Une philosophie de la solitude – Powys
Mettez entre les mains d’un habitant harassé d’une mégalopole d’aujourd’hui les grandes perspectives, lumineuses et aériennes, des calmes pensées d’Emerson, cueillies en plein air au gré de ses escapades à dos de cheval à travers un continent vierge ou en sillonnant les bois de pins résineux, gonflés d’air pur, de sa Nouvelle-Angleterre natale, et il vous paraîtra douteux que l’esprit puisse être nourri par cette fontaine limpide de douceur et de force, ou quelque bonheur y être puisé pour les nerfs à vif.
Qui plus est, nous en venons tellement, dans la grande cité moderne, à nous cogner la tête contre les murs, nous sommes si assourdis par le tumulte, si saoulés de sa sexualité éhontée et de son alcool meurtrier, la confusion grégaire empêtre tellement nos nerfs dans ses scories, que la seule chose qui puisse vraiment nous aider serait une philosophie bien plus précise et radicale que celle fournie par ces éloquents écrivains; une philosophie réelle, forte, redoutable, sans rhétorique, une philosophie de l’introspection, de l’introspection métaphysique, qui se confronte au socle de granité de la situation ultime, dans sa réalité brute et nue.
“Manuel de contemplation dans la difficulté”. Ainsi, pour atteindre mon but, ma métaphysique devra être aussi primitive et concrète que possible, et, autant que faire se peut, éviter l’abstraction et la logique. Les grands métaphysiciens sont non seulement trop abstraits et techniques pour profiter aux esprits simples, mais aussi trop moralistes, trop tendus vers un idéal, ils ont le cœur trop pur.
quelque aspect particulier de l’art de demeurer dans la Solitude au milieu de la Foule
Lao-Tseu enseigne qu’il faut cultiver l’art de réduire à sa limite extrême l’affirmation de soi. Il insiste qu’il nous faut désapprendre notre superficielle habileté et non seulement cesser de rivaliser avec les autres, mais épouser leur mouvement et les pénétrer, les traverser, perdre notre identité en leur présence, délibérément perdre tout signe distinctif, toute importance, devenir insignifiant - accomplissant de la sorte la plus magique des magies.
Laissez votre esprit découvrir sa joie dans la pure simplicité. Fondez-vous avec l’éther primitif dans une oisive indifférence; permettez à toute chose de suivre son cours naturel; et n’admettez aucune considération personnelle ou égoïste: faites cela, et le monde sera gouverné.” Inlassablement, Kouang nous enseigne à quel point la stupide contemplation dépasse tout raisonnement énergique ou intelligent. “Quand l’eau est calme elle est un parfait Niveau et le plus grand architecte y emprunte sa règle. Telle est la clarté de l’eau calme, et combien plus grande est celle de l’Esprit humain !
“Tous les hommes se tiennent à distance de la vérité... et se vouent à l’avarice et à la soif de popularité... mais moi, me dérobant à la satiété générale qui va de pair avec l’envie, et dans l’horreur que je nourris à l’égard de toute splendeur, je ne saurais venir en Perse, car je me contente de peu, quand ce peu est conforme à ce que je veux.”
Il n’y a pas de poésie qui plus que celle de Wordsworth nécessite qu’on l’expurge de toutes les scories indignes du génie humain; mais lorsqu’on s’y emploie, et que l’ennuyeuse, conventionnelle et moralisatrice “piété” de l’auteur a été évacuée, dans le reste de l’œuvre peut être constitué un parfait bréviaire des heures libres de ce type d’homme que j’ai choisi dans ce livre d’appeler “élémentaliste”.
Sa pensée philosophique, dans le meilleur de son expression, suit la pente de ses impulsions instinctives et caractérielles; et celles-ci le conduisent à la découverte de ce qu’il appelle “le langage des sens”, l’extase ultime de la vie contemplative.
Lorsque sa poésie est le plus magique et le plus inspirée, on le trouve évoquant quelque figure humaine solitaire dont le contour se dessine dans un splendide isolement contre ces éléments mystérieux.
Elles sont ces “rêveries” mêmes que Rousseau prisait tant, quoiqu’il se sentît gêné d’avouer son plaisir et qu’il invitât ses lecteurs à l’indulgence à l’égard de ce qu’il appelait une “délicieuse folie”.
