Michel Tournier –
Vendredi ou les limbes du pacifique
Ch3
La solitude n’est pas une
situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit sur moi
lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier
jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires :
l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée.
J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je
poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis
l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive.
Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit.
Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait
seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible
fascination le processus de déshumanisation dont je
sens en moi l’inexorable travail.
Ch6
Cette espèce
d’ahurissement dans lequel nous nous réveillons chaque matin. Rien ne confirme
mieux que le sommeil est une expérience authentique et comme la répétition
générale de la mort. De tout ce qui peut arriver au dormeur, l’éveil est
certainement ce à quoi il s’attend le moins, ce à quoi il est le moins préparé.
Aucun cauchemar ne le choque comme ce brusque passage à la lumière, à une autre
lumière. Nul doute que pour tout dormeur, son sommeil est définitif. L’âme
quitte son corps à tire-d’aile, sans se retourner, sans esprit de retour. Elle
a tout oublié, tout rejeté au néant, quand soudain une force brutale l’oblige à
revenir en arrière, à réendosser sa vieille enveloppe corporelle, ses
habitudes, son habitus.
Ainsi donc
tout à l’heure, je vais m’allonger et me laisser glisser dans les ténèbres pour
toujours. Étrange aliénation. Le dormeur est un aliéné qui se croit mort.
Les plus
sagaces des hommes devinent – plutôt qu’ils n’aperçoivent clairement – cette
relation. La situation sans exemple où je me trouve me la fait apparaître
lumineusement – que dis-je ! me force à la vivre de tous les pores de ma
peau. Privé de femme, je suis réduit à des amours immédiates. Frustré du détour
fécond qui emprunte les voies féminines, je me retrouve sans délai dans cette
terre qui sera aussi mon dernier séjour. Qu’ai-je fait dans la combe
rose ? J’ai creusé ma tombe avec mon sexe et je suis mort, de cette mort
passagère qui a nom volupté. Je note également que j’ai franchi ainsi une
nouvelle étape dans la métamorphose qui m’emporte. Car il m’a fallu des années
pour en arriver là. Quand j’ai été jeté sur ces bords, je sortais des moules de
la société. Le mécanisme qui détourne la vocation naturellement géotropique du
sexe pour l’engager dans le circuit utérin était en place dans mon ventre.
C’était la femme ou rien. Mais peu à peu la solitude m’a simplifié. Le détour
n’avait plus d’objet, le mécanisme est tombé en floche. Pour la première fois
dans la combe rose, mon sexe a retrouvé son élément originel, la terre. Et en
même temps que je faisais ce nouveau progrès de déshumanisation, mon alter ego
accomplissait avec la création d’une rizière l’œuvre humaine la plus ambitieuse
de son règne sur Speranza.
Toute cette
histoire serait passionnante si je n’en étais pas le seul protagoniste et si je
ne l’écrivais pas avec mon sang et mes larmes.
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