La solitude est sainte – Hazlitt
L’âme d’un voyage, c'est la liberté, la liberté idéale : penser, ressentir et faire ce qui vous plaît. Nous partons surtout en voyage pour nous affranchir de toutes nos entraves et de tous nos soucis ; pour prendre congé de nous-mêmes bien plus que pour nous débarrasser des autres. C'est parce que je veux bien m'accorder un peu de répit pour méditer sur des questions sans importance, où la contemplation.
Rien, ou presque, ne témoigne davantage de la myopie ou des caprices de l’imagination que le voyage. En changeant d’endroit, nous changeons d’idées ; et même d’opinions et de sentiments. Nous parvenons en effet, en faisant un effort, à nous transporter vers des scènes anciennes et depuis longtemps oubliées, et voilà que se ranime l’image de notre esprit ; mais nous oublions celles que nous venons de quitter.
Ce que j'entends par « vivre à part soi » c'est vivre dans le monde sans dépendre du monde : c’est comme si personne ne savait qu’un tel individu existe, et que l'on souhaite que personne ne le sache ; c’est être un spectateur silencieux du formidable théâtre qui s'offre à vous, et non un objet d’attention et de curiosité ; c'est s’intéresser profondément et passionnément à ce qui se passe dans le monde, mais sans éprouver la moindre envie de s’y faire accepter ou de s’y mêler. C’est une vie telle qu’on s’attendrait à voir mener par un esprit pur, et un intérêt tel qu'il pourrait en porter aux affaires des hommes, calme, réfléchi, passif, distant, touché de compassion par leurs peines, souriant sans amertume à leurs sottises, partageant leurs affections, mais sans être dérangé par leurs passions, ni rechercher leur attention, ni leur venir une seule fois à l’esprit. Celui qui vit sagement à part soi et selon son cœur observe l’agitation du monde par les interstices de sa retraite et ne veut pas se mêler à la cohue. « Il entend le tumulte et ne bouge pas. » Il est incapable d’y remédier, ni disposé à le contrecarrer. Il voit assez de choses qui l’intéressent dans l’univers sans se mettre en avant pour tenter d’attirer comme il le peut les yeux de l’univers sur sa personne. Vaine tentative!
Il prend plaisir à regarder la gravure d’un vieux tableau dans la pièce où il se trouve sans se soucier pour autant de le copier.
Je vivais dans un monde de contemplation, et non d’action.
Cette sorte d’existence rêveuse est la meilleure. Celui qui y renonce pour se mettre en quête de choses concrètes troque en général sa tranquillité contre des déceptions sans cesse renouvelées et de vains regrets. Son temps, ses réflexions et ses sentiments ne lui appartiennent plus. À partir de ce moment-là, il n’examine plus les objets de la nature tels qu’ils sont en tant que tels, mais les regarde du coin de l’œil pour voir s’il ne peut en faire les instruments de son ambition, de son intérêt ou de son plaisir ; si sincère, honnête et manifeste que soit la modestie de son caractère, ses opinions deviennent louches, sinistres et doubles ; il ne s’intéresse plus aux grands changements du monde que dans la mesure où il prend misérablement part à leur mise en œuvre : au lieu d’ouvrir ses sens, son intelligence et son cœur à l’étoffe resplendissante de l’univers, il tient un miroir déformant devant son visage, où il peut admirer sa propre personne et ses prétentions, et se contente de jeter des coups d’œil obliques pour voir si d’autres ne sont pas aussi en train de l’admirer.
Assez ! mon âme, détourne-toi du public, et laisse-moi tenter de recouvrer l’obscurité et la paix que j’aime, « loin de la lutte causant la folie », dans quelque coin isolé qui m’appartienne ou en quelque contrée éloignée! Dans ce dernier cas, j’emporterais peut-être avec moi, en guise de consolation, ce passage des Réflexions sur l'exil de Bolingbroke, où il décrit sous des couleurs flamboyantes les ressources qu’un homme peut toujours trouver en lui-même, et dont le monde ne peut le priver :
Shakespeare, Henry VI, 3e partie, II, 5 (trad. François-Victor Hugo, 1863).
Et combien d’années peut vivre un mortel :
Ce calcul achevé, je ferais la distribution de mon temps ;
Tant d’heures pour veiller à mon troupeau.
Tant d'heures pour prendre mon repos,
Tant d’heures pour méditer,
Tant d’heures pour me détendre ;
Tant de jours que mes brebis sont pleines,
Tant de semaines avant que les pauvres bêtes mettent bas,
Tant de mois avant que je tonde leurs toisons : C’est ainsi que les minutes, les heures, les semaines, les mois et les ans Employés dans un but prédestiné,
Conduiraient mes cheveux blancs à un paisible tombeau1.
La connaissance du monde vous prive de la liberté et de la simplicité de penser aussi efficacement que l'imitation de son exemple. Le naturel et la naïveté de nos premières années nous rendent accessibles à toutes les impressions, quelles qu elles soient, parce que notre esprit n’est pas obstrué ni préoccupé par d’autres objets. Nos plaisirs et nos peines arrivent seuls, se font mutuellement de la place, et le ressort de l’esprit est neuf et intact, son aspect lumineux et sans tache.
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