Kouang-Iseu, la capacité de préserver un détachement ironique à l’égard de toute vanité personnelle, de tout orgueil social, de toute prétention à la supériorité morale, tandis que nous apprenons des arbres inutiles, des personnes simples, des présages fortuits de la voie, l’art protéen de garder notre identité tout en la perdant; d’Héraclite, à maintenir le feu de notre être dans un combatif état de tension entre les opposés, et à mépriser les idoles du marché ; d’Epictète, à simplifier à l’extrême notre vie, et à garder une humeur égale ; de Marc Aurèle, à pénétrer jusqu’au fond de notre âme la plus profonde et à penser incessamment à l’annihilation de tout en nous-mêmes qui n’est pas “Dieu”; de Rousseau, à établir comme la principale illusion de notre vie la possibilité de s’abandonner à la volupté d’une communication sensuelle avec la Nature ; et enfin, de Wordsworth, à nous isoler, dans l’austérité et dans la rigueur, de la frivolité et de la trivialité de la société, et à nous consacrer à l’établissement d’une relation mystique avec les éléments primordiaux, jusqu’à ce que nous rentrions en communication avec un Mystère “qui nous dérange par la joie des pensées élevées... par le sublime sentiment de Quelque chose de beaucoup plus profondément confondu...”.
Et quoi qu’il puisse advenir à notre corps, ce soi ou cet ego, conscience en nous du “je suis je”, est absolument solitaire. Il est solitaire depuis le premier instant de sa perception du monde jusqu’à son dernier instant au seuil de ce qui pourrait bien être son extinction finale.
Le grégarisme absurde, incontrôlé de tant d’êtres humains qui se singent réciproquement, réduisent leurs différences, s’admirent, se désirent, s’envient, rivalisent, se tourmentent les uns les autres, est l’expression d’un effort qui vise à se soustraire à cette solitude essentielle du soi.
La capacité que nous avons d’augmenter encore l’isolement de notre âme par un effort de la volonté est trop aisément oubliée de la plupart des êtres humains. Mais notre conscience n’est pas simplement un phénomène erratique dans un vide.
Les mots ne sont rien. Les expériences de la vie sont ce qui importe : et l’unité de cet esprit conscient, qui est en même temps centre et circonférence de notre être.
Il y a un art intellectuel réservé au petit nombre - et cet art est trop souvent obscur, abstrus - et il y a un art populaire, si on le peut encore nommer art, qui ravit la multitude. Il ne reste qu’un ou deux génies dont l’œuvre frappe l’imagination de l’humanité tout entière.
Le mode de penser et de sentir que nous avons défendu sous le nom d’“élémentalisme” est quelque chose qui nous conduit à éprouver vague après vague la récurrence du bonheur.
L’isolement du moi nous donne l’habitude de contempler à chaque moment le vaste mouvement du monde planétaire. Il nous rend capables de sentir le vent surgi de l’espace extérieur souffler par la surface de la terre en même temps que nous accompagnons sa chevauchée par l’éther éternel.
Il y a maint penseur contemporain qui souligne la dépendance de l’individu à l’égard de la société. C’est au contraire le seul acte de cultiver la solitude intérieure, au milieu de vies encombrées, qui rend supportable la société. Ces moi isolés ne peuvent se reconnaître, qui vont et viennent parmi les autres.
L’art de vivre consiste en la création d’un soi original et unique; et c’est chose que le plus simple des esprits est capable d’accomplir.
Dans notre création délibérée, constante d’un moi solitaire, il y a deux aspects bien distincts qu’il faut privilégier et maintenir à travers toutes les vicissitudes.
Le premier consiste en un noyau de conscience net, dur, résistant.
L’humilité de la foule est turbulente, pateline, pharisaïque. Mais l’âme qui s’est recréée dans la solitude a acquis de l’humilité de l’herbe, des rochers, du vent. Tout ce qui vit lui apparaît saint; et elle comprend, ce que lui enseignent les innombrables voix de la nature, qu’il existe une manière d’égalité ultime entre tout ce qui respire.
Les intellectuels peuvent se trouver contraints de renoncer à leur solitude, poussés par l’amour ou le désir - il s’agit là d’un tout autre problème et, si on les soumet à une analyse sérieuse, on découvre que l’amour et le désir sont essentiellement solitaires – mais ils n’abandonneront jamais leur solitude pour le simple plaisir grégaire de se sentir environnés de chaleur et de gaieté, d’amitié ou de rancune.
Une vie solitaire bien ordonnée, qu’elle soit vécue parmi la société ou à l’écart de la société est une très difficile et très délicate œuvre d’art.
