dimanche 26 juillet 2020

Les Nuits Blanches – Dostoievski


Les Nuits Blanches – Dostoievski

— Mais de personne… De l’idéal, de celle que je vois dans mes rêves. Dans mes rêves, je bâtis des romans. Oh, vous ne me connaissez pas ! Bien sûr, c’est inévitable, j’ai déjà rencontré deux ou trois femmes, mais qui sont-elles, ces femmes ?… Des logeuses, des… Mais je vous ferais rire si je vous racontais que, plusieurs fois, je me suis mis en tête de lier conversation, comme ça, tout simplement, avec une grande dame, dans la rue, évidemment, quand elle est seule ; lier conversation, bien sûr, d’une façon timide, respectueuse, passionnée ; lui dire que je me meurs de solitude, qu’elle ne me chasse pas, que je n’ai pas moyen de connaître ne serait-ce qu’une seule femme ; lui faire comprendre qu’il est même du devoir d’une femme de ne pas mépriser la prière timide d’un homme aussi malheureux que moi. Et que, finalement, tout ce que je demande, c’est qu’elle me dise tout simplement deux mots, comme une sœur, avec sympathie, qu’elle ne me rejette pas au premier geste, qu’elle me croie sur parole, qu’elle écoute ce que j’ai à lui dire, qu’elle rie de moi, si ça lui plaît, qu’elle me laisse un espoir et me dise deux mots, rien que deux mots, même si nous devons ne jamais nous revoir !… Mais vous riez… Du reste, c’est pour cela que je le dis…
— Ne soyez pas fâché ; je ris car vous vous desservez vous-même ; si vous aviez essayé, vous auriez réussi, même si cela ne s’était pas passé dans la rue ; plus c’est simple, mieux c’est… Pas une femme de cœur, pour peu qu’elle ne soit pas stupide ou bien, surtout, fâchée à cet instant précis, n’aurait eu le courage de vous repousser sans ces deux mots que vous implorez avec une telle modestie… Mais non, que dis-je ! Bien sûr, je vous aurais pris pour un fou. Je ne jugeais que d’après moi. Moi-même, je sais bien comment les gens vivent !



— Peuh ! En voilà une préface ! Qu’est-ce donc que je vais entendre ?
— Ce que vous allez entendre, Nastenka (je crois que je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka), ce que vous allez entendre, c’est que, dans ces recoins, vivent des gens étranges : les rêveurs. Le rêveur — s’il vous en faut une définition exacte — n’est pas un être humain, il est plutôt un être du genre neutre. Il loge de préférence dans les coins les plus inaccessibles, comme s’il cherchait à s’y cacher même de la lumière du jour et, une fois rentré chez lui, il s’incruste dans son coin, comme un bernard-l’hermite, ou bien, à tout le moins, ressemble très fort de ce point de vue à cet animal passionnant qui est à la fois un animal et une maison et qu’on appelle une tortue. Qu’en pensez-vous, pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, toujours peints en vert, couverts de suie et enfumés comme il n’est pas permis ? Pourquoi cet homme comique, quand l’une de ses rares connaissances vient lui rendre visite (car il finit toujours par faire le vide autour de lui), pourquoi cet homme comique l’accueille-t-il avec tant de confusion, un visage si troublé, si changé qu’on pourrait croire qu’il vient juste de commettre un crime entre ses quatre murs, comme s’il était en train de fabriquer de la fausse monnaie ou bien de petits vers qu’il enverrait à une revue avec une lettre anonyme faisant savoir que le vrai poète est décédé et que son ami estime de son devoir sacré de publier ses œuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka, ces