dimanche 26 juillet 2020

Michel Tournier – Vendredi ou les limbes du pacifique


Michel Tournier – Vendredi ou les limbes du pacifique

Ch3
La solitude n’est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.

Ch6
Cette espèce d’ahurissement dans lequel nous nous réveillons chaque matin. Rien ne confirme mieux que le sommeil est une expérience authentique et comme la répétition générale de la mort. De tout ce qui peut arriver au dormeur, l’éveil est certainement ce à quoi il s’attend le moins, ce à quoi il est le moins préparé. Aucun cauchemar ne le choque comme ce brusque passage à la lumière, à une autre lumière. Nul doute que pour tout dormeur, son sommeil est définitif. L’âme quitte son corps à tire-d’aile, sans se retourner, sans esprit de retour. Elle a tout oublié, tout rejeté au néant, quand soudain une force brutale l’oblige à revenir en arrière, à réendosser sa vieille enveloppe corporelle, ses habitudes, son habitus.
Ainsi donc tout à l’heure, je vais m’allonger et me laisser glisser dans les ténèbres pour toujours. Étrange aliénation. Le dormeur est un aliéné qui se croit mort.


Les plus sagaces des hommes devinent – plutôt qu’ils n’aperçoivent clairement – cette relation. La situation sans exemple où je me trouve me la fait apparaître lumineusement – que dis-je ! me force à la vivre de tous les pores de ma peau. Privé de femme, je suis réduit à des amours immédiates. Frustré du détour fécond qui emprunte les voies féminines, je me retrouve sans délai dans cette terre qui sera aussi mon dernier séjour. Qu’ai-je fait dans la combe rose ? J’ai creusé ma tombe avec mon sexe et je suis mort, de cette mort passagère qui a nom volupté. Je note également que j’ai franchi ainsi une nouvelle étape dans la métamorphose qui m’emporte. Car il m’a fallu des années pour en arriver là. Quand j’ai été jeté sur ces bords, je sortais des moules de la société. Le mécanisme qui détourne la vocation naturellement géotropique du sexe pour l’engager dans le circuit utérin était en place dans mon ventre. C’était la femme ou rien. Mais peu à peu la solitude m’a simplifié. Le détour n’avait plus d’objet, le mécanisme est tombé en floche. Pour la première fois dans la combe rose, mon sexe a retrouvé son élément originel, la terre. Et en même temps que je faisais ce nouveau progrès de déshumanisation, mon alter ego accomplissait avec la création d’une rizière l’œuvre humaine la plus ambitieuse de son règne sur Speranza.
Toute cette histoire serait passionnante si je n’en étais pas le seul protagoniste et si je ne l’écrivais pas avec mon sang et mes larmes.

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