La routine y joue le rôle essentiel. Hommes et femmes qui négligent la routine sont ou bien malades ou bien fous. Sans la routine, tout est perdu. De même que sans quelque forme de rythme il n’existe rien en poésie. Car la routine est l’art de copier l’art de la Nature. Dans la Nature, tout est routine. Les saisons se suivent selon un ordre sacré; la graine mûrit, la feuille s’épand, la floraison et le fruit s’ensuivent, et leur chute enfin.
Routine est le rythme de l’univers. Par routine mûrissent les moissons, par routine affluent et refluent les marées, par routine marchent les constellations, selon leur course sublime par le ciel. Le sentiment de la routine est le sentiment du mystère de la création. Dans les plus profonds abîmes de la vie, elle règne. Belles et tragiques en sont la systole et la diastole. Sans routine, il ne peut y avoir de bonheur; car il ne peut y avoir de patience, d’attente, de sécurité, de paix, de neuf, de vieux, de passé, de futur; de mémoire et d’espoir.
Il est exorbitant de songer à la durée de l’existence de l’humanité et au peu de contrôle qu’elle parvient - que nous parvenons à exercer sur nos pensées. Contrôler ses pensées: voilà l’acte le plus important; infiniment plus important que d’exercer un contrôle sur ses enfants ou sur sa nourriture et sur sa boisson ou sur son mari ou sur sa femme ou sur ses affaires ou sur son travail ou sur sa réputation. Qui est capable de contrôler ses pensées occupe la position clé dans le Cosmos. Il a le fin mot, le mot de passe caché. Dans les profondeurs de la mer, il peut plonger et mettre au jour perles et corail et or enfoui. Sur les landes sauvages, il peut suivre le vent jusqu’à se sentir accrocher de ses doigts recourbés le bord de l’horizon.
Nous approchons ici le fondement de cet élémentalisme planétaire. Libérés de la tyrannie des pensées torturantes, il nous est loisible de goûter, sans détours, le sentiment de ce que je nomme le “songe-de-soi”. Il réside, ce songe, dans la manière secrète, dramatique, qu’une personne a de se considérer, et qui l’engage à se percevoir soi-même sous l’espèce d’un individu exceptionnel, unique, remarquable, passionnant. Tout le monde nourrit semblable illusion; et c’est quelque chose de beaucoup plus ancré que la simple vanité, la simple suffisance.
Le “je suis je” le plus intime est cette chose-en-soi; et c’est lui qui génère le soi éthérique, dont l’ombre constitue le songe-de-soi.
L’esprit qui parvient à se dégager des préoccupations humaines n’est pas un esprit qui trahit son humanité; mais un esprit qui rassemble en lui-même la continuité historique des générations ; qui connaît les souffrances de Job, la joie d’Homère, l’expérience de Sophocle, le sentiment de Goethe.
Je déploie mon esprit jusqu’à ces murs, cette fenêtre, ce carré de bleu, de jaune, de ténèbre qui est la fenêtre en cet endroit. Ces substances inanimées, cet espace inanimé, cet air, cette lumière, cette ténèbre sont mon univers, le monde où je - moi vivant - me suis trouvé projeté par une inscrutable fatalité.
La nécessité nous entraîne au cœur de notre labeur quotidien. Il nous faut vivre. Et pour vivre, travailler. Les qualités qu’exige le travail : endurance, patience, industrie, énergie avec, en plus, une certaine dose de talent, sont les mêmes pour tous, hommes ou femmes. Nul n’a besoin de Platon pour gagner sa vie. Nul n’a besoin d’Epictète, ou de Jésus, pour lui faciliter l’acquisition de l’énergie, de la concentration, du savoir-faire dans le labeur quotidien.
Une autre voie - pour beaucoup plus facile - consiste à choisir pour “fragment de matière” rien de moins que tout l’air qui vous entoure, avec ses ombres et ses lumières, ses contours et ses couleurs, ses objets animés et inanimés, le ciel qui le surplombe, ses perspectives végétales ou rocheuses, son premier plan et son arrière-plan.
Dans cet espace qui vous entoure, vous qui êtes assis, debout, couché selon la nécessité du moment, vous projetez votre esprit; et l’esprit de ce que vous contemplez - car chaque chose qui existe a son esprit - vient pénétrer à son tour votre mental; jusqu’à ce qu’entre votre mental et ce morceau cubique du cosmos vient à s’établir une étrange et rythmique harmonie, qui apaise les sens et libère l’âme en faisant naître un sentiment pour lequel le langage humain n’a pas aujourd’hui de nom.
Une des causes principales du malheur en ce monde est que notre esprit ne cesse d’être préoccupé par sa relation avec d’autres esprits humains. Libérez-vous de cette préoccupation; préparez la plus amicale et la plus aimable retraite que vous puissiez dans la solitude; et, dans l’espace de quelques instants, votre nature se sera si profondément immergée dans les fraîches eaux de l’existence primordiale que vous vous sentirez capable de retourner à la troublante arène de l’humanité avec une force inviolable et secrète.
À présent que vous avez fait le vide dans votre mental - que vous l’avez vidé, tout au moins, de ses inquiétudes - il reste à vous rendre vous-même aussi poreux, réceptif, et soumis que possible à la magie de la scène qui se présente à vos yeux. Je dis “magie” avec une connotation technique bien précise; et non pour le plaisir d’entendre résonner cet excellent mot. Car tout l’art de cette conjuration spirituelle dépend de l’aspect, de l’élément, de la qualité que, dans la scène qui se montre à vous, vous avez choisis comme objet de concentration. Il ne sert à rien de considérer votre fragment de Nature avec l’œil du forestier ou du jardinier, du paysan ou du savant. Il faut s’en approcher, s’il est permis d’aventurer de pareilles comparaisons, avec l’inhumanité du fétichiste, ou l’idolâtrie d’un amant pourtant absorbé en lui-même.
Il est nécessaire de conserver présent à l’esprit l’espoir du ravissement, de l’extase; mais pour dire le vrai, s’il n’y avait rien à gagner, dans cet intense travail de concentration et de contemplation, en dehors de ces transports suprêmes, peu d’âmes se persuaderaient d’entreprendre une quête si hasardeuse. Car, comme le dit justement Wordsworth, le monde s’est à ce point appesanti sur la plupart d’entre nous que ces extases ultimes, ces “chutes hors de nous-mêmes” et ces “évanouissements” ne sont à la portée que du très petit nombre.
L’art consiste à étreindre l’univers élémentaire qui accompagne notre existence, et qu’en règle générale nous avons la stupidité de considérer comme acquis.
Ce qui compte, c’est l’éternel décor de notre vie; non les objets de notre insatiable recherche sur la scène où elle se joue. C’est dans la scène elle-même que réside l’ultime secret! L’expérience montre invariablement que les hommes et les femmes les plus heureux sont ceux pour qui le simple spectacle - sans y intervenir le moins du monde - est absolument suffisant.
Oui, soyez aussi insensible et apoétique que vous voudrez; n’en reste pas moins la nécessité originaire, dure, inhumaine, rude, formidable - pas le moins du monde “artistique” ou sentimentale - de fixer le regard sur le soleil, la lune, la terre, le ciel, la mer, et de laisser notre nature s’harmoniser à ces puissances solennelles.
Il y a, comme je l’ai indiqué, beaucoup de mesures, de niveaux, de gradations dans cette extase préméditée.
Une “extase”, au sens propre, est un état où l’on se trouve, comme on dit, “hors de soi-même”. Mais un tel ravissement, un semblable délire, un pareil oubli de soi ne forment que l’un des aspects de l’austère contemplation à laquelle je songe.
Comme nous fixons notre esprit sur cette embrasure de porte, ou cette fenêtre particuliers, ou que nous levons les yeux de ce tas de pierres pour accrocher du regard la haie mouillée de pluie, nous découvrons soudain que ces remembrances dont notre esprit est traversé sont en quelque sens bizarres, sacrées.
Comme si ces images-souvenirs qui nous parviennent flottantes étaient autant d’“intimations à l’immortalité”, témoignant de quelque bizarre et belle fatalité parmi les événements fortuits de notre existence ; fatalité que nous n’avons pas le moins du monde perçue en son temps, mais dont la signification s’approfondit à présent jusqu’à l’ineffable, sous l’empire de notre présente disposition.
Et ce malheur est plus proche de nous, plus aigu, pressant, plus intime, important que toute autre chose excepté nourriture et sommeil.
Quelles en sont les causes? En premier lieu l’ambition et le goût de la compétition! Nous supputons l’estime ou l’absence d’estime où nous tient autrui.
L’Elémentalisme est une philosophie qui sert de substitut à la Religion; car il y a assez de mystère dans l’Inanimé pour satisfaire ce besoin. Et précisément parce qu’il possède la même gravité que la Religion, nous ne devons pas nous étonner de ce qu’il apparaisse à des esprits intelligents et “mondains” comme quelque chose d’éminemment ridicule. Mais sa gravité participe aussi de l’intensité particulière de l’Appétence; et c’est pourquoi, comme l’Appétence, il peut aisément paraître si ridicule à des esprits sobres et pratiques.