deux interlocuteurs ne parviennent-ils pas à lier conversation ? Pourquoi ni un rire ni un bon mot ne sortent-ils de la bouche de cet ami intrigué qui vient brusquement d’apparaître, un ami qui, en d’autres circonstances, est grand amateur de rires et de bons mots, conversations sur le beau sexe et autres thèmes joyeux ? Pourquoi donc, en fin de compte, cet ami, sans doute quelqu’un qui le connaît depuis très peu de temps, à sa première visite — car, dans ce cas, il n’y aura pas de seconde visite, et cet ami ne viendra plus —, pourquoi l’ami lui-même se sent-il si gêné, se fige-t-il tellement, malgré tout son humour (si seulement il en a), regardant le visage défait du maître de maison, lequel, à son tour, a eu le temps de perdre définitivement toute contenance, de perdre sa dernière présence d’esprit après d’herculéens mais vains efforts pour établir et animer une conversation, montrer, lui aussi, une connaissance de la mondanité, parler également du beau sexe et complaire, même en se soumettant ainsi, à ce pauvre homme qui s’est trompé de porte et ne s’est invité que par erreur ? Pourquoi, finalement, cet invité prend-il soudain son chapeau et s’en va-t-il très vite, se souvenant d’un coup d’une affaire capitale, affaire qu’il invente sur-le-champ, et a-t-il tant de mal à libérer sa main des étreintes passionnées d’un maître de maison qui veut à toute force montrer son remords et parer au désastre ? Pourquoi l’ami qui part éclate-t-il de rire sitôt qu’il a passé la porte en se jurant que jamais plus il ne reviendra chez cet original, quoique cet original soit, quand on y repense, un garçon merveilleux, et se sent-il incapable en même temps de refuser à son imagination une petite fantaisie : comparer, même de très loin, la tête que faisait son interlocuteur au moment de leur rencontre avec celle de ce pauvre chaton martyrisé, terrorisé, humilié de mille et mille façons par des enfants qui, s’emparant de lui par ruse, le ridiculisaient ; chaton qui réussit finalement à s’enfuir sous une chaise, dans le noir, et qui, là, pendant une heure, ne peut que se hérisser le poil, secouer sa petite tête humiliée, la laver longtemps, avec deux pattes, et puis, après cette aventure, regarder d’un œil hostile la nature et les gens — même les reliefs des maîtres qu’une cuisinière compatissante aura gardés pour lui ?



— Nastenka, répondis-je d’une voix grave et sévère, tout en ayant du mal à me retenir de rire, ma bonne Nastenka, je sais que je suis un conteur magnifique, mais, pardonnez-moi, je ne sais pas raconter autrement. Maintenant, ma bonne Nastenka, je ressemble à l’esprit du roi Salomon qu’on avait retenu mille ans dans une amphore, gardé là par sept sceaux — à la seconde où les sept sceaux viennent enfin de sauter. Maintenant, ma bonne Nastenka, quand nous nous sommes retrouvés après une séparation si longue — car je vous connaissais depuis longtemps, Nastenka, car je cherchais quelqu’un depuis longtemps, et c’est un signe que c’était vous que je cherchais et il était écrit que nous devions nous voir maintenant —, maintenant, mille trappes se sont ouvertes dans ma tête et je dois m’épancher en fleuve de paroles, sans quoi j’étoufferai. Je vous demande donc de ne pas m’interrompre, Nastenka, et de m’écouter, d’une façon soumise, obéissante ; sans quoi — je me tais.
— Ah mais non ! Mais pas du tout ! Parlez ! Maintenant, je ne dis plus un mot.
