L’été –
Albert Camus
LE MINOTAURE ou
LA HALTE D'ORAN
LA HALTE D'ORAN
Il n'y a plus de déserts. Il n'y a plus d'îles. Le
besoin pourtant s'en fait sentir. Pour comprendre le monde, il faut parfois se
détourner ; pour mieux servir les hommes, les tenir un moment à distance.
Le désert lui-même a pris un sens, on l'a surchargé de
poésie. Pour toutes les douleurs du monde, c'est un lieu consacré. Ce que le
cœur demande à certains moments, au contraire, ce sont justement des lieux sans
poésie. Descartes, ayant à méditer, choisit son désert : la ville la plus
commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude et l'occasion du plus grand,
peut-être, de nos poèmes virils : « Le premier (précepte) était de ne
recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être
telle. » On peut avoir moins d'ambition et la même nostalgie. Mais
Amsterdam, depuis trois siècles, s'est couverte de musées. Pour fuir la poésie
et retrouver la paix des pierres, il faut d'autres déserts, d'autres lieux sans
âme et sans recours. Oran est l'un de ceux-là.
LA PIERRE D'ARIANE
Il semble que les Oranais soient comme cet ami de
Flaubert qui, au moment de mourir, jetant un dernier regard sur cette, terre
irremplaçable, s'écriait : « Fermez la fenêtre, c'est trop
beau. » Ils ont fermé la fenêtre, ils se sont emmurés, ils ont exorcisé le
paysage. Mais le Poittevin est mort, et, après lui, les jours ont continué de
rejoindre les jours. De même, au-delà des murs jaunes d'Oran, la mer et la
terre poursuivent leur dialogue indifférent. Cette permanence dans le monde a
toujours eu pour l'homme des prestiges opposés. Elle le désespère et l'exalte.
Le monde ne dit jamais qu'une seule chose, et il intéresse, puis il lasse.
Mais, à la fin, il l'emporte à force d'obstination. Il a toujours raison.
« N'être rien ! » Pendant des
millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d'hommes en révolte contre le
désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu'ici, à travers les
siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent
encore sourdement contre les falaises compactes d'Oran.
LES AMANDIERS
C'est une
tâche, il est vrai, qui n'a pas de fin. Mais nous sommes, là pour la continuer.
Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès, ni à aucune
philosophie de l'Histoire. Je crois du moins que les hommes n'ont jamais cessé
d'avancer dans la conscience qu'ils prenaient de leur destin. Nous n'avons pas
surmonté notre condition, et cependant nous la connaissons mieux. Nous savons
que nous sommes dans la contradiction, mais que nous devons refuser la
contradiction et faire ce qu'il faut pour la réduire. Notre tâche d'homme est
de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes
libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice
imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour
des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c'est une
tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent
longtemps à accomplir, voilà tout.
Sachons
donc ce que nous voulons, restons fermes sur l'esprit, même si la force prend
pour nous séduire le visage d'une idée ou du confort. La première chose est de
ne pas désespérer. N'écoutons pas trop ceux qui crient à la fin du monde. Les
civilisations ne meurent pas si aisément et même si ce monde devait crouler, ce
serait après d'autres. Il est bien vrai que nous sommes dans une époque
tragique. Mais trop de gens confondent le tragique et le désespoir. « Le
tragique, disait Lawrence, devrait être comme un grand coup de pied donné au
malheur. » Voilà une pensée saine et immédiatement applicable. Il y a
beaucoup de choses aujourd'hui qui méritent ce coup de pied.
Ce n'est
pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y
faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que parfois, quand le poids de la
vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je
me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les
connais trop pour ne pas savoir qu'ils sont la terre d'élection où la
contemplation et le courage peuvent s'équilibrer. La méditation de leur exemple
m'enseigne alors que si l'on veut sauver l'esprit, il faut ignorer ses vertus
gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de
malheurs et semble s'y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que
Nietzsche appelait l'esprit de lourdeur. N'y prêtons pas la main. Il est vain
de pleurer sur l'esprit, il suffit de travailler pour lui.