“Pourquoi m’aimez-vous?” est une question souvent échangée parmi les amoureux fervents. “
Ce qui est signifié, c’est que l’ego solitaire et séparé, au moment ou il découvre son “alter ego”, existe dans son individualité essentielle indépendamment de l’ère humaine, et même de l’espèce humaine où le hasard l’a précipité.
Que faire de mieux, jeune homme, jeune fille, pour l’humanité d’aujourd’hui? Simplifier votre vie individuelle, jusqu’à ce qu’elle devienne un microscopique épitome de ce très ancien Age d’or ! Simplifier vos désirs jusqu’à ce que vous éprouviez une extase sacramentelle à chaque sensation physique que vous expérimentez. Simplifiez vos exigences à l’égard d’autrui de manière à jouir de vos amours sans leur imposer toutes ces récriminations larmoyantes, plaintives, exaspérantes. Ce n’est pas seulement votre propre bonheur qui vous sera donné par cette attitude solitaire, stoïque, détachée, à l’égard de ceux qui vous importent tant.
Mais que ce soit ou non nous-mêmes, qui l’avons créée, cette âme, ou que nous parvenions ou non à la créer un jour, le fait demeure que nous avons en nous-mêmes le sentiment d’un “je suis je” qui peut gouverner le corps, et sur la base de ce sentiment s’est constitué le mode de vie que nous avons ici isolé sous le nom d’“élémentalisme”.
Il y a en réalité trois phases à cette abyssale lutte du soi avec le Non-soi.
La première est idéaliste: il s’agit de surimposer au monde que nous connaissons un ordre de réalité plus belle, plaisante, pure, indulgente, douce. Cette vision des choses a tendance à s’écrouler quand le doute horrible nous assaille à propos de la question d’un “autre” monde.
La seconde phase est illustrée par la volonté nietzschéenne de se contraindre à accepter dans sa totalité, voire à “aimer” (ou tout au moins à faire le geste d’“aimer”) le monde tel que nous le connaissons.
La troisième phase semble être celle où nous sommes engagés à tâtons; nommément elle consiste à combattre pour échapper aux sollicitations immédiates de la vie, non dans l’espoir de découvrir à l’arrière-plan un monde plus doux et plus aimable, mais avec le calme, austère et exultant espoir (espoir qui est celui de la Matière même) de voir disparaître le présent Théâtre d’Ombres absorbé dans un ordre de choses si absolument impensable que les mots tels que “plus doux”, “plus aimable”, “plus beau” ne signifient plus rien à son propos.
Détournez-vous donc un instant des visages de votre usine ; détournez-vous des visages rencontrés dans les boutiques, au théâtre, au cinéma ; détournez-vous de tous les visages du monde et, comme vous fermez les yeux sur l’humanité (pendant un instant, juste un instant), ressuscitez la vision des horizons désolés, enveloppés de brumes grises et cernés de hauts rochers. Ressuscitez en votre mémoire cet aspect indescriptible, infini, mais pourtant monumental, que revêt le ciel nocturne quand vous voyez cette pâle rivière éternelle, la voie lactée, couler à travers le zénith.
Avec notre malice, nos mensonges, notre révolte contre la vie, pressons-nous contre ces seuils, ces barrières, ces sublimes arrière-plans de notre endurance.
Ecoutons ces eaux sombres, ces golfes de lumière, et notons ce que nous éprouvons.
Souffrance, angoisse, détresse s’arrachent de nous comme une peau déchirée et sanglante. Nous sommes en vie, et pourtant au bord de quelque chose d’autre que la vie. Conscients, et pourtant au bord d’autre chose que la conscience. Il ne nous importe plus que dans notre vie mortelle nous n’ayons laissé aucune trace parmi les hommes; que nous périssions inconnus, ignorés, comme nous avons vécu. Il ne nous importe plus de n’être qu’une conscience solitaire parmi des millions de consciences mortes, vivantes, inengendrées.
Fermez ce livre et reposez votre âme sur la pluie qui bat votre fenêtre. Vous êtes entouré de murs; mais il y a de la pluie dans le vent qui voyage; pluie qui vous fait concevoir des pierres moussues, du gazon noir, aveugle, de vastes cercles d’horizons détrempés.
Vous avez tort, Lucrèce, toute religion qui a jamais élevé le cœur de l’homme est véridique, là où la vérité seule importe.
Favete linguis ! Abandonnez-vous à la pluie et au vent et à la nuit; car la substance de la Matière est le souffle inspiré d’un mot qui peut tout changer.
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