— Je continue ; il est dans ma journée, mon amie Nastenka, une heure que j’aime par-dessus toutes. C’est l’heure bien connue où se terminent presque toutes les affaires, les fonctions et les obligations, et tous se pressent de rentrer manger, faire une petite sieste et, en chemin, inventent plein d’autres thèmes joyeux pour la soirée, la nuit, tout le temps libre qui leur reste. À cette heure, notre héros, comme les autres — car vous me permettrez, Nastenka, de raconter à la troisième personne, parce que je suis terriblement gêné de le raconter à la première —, ainsi donc, à cette heure, notre héros qui, lui aussi, a quelque charge à remplir, marche derrière ses congénères. Mais un étrange sentiment de satisfaction passe sur son visage blême et qu’on dirait un peu froissé. Ce n’est pas avec indifférence qu’il regarde l’aube du soir s’éteindre lentement dans le ciel froid de Petersbourg. Quand je dis qu’il regarde, c’est faux : il ne regarde pas, il contemple, comme s’il ne s’en rendait pas compte, comme s’il était fatigué, ou pris en même temps par quelque chose d’autre, par quelque affaire plus intéressante, de sorte que ce n’est que très vite, comme sans le vouloir, qu’il peut consacrer du temps à ce qui l’entoure. Il est heureux car il en a fini jusqu’au lendemain avec les affaires qui l’ennuient, et il est content comme un écolier qu’on vient d’autoriser à quitter le banc de son école pour s’adonner à ses jeux favoris et à ses gamineries. Regardez-le de côté, Nastenka : vous verrez tout de suite que ce sentiment de joie a déjà eu son effet bénéfique sur ses nerfs affaiblis et sur sa fantaisie maladivement exacerbée. Mais le voilà plongé dans une méditation… À quoi pense-t-il, d’après vous ? À son dîner ? À la soirée qui se prépare ? Que regarde-t-il ainsi ? Ce monsieur à l’allure imposante qui s’incline si picturalement devant cette dame qui vient de passer devant lui dans son carrosse éblouissant tiré par des chevaux fougueux ? Non, Nastenka, il n’a rien à faire de ces vétilles ! Maintenant, il est riche de sa vie propre ; il est, soudain, bizarrement devenu riche, et ce n’est pas en vain que le rayon d’adieu d’un soleil qui s’éteint luit si gaiement devant ses yeux, éveillant dans son cœur réchauffé tout un essaim de souvenirs. Maintenant, c’est tout juste s’il remarque ce chemin où les plus petits détails, auparavant, pouvaient le laisser saisi. Maintenant, la “déesse fantaisie” (si vous avez lu Joukovski, ma bonne Nastenka) a tissé de sa main fantasque sa trame d’or et elle déroule devant lui les arabesques d’une vie merveilleuse, inouïe — et, qui sait ? peut-être, de cette main fantasque, l’a-t-elle déjà transporté au septième ciel de cristal depuis ce grandiose trottoir de granit qu’il emprunte pour rentrer chez lui. Essayez de l’arrêter maintenant, demandez-lui soudain : où est-il maintenant, quelles rues a-t-il suivies ? Il ne se souvient plus de rien, sans doute, ni de son chemin ni de l’endroit où il est, et, rougissant de dépit, il racontera tout de suite je ne sais quel mensonge, pour sauver les apparences. Voilà pourquoi il a sursauté si fort, tout juste s’il n’a pas crié, en regardant, terrorisé, autour de lui, quand une très respectable vieille dame l’a respectueusement arrêté au milieu de la chaussée pour lui demander sa route qu’elle venait de perdre. Fronçant les sourcils de dépit, il reprend sa marche, et il remarque à peine que plus d’un passant se met à sourire en le regardant et se retourne sur lui, et qu’une petite fille, qui vient de lui céder le passage, prise de peur, éclate soudain de rire en observant, les yeux écarquillés, son grand sourire contemplatif et les gestes de ses