dimanche 26 juillet 2020

Noces – Albert Camus


Noces – Albert Camus


NOCES À TIPASA
Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.


Je, comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort.


Sur la mer, c'est le silence énorme de midi.


LE VENT À DJÉMILA

Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même.

J'étais un peu de cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce cœur partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l'image de l'ardente nudité qui m'entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude d'une colonne ou d'un olivier dans le ciel d'été.


Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens. Être entier dans cette passion passive et le reste ne m'appartient plus. J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir.
On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi - dont on puisse parler. Naturellement, c'est un peu décourageant.


Mais les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : « Quand tu seras guéri... », et ils meurent.


L'ÉTÉ À ALGER
Sentir ses liens avec une terre, son amour pour quelques hommes, savoir qu'il est toujours un lieu où le coeur trouvera son accord, voici déjà beaucoup de certitudes pour une seule vie d'homme. Et sans doute cela ne peut suffire. Mais à cette patrie de l'âme tout aspire à certaines minutes. « Oui, c'est là-bas qu'il nous faut retourner. »

LE DÉSERT
Vivre, bien sûr, c'est un peu le contraire d'exprimer. Si j'en crois les grands maîtres toscans, c'est témoigner trois fois, dans le silence, la flamme et l'immobilité.

À force d'indifférence et d'insensibilité, il arrive qu'un visage rejoigne la grandeur minérale d'un paysage.

Le matérialisme le plus répugnant n'est pas celui qu'on croit, mais bien celui qui veut nous faire passer des idées mortes pour des réalités vivantes et détourner sur des mythes stériles l'attention obstinée et lucide que nous portons à ce qui en nous doit mourir pour toujours. Je me souviens qu'à Florence, dans le cloître des morts, à la Santissima Annunziata, je fus transporté par quelque chose que j'ai pu prendre pour de la détresse et qui n'était que de la colère.


Dans ce soir qui tombait sur la campagne florentine, je m'acheminais vers une sagesse où tout était déjà conquis, si des larmes ne m'étaient venues aux yeux et si le gros sanglot de poésie qui m'emplissait ne m'avait fait oublier la vérité du monde.

Rien d'heureux n'est peint sur son visage - mais seulement une grandeur farouche et sans âme que je ne puis m'empêcher de prendre pour une résolution à vivre. Car le sage comme l'idiot exprime peu.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire