La peste –
Albert Camus
Une
manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on
y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville,
est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et
absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des
habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir.
Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur
expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les
joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très
raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche,
essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir,
lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les
cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs
balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les
vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les
banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des
cartes.
La bêtise
insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi.
Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à
eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux
fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau
est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours
et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les
humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos
concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être
modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux,
ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire
des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment
auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les
discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre
tant qu’il y aura des fléaux.
Mais le
docteur s’impatientait. Il se laissait aller et il ne le fallait pas. Quelques
cas ne font pas une épidémie et il suffit de prendre des précautions.
Cependant, et c’est le plus important, si douloureuses que fussent ces angoisses, si lourd à porter que fût ce cœur pourtant vide, on peut bien dire que ces exilés, dans la première période de la peste, furent des privilégiés. Au moment même, en effet, où la population commençait à s’affoler, leur pensée était tout entière tournée vers l’être qu’ils attendaient. Dans la détresse générale, l’égoïsme de l’amour les préservait, et, s’ils pensaient à la peste, ce n’était jamais que dans la mesure où elle donnait à leur séparation des risques d’être éternelle. Ils apportaient ainsi au cœur même de l’épidémie une distraction salutaire qu’on était tenté de prendre pour du sang-froid. Leur désespoir les sauvait de la panique, leur malheur avait du bon. Par exemple, s’il arrivait que l’un d’eux fût emporté par la maladie, c’était presque toujours sans qu’il pût y prendre garde. Tiré de cette longue conversation intérieure qu’il soutenait avec une ombre, il était alors jeté sans transition au plus épais silence de la terre. Il n’avait eu le temps de rien.
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