bras. Mais la même fantaisie vient de saisir dans son envol et la vieille dame, et les passants curieux, la petite fille qui rit, et les petits ouvriers préparant leur popote du soir sur leurs barges qui encombrent la Fontanka (supposons qu’à ce moment il passe le long de la Fontanka), elle tisse tout et tous dans son canevas, comme des mouches dans une toile d’araignée, et, avec cette nouvelle acquisition, l’original est déjà rentré chez lui, dans son terrier joyeux, il est passé à table, il a pris son dîner et ne s’est réveillé qu’au moment où sa songeuse et toujours triste Matriona, qui fait tout son service, a déjà desservi sa table et vient lui tendre sa pipe, alors, il se réveille et se souvient avec étonnement qu’il a déjà fini de dîner, et qu’il serait incapable de dire comment cela s’est fait. La nuit est tombée dans sa chambre ; son cœur est vide et triste ; tout un royaume de rêveries est en train de s’effondrer autour de lui, s’effondrer sans trace, sans bruit et sans fracas, vient de passer comme une image de songe, et lui, il ne se souvient pas lui-même de quoi il a rêvé. Mais une sorte de sensation obscure, qui fait gémir et trouble sa poitrine, une sorte de désir nouveau attire, chatouille, excite sa fantaisie et convoque imperceptiblement tout un essaim de fantômes nouveaux. Le silence règne dans la petite chambre ; la solitude et la paresse caressent l’imagination ; celle-ci prend feu, tout doux, tout doux, elle se met à bouillir, tout doux, tout doux, comme l’eau de la cafetière de la vieille Matriona qui s’affaire, imperturbable, à côté de lui, dans la cuisine, à préparer son café de cuisinière. Voilà son imagination qui lance de petits éclairs, voilà déjà que le livre, pris vainement et au hasard, tombe des mains de mon rêveur qui n’a pas même atteint la troisième page. Son imagination est de nouveau parée, tendue, et, de nouveau, soudain, un nouveau monde, une vie nouvelle et envoûtante scintille devant lui dans sa brillante perspective. Rêve nouveau — bonheur nouveau ! Nouvelle prise d’un poison raffiné, sensuel ! Oh, qu’aurait-il à faire de notre vie réelle ? Pour son regard acheté, vous et moi, Nastenka, nous vivons dans une telle paresse, une telle lenteur, une telle pâleur ; pour lui, nous sommes si mécontents de notre destin, notre vie nous pèse tellement ! Et c’est vrai, regardez, c’est indéniable, comme, au premier regard, tout parmi nous est froid, austère — on dirait renfrogné… “Les pauvres !” pense mon rêveur. Pas étonnant qu’il le pense ! Voyez ces ombres magiques, si envoûtantes, si fantasques, insouciantes, qui s’assemblent devant lui et composent un tableau magique et animé, où il se retrouve lui-même au premier plan, dans le rôle du héros, évidemment, notre rêveur, dans toute sa chère personne. Voyez quelles aventures multiples, quels essaims infinis de rêves exaltés. Vous demanderez peut-être de quoi il rêve. À quoi bon le demander !… Mais il rêve de tout… — du rôle d’un poète, d’abord non reconnu, puis couronné ; son amitié avec Hoffmann ; la Saint-Barthélemy, Diane Vernon, son action héroïque à la prise de Kazan par Ivan le Terrible, Clara Mawbray, Effie Deans, Jan Hus face à l’assemblée des prélats, la révolte des morts dans Robert (vous vous souvenez de la musique — ça sent vraiment le cimetière !), Minna et Brenda, la bataille de la Berezina, la lecture d’un poème chez la baronne V. D., Danton, Cleopatra e i suoi amanti, la maisonnette de Kolomna, son propre recoin et, près de lui, une douce créature qui vous écoute un soir d’hiver, sa jolie bouche, ses jolis yeux ouverts, comme vous m’écoutez, vous, en ce moment, mon joli petit ange[2]… Non, Nastenka, que peut lui faire, que