dimanche 26 juillet 2020

Le Joueur – Dostoievski


Le Joueur – Dostoievski

II
Quoi qu’il en soit, j’avais décidé de commencer par observer et de ne rien entreprendre de sérieux le premier soir. Le premier soir, s’il arrivait quelque chose, cela n’arriverait que sans faire exprès, et juste un peu — voilà ce que j’avais décidé. De plus, il fallait que j’étudie le jeu lui-même ; parce que, malgré les mille descriptions de la roulette que j’avais toujours lues avec avidité, je ne comprenais rien de rien à son mécanisme jusqu’au moment où je l’ai vu de mes propres yeux.
D’abord, tout m’a paru sale — une sorte de saleté, d’abjection morales. Je ne parle pas du tout de ces visages avides et inquiets qui se massent par dizaines, sinon par centaines, autour des tables de jeu. Je ne vois résolument rien de sale dans le désir de gagner le plus et le plus vite ; j’ai toujours cru très bête l’idée de ce moraliste repu et nanti qui répondait, lorsque quelqu’un disait qu’il ne “jouait que des petites sommes” : “C’est pire, c’est une cupidité mesquine.” Bien sûr : cupidité mesquine et grande cupidité, cela n’a rien à voir. Affaire de proportion. Ce qui est mesquin pour Rothschild est énorme pour moi, et, pour le gain et la conquête, ce n’est pas qu’à la roulette, c’est partout que les hommes n’ont jamais fait qu’une chose — se prendre et se gagner ce qu’ils pouvaient les uns aux autres. Le gain et le profit sont-ils abjects en eux-mêmes — c’est une autre question. Ce n’est pas d’elle que je m’occuperai. Mais comme j’étais moi-même, et au plus haut degré, possédé par le désir du gain, c’est toute cette cupidité, toute cette abjection de la cupidité, si vous voulez, qui, au moment où j’ai pénétré dans la salle, m’est apparue plus à ma main, plus familière. C’est tellement mieux, quand on ne fait pas de manières l’un devant l’autre, quand on agit au grand jour, en évidence. Et puis, à quoi sert de se mentir à soi-même ? Ce serait le plus stupide, le plus absurde. Ce qui paraissait le plus laid, au premier abord, dans cette racaille de la roulette, c’était le respect pour cette occupation, le sérieux et même la vénération avec lesquels les gens se massaient autour des tables. Voilà pourquoi on fait ici une grande distinction entre un jeu qu’on appelle mauvais genre et un jeu qui est permis à un honnête homme. Il existe deux jeux, l’un, celui des gentlemen, l’autre celui de la plèbe, le jeu cupide, le jeu de la racaille. Ici, cette distinction est rigide, mais c’est bien elle, cette distinction, qui est abjecte, quand on y pense !


IV
VLà, j’aurais dû me retirer mais j’ai éprouvé une sensation bizarre qui naissait en moi, quelque chose comme un défi au destin, une espèce de désir de lui faire la nique, de lui tirer la langue. J’ai misé la plus grosse somme autorisée, quatre mille gouldens, et j’ai perdu. Puis je me suis échauffé, j’ai sorti tout ce qui me restait, je l’ai mis à la même place, et j’ai perdu une fois encore, après quoi je me suis écarté de la table, complètement hébété. Je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait et je n’ai pu annoncer ma débâcle à Polina Alexandrovna que juste avant le dîner. Jusque-là, j’avais erré dans le parc.


V
— Vous disiez que, pour vous, l’esclavage était une jouissance. C’est ce que je pensais moi-même.
— C’est ce que vous pensiez, m’écriai-je en proie à une espèce de jouissance bizarre. Ah, que cette naïveté est bonne, venant de vous ! Eh bien, oui, venant de vous, pour moi, l’esclavage, c’est une jouissance ! Oui, il existe une jouissance dans le dernier degré de l’humiliation, de l’anéantissement ! criai-je, poursuivant mon délire. Je n’en sais rien, peut-être, il y en a une aussi dans le fouet, quand il vous claque sur le dos, qu’il vous déchire les chairs… Mais il y a peut-être d’autres plaisirs que je voudrais connaître. Tout à l’heure, à table, le général me faisait la morale, devant vous, pour sept cents roubles l’an — et encore, je pourrais bien ne jamais les toucher. Le marquis des Grieux hausse les sourcils, me regarde et ne me voit même pas. Et si, peut-être, moi, votre marquis des Grieux, j’avais une envie folle de le tirer par le bout du nez, devant vous ?
— Discours de blanc-bec. On peut être digne dans toutes les situations. S’il y a une lutte, elle élève, elle n’humilie pas.
— La belle sentence ! Vous supposerez seulement, peut-être, que je ne sais pas garder ma dignité. C’est-à-dire que, peut-être, je suis un homme digne, mais je ne sais pas garder ma dignité. Vous comprenez que c’est possible ? Mais tous les Russes sont comme moi, et vous savez pourquoi : parce que les Russes ont des dons trop puissants, trop variés pour trouver une forme qui leur corresponde. Tout est question de forme. Nous autres Russes, pour la plupart, nous sommes tellement doués qu’il faut être des génies pour leur donner une forme décente, à tous ces dons. Et ce génie, le plus souvent, il manque, parce que le génie est une chose rare. Il n’y a que chez les Français, et sans doute chez quelques autres Européens, que s’est élaborée cette forme qui fait qu’on peut garder un air de dignité rigide tout en étant un homme indigne. C’est pour cela que, chez eux, la forme est tellement importante. Le Français supportera une offense, une offense réelle, au cœur, mais pour rien au monde il ne supportera une chiquenaude sous le nez, parce que cette chiquenaude est le déni d’une forme de bienséance établie, élaborée depuis des siècles. C’est pour cela que nos demoiselles sont si sensibles aux Français, parce qu’ils ont une belle forme. Moi, remarquez, je n’y vois aucune forme, je n’y vois rien qu’un coq, le coq gaulois. Mais je suis incapable de comprendre ça, je ne suis pas une femme. Ils sont peut-être très bien, les coqs. Mais voilà que je dis n’importe quoi, et vous, vous ne m’arrêtez pas. Arrêtez-moi plus souvent : quand je vous parle, j’ai envie de tout vous dire, tout, tout, tout. Je perds toutes les formes. Je vous accorderai même que non seulement je n’ai aucune forme, je n’ai aucune qualité. Voilà une chose que je vous déclare. Même, toutes les qualités, je m’en fiche. Maintenant, tout s’est figé en moi. Et vous savez pourquoi. Il ne me reste pas une pensée humaine dans la tête. Il y a longtemps que je ne sais plus ce qui se passe dans le monde, ni en Russie, ni là. Tenez, je suis passé par Dresde, je ne sais même pas ce que c’est, Dresde. Vous savez bien ce qui m’a englouti. Et comme je n’ai aucun espoir, et que je suis un zéro à vos yeux, je vous le dis en face : partout, je ne vois que vous, le reste m’est indifférent. Pourquoi et comment je vous aime — je n’en sais rien. Vous savez que, peut-être, vous n’êtes pas belle du tout ? Figurez-vous que je ne sais même pas si vous êtes belle, même de visage. Votre cœur, je parie, il ne doit pas être très beau ; votre esprit — pas très honnête ; oui, oui, c’est bien possible.



L’homme, par nature, est un despote, il aime être un bourreau. Vous aimez ça terriblement.
Je me souviens qu’elle me jeta un coup d’œil qui trahissait une attention soudain particulière. Sans doute mon visage exprimait-il à ce moment mes sensations incohérentes et absurdes. Je me souviens maintenant que notre conservation s’est vraiment déroulée telle que je la décris là, et presque mot pour mot. Mes yeux s’étaient injectés de sang. De l’écume apparaissait aux commissures de mes lèvres. Et pour le Schlangenberg, je le jure sur mon honneur, même aujourd’hui : si seulement elle m’avait donné cet ordre, de me jeter dans le vide, je l’aurais fait ! Si elle avait dit quoi que ce fût, ne fût-ce qu’en plaisantant, ou bien avec mépris, ou comme en me crachant dessus — j’aurais sauté tout de suite !


VII
Des Grieux était comme tous les Français, c’est-à-dire aimable et gai, quand il le fallait et que cela lui servait à quelque chose, et incroyablement ennuyeux quand il n’y avait plus besoin d’être aimable et gai. Il est rare qu’un Français soit aimable de nature ; il est toujours aimable comme sur ordre, par calcul. Si, par exemple, il estime nécessaire d’être lunatique, original, ou l’homme le plus fantastique, sa fantaisie, la plus stupide et la moins naturelle, prend des formes toutes faites, et vieillies depuis longtemps. Le Français naturel est l’être à la positivité la plus bourgeoise, la plus mesquine, la plus quotidienne, bref, la créature la plus ennuyeuse du monde. Je crois qu’il n’y a que les blancs-becs, et surtout les demoiselles, qui puissent se laisser charmer par les Français. Toute créature honnête voit de suite la banalité foncière des formes toutes faites de l’amabilité mondaine, de cette aisance, de cette gaieté, et cela lui devient très vite insupportable.

XIII
J’ai regroupé mes feuilles, je les ai relues. (Qui sait, peut-être pour m’assurer que ce n’est pas dans un asile que je les ai écrites ?) Maintenant, je suis tout seul au monde. L’automne arrive, le jaune monte aux feuilles. Je suis là, dans cette petite ville morne (oh, qu’elles sont mornes, les petites villes allemandes !) et, plutôt que de réfléchir à ce que je dois faire, je vis sous l’influence de sensations à peine dissipées, sous l’influence de souvenirs récents, sous l’influence de toute cette tempête qui m’engloutit dans ce tourbillon et qui vient à nouveau de me rejeter je ne sais où. Il me semble parfois que je tourne toujours dans le même vortex et que, sitôt que la tempête viendra rouler encore, elle me prendra aussi d’un seul coup d’aile, et je devrai rebondir, hors des ornières, de l’ordre et de la mesure, et je tournoierai, je tournoierai, je tournoierai…
Pourtant, je m’arrêterai peut-être, d’une façon ou d’une autre, je cesserai de tournoyer si je me fais à moi-même un compte rendu aussi exact que possible de tout ce qui m’est survenu pendant ce mois. Quelque chose me pousse à nouveau vers la plume ; et puis, certains soirs, il n’y a vraiment rien d’autre à faire. C’est bizarre, mais pour avoir ne serait-ce qu’une occupation, j’emprunte des romans de Paul de Kock (traduits en allemand !) à la bibliothèque miteuse de la ville, des romans que je ne supporte pas, mais je les lis — et je m’étonne moi-même : comme si je craignais qu’un livre sérieux ou une occupation sérieuse, n’importe laquelle, ne détruise le charme de ce qui vient de se passer. Comme si ce rêve abominable et toutes les impressions qu’il m’a laissées m’étaient si chers que j’allais jusqu’à craindre de les toucher par quelque chose de neuf qui les évapore ! Ainsi, je tiens vraiment à tout cela ? Bien sûr que oui, j’y tiens ; j’y repenserai encore, peut-être, dans quarante ans…



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