment la liberté que le héros qu'il façonne. Mais malheur à lui si une seule goutte de ce trop-plein d'amour particulier déborde sur les paroles de son héros.
Il est tellement facile d'écrire ses souvenirs quand on a une mauvaise mémoire.
Dans le tragique, l'esprit humain, aussi loin qu'il descende, finit toujours par toucher le fond, dans l'humour jamais.
Qui a de l'humour a déjà presque du génie. Celui qui n’est que spirituel n'a généralement même pas d'esprit
La profondeur d'une pensée n'est pas une qualité en soi. Une pensée nous apparaît profonde lorsqu'elle est claire, forte et vraie, chaque fois donc qu'elle est nimbée du souffle de l'événement vécu grâce auquel elle existe. Mais il arrive parfois que la profondeur d’une pensée ne se révèle que par l’art de la forme et, bien plus souvent encore, qu'elle ne soit qu'un miroir aux alouettes.
Qui ressent de la déception ou de la surprise devant la personnalité d'un artiste a mal compris ses œuvres.
Jouer avec les reflets de l'existence et s'y complaire, c'est ce qui fait l’homme de lettres. Mais le poète est celui pour qui l'existence se mire une deuxième fois dans ces reflets.
Chez celui qui crée par imitation et s'attache en tout cas à l'effet de l'instant, cet élément de nécessité intérieure peut être aussi remplacé par un autre : la routine, l'ambition, le désir de faire de l'effet.
Il est tout à fait possible de considérer l'art comme le résultat d'une névrose de peur, au sens où il est issu du désir d’échapper à la peur de l'éphémère. L'art veut conserver, ce n'est qu'ensuite qu'il veut former.
L’un cherche le salut dans des formes, l'autre dans le jeu.
Il y a peu d’individus à qui il est donné de contempler une œuvre d’art en spectateur tranquille ; mais c’est à peine s’il y en aura un à être capable ou à avoir la volonté, tandis qu’il laisse l’œuvre le pénétrer, à l’écoute de ses impressions ou des paroles d’un autre, de rester simple observateur. Sans qu’il n’y prenne garde, il devient critique en cherchant à montrer sa force de jugement, à exercer son humour, à prendre la mesure de sa propre personne.
Le naïf le fait d’abord, c’est vrai, sans la moindre intention malveillante ; mais même chez lui, les propriétés naturelles à l’individu ne tardent pas à faire valoir leurs droits - : vanité et pédanterie, désir d’être supérieur à ses propres yeux et aux yeux des autres, - si bien qu’il sera bien vite prêt à déceler les faiblesses d’une œuvre plutôt qu’à en accepter les côtés positifs.
Et nous volons faire grief à celui justement qui a fait de la critique son métier ?
La première question du critique devrait être : Œuvre, qu’as-tu à me dire ? mais en général ceci ne l’intéresse guère. Son premier mouvement est bien plutôt de dire : maintenant, œuvre, fais attention à ce que je vais te dire !
Combien de fois il arrive – et ce n’est pas nécessairement par malveillance - , que le critique projette dans l’œuvre d’un auteur son idée fixe, sans plus alors être capable d’y voir autre chose que cette idée qui l’obsède […].
Le critique idéal, c'est celui qui a d'abord la capacité de pénétrer si complètement dans une œuvre que la valeur aussi bien de l'ensemble que des détails lui apparoir avec une complète clarté, celui qui est ensuite capable de trouver les mots servant exactement son dessein et qui ne se laisse entraver pur aucun obstacle pour exprimer son point de vue en toute liberté et toute indépendance. Il y a peu de chance pour que l'on rencontre ce critique idéal ; c'est trop lui demander.
Même l’atmosphère dans laquelle nous vivons a partie liée avec les prémisses de la critique et donc avec la falsification.
Défection, infidélité, manque de discernement, lâcheté, même de la part des amis.
Aussi longtemps que le silence étouffant délibérément des qualités ne sera pas considéré comme une falsification et un mensonge au même titre que la façon délibérée de mettre en exergue des défauts totalement inexistants, la situation de la critique sera bien triste.
Vouloir frapper de stérilité une époque tout entière parce qu'on s'est rendu compte qu'on n'était soi-même capable d'aucune production créatrice, telle est la logique du critique.
Surtout pas un mot, cher auteur — pas de réponse ! La seule que tu puisses opposer à toutes les attaques, tu l'as déjà donnée : — ton œuvre. Si elle dure, tu as eu raison.
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