peut lui faire à lui, ce paresseux sensuel, cette vie que nous voulons si fort, et vous et moi ? Il la voit pauvre, pitoyable, et ne devine pas que, même pour lui, peut-être, un jour, cette heure triste finira par sonner où, pour un jour unique de cette pauvre vie, il donnera toutes ses années fantastiques, et encore, il ne les donnera pas pour le bonheur, pas pour la joie, et ne voudra même pas choisir en cette heure de tristesse, de remords et de douleur à quoi on s’abandonne. Mais, ce moment, ce terrible moment n’a pas encore sonné, et lui, il ne désire rien, parce qu’il est au-dessus des désirs, parce qu’il a tout, parce qu’il est repu, parce qu’il est lui-même l’artiste de sa vie, qu’il la crée lui-même, d’heure en heure, selon ses nouvelles lubies. Et ce monde de conte, ce monde fantastique, quand il se crée, c’est tellement facile, tellement naturel ! Comme si, vraiment, ce n’était pas un fantôme ! Oui, je suis prêt à le croire, parfois — cette vie n’est pas une excitation des sens, un mirage, un leurre de l’imagination, elle est vraiment réelle, oui, présente —existante ! Pourquoi donc — dites-le-moi, Nastenka —, pourquoi donc en de pareilles minutes, le cœur se serre-t-il ? pourquoi, par une espèce de magie, par la lubie d’une force qui nous reste inconnue, les larmes jaillissent-elles des yeux de ce rêveur, ses joues pâles et mouillées se mettent-elles à brûler et toute son existence se remplit-elle d’une joie si incontrôlable ? Pourquoi de longues nuits d’insomnie s’effacent-elles comme un seul instant, dans une joie, dans un bonheur infinis, cependant qu’au moment où le rayon rose de l’aurore vient frapper sa fenêtre et où l’aube éclaire sa chambre renfrognée d’une lumière douteuse et fantastique, comme chez nous, à Petersbourg, notre rêveur, fatigué, épuisé, se jette sur son lit et s’endort dans les derniers frémissements d’exaltation de son esprit maladivement bouleversé, enfin, pourquoi le fait-il avec une douleur si languissante, si douce au fond de l’âme ? Oui, Nastenka, n’importe qui s’abuserait et commencerait à croire que c’est une passion véritable, réelle, qui vous trouble le cœur, croirait, même sans le vouloir, qu’il y a quelque chose de vivant, de tangible, dans ces rêves sans chair ! Et quelle force dans ce leurre ! Par exemple, tenez, l’amour descend dans sa poitrine avec sa joie inextinguible, avec toutes ses tortures languissantes… regardez-le seulement, vous serez convaincue ! Croiriez-vous, à le voir, ma chère Nastenka, qu’en fait, il n’a jamais connu celle qu’il aimait avec tant de passion dans ses rêves ? Est-il vraiment possible qu’il ne l’ait vue qu’en de charmants mirages et que, cette passion, il n’ait fait qu’en rêver ? Est-il vraiment possible qu’ils n’aient jamais passé main dans la main tant d’années de leur vie — tout seuls, elle et lui, mettant à part le monde entier et unissant chacun leur monde, leur vie, avec le monde, avec la vie de l’autre ? Est-il possible que ce ne fût pas elle qui, dans la nuit, quand sonna l’heure de la séparation, était couchée, sanglotante, douloureuse, sur sa poitrine, sans entendre la tempête qui avait éclaté dans le ciel lugubre, sans entendre le vent qui arrachait et emportait au loin les larmes de ses cils couleur de jais ? Tout cela n’était-il donc vraiment qu’un rêve — et ce jardin, morne, sauvage, abandonné, aux sentiers envahis par la mousse, solitaire, ténébreux, où, si souvent, ils marchèrent ensemble, espérèrent, souffrirent, aimèrent, s’aimèrent si longuement, “si longuement, si tendrement[3]” !