Le
Joueur – Dostoievski
II
Quoi qu’il en soit, j’avais
décidé de commencer par observer et de ne rien entreprendre de sérieux le
premier soir. Le premier soir, s’il arrivait quelque chose, cela n’arriverait
que sans faire exprès, et juste un peu — voilà ce que j’avais décidé. De plus,
il fallait que j’étudie le jeu lui-même ; parce que, malgré les mille
descriptions de la roulette que j’avais toujours lues avec avidité, je ne
comprenais rien de rien à son mécanisme jusqu’au moment où je l’ai vu de mes
propres yeux.
D’abord, tout m’a paru sale —
une sorte de saleté, d’abjection morales. Je ne parle pas du tout de ces
visages avides et inquiets qui se massent par dizaines, sinon par centaines,
autour des tables de jeu. Je ne vois résolument rien de sale dans le désir de
gagner le plus et le plus vite ; j’ai toujours cru très bête l’idée de ce
moraliste repu et nanti qui répondait, lorsque quelqu’un disait qu’il ne
“jouait que des petites sommes” : “C’est pire, c’est une cupidité
mesquine.” Bien sûr : cupidité mesquine et grande cupidité, cela n’a rien
à voir. Affaire de proportion. Ce qui est mesquin pour Rothschild est énorme
pour moi, et, pour le gain et la conquête, ce n’est pas qu’à la roulette, c’est
partout que les hommes n’ont jamais fait qu’une chose — se prendre et se gagner
ce qu’ils pouvaient les uns aux autres. Le gain et le profit sont-ils abjects
en eux-mêmes — c’est une autre question. Ce n’est pas d’elle que je
m’occuperai. Mais comme j’étais moi-même, et au plus haut degré, possédé par le
désir du gain, c’est toute cette cupidité, toute cette abjection de la
cupidité, si vous voulez, qui, au moment où j’ai pénétré dans la salle, m’est
apparue plus à ma main, plus familière. C’est tellement mieux, quand on ne fait
pas de manières l’un devant l’autre, quand on agit au grand jour, en évidence.
Et puis, à quoi sert de se mentir à soi-même ? Ce serait le plus stupide,
le plus absurde. Ce qui paraissait le plus laid, au premier abord, dans cette
racaille de la roulette, c’était le respect pour cette occupation, le sérieux
et même la vénération avec lesquels les gens se massaient autour des tables.
Voilà pourquoi on fait ici une grande distinction entre un jeu qu’on appelle mauvais
genre et un jeu qui est permis à un honnête homme. Il existe deux jeux, l’un,
celui des gentlemen, l’autre celui de la plèbe, le jeu cupide, le jeu de la
racaille. Ici, cette distinction est rigide, mais c’est bien elle, cette
distinction, qui est abjecte, quand on y pense !
IV
VLà,
j’aurais dû me retirer mais j’ai éprouvé une sensation bizarre qui naissait en
moi, quelque chose comme un défi au destin, une espèce de désir de lui faire la
nique, de lui tirer la langue. J’ai misé la plus grosse somme autorisée, quatre
mille gouldens, et j’ai perdu. Puis je me suis échauffé, j’ai sorti tout ce qui
me restait, je l’ai mis à la même place, et j’ai perdu une fois encore, après
quoi je me suis écarté de la table, complètement hébété. Je ne comprenais même
pas ce qui m’arrivait et je n’ai pu annoncer ma débâcle à Polina Alexandrovna que
juste avant le dîner. Jusque-là, j’avais erré dans le parc.
V
— Vous disiez que, pour vous,
l’esclavage était une jouissance. C’est ce que je pensais moi-même.
— C’est ce que vous pensiez,
m’écriai-je en proie à une espèce de jouissance bizarre. Ah, que cette naïveté
est bonne, venant de vous ! Eh bien, oui, venant de vous, pour moi,
l’esclavage, c’est une jouissance ! Oui, il existe une jouissance dans le
dernier degré de l’humiliation, de l’anéantissement ! criai-je,
poursuivant mon délire. Je n’en sais rien, peut-être, il y en a une aussi dans
le fouet, quand il vous claque sur le dos, qu’il vous déchire les chairs… Mais
il y a peut-être d’autres plaisirs que je voudrais connaître. Tout à l’heure, à
table, le général me faisait la morale, devant vous, pour sept cents roubles
l’an — et encore, je pourrais bien ne jamais les toucher. Le marquis des Grieux
hausse les sourcils, me regarde et ne me voit même pas. Et si, peut-être, moi,
votre marquis des Grieux, j’avais une envie folle de le tirer par le bout du
nez, devant vous ?
— Discours de blanc-bec. On
peut être digne dans toutes les situations. S’il y a une lutte, elle élève,
elle n’humilie pas.
— La belle sentence !
Vous supposerez seulement, peut-être, que je ne sais pas garder ma dignité.
C’est-à-dire que, peut-être, je suis un homme digne, mais je ne sais pas garder
ma dignité. Vous comprenez que c’est possible ? Mais tous les Russes sont
comme moi, et vous savez pourquoi : parce que les Russes ont des dons trop
puissants, trop variés pour trouver une forme qui leur corresponde. Tout est
question de forme. Nous autres Russes, pour la plupart, nous sommes tellement
doués qu’il faut être des génies pour leur donner une forme décente, à tous ces
dons. Et ce génie, le plus souvent, il manque, parce que le génie est une chose
rare. Il n’y a que chez les Français, et sans doute chez quelques autres
Européens, que s’est élaborée cette forme qui fait qu’on peut garder un air de
dignité rigide tout en étant un homme indigne. C’est pour cela que, chez eux, la
forme est tellement importante. Le Français supportera une offense, une offense
réelle, au cœur, mais pour rien au monde il ne supportera une chiquenaude sous
le nez, parce que cette chiquenaude est le déni d’une forme de bienséance
établie, élaborée depuis des siècles. C’est pour cela que nos demoiselles sont
si sensibles aux Français, parce qu’ils ont une belle forme. Moi, remarquez, je
n’y vois aucune forme, je n’y vois rien qu’un coq, le coq gaulois. Mais
je suis incapable de comprendre ça, je ne suis pas une femme. Ils sont
peut-être très bien, les coqs. Mais voilà que je dis n’importe quoi, et vous,
vous ne m’arrêtez pas. Arrêtez-moi plus souvent : quand je vous parle,
j’ai envie de tout vous dire, tout, tout, tout. Je perds toutes les formes. Je
vous accorderai même que non seulement je n’ai aucune forme, je n’ai aucune
qualité. Voilà une chose que je vous déclare. Même, toutes les qualités, je
m’en fiche. Maintenant, tout s’est figé en moi. Et vous savez pourquoi. Il ne
me reste pas une pensée humaine dans la tête. Il y a longtemps que je ne sais
plus ce qui se passe dans le monde, ni en Russie, ni là. Tenez, je suis passé
par Dresde, je ne sais même pas ce que c’est, Dresde. Vous savez bien ce qui
m’a englouti. Et comme je n’ai aucun espoir, et que je suis un zéro à vos yeux,
je vous le dis en face : partout, je ne vois que vous, le reste m’est
indifférent. Pourquoi et comment je vous aime — je n’en sais rien. Vous savez
que, peut-être, vous n’êtes pas belle du tout ? Figurez-vous que je ne
sais même pas si vous êtes belle, même de visage. Votre cœur, je parie, il ne
doit pas être très beau ; votre esprit — pas très honnête ; oui, oui,
c’est bien possible.
L’homme, par nature, est un
despote, il aime être un bourreau. Vous aimez ça terriblement.
Je me souviens qu’elle me
jeta un coup d’œil qui trahissait une attention soudain particulière. Sans
doute mon visage exprimait-il à ce moment mes sensations incohérentes et
absurdes. Je me souviens maintenant que notre conservation s’est vraiment
déroulée telle que je la décris là, et presque mot pour mot. Mes yeux s’étaient
injectés de sang. De l’écume apparaissait aux commissures de mes lèvres. Et
pour le Schlangenberg, je le jure sur mon honneur, même aujourd’hui : si
seulement elle m’avait donné cet ordre, de me jeter dans le vide, je l’aurais
fait ! Si elle avait dit quoi que ce fût, ne fût-ce qu’en plaisantant, ou
bien avec mépris, ou comme en me crachant dessus — j’aurais sauté tout de
suite !
VII
Des Grieux était comme tous
les Français, c’est-à-dire aimable et gai, quand il le fallait et que cela lui
servait à quelque chose, et incroyablement ennuyeux quand il n’y avait plus
besoin d’être aimable et gai. Il est rare qu’un Français soit aimable de
nature ; il est toujours aimable comme sur ordre, par calcul. Si, par
exemple, il estime nécessaire d’être lunatique, original, ou l’homme le plus
fantastique, sa fantaisie, la plus stupide et la moins naturelle, prend des
formes toutes faites, et vieillies depuis longtemps. Le Français naturel est
l’être à la positivité la plus bourgeoise, la plus mesquine, la plus
quotidienne, bref, la créature la plus ennuyeuse du monde. Je crois qu’il n’y a
que les blancs-becs, et surtout les demoiselles, qui puissent se laisser
charmer par les Français. Toute créature honnête voit de suite la banalité
foncière des formes toutes faites de l’amabilité mondaine, de cette aisance, de
cette gaieté, et cela lui devient très vite insupportable.
XIII
J’ai regroupé mes feuilles,
je les ai relues. (Qui sait, peut-être pour m’assurer que ce n’est pas dans un
asile que je les ai écrites ?) Maintenant, je suis tout seul au monde.
L’automne arrive, le jaune monte aux feuilles. Je suis là, dans cette petite
ville morne (oh, qu’elles sont mornes, les petites villes allemandes !)
et, plutôt que de réfléchir à ce que je dois faire, je vis sous l’influence de
sensations à peine dissipées, sous l’influence de souvenirs récents, sous
l’influence de toute cette tempête qui m’engloutit dans ce tourbillon et qui
vient à nouveau de me rejeter je ne sais où. Il me semble parfois que je tourne
toujours dans le même vortex et que, sitôt que la tempête viendra rouler
encore, elle me prendra aussi d’un seul coup d’aile, et je devrai rebondir,
hors des ornières, de l’ordre et de la mesure, et je tournoierai, je
tournoierai, je tournoierai…
Pourtant, je m’arrêterai
peut-être, d’une façon ou d’une autre, je cesserai de tournoyer si je me fais à
moi-même un compte rendu aussi exact que possible de tout ce qui m’est survenu
pendant ce mois. Quelque chose me pousse à nouveau vers la plume ; et
puis, certains soirs, il n’y a vraiment rien d’autre à faire. C’est bizarre,
mais pour avoir ne serait-ce qu’une occupation, j’emprunte des romans de Paul
de Kock (traduits en allemand !) à la bibliothèque miteuse de la ville,
des romans que je ne supporte pas, mais je les lis — et je m’étonne
moi-même : comme si je craignais qu’un livre sérieux ou une occupation
sérieuse, n’importe laquelle, ne détruise le charme de ce qui vient de se
passer. Comme si ce rêve abominable et toutes les impressions qu’il m’a
laissées m’étaient si chers que j’allais jusqu’à craindre de les toucher par
quelque chose de neuf qui les évapore ! Ainsi, je tiens vraiment à tout
cela ? Bien sûr que oui, j’y tiens ; j’y repenserai encore,
peut-être, dans quarante ans…
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