Mais où
sont les vertus conquérantes de l'esprit ? Le même Nietzsche les a
énumérées comme les ennemis mortels de l'esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont
la force de caractère, le goût, le « monde », le bonheur classique,
la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais, sont
nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient. Devant l'énormité de
la partie engagée, qu'on n'oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne
parle pas de celle qui s'accompagne sur les estrades électorales de froncements
de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer
par la vertu de la blancheur et de la sève. C'est elle qui, dans l'hiver du
monde, préparera le fruit.
PROMÉTHÉE
AUX ENFERS
AUX ENFERS
Que
signifie Prométhée pour l'homme d'aujourd'hui ? On pourrait dire sans
doute que ce révolté dressé contre les dieux est le modèle de l'homme
contemporain et que cette protestation élevée, il y a des milliers d'années,
dans les déserts de la Scythie, s'achève aujourd'hui dans une convulsion
historique qui n'a pas son égale. Mais, en même temps, quelque chose nous dit
que ce persécuté continue de l'être parmi nous et que nous sommes encore sourds
au grand cri de la révolte humaine dont il donne le signal solitaire.
L'homme
d'aujourd'hui est en effet celui qui souffre par masses prodigieuses sur
l'étroite surface de cette terre, l'homme privé de feu et de nourriture pour
qui la liberté n'est qu'un luxe qui peut attendre ; et il n'est encore
question pour cet homme que de souffrir un peu plus, comme il ne peut être
question pour la liberté et ses derniers témoins que de disparaître un peu
plus. Prométhée, lui, est ce héros qui aima assez les hommes pour leur donner
en même temps le feu et la liberté, les techniques et les arts. L'humanité,
aujourd'hui, n'a besoin et ne se soucie que de techniques. Elle se révolte dans
ses machines, elle tient l'art et ce qu'il suppose pour un obstacle et un signe
de servitude. Ce qui caractérise Prométhée, au contraire, c'est qu'il ne peut séparer
la machine de l'art. Il pense qu'on peut libérer en même temps les corps et les
âmes. L'homme actuel croit qu'il faut d'abord libérer le corps, même si
l'esprit doit mourir provisoirement. Mais l'esprit peut-il mourir
provisoirement ? En vérité, si Prométhée revenait, les hommes
d'aujourd'hui feraient comme les dieux d'alors : ils le cloueraient au
rocher, au nom même de cet humanisme dont il est le premier symbole. Les voix
ennemies qui insulteraient alors le vaincu seraient les mêmes qui retentissent
au seuil de la tragédie eschylienne : celles de la Force et de la
Violence.
L'EXIL D'HÉLÈNE
Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa
permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. Il
n'y a plus de conscience que dans les rues, parce qu'il n'y a d'histoire que
dans les rues, tel est le décret. Et à sa suite, nos oeuvres les plus
significatives témoignent du même parti pris. On cherche en vain les paysages
dans la grande littérature européenne depuis Dostoïevski. L'histoire n'explique
ni l'univers naturel qui était avant elle, ni la beauté qui est au-dessus d'elle.
Elle a donc choisi de les ignorer. Alors que Platon contenait tout, le
non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le
nonsens ou la raison, parce qu'ils ont fermé les yeux sur le reste. La taupe
médite.
Bien entendu, il ne s'agit pas de défendre la beauté
pour ellemême. La beauté ne peut se passer de l'homme et nous ne donnerons à
notre temps sa grandeur et sa sérénité qu'en le suivant dans son malheur. Plus
jamais, nous ne serons des solitaires. Mais il est non moins vrai que l'homme
ne peut se passer de la beauté et c'est ce que notre époque fait mine de
vouloir ignorer.
L'ÉNIGME
Les
œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses
tentations, presque jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent
à être autobiographiques.
Aucun
homme n'a jamais osé se peindre tel qu'il est.
Dans la
mesure où cela est possible, j'aurais aimé être, au contraire, un écrivain
objectif. J'appelle objectif un auteur qui se propose des sujets sans jamais se
prendre lui-même comme objet.
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