… Et cette maison étrange, maison de ses aïeux où elle vécut si longtemps, dans la solitude et la tristesse, avec son vieux mari sévère, toujours bilieux, toujours silencieux, qui les terrorisait, eux, enfants timides, eux se dissimulant dans une crainte morne leur amour mutuel ? Comme ils eurent à souffrir, à craindre, comme leur amour fut innocent et pur, et comme (c’est l’évidence, Nastenka) les gens furent méchants ! Et, dieux du ciel, vraiment, n’est-ce pas elle qu’il retrouva plus tard, loin des rivages de son pays, sous un ciel étranger, le ciel brûlant du Midi, dans la ville étemelle et magnifique, dans l’éclat d’un bal, au fracas de la musique, dans un palazzo (absolument, un palazzo), noyé par une mer de feux, sur ce balcon couvert de myrtes et de roses où elle, quand elle le reconnut, ôta si précipitamment son masque et, chuchotant : “Je suis libre”, tremblant de tout son corps, se jeta dans ses bras — et, dans un cri de bonheur, serrés l’un contre l’autre, ils oublièrent en un instant et le malheur, et la séparation, et toutes les souffrances, et la maison lugubre, et le vieillard, et le jardin obscur de leur patrie lointaine, et ce banc sur lequel, dans un ultime et bouillonnant baiser, elle s’arracha de ses bras figés par la douleur du désespoir… Oh, concédez, Nastenka, qu’on peut bien sursauter, se troubler et rougir comme un écolier qui fourre dans sa poche une pomme qu’il vient de voler dans le jardin du voisin quand une espèce de grand flandrin, éclatant de santé, un bon vivant et un joyeux luron, votre hôte inattendu, ouvre votre porte et crie, comme si de rien n’était : “Salut, mon petit gars, j’arrive tout droit de Pavlovsk ! ” Mon Dieu ! le vieux comte vient de mourir, un bonheur indicible s’ouvre devant vous — et vlan, des gens arrivent de Pavlovsk !




— Ô Nastenka, Nastenka ! Savez-vous que vous m’avez, et pour longtemps, réconcilié avec moi-même ? Savez-vous que, dorénavant, je ne penserai plus autant de mal de moi, comme cela m’arrivait de le faire ? Savez-vous que, peut-être, je cesserai de souffrir d’avoir commis un crime, un péché dans ma vie, parce qu’une vie comme la mienne est un crime, un péché ? Et ne croyez pas que j’exagère quoi que ce soit, au nom du ciel, ne croyez pas cela, Nastenka, parce que je vis parfois des minutes d’une souffrance telle, oh, d’une souffrance… Parce que je commence à croire dans ces minutes que je ne serai jamais capable de commencer à vivre une vraie vie ; parce qu’il me semble déjà que j’ai perdu tout sens du tact, toute sensation du réel, du présent ; parce que, pour finir, après le fantastique de mes nuits, je suis assailli par des minutes de réveil, des minutes effrayantes ! Entendre la foule des hommes qui gronde et qui tournoie autour de soi dans le tourbillon de la vie, entendre, voir les gens qui vivent — ils vivent pour de bon —, voir que la vie ne leur est pas interdite, que leur vie ne se disloque pas comme un rêve, comme une vision, que leur vie se renouvelle éternellement, qu’elle est éternellement jeune, que pas une heure ne ressemble à une autre, quand cette fantaisie peureuse paraît si mome, si vulgaire tant elle est monotone, esclave d’une ombre, d’une idée, esclave du premier nuage qui voile soudain le soleil et serre de douleur le cœur d’un vrai Pétersbourgeois, si attaché à son soleil — et quelle fantaisie dans cette souffrance-là ? Sentir qu’elle se lasse enfin, qu’elle s’épuise dans sa tension perpétuelle, cette fantaisie inépuisable, parce qu’on mûrit, quand même, parce qu’on dépasse ses anciens idéaux : ils tombent en poussière, en débris ; et si cette autre vie a cessé d’exister, alors, il faut bien la construire à partir de ces débris. Et cependant, l’âme exige, elle veut quelque chose d’autre ! C’est en vain que le rêveur fouille, comme la cendre, ses rêves anciens, cherchant dans cette cendre ne fût-ce qu’une braise, pour lui souffler dessus et, par un feu renouvelé, réchauffer un cœur qui s’éteint, ressusciter en lui ce qui lui fut si cher, ce qui l’émouvait tant, ce qui faisait bouillir son sang, lui arrachait des larmes et l’abusait si somptueusement ! Savez-vous, Nastenka, où j’en suis ? savez-vous que j’en suis à fêter l’anniversaire de mes sensations, l’anniversaire de ce qui me fut cher, de quelque chose qui, au fond, n’a jamais existé — parce que l’anniversaire que je fête est celui de mes rêves stupides et vains — et à faire cela parce que même ces rêves stupides ont cessé d’exister, parce qu’il n’est rien qui puisse les aider à survivre : même les rêves doivent lutter pour survivre ! Savez-vous qu’à présent, j’aime me souvenir, et visiter à telle ou telle date des lieux où j’ai été heureux à ma façon, j’aime construire mon présent en fonction d’un passé qui ne reviendra plus et j’erre souvent comme une ombre, sans raison et sans but, morne, triste, dans les ruelles et dans les rues de Petersbourg. Que de souvenirs partout ! Je me souviens, par exemple, qu’il y a juste un an, ici, exactement à cette époque, j’errais, à la même heure, sur ce même trottoir, aussi seul, aussi morne qu’aujourd’hui ! Et je me souviens aussi que mes rêves me semblaient aussi tristes et, même si, avant, je ne me sentais pas mieux, je crois pourtant, je ne sais pourquoi, que la vie me paraissait plus facile, plus apaisée, j’ignorais cette noire pensée qui s’attache à moi en ce moment ; j’ignorais ces remords, ces remords sombres, lugubres, qui ne laissent pas de repos, ni le jour ni la nuit. Et vous vous demandez vous-même : Où sont passés tes rêves ? Et vous hochez la tête et vous vous dites : Comme les années s’envolent vite ! Et vous vous demandez encore : Qu’as-tu donc fait de tes années ? Où as-tu enterré la meilleure part de toi ? As-tu vécu ou non ? Attention, vous dites-vous, attention, tout sur terre s’éteint. Les années passeront, elles seront suivies par une solitude lugubre, et la vieillesse branlante avec sa canne, la souffrance et l’ennui. Ton monde fantastique pâlira, tes rêves mourront, se faneront, ils tomberont comme les feuilles jaunes de l’automne… Ô Nastenka ! quelle tristesse de devoir rester seul, complètement seul, et de n’avoir même plus rien à regretter — rien, rien du tout… Parce que tout ce qu’on a perdu, tout cela, ce n’était rien, rien qu’un zéro pointé, stupide, tout n’était rien qu’un rêve !
— Bon, ne m’apitoyez plus, murmura Nastenka, en essuyant une petite larme qui venait de rouler sur sa joue. C’est fini, maintenant ! Maintenant, nous sommes ensemble ; maintenant, quoi qu’il puisse m’arriver, nous ne nous quitterons pas. Écoutez-moi. Je suis une jeune fille simple, je n’ai fait que peu d’études, même si grand-mère faisait venir un précepteur ; mais, vraiment, je vous comprends, parce que tout ce que vous venez de me dire maintenant, je l’ai vécu moi-même quand grand-mère m’a épinglée à sa robe. Bien sûr, je n’aurais pas pu le dire aussi bien que vous, je n’ai pas fait d’études, ajouta-t-elle timidement car elle ressentait toujours une espèce de respect pour mon discours pathétique et mon grand style, mais je suis très heureuse que vous vous soyez complètement confié à moi. Maintenant je vous connais tout à fait, je vous connais tout entier. Et, savez-vous ? je veux vous raconter mon histoire à mon tour, toute mon histoire, sans rien vous cacher, et vous, après cela, vous me donnerez un conseil. Vous êtes très intelligent ; me promettez-vous qu’après cela, vous me donnerez ce